mercredi 25 août 2010

Temps, travail et domination sociale

Un important livre de Moishe Postone

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, éditions « Mille et un nuits », 2009, traduit de l’anglais par Olivier Galthier et Luc Mercier (première édition américaine, 1993). Voici un livre important enfin accessible aux lecteurs francophones. Postone propose une réinterprétation de Marx, en opposition radicale avec le marxisme traditionnel, appuyée sur une lecture serrée des Grundrisse et du Capital, notamment le livre I, première section, consacrée à la marchandise et section IV. À la différence des interprètes qui usent des Grundrisse contre le Capital (Negri, par exemple) et ceux qui s’occupent du Capital en délaissant lesGrundrisse (ce que j’ai sans doute eu trop tendance à faire), Postone propose de lire conjointement ces deux œuvres, prenant les « linéaments » que sont les Grundrisse comme clé interprétative du Capital. Mostone s’inscrit dans la longue lignée (maintenant) de ceux qui veulent débarrasser Marx du fardeau du marxisme, non pour livrer le « vrai Marx », non pour faire un « retour à Marx », mais pour mettre en lumière une lecture féconde de celui que Michel Henry appelle « l’un des plus grands philosophes de tous les temps ».
Moishe Postone part de la critique des présupposés du marxisme traditionnel et c’est ce qui constitue l’objet de sa première partie. Pour résumer son propos en voici deux extraits :
Le marxisme traditionnel remplace la critique marxienne des modes de production et de distribution par une critique du seul mode de distribution et substitue à sa théorie de l’auto-abolition du prolétariat une théorie de l’auto-réalisation du prolétariat. La différence entre les deux formes de critique est profonde : ce qui dans l’analyse de Marx est l’objet essentiel de la critique du capitalisme devient le fondement social de la liberté pour le marxisme traditionnel. (p.110)
Ou encore ceci :
Pour Marx, l’abolition du capital est la condition nécessaire de la dignité du travail car c’est seulement ainsi qu’une autre structure du travail social, un autre rapport entre travail et loisirs et d’autres formes de travail individuel pourront devenir socialement généraux. La position traditionnelle donne de la dignité au travail fragmenté et aliéné. Il est fort possible qu’une telle dignité, qui se trouve au cœur des mouvements ouvriers classiques, ait été un élément important pour l’estime de soi des travailleurs et qu’elle ait constitué un puissant facteur de démocratisation et d’humanisation des sociétés capitalistes industrialisées. Mais l’ironie de cette position, c’est qu’elle pose implicitement la perpétuation d’un tel travail et de la forme de croissance qui lui est liée comme nécessaires à l’existence humaine. (pp. 112-113)
Ce renversement du marxisme traditionnel a conséquences décisives que Postone explorera dans sa troisième partie et dans sa conclusion. La première est que la philosophie de Marx n’est pas une conception transhistorique de l’histoire universelle, mais une théorie du mode de production capitaliste et de ses contradictions, et seulement cela ; la deuxième est le prolétariat n’est pas le sujet de l’histoire, le seul « sujet », c’est le capital en tant que forme des rapports sociaux éminemment contradictoires ; la troisième, enfin, réside dans la possibilité de faire de Marx une arme de guerre contre les théories de la croissance et donc contre le marxisme productiviste du développement illimité des forces productives, sans pour autant avaliser les thèses de la décroissance qui se situent dans la même problématique (fausse) que ce qu’elles prétendent combattre. Le marxisme traditionnel, en se « plaçant du coté du travail » reste finalement dans des formes de conscience aliénée qui sont celles que produit le rapport capitaliste. Il n’est donc pas étonnant
Dans un deuxième temps, Postone montre que, en dépit d’efforts louables, les théoriciens de l’école de Francfort ne parviennent pas à sortir des cadres du marxisme traditionnel. Il y a une exception, toutefois : Marcuse (cf. p. 134) au sujet duquel Postone fait une intéressante mise au point :
Le dépassement du travail aliéné comme condition de l’émancipation se retrouve au cœur de la pensée de Herbert Marcuse, qui fut l’un des premiers à reconnaître l’importance tant des Manuscrits de 1844 que des Grundrisse. Comme un néglige souvent la dimension historique de l’analyse de Marcuse, on attribue à ses positions un degré de romantisme plus élevé que ce n’est le cas en réalité. (p.556)
Postone montre que la tentative de la « théorie critique » pour dépasser les limites du marxisme traditionnel échoue parce que ses présupposés ne sont pas véritablement questionnés comme il l’aurait fallu. Le tournant pessimiste de Pollock ou de Horkheimer s’explique par le fait que, analysant le développement du capitalisme bureaucratique et de la rationalisation croissante de la vie sociale, dans une optique issue de la sociologie de Weber, ils en viennent à penser que les contradictions entre prolétariat et bourgeoisie ne sont plus porteuses d’un potentiel émancipateur – la classe ouvrière serait intégrée au système capitaliste. Selon Postone, autant les penseurs de la « théorie critique » ont raison de mettre en cause les impasses du marxisme traditionnel dans l’analyse des sociétés capitalistes post-libérales, autant ils se trompent sur le fond dans la compréhension qu’ils ont de Marx, restant prisonniers justement des enseignements du marxisme traditionnel.
La troisième partie procède à la reconstruction de la théorie marxienne. Il s’agit de saisir la logique très paradoxale du capital. Et pour cela comprendre ce qui véritablement la spécificité des sociétés dominées par le mode de production capitaliste :
