jeudi 18 octobre 2007

Comprendre Marx

Recension par Jean-Marie Nicolle
Dans son dernier ouvrage, Comprendre Marx (Paris, A. Colin, 2006, 256 p.), Denis Collin se propose de nous expliquer le travail de Marx, c’est-à-dire de nous déployer sa démarche philosophique afin de la ressaisir par les textes mêmes, en dehors de ce qu’en ont fait les mouvements marxistes postérieurs. C’est pourquoi il parle des concepts « marxiens » et non pas « marxistes ». Il retrace les avancées, les hésitations et les transformations sur les grands concepts comme l’aliénation, le matérialisme, la plus-value, la baisse tendancielle du taux de profit, la lutte de classes, l’Etat, en suivant l’ordre chronologique de rédaction des textes.

Ce travail archéologique est complexe car il faut distinguer les textes aboutis et publiés des textes simplement manuscrits, mais aussi des textes complétés par Engels et les successeurs de Marx pour les derniers livres du Capital. Cependant, D. Collin est très précis et démontre que Marx est avant tout un chercheur et non un philosophe à système, encore moins un idéologue approximatif. Marx lit et relit les philosophes (Aristote, Spinoza, Locke, Hegel, Feuerbach, etc.) et ne cesse de penser par eux et contre eux, et contre lui-même également.
Ainsi, ses ruptures et ses retours avec l’hégélianisme – notamment sur l’aliénation et sur la philosophie de l’histoire – nous sont-ils détaillés avec soin. La vision dichotomique de l’oeuvre – d’un côté le philosophe, de l’autre l’économiste – est rectifiée : le Capital n’est pas l’exposé d’une nouvelle science économique, mais reste une critique philosophique de l’économie politique de l’époque. D. Collin repousse la lecture althussérienne à laquelle il préfère les leçons de Michel Henry et de quelques commentateurs italiens actuels.
On découvre par là des aspects souvent relégués au second plan par la plupart des vulgarisateurs du marxisme. En voici trois exemples : 1 – Marx est nominaliste : il fait la chasse aux universaux trompeurs et inutiles, pour partir de la réalité concrète des individus vivants (p. 56-61) ; 2 – Le matérialisme de Marx n’est pas un naturalisme, mais il consiste avant tout à refuser une existence autonome aux réalités de raison que sont la société, l’Etat, les classes sociales, pour partir des réalités simples, c’est-à-dire des individus vivants (p. 94) ; 3 – Les réalités premières, pour Marx, ce ne sont pas les réalités collectives (famille, corporation, classe sociale), mais c’est bien l’individu ouvrier dans son rapport avec les autres ouvriers et dans son conflit avec le capitaliste (p. 168), et Denis Collin insiste : le communisme de Marx est individualiste et son centre n’est pas l’égalité mais la liberté (p. 235). « L’individualisme de Marx », voilà une notion inaperçue qui pourrait relancer une nouvelle lecture des textes.
A la fin de son exposé, D. Collin n’hésite pas à montrer les insuffisances de l’œuvre marxienne, ses manques, voire ses contradictions (notamment sur la théorie de l’Etat). C’est pourquoi, à la lumière de l’histoire récente, on comprend que si cette œuvre vaut encore pour comprendre la vie économique de notre monde, sa partie politique était trop faible pour guider véritablement ceux qui s’en sont inspirés pour faire la révolution.
Cet ouvrage destiné au public étudiant est la preuve qu’on peut transmettre un savoir précis sur Marx, dégagé des polémiques partisanes, mais qui, sans être tiède, reste exigeant sur le vocabulaire.
Jean-Marie Nicolle

