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vendredi 22 mai 2020

Gramsci: le nouveau prince

Le prince moderne: Le caractère fondamental du Prince est de n’être pas un traité systématique mais un livre « vivant », dans lequel l’idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l’utopie et le traité scolaire, les formes dans lesquelles la science politique se traduisait jusqu’à Machiavel, celui-ci donna à sa conception une forme pleine d’imagination et artistique dans laquelle l’élément doctrinal se personnifiait dans un condottiere qui représente plastiquement et « anthropomorphiquement » le symbole de la « volonté collective ». Le processus de formation d’une volonté collective déterminée, pour une fin politique déterminée n’est pas représenté à travers des distinctions et des classifications pédantes du principe et des critères d’une méthode d’action, mais comme qualités, traits de caractères, devoirs, nécessité d’une personne concrète, ce qui fait appel à la fantaisie artistique de celui qu’on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques. (Il faudrait chercher dans les écrits antérieurs à Machiavel s’il existe des œuvres structurées comme Le Prince. Même la conclusion du Prince est liée à ce caractère « mythique » du livre : après avoir représenté le condottiere idéal, Machiavel, dans un passage d’une grande efficacité artistique, invoque le condottiere réel qui le personnifie historiquement : cette invocation passionnée se reflète sur tout le livre lui donnant justement le caractère dramatique. Dans les Prolégomènes de L. Russo, Machiavel est nommé artiste de la politique, et, une fois, on trouve aussi l’expression « mythe », mais pas dans le sens indiqué ci-dessus.)

Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une exemplification historique du mythe sorélien, c’est-à-dire d’une idéologique politique qui ne se présente ni comme une froide utopie ni comme un exercice de raisonnement doctrinaire, mais comme la création d’une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour en susciter et en organiser la volonté collective. Le caractère utopique du Prince est dans le fait que « le prince » n’existait pas dans la réalité historique, il ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d’immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinale, le symbole du chef, du condottiere idéal ; mais les éléments passionnels, mythiques, mais les éléments passionnels, mythiques, contenus dans le bref volume tout entier, avec un mouvement dramatique d’une grand effet, sont repris et deviennent vivants dans la conclusion, dans l’invocation d’un prince « réellement existant ». Dans le volume tout entier, Machiavel traite de comment doit être le Prince pour conduire un peuple à la fondation d’un nouvel État. Et ce traitement est conduit avec rigueur logique et distance scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple entendu génériquement, mais avec un peuple que Machiavel a convaincu avec son traité et dont il se sent conscience et expression, dont il se sent en parfaite coïncidence ; il semble que tout le travail « logique » ne soit rien d’autre qu’une autoréflexion du peuple, un raisonnement intérieur qui se fait dans la conscience populaire et qui a sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « affect », fièvre, fanatisme d’action. Voilà pourquoi l’épilogue du Prince n’est pas quelque chose d’extrinsèque, de « plaqué de l’extérieur », de rhétorique, mais doit être expliqué comme élément nécessaire de l’œuvre, ou plutôt comme l’élément qui réfléchit sa véritable lumière sur l’œuvre tout entière et en fait comme un véritable « manifeste politique ».
On peut étudier comment Sorel, à partir de la conception de l’idéologie-mythe n’est pas parvenu à la compréhension du parti politique mais s’est arrêté à la conception du syndicat professionnel. Il est vrai que pour Sorel le « mythe » ne trouvait pas son expression majeure dans le syndicat comme organisation d’une volonté collective, mais dans l’action pratique du syndicat et d’une volonté collective déjà opérante, action pratique dont la réalisation maximale aurait dû être la grève générale, c’est-à-dire une « activité passive » pour ainsi dire, c’est-à-dire de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif est donné seul par l’accord atteint par les volontés associées) d’une activité qui ne prévoit pas proprement une phase « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattent deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe en tant que « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l’impulsion de l’irrationnel, de « l’arbitraire » (dans le sens bergsonien de « l’impulsion vitale »), c’est-à-dire de la « spontanéité ». (Il faudrait noter ici dans la manière dont Croce pose son problème de l’histoire et de l’anti-histoire une contradiction implicite avec les autres modes de penser de Croce : son aversion pour les « partis politiques » et sa manière de poser la question de la prévisibilité des faits sociaux, cf. Conversazioni Critiche, Serie prima, pp. 150-152, recension du livre de Ludovico Limentani, La previsione dei fatti sociali, Torino, Bocca, 1907 ; si les faits sociaux sont imprévisibles et si même le concept prévision n’est qu’un pur bruit, l’irrationnel ne peut pas ne pas dominer et toute organisation des hommes est anti-histoire, est un « préjugé » : il ne reste qu’à résoudre au cas par cas et avec des critères immédiats, les problèmes pratiques posé par le développement historique – cf. l’article de Croce Il partito come giudizio e pregiudizio in Cultura e Vita  – et l’opportunisme est la seule ligne politique possible.) Un mythe peut-il être « non constructif », peut-on imaginer, dans l’ordre des intuitions de Sorel que soit productif d’effectivité un instrument qui laisse la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire du pur se former par distinction (par « scission ») soit aussi par violence, c’est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ? Mais cette volonté collective, ainsi formée de manière élémentaire ne cessera-t-elle pas immédiatement d’exister, s’éparpillant en une infinité de volontés singulières qui, pour la phase positive suivent des directions différentes et opposées ? Outre la question qu’il ne peut pas exister de destruction, de négation sans une implicite construction ou affirmation et non dans un sens « métaphysique » mais pratiquement, c’est-à-dire politiquement, comme programme de parti. Dans ce cas, on voit qu’on suppose derrière la spontanéité un pur mécanisme, derrière la liberté (arbitre, élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l’idéalisme un matérialisme absolu.
Le prince moderne, le « mythe-prince », ne peut être une personne réelle, un individu concret, il peut seulement être un organisme, un élément de société complexe dans lequel déjà commence à se concrétiser une volonté collective reconnue et s’affirmant partiellement dans l’action. Cet organisme est déjà donné par le développement historique et c’est le parti politique, la première cellule dans laquelle se rassemblent des germes de volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux. Dans le monde moderne, seulement une action historico-politique immédiate et imminente, caractérisée par la nécessité d’un procédé rapide et fulgurant peut s’incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par un grand péril imminent, grand péril qui précisément fait s’enflammer les passions et le fanatisme, annihilant le sens critique et l’ironie corrosive qui peuvent détruire le caractère charismatique du condottiere (ce qui est advenu dans l’aventure de