L’une des caractéristiques du capitalisme est que ses rapports sociaux fondamentaux sont sociaux d’une manière très particulière. Ils n’existent pas en tant que rapports ouvertement interpersonnels, mais comme un ensemble quasi indépendant de structures qui s’opposent aux individus, comme une sphère de nécessité « objective » impersonnelle et de « dépendance objective ». En conséquence, la forme de domination sociale propre au capitalisme n’est pas ouvertement sociale et personne… (p.188)
Ou encore, de manière plus résumée :
la domination objective, abstraite, impersonnelle, propre au capitalisme est, semble-t-il, intrinsèquement liée à la domination des individus par leur travail social. (p.189)
Que ce soit là la question centrale de la domination dans le mode de production capitaliste, le sait qui a lu sérieusement le Capital. Et quand Marx veut définir les objectifs sociaux généraux, qu’il résume ailleurs sous le mot « communisme », il affirme
La liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; (Capital, livre III, conclusion)
J’ai analysé ailleurs ce texte (voir notamment La conclusion du livre III du Capital ) sur lequel Postone s’étend, lui aussi, dans des termes assez proches des miens. Le problème est donc de comprendre comment les hommes peuvent être soumis à des rapports sociaux qui sont le produit de leur propre activité. Postone souligne le caractère inédit de cette situation dans l’histoire humaine. Dans les sociétés anciennes, l’esclavagisme antique ou le féodalisme, la domination est une domination personnelle, claire et pensée comme telle et pour laquelle il faut d’ailleurs trouver toutes sortes de justifications. L’esclave est dominé par son maître, le serf par le seigneur, etc. Dans le mode de production capitaliste, la domination est « abstraite ». Or cette domination abstraite n’est compréhensible que si on comprend ce qu’est la catégorie de valeur. On retombe ici sur les très vieilles discussions portant sur la lecture du Capital et la compréhension exacte de la signification de son « ordre d’exposition ». Qui a lu le Capital le sait : Marx ne commence ni par le travail, ni par la production, ni par rien de ce qui constitue l’abécédaire du « matérialisme historique ». Il commence par la marchandise, « cellule de la société bourgeoise », et, de plus, il commence par une série de développements qui font immanquablement penser à la théorie hégélienne de la mesure, un procédé dont Marx dit dans la préface à la seconde édition allemande qu’il était une sorte de coquetterie avec Hegel. Mais au-delà de la vieille, trop vieille affaire du rapport de Marx à Hegel, il s’agit de tout autre chose qu’une coquetterie – sur ce point, Postone a achevé de me convaincre, alors que j’étais resté sur une position très ambiguë dans mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx.
Voyons plus précisément le problème. Il y a une première lecture qui fait de l’analyse de la marchandise l’exposé des bases d’une société pré-capitaliste, de libres producteurs échangeant leurs produits sur le marché (selon le fameux schéma M-A-M). Puis, Marx montrerait comme on passe de cette circulation simple des marchandises à la circulation du capital (A-M-A’). Bref, l’ordre d’exposition du Capital serait un ordre historique: 1) les producteurs indépendants et la circulation des marchandises ; 2) l’expropriation des producteurs indépendants et la domination des capitalistes ; 3) si tout va bien, « expropriation des expropriateurs ». Il y a suffisamment de raisons, à la lecture du Capital et des textes qui le précèdent pour comprendre que cette lecture est erronée. La deuxième lecture est celle proposée par Althusser – notamment dans l’introduction qu’il écrit pour la publication chez Flammarion du livre I du Capital. Cette première section serait trop hégélienne, il faut la sauter et éventuellement y revenir après, car l’essentiel serait dans l’analyse du mode de production, le concept de « mode de production » étant le noyau du marxisme comme science. Cette deuxième approche a eu le mérite de montrer que quelque chose ne « collait » pas dans l’interprétation traditionnelle du problème. Mais c’est pour tomber à son tour dans la même incompréhension de la méthode d’exposition adoptée par Marx.
La forme marchandise ne doit pas être conçue comme une forme transhistorique. Il faut au contraire partir de son plein développement dans le mode de production capitaliste pour en saisir l’essence. Et c’est à partir d’elle que peuvent être expliqués caractères déterminants du capital. Cette forme ne peut atteindre son plein développement que dans une société où domine non pas le travail en général mais le « travail abstrait ». Postone accorde à cette notion de « travail abstrait » une importance majeure en soulignant combien elle s’oppose à la notion de travail en général. Le marxisme traditionnel ne considère pas le travail dans le mode de production capitaliste comme différent essentiellement du travail dans les autres formes de société, il vise seulement à montrer qu’il est la « vraie » source de la valeur et à lui restituer toute sa place. C’est cette conception que Postone renverse. Il montre ensuite comment ce travail abstrait institue un autre type de temps, un « temps abstrait ». On trouvera de nombreuses considérations passionnantes sur les rapports entre temps abstrait et temps historique ou encore sur les formes de conscience qui lui sont liées. De là Postone passe à un examen critique minutieux des thèses de Habermas, notamment telles qu’elles sont exposées dans Connaissance et intérêt et dans la Théorie de l’agir communicationnel.
La dernière partie, poursuivant la « reconstruction de la critique marxienne », s’intéresse à la trajectoire du capital. Il s’agit de montrer où réside la contradiction fondamentale. Et là encore Postone part de ce qui devrait être bien connu de tous les lecteurs de Marx : le travail n’est pas la seule source de richesse et et richesse et valeur ne peuvent être confondus. Là encore, c’est le caractère exceptionnel du mode de production capitaliste qui doit être souligné : « le capitalisme marque une rupture qualitative avec toutes les autres formes historiques de vie sociale. » (p.398)