(source: http://philosophie.ac-rouen.fr/kiosque/Note_DCollin.htm )

jeudi 4 octobre 2007

L’Europe et la question nationale


Comment la gauche a-t-elle pu perdre une élection « imperdable » ? Cette question, ne concerne pas seulement les barons du PS. Elle concerne aussi tous les groupes et courants qui ont joué un rôle important dans la bataille pour le « non au TCE » et se sont retrouvés marginalisés, alors même que le caractère ultra-droitier de la candidate socialiste aurait dû leur ouvrir un large espace. À cette situation, on peut trouver évidemment de nombreuses explications. Mais il en est une, presque toujours passée sous silence, l’incapacité de la gauche, toutes tendances confondues ou presque, à affronter la question de la nation.
Le vote contre le TCE a confondu deux types d’oppositions : une opposition populaire - les ouvriers, les employés, les jeunes et les cadres moyens ont massivement voté non - et l’opposition d’une gauche dite « antilibérale », regroupant les tendances « gauche » du PS, les communistes et d’autres groupes trotskystes ou alternatifs. La « gauche du non » a eu tendance à croire que le peuple avait voté « non » pour les raisons développées par ses ténors ou ses sites internet. Schématiquement, la « gauche du non » n’était pas anti-européenne mais opposée à la troisième partie du TCE, parce que celle-ci entérinait les principes économiques et sociaux du « néolibéralisme ». Sauf pour quelques petits groupes, les motifs nationaux ne jouaient aucun rôle dans le « non de gauche » au TCE. Il n’en va pas de même pour le vote populaire exprimant le ressentiment à l’égard de l’Europe en tant que telle, en raison des coups subis du fait de la libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux, de la désindustrialisation et de la mise en pièces de l’État « modèle 1945 ». Le vote « non » massif chez les ouvriers et particulièrement dans les régions les plus pauvres, celles où l’électorat PCF s’est trop souvent transformé en électorat FN aurait dû attirer l’attention. Défendre ses acquis sociaux, c’est aussi être maître chez soi. Le FN avait réussi à détourner ce sentiment sur le bouc émissaire de l’immigration.  En 2005, il a touché sa véritable cible. Que cela plaise ou non, la question sociale et la question nationale ont été confondues et la revendication d’une Europe fédérale pourvu qu’elle soit « sociale » était en fait inaudible. La « gauche du non » n’a été capable que de décrire le sentiment populaire sans en comprendre la portée ni la signification, confondant systématiquement nation et nationalisme (et même lepénisme).
Il serait intéressant de revenir en détail sur la manière dont cette question de la nation a travaillé la campagne présidentielle en dépit des railleries ou des cris d’orfraies des esprits forts. La gauche a depuis longtemps un problème avec la nation. Le ralliement de la social-démocratie traditionnelle à l’impérialisme français – la SFIO joua un rôle décisif dans les dernières grandes aventures coloniales – entraîna par contrecoup une méfiance systématique à l’égard de la nation et des revendications nationales, si bien que l’internationalisme, qui suppose l’existence de nations séparées, comme le mot l’indique, a été remplacé par un antinationalisme ou un cosmopolitisme qui en est peut-être l’exact opposé. Pourtant, les traditions révolutionnaires et ouvrières sont intimement liées à la question de la nation, depuis la première République (la nation s’oppose aux émigrés de Coblence) jusqu’à la Libération, en passant par la Commune de Paris. Certes, lors de la première guerre mondiale, le patriotisme de la gauche, devenu nationalisme, l’a emporté sur l’internationalisme et l’a conduite à soutenir la grande boucherie. Mais les chefs de la SFIO et la CGT n’ont pas défendu les intérêts de la nation, mais ceux de leur propre classe dominante, tout comme ils se sont ralliés à la défense de l’empire colonial. Confondant nation et impérialisme, exactement comme la gauche « social-chauvine », la gauche internationaliste ne sut pas tirer les bonnes leçons de cette tragédie du mouvement ouvrier. En 1939, le pacifisme paralysa nombre de militants parmi les plus radicaux qui refusaient de prendre part à un conflit entre impérialistes... sans comprendre qu’alors défendre la nation, c’était tout simplement défendre la liberté des organisations ouvrières et les acquis de la démocratie.