Boulanger). Mais une action immédiate d’un tel genre, par sa nature même, ne peut être de longue haleine et de caractère organique; elle sera presque toujours du type restauration ou réorganisation mais non du type propre à la fondation de nouveaux États ou de nouvelles structures nationales et sociales (comme c’était le cas le Prince de Machiavel, où l’aspect de restauration était seulement un élément rhétorique, c’est-à-dire lié au concept littéraire de l’Italie descendante de Rome), de type défensif et non originalement créatif, c’est-à-dire dans lequel on suppose qu’une volonté collective déjà existante s’est énervée et dispersée, a dû subir une crise dangereuse et menaçante et non décisive et catastrophique et qu’il est nécessaire de la reconcentrer et de la renforcer, et non déjà qu’une volonté collective soit à créer ex novo, originellement et à diriger vers des buts concrets et aussi rationnels, mais d’une concrétude et d’une rationalité non encore vérifiées par une expérience effective et universellement connue.
Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » apparaît dans l’aversion (qui assume la forme passionnelle d’une répugnance éthique) pour les « jacobins » qui, certainement, furent une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit avoir une partie dédiée au jacobinisme (dans la signification intégrale que cette notion a eu historiquement et qu’elle doit avoir conceptuellement), comme exemplification de la manière dont s’est formée concrètement et dont a opéré une force collective qui, au moins par certains aspects, fut une création ex novo, originale. Et il est nécessaire que soit définie la volonté collective et la volonté politique en général dans le sens moderne, la volonté comme conscience opérationnelle de la nécessité historique, comme protagoniste d’un drame historique réel et effectif.
Une des premières parties devrait justement être dédiée à la « volonté collective » en posant ainsi la question :quand peut-on dire qu’existent les conditions pour que puisse être suscitée ou développée une volonté collective nationale-populaire ? Donc une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays donné et une représentation « dramatique » des tentatives faites à travers les siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pourquoi en Italie n’y a-t-il pas eu de monarchie absolue à l’époque de Machiavel ? Il faut remonter jusqu’à l’empire romain, (la question de la langue, des intellectuels, etc.), comprendre la fonction des communes médiévales, la signification du catholicisme, etc. : il est nécessaire en somme de faire une esquisse de toute l’histoire italienne, synthétique mais exacte.
La raison des échecs successifs des tentatives de créer une volonté collective nationale-populaire est à rechercher dans l’existence de groupes sociaux déterminés qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie communale, dans les caractères particuliers des autres groupes qui reflètent la fonction internationale de l’Italie comme siège de l’Église et dépositaire du Sacrum Romanum Imperium, etc. Cette fonction, et la position qui s’ensuit, détermine une situation intérieure qu’on peut appeler « économico-corporative », c’est-à-dire la pire des formes de féodalisme, la forme la moins progressive et la plus stagnante : manque toujours et ne peut pas se construire une force jacobine efficace, la force justement qui, dans les autres nations, a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Les conditions pour cette volonté existent-elle finalement, ou encore quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces opposées ? Traditionnellement, les forces opposées ont été l’aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans sa complexité avec son trait italien caractéristique, qui est une « bourgeoisie rurale » spéciale, héritage du parasitisme laissé aux temps modernes par la ruine, comme classe, de la bourgeoisie communale (les cent cités, les cités du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l’existence de groupes sociaux urbains, convenablement développés dans le champ de la production industrielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historico-politique. Toute formation de volonté collective nationale-populaire si les grandes masses des paysans cultivateurs ne font pas simultanément irruption dans la vie politique. Ceci, Machiavel le comprenait à travers la réforme de la milice, ceci le feront les Jacobins dans la révolution française, dans cette compréhension il faut identifier le jacobinisme précoce de Machiavel, le germe (plus ou moins fécond) de sa conception de la révolution nationale. Toute l’histoire depuis 1815 montre l’effort des classes traditionnelles pour empêcher la formation d’une volonté collective de ce genre, pour maintenir le pouvoir « économico-corporatif » dans un système international d’équilibre passif.
Une partie importante du Prince moderne devrait être dédiée à la question d’une réforme intellectuelle et , c’est-à-dire à la question religieuse ou à celle d’une conception du monde. Dans ce champ aussi nous trouvons dans la tradition absence de jacobinisme et peur du jacobinisme (l’ultime expression philosophique d’une telle peur réside dans l’attitude malthusienne de Croce à l’égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas être le promoteur et l’organisateur d’une réforme intellectuelle et , ce qui ensuite signifie créer le terrain pour un ultérieur développement de la volonté collective nationale-populaire vers l’achèvement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne.
Ces deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et  – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développés dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et  ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et . Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs.
(Cahier XIII, §1)
(Traduit de l'italien)