La contradiction fondamentale est la suivante : dans le mode de production capitaliste, la richesse s’identifie à la valeur et la grandeur de la valeur est « seulement fonction de la dépense de travail en tant que mesurée par une variable indépendante (le temps abstrait) » (p. 425). Or la dynamique de la production de la valeur pousse à l’augmentation de la productivité du travail (ce que Marx analyse comme plus-value – ou survaleur – relative). Mais au final, l’augmentation de la productivité, si elle procure un avantage temporaire à la fraction du capital qui en bénéficie, n’augmente pas la valeur. Si on produit deux fois plus de toile en une heure, la valeur du mètre de toile a tout simplement diminué de moitié ! Il suffit d’ailleurs, soit dit en passant, de partir de là pour comprendre le fond de l’actuelle crise de mode de production capitaliste, ce qui évitera de passer son temps à courir après des fantômes, la spéculation, les spéculateurs, les « subprimes », etc., tour à tour mis en cause comme responsables de la crise. L’augmentation de la productivité augmente la richesse mais pas la valeur. La dynamique même du capitalisme sape la base sur laquelle repose le capitalisme. Postone insiste : si évidemment l’antagonisme prolétaires/capitalistes joue un rôle central, ce n’est pas de cet antagonisme que peut sortir une perspective de renversement du mode de production capitaliste. La raison en est que :
le lutte de classes et le système structuré par l’échange marchand ne reposent pas sur des principes opposés ; ce type de lutte ne représente pas une perturbation dans un système par ailleurs harmonieux. Elle est, au contraire, inhérent à une société constituée par la marchandise comme forme totalisante et totalisée. (p.466)
Prolétaires et capitalistes n’existent que dans leur relation réciproque, au fond comme les deux pôles de cette forme générale qu’est le capital. Le capital ne peut être aboli que si est aboli ce qui le produit, à savoir le « travail abstrait », c’est-à-dire le travail salarié source de la valeur. Et de ce point de vue, les formes précises de la propriété sont plutôt indifférentes. Le marxisme traditionnel qui envisage la société socialiste comme une sociétés de travailleurs salariés par un employeur unique, l’État,reste donc à l’intérieur du cadre de soumission à la loi de la valeur et, donc au travail aliéné. De même, la contradiction n’est pas entre des forces productives dont la dynamique propre, fondée sur le travail et la coopération, entreraient en contradiction avec des rapports de production. Les rapports de production, selon la théorie de Marx, ne sont absolument pas extérieurs aux forces productives. L’idée que le socialisme libéreraient des forces productives bridées par la propriété privée des moyens de production n’a, elle non plus, aucun rapport direct avec la pensée de Marx (telle qu’elle s’expriment dans le Capital).
Selon la théorie critique élaborée par Marx, abolir l’aveugle processus accéléré de « croissance » économique et de transformation socio-économique sous le capitalisme, ainsi que la nature porteuse de crise de ce processus, exigerait l’abolition de la valeur. Dépasser ces formes aliénées impliquerait nécessairement d’établir une société fondée sur la richesse matérielle, une société où la productivité augmentée conduirait à une augmentation correspondante de la richesse sociale. (p.461)
Il faudrait également évoquer les longs développements que Postone consacre à la production industrielle et au type de division du travail qu’elle suppose. Il achève de mettre en pièce cette théorie des forces productives neutres et d’une division « technique » du travail que l’on pourrait séparer de la division sociale du travail et des formes de l’aliénation.
Sur quoi tout cela débouche-t-il ? Sur quelques axes de réflexion fondamentaux. Le prolétariat n’est pas le Sujet du processus historique, ni sous sa forme restreinte de classe ouvrière « productive », ni sous sa forme large de salariat. Le seul « Sujet » historique est le capital et c’est à partir de la compréhension de son développement immanent que l’on peut penser son dépassement. Ce que le développement du capital ouvre, c’est une possibilité, celle de son dépassement en renversant la valeur, c’est-à-dire la domination des hommes par leur propre travail social, et, à partir de là, une révolution radicale dans ce que l’on appelle « travail ». Il ne s’agit pas de la « croissance illimitée des forces productives » … ni de la « décroissance », mais d’une autre croissance, celle des possibilités pour les humains de se débarrasser aussi loin que possible, des formes harassantes, abrutissantes du travail, de ne plus être ligoté par une division du travail de plus en plus poussée et donc la possibilité d’une véritable libération – dont le capitalisme garde l’idée sous une forme parfaitement aliénée :
le rêve contenu dans la forme capital, c’est celui d’une illimitation absolue, d’une idée de la liberté comme libération complète à l’égard de la matière, de la nature. Ce « rêve du capital » est devenu le cauchemar pour cela et ceux que le capital s’évertue à libérer : la planète et ses habitants.
L’humanité ne peut s’éveiller complètement de cet état de somnambulisme qu’en abolissant la valeur. Cette abolition entraînerait la nécessité qu’a la productivité d’augmenter sans cesse...(p.561)
Le travail de Moische Postone est loin de régler toutes les questions. L’auteur donne d’ailleurs un certain nombre de pistes de recherches qu’il faudrait poursuivre. Mais c’est, en tout cas, une œuvre majeure qui devraient être lue et débattue d’abord par tous ceux qui se sont mis à l’école de Marx mais aussi par tous ceux qui refusent l’ordre existant, sentent que son développement sans frein menace l’humanité, mais traitent Marx en chien crevé parce qu’ils ne connaissent de ce penseur éminent que la vulgate dont Postone montre brillamment l’inanité.