Il est à craindre qu’on soit retombé dans les mêmes ornières. Et cela expliquerait la coupure de la gauche et d’une large fraction d’une classe ouvrière martyrisée par la « mondialisation » et la « concurrence libre et non faussée » imposée par l’UE, c’est-à-dire par les gouvernements  capitalistes. Les ouvriers ont voté « non » au TCE parce que la nation est le seul cadre protecteur pour les dominés, alors que le démantèlement de tous les acquis et de toutes les protections sociales est conduit au nom de l’UE ou de la « mondialisation », « inévitable » et même « heureuse ». Si la gauche avait présenté un candidat représentant le « non au TCE », un candidat défendant les revendications ouvrières contre les règlements de l’UE, il aurait, à coup sûr, battu Sarkozy. Au lieu de cela, elle a laissé le champ libre au candidat du grand capital. Son tropisme atlantiste, ses convictions « néolibérales », sa volonté d’en découdre avec les acquis sociaux et ses liens ostentatoires avec les couches supérieures du capital financier auraient dû éloigner de lui les classes populaires. Il a eu l’habileté d’enfourcher le discours « gaulliste » concocté par Guaino et il a pu passer pour un défenseur des travailleurs en développant une rhétorique nationale et en s’annexant les héros de la gauche, de Jaurès à Guy Môquet. La mécanique même de cette tromperie devrait  donner à penser.
L’agenda politique nous confronte à nouveau à ces questions. Le « mini-traité », reprenant  feu le TCE mais sous une forme qui permettra de le soustraire au verdict populaire, est clairement un affront à la souveraineté du peuple. Comment combattre ce traité sans clarifier les orientations stratégiques ? D’un côté, on a la position, très minoritaire, de rupture radicale avec l’UE, incluant le retour au franc et la dénonciation de tous les traités, y compris celui de Rome. Position manifestement irréaliste et donc les conséquences, si elle était suivie, seraient catastrophiques. D’un autre côté, les nombreux tenants de « l’Europe sociale » proposent une politique européenne de gauche en faisant l’impasse sur la nation. La question se pose cependant très concrètement : peut-on renationaliser ce qui doit l’être, restaurer les services publics, etc., sans violer le dogme de la concurrence libre et non faussée, c’est-à-dire sans regagner des marges de souveraineté nationale ? En réalité l’Europe fédérale et sociale est aussi utopique, aussi éloignée de toute politique réelle que le retour au « concert des nations » que Schivardi défendait pendant la campagne 2007.
Le seul cadre dans lequel le peuple peut agir et affirmer sa souveraineté reste le cadre de la nation. L’alternative à la nation, aujourd’hui, c’est l’empire. Du reste, l’UE n’existe que par les Etats-nations et ses directives ne s’appliquent que par l’action des États – pour l’excellente raison qu’il n’y a pas de force armée européenne, ni de police européenne, etc.. D’un autre côté la coopération européenne s’impose à la fois pour défendre la paix et garantir la prospérité. C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de réformes de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres aux nations sans détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la construction européenne. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005) j’ai essayé d’esquisser un tel programme. Contre l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un super-État européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale, c’est-à-dire d’une union de nations libres.  Cette union reposerait sur trois principes :
1)        La constitution républicaine de chacun des États partie prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté populaire et séparation des pouvoirs et la reconnaissance des libertés individuelles.
2)        La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même de son propre sort – y compris, le cas échéant de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité à l’envers: ne déléguer à l’union que ce qui est réellement avantageux de déléguer au niveau supérieur.
3)        La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de l’union, comme, par exemple, la liberté de circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée dans un autre pays et la possibilité de recours à une juridiction européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.
La construction européenne actuelle ne reconnaît que le troisième de ces points, et encore très partiellement et à condition que les droits en question ne soient pas des droits sociaux...  Si, ensuite, on veut définir une politique commune et éventuellement aller plus loin dans l’intégration, il est nécessaire de commencer par la politique internationale. Mais il ne peut pas y avoir de politique internationale commune tant que l’Europe est accrochée au char de l’empire américain. Sortir de l’OTAN, s’engager solennellement à répudier toute politique de la canonnière (fût-ce pour imposer « nos valeurs »), reconnaître inconditionnellement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce sont là des mesures élementaires pour construire une Europe juste et pacifique.
Il y a beaucoup d’autres questions à aborder. Mais il faudrait que la discussion s’engage enfin et que les propositions puissent être confrontées.
Denis Collin, philosophe, auteur de Revive la République (Armand Colin 2005) et Comprendre Marx (Armand Colin, 2006)

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