mardi 24 août 2010

La pensée-marchandise

à propos d'un livre d'Alfred Sohn-Rethel


Alfred Sohn-RethelLa pensée-marchandise, avec une introduction d’Anselm Jappe, éditions du Croquant, 2010. Il s’agit en fait d’un recueil d’essais : « Forme marchandise et forme de pensée. Essai sur l’origine sociale de l’entendement pur » (1961) ; « Éléments d’une théorie historico-matérialiste de la connaissance » (1965); « Travail manuel et travail intellectuel » (1970, pour la première version parue dans L’Homme et la Société. La thèse centrale développée dans les trois essais est d’essayer de construire une théorie matérialiste de la connaissance en montrant comment les catégories de la pensée sont le produit le plus élaboré des rapports sociaux. Ainsi la pensée abstraite occidentale, avec le rôle qu’elle accorde aux mathématiques et à l’entendement pur serait le produit de la généralisation de l’échange marchand à travers la médiation de l’argent. L’abstraction, soutient l’auteur n’est pas d’abord un processus de pensée mais un processus réel : l’échange marchand est « l’abstraction réelle. » Et pour comprendre cela l’auteur nous invite à partir de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Cependant Sohn-Rethel prend ses distances avec la « théorie travail de la valeur » (pour parler comme Jacques Bidet) et tend à faire de l’échange marchand une catégorie transhistorique – l’origine, selon lui, se situe dans la Grèce du VIIe siècle (av. JC) quand les marchés commencent à se généraliser grâce à la frappe de la monnaie. C’est bien là que se situe le problème principal: Sohn-Rethel ne comprend pas clairement ce que signifie l’analyse de la marchandise comme « cellule » de la société bourgeoise (selon l’expression de Marx) et c’est sur ce point que se situent les principales divergences entre Sohn-Rethel et les partisans de la « critique de la valeur » comme Jappe ou Postone. En tout cas un livre à lire qui confirme la fertilité théorique de l’école de Francfort et l’intérêt qu’il y a à y retourner.

lundi 9 août 2010

Entretien avec Florian Delorme

Les matins d'été de France Culture

Invité de France-Culture, le 9/8/2010, dans l'émission "Les matins d'été".


Pour écouter l'émission, cliquer ici

mardi 3 août 2010

La conscience de classe

Un commentaire de Histoire et conscience de classe de Lukacs.

Par Vito Letizia/ Un commentaire de Histoire et conscience de classe de Lukacs. - La conscience de classe (pp. 67-107, éditions de Minuit, trad. K Axelos et J. Bois)

À partir d’un excellent exposé de la pensée de Engels sur la contradiction entre les motifs qui font que les hommes agissent et les forces historiques qui font surgir de tels motifs, Lukacs va au-delà et construit un édifice de défenses sur un sujet qui n’a retenu l’attention ni de Marx ni d’Engels: la “conscience de classe”. Ce nouveau thème acquit de l’intérêt avec la victoire des bolchéviks en Russie et les inévitables comparaisons entre le parti russe et les partis sociaux-démocrates en Europe Occidentale. À tous ceux qui étaient pleins des promesses pour l’avenir de la révolution d’octobre, il semblait que les bolchéviks avaient atteint un “niveau de conscience” supérieur capable d’éclairer le chemin pour le socialisme. Cette espérance, frustrée par la suite, exige des hommes d’aujourd’hui qui vivent à la toute fin de la retraite de la révolution russe, un réexamen des anciens mythes sur le “niveau de conscience bolchévik”. D’une certaine manière, à l’époque de Lukacs, le nouveau débat fut mal engagé. Marx, probablement, aurait préféré discuter pour savoir quelle mesure le parti bolchévik victorieux était l’expression consciente du processus historique, plutôt que de savoir si la direction du parti bolchévik avait atteint un niveau de conscience supérieur ou inférieur à celui des autres partis ouvriers. Mais Lukacs, suivant une tendance du moment, venue de Russie, préféra centrer son attentions sur la “conscience de classe” entendue comme le degré de compréhension du processus historique par les membres du parti dirigeant de la révolution. Et, suivant ce chemin, il en tira quelques conclusions intéressantes, mais aussi téméraires.

Dans sa première partie, le texte commence avec une apparente prudence, dans une certaine mesure superficielle!
“l’essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l’indépendance des forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique) que les hommes en ont.” (p. 68)
La phrase ne semble pas relever quelque chose de réellement essentiel dans la pensée de Engels, puisque Lukacs nous dit ici que les forces motrices de l’histoire n’ont rien à voir avec les idées que les hommes se font à leur sujet, ce qui est simplement le rejet de l’idéalisme.
D’un autre côté, dire que les hommes ont une conscience “psychologique”, en d’autres termes, une conscience naturellement humaine de rien moins que “des forces motrices de l’histoire” est d’une présomption intrépide. Individuellement (psychologiquement), le maximum auquel puissent arriver les hommes est une claire compréhension de leurs intérêts dans les relations sociales à l’intérieur desquelles ils sont insérés par le processus historique. Les forces motrices de ce processus, cependant, ne deviennent visibles que quand apparaît un mouvement ouvrier organisé qui met en question ces relations. Ce mouvement est la conscience du processus historique et non les idées que les individus s’en font.
Ensuite, Lukacs tente de faire un exposé des fondements et des caractéristiques de la conscience de classe. Et il commence en tentant de définir la conscience de classe en général :
“Cette conscience n’est donc ni la somme ni la moyenne de ce que les individus qui forment la classe, pris un par un, pensent, ressentent, etc. Et cependant, l’action historiquement décisive de la classe comme totalité est déterminée en dernière analyse par cette conscience et non par la pensée, etc., de l’individu: cette action ne peut être connue qu’à partir de cette conscience. (p.73)
Ici, il dit, en premier lieu, que la caractéristique fondamentale de la conscience de classe consiste n’est pas d’être la somme ou la moyenne des consciences individuelles, sans dire quelle est la caractéristique fondamentale.
En second lieu, il dit que l’action historique décisive est “déterminée” par cette conscience de classe (qui n’est ni la somme ni la moyenne des individus). Ne serait-il pas mieux d’inverser le sens de la phrase? Il serait plus en accord avec la pensée de Marx de dire que c’est l’action historique qui détermine (il serait mieux de dire “fait surgir”) la conscience de classe et non le contraire.
Parce que c’est l’action des capitalistes, en tant qu’acheteurs de la force de travail, qui conditionne leur conscience bourgeoise, même si celle-ci se présente rarement comme conscience de classe bourgeoise. Également, c’est l’action des travailleurs, dans leur résistance à la pression du capital, assoiffé de profit, qui fait surgir la conscience de classe prolétarienne. Et cette dernière conscience est, nécessairement, de classe parce que c’est seulement collectivement que les ouvriers atteignent la capacité de résister à la pression du capital.
 “La vocation d’une classe à la domination signifie qu’il est possible, à partir de ses intérêts de classe, à partir de sa conscience de classe, d’organiser l’ensemble de la société conformément à ses intérêts.” (p. 75)
Les matérialistes devraient éviter l’habitude – héritée de l’idéalisme – d’attribuer des vocations à des entités collectives comme, par exemple, la classe ouvrière. Les bourgeois ne dominent jamais la société capitaliste par vocation. Ils ont besoin d’un État qui domine les classes subalternes, pour exercer la coercition indispensable au bon fonctionnement des rapports de production capitalistes. Chaque bougeois, et même une majorité de bourgeois, pourrait avoir une vocation pour la vie monacale, mais ceux qui veulent mettre en valeur le capital ont besoin de dominer et de contraindre directement ou en mettant à leur service un État coercitif.
Les travailleurs, parce qu’ils forment une classe dominée, sont déjà conduits de force à une vie ascétique et ils sont obligés de lutter constamment contre l’augmentation de leurs privations. Dans le même temps, selon Marx, la production coopérative moderne, parce qu’elle a atteint un niveau de productivité qui la rend peu pénible, pourrait fonctionner sans exploitation de l’homme par l’homme. Il y a aussi sa conviction que les travailleurs, au cas où ils se débarrasseraient du pouvoir du capital, n’auraient pas besoin de s’ériger en classe dominante qui ferait fonctionner l’économie sous son contrôle. Cela signifie que les travailleurs parvenus au pouvoir par une révolution victorieuse
- n’auraient pas besoin d'un État coercitif pour défendre leurs intérêts collectifs, seule serait nécessaire une coercition restreinte à la défense de la révolution ;
- ce qui explique que, dans la société capitaliste, même quand ils obtiennent un avantage dans le combat social, ils ne se donnent pas l’objectif d'organiser une nouvelle domination de classe.
Tout cela signifie, en utilisant le langage de Lukacs, que la vocation à la domination n’a aucun motif matériel dans la classe ouvrière. Et, dans le cas de la bourgeoisie, bien que nous pouvons dire, avec Lukacs , qu’elle cherche à organiser l'ensemble de la société selon ses intérêts, on ne peut pas dire qu’elle le fasse à partir de sa “prise de conscience de classe”. Parce que l'inverse est vrai : c'est à partir de son mouvement pour imposer et défendre les rapports de production capitalistes que la bourgeoisie développe une vocation pour imposer un système de domination de classe.
“Quand la crise économique finale du capitalisme a commencé, le destin de la révolution et avec lui celui de l’humanité) dépend de la maturité idéologique du prolétariat et de sa conscience de classe.” (p. 95 – les italiques sont de Lukacs)
En 1918, la conscience de classe des bolchéviks, de laquelle dépendait, selon Lukacs, “le destin de l’humanité”, eut comme principale utilité de les lancer dans une guerre suicidaire contre une révolution paysanne russe. En 1920, Lukacs n’a pas pu voir les conséquences de cette orientation. Cependant, le matérialisme, tel que Marx l’a pensé, permet de voir la révolution comme un processus nécessaire, et non comme la réalisation d’une destinée. On doit admettre que c’est vraiment très difficile de voir, durant la tourmente révolutionnaire de 1917-1920, la réalisation de ce que pensait d’une révolution qui procède par avancées et par reculs partiels, accompagnant l’apparentissage politique des masses – beaucoup plus que par le renforcement idéologique – tendant pour cela à une forme permanente, par des vagues successives jusqu’à ce que les derniers exploités et opprimés prennent la parole et montent au premier plan de la scène politique.
Dans cette époque convulsive, il devait même être très difficile de voir que les paysans, en lutte pour s’arracher à leur servitude séculaire étaient certainement parmi les derniers exploités de la société russe. Étant donné que le Parti bolchévik, en tant que représentant indirect du prolétariat industriel russe, était en mauvaise position pour appréhender ce que signifiait sa “conscience de classe prolétarienne” spécifiquement russe, cela n’a pas aidé à sauver les deux révolutions concommittantes, la révolution sociale urbaine et la révolution paysanne. Et dans la chaleur des évènements, il doit avoir été impossible de voir que sauver seulement la révolution “socialiste” des prolétaires était impossible, du moment qu’il est impossible d’arrêter une révolution à un point quelconque, choisi par une direction quelconque, même la plus avancée. Le processus révolutionnaire ira nécessairement jusqu’à son terme ou régressera. Parce que ceux qui sont satisfaits par les conquêtes déjà réalisées ne représenteront jamais les opprimés.
“Cette même structure de la conscience, sur laquelle repose la mission historique du prolétariat, le fait qu’il renvoie au-delà de la société existance, produit en lui la dualité dialectique. Ce qui, chez les autres classes, apparaissait comme opposition entre l’intérêt de classe et l’intérêt de la société, entre l’action individuelle et ses conséquences sociales, etc., comme limite externe de la conscience, est transféré maintenant, comme opposition entre l’intérêt momentané et le but final, à l’intérieur de la conscience de classe prolétarienne.” (p.98)
Même en acceptant, par commodité, l’expression « mission historique du prolétariat », on ne peut pas dire que cette mission « repose sur sa conscience de classe ». Elle repose sur sa situation centrale dans le processus historique, mu par les contradictions croissantes que la défense de la rentabilité du capital va accumuler jusqu’à atteindre l’explosion sociale. Ce sont les consciences de toutes les classes sociales qui se forment et reposent sur ce processus. À partir de là, le problème majeur de ce passage de Lukacs est la thèse selon laquelle à « l’intérieur de la conscience de classe prolétarienne » se développerait une « opposition entre intérêts momentanés et objectif final ». Si cela veut dire quelque chose d’intelligible, ce ne peut être que ceci : en un moment surgira une opposition entre la perspective à long terme (vue comme socialiste par un noyau dirigeant) et les intérêts momentanés des travailleurs dans le processus révolutionnaire. Partant, on doit comprendre que le processus révolutionnaire initiera, « à l’intérieur » de la conscience de classe des travailleurs, une opposition entre « finalistes » et « immédiatistes », ces derniers devant être corrigés par ceux qui sont plus intéressés au futur qu’au présent de la révolution. Malheureusement, l’histoire l’a montré, le futur désiré par tous les « finalistes » connus jusqu’à aujourd’hui, n’est pas ce que la classe ouvrière ou l’humanité désirent ardemment. La longue expérience humaine, postérieure à l’époque révolutionnaire de Lukacs indique probablement qu’il existe une opposition très importante, à l’extérieur de la conscience de classe, entre l’objectif final des appareils politiques des travailleurs et le processus historique poussé par le mouvement de la classe prolétarienne.
Cette scission (Zwiespalt) précisément offre pourtant un moyen de comprendre que la conscience de classe n’est pas la conscience psychologique des prolétaires individuals ou la conscience psychologique (de masse) dans leur ensemble […] mais le sens devenu conscient de la situation historique de classe. (pp.98-99)
Enfin, la solution au dilemme entre intérêt momentané et intérêt final : la conscience de classe, selon Lukacs, serait, ni dans la conscience individuelle, ni dans la conscience de la masse, mais dans la conscience du sens (souligné par lui) de la situation historique, ou de la route prise par le mouvement historique. On peut dire que la lutte des travailleurs contre le capital donne un sens au processus historique, dans ce cas, le sens d’un dépassement du mode de production capitaliste. La lutte des travailleurs, toutefois, acquiert seulement une dimension historique quand elle est de masse et il n’est pas raisonnable de prétendre que la masse rendue furieuse par les abus de l’exploitation capitaliste perçoit la fin ultime de sa lutte. Ce type d’idée est plus le propre des intellectuels et, en général, elle est mélangée avec des attentes et des projets discutables. Pour quoi ceux qui donnent un objectif « final » au conflit social auraient-ils une conscience de classe meilleure que les plus exploités qui risquent leur vie dans le conflit ? La confiance dans la naïve conscience exprimée comme aspiration générale à rabaisser le pouvoir du capital est à la fois plus proche de la pensée de Marx et plus prudente.
« Le conseil ouvrier qu’il ne faut jamais confondre avec sa caricature opportuniste, est une des formes pour lesquelles la conscience de classe prolétarienne a lutte inlassablement depuis sa naissance. Son existence, son continuel développement, montrent que le prolétariat est déjà au seuil de sa propre conscience, et, par suite, au seuil de la victoire. Car le conseil ouvrier est le dépassement économique et politique de la réification capitaliste. (p. 106)
Apparemment, Lukacs se réfère ici aux conseils ouvriers des révolutions en Russie et en Allemagne (pour cette dernière, les Räte de fin 1918). Il aurait fallu donner une indication de lieu et de temps sur ce que seraient ces conseils opportunistes auxquels il se réfère. Toutefois, il reste informé que les ouvriers des conseils non-opportunistes seraient « au seuil de sa propre conscience », déjà en train de dépasser la réification capitaliste. Comment le sait-il ? Aujourd’hui, il est connu que ce n’est pas ce qui se passait, ni en Allemagne, ni en Russie.
« La lutte pour cette société, dont la dictature du prolétariat aussi n’est qu’une simple phase, n’est pas seulement une lutte contre l’ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur la conscience de classe. Le prolétariat n’a arraché la victoire véritable que lorsqu’il a surmonté ces effets en lui-même. La séparation des différents secteurs qui devraient être réunis, les différents niveaux de conscience auxquels le prolétariat est actuellement parvenu dans les différents domaines, permettent de mesurer exactement le point qui a été atteint et ce qui reste à conquérir. » (p. 106-107)
La première partie de ce passage présente une idée qui se déclare comme une espèce de marque déposée des lukacsiens : que la lutte pour la société à laquelle vise la dictature du prolétariat exigerait un combat du prolétariat contre lui-même. Ceci, dit en 1920, sonne comme une théorie ad hoc pour justifier la répression des travailleurs en Russie. Mais en voulant faire entrer cette idée, d’une certaine manière, dans le matérialisme historique, on pourrait dire que le parti, étant, pour le moins par définition (sinon toujours de fait) la partie lap lus avancée du prolétariat, doit lutter contre la partie arriérée pour la défense ou  pour la poursuite de la révolution. Le problème de cette explication est qu’elle pose, à la place du processus historique réel, un processus théorique. Pourquoi attribuer à une courant du parti dirigeant de la révolution (en supposant que seul existe un courant « certain »), le monopole de l’élaboration théorique, en réservant aux tendances restantes du prolétariat le simple apprentissage des idées salvatrices, à défendre à tout prix.
Il n’y a rien ici qui entrer dans la méthode de Marx pour qui le processus révolutionnaire qui ouvre le chemin au socialisme est, nécessairement, un processus pratique des travailleurs en libre coopération. Ensuite, selon cette méthode, l’humanité pourrait seulement se hisser au-dessus du mode de production actuel au moyen de l’activité de ceux qui travaillent et créent librement. Lukacs avait même le droit de se tromper avec la défense intransigeante de la ligne politique d’un parti supposé apte à guider le prolétariat sur le bon chemin. Aujourd’hui, c’est inadmissible. Les faits postérieurs ont déjà suffisamment prouvé que le processus historique n’a pas de guide infaillible.
La deuxième partie de cet extrait aggrave encore les problèmes de la première, en différenciant divers « niveaux de conscience » du prolétariat qui seraient les résultats des « effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur la conscience de classe. » Ce qui est grave ici, c’est l’aspect condamnatoire de la différenciation des niveaux de conscience, vision qui permet une définition des prolétaires comme conscience « dégradée », probablement récupérable seulement par un sévère « rééducation ». Marx avait certes vu une dégradation dans le comportement du lumpenprolétariat, mais chez les prolétaires il voyait seulement la dégradation de leur vie matérielle et la destruction de leur vie familiale ; en outre, il vit le plus ou moins grand degré de développement de l’organisation des travailleurs. Et il attribuait la désorganisation d’une partie du prolétariat au degré initial de développement des contradictions du capitalisme et non à une plus grande détérioration de la personnalité de certains groupes d’exploités. Et de plus, serait-ce par hasard les travailleurs désorganisés qui souffrent des effets dégradants du capitalisme ? Et pas les directions des organisations ouvrières traitres ? Dans la société capitaliste, personne ne peut se tenir pour juge des effets dégradants du système sur la conscience des autres. Et, une fois le pouvoir bourgeois renversé, c’est le degré d’auto-organisation des opprimés qui étaient les plus destitués de leur âme propre (« les plus aliénés » NDT ?) par la violence du capital qui donneront la mesure du processus de construction d’une nouvelle société d’hommes libres.

(Traduit du portugais - Brésil)


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