samedi 7 février 2009

Conoscenza della felicità (La connaissance de la félicité)

Luca Grecchi, né en 1972, est le directeur de la revue italienne Koinè et a déjà publié de nombreux ouvrages qui tous conduisent sur le même chemin, celui qui repense un humanisme adapté à notre temps à partir de l’inspiration des philosophes grecs, de Platon et Aristote, essentiellement.  Sa Conoscenza della felicità (editrice Petite Plaisance, 2005, www.petiteplaisance.it ) constitue une importante étape de son parcours intellectuel.
En suivant les habitudes, j’aurais dû être tenté de traduire de l’italien felicità par « bonheur ». J’ai préféréce mot un peu suranné de « félicité » parce qu’il est beaucoup précis que le bonheur qui est la bonne occasion, la bonne fortune et non ce plein contentement que renferme la félicité. Cela pose un problème : en français nous n’avons pas l’adjectif qualificatif qui va avec « félicité ». Le latin « felix » est sans descendance dans le français moderne et je me suis vu contraint de traduire « felice » par « pleinement heureux ». Il ne s’agit pas d’une question de terminologie ou de divertissement philologique.  Le bonheur est une marchandise qui se vend à plein rayon « psy » des librairies ou dans les magazines (surtout avant les vacances d’été). L’us et l’abus de mot (peu heureux !) le rend suspect. Et Aristote ne propose pas un chemin vers le bonheur, c’est-à-dire la bonne fortune ou le bon coup, mais la découverte du bon démon comme guide de la vie (c’est cela le sens de cet eudémonisme qui définit la doctrine aristotélicienne).
Quoi qu’il en soit, la lecture de Grecchi est bonne et à conseiller. Espérons qu’il se trouvera un éditeur pour traduire les œuvres de cet encore jeune philosophe à contre-courant des modes relativistes et nihilistes de notre temps.

Préface de Mario Vegetti

(Je donne ici la préface du livre qui donne un bon aperçu de ses intentions)
Luca Grecchi est, à sa manière, un penseur « classique ». Je ne me réfère pas seulement à sa prédilection pour les grands philosophes de l’antiquité, Platon et Aristote, pas non plus à son lien avec les penseurs contemporains véritablement très attentifs à la philosophie grecque, comme Emanuele Severino ou Umberto Galimberti. J’ai à l’esprit, au contraire, l’attitude théorique de Grecchi, sa manière d’aller directement au cœur des problèmes, une attitude qui pourrait sembler téméraire ou même naïve, parce qu’il renvoie au second plan la séculaire élaboration historique de ces problèmes, en simplifie la complexité croissante qui risque de les faire apparaître comme insolubles, en somme parce qu’il tente d’araser et d’aplanir des parcours de pensée que la tradition a rendus labyrinthiques et inaccessibles.
Cette attitude émerge avec une particulière clarté dans le traitement que dans ce livre Grecchi consacre à une question aussi illustre et décisive mais, pour diverses raisons, oubliée et refoulée comme l’est celle de la félicité. Pour sa dimension historique, Grecchi renvoie opportunément au beau livre de Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti (Storia della felicità). Son raisonnement, au contraire, va directement, comme on vient de le dire, au centre du problème. Si par « félicité » on entend – en en assumant la définition aristotélicienne qui sera ensuite argumentée en conclusion du livre – la complète réalisation, le flourishing, de l’essence de l’homme, il est avant tout nécessaire de définir cette essence.
Ici Grecchi se confronte à un obstacle formidable, en quoi consiste une des raisons essentielles de l’abandon de la question de la félicité. La pensée moderne, de divers points de vue, a convenu de l’impossibilité d’une semblable définition. Il s’agit du résultat convergent d’un double réductionnisme : réductionnisme historique d’un côté, réductionnisme biologique de l’autre. Si l’homme est le produit de son histoire, il n’est, évidemment, aucune définition possible d’une essence métahistorique. S’il est le résultat d’une complexe organisation génétiquement déterminée, cette définition devra plutôt être cherchée du côté de la formule de l’ADN et des processus phylogénétiques.
Contre l’un et l’autre de ces réductionnismes (dont la réfutation, à dire vrai, n’échappe pas au soupçon d’être une pétition de principes, parce que leur caractère fallacieux est argumenté par le fait qu’elles sont incapables de donner une définition de l’essence, c’est-à-dire précisément ce dont elles nient la possibilité), Grecchi propose une définition de l’essence humaine inspirée précisément des philosophes grecs  et élaborée dans ses précédents travaux d’orientation fortement marquée comme « métaphysique » : l’homme dans son essence (donc dans son âme) est un être rationnel (capable de connaissance et de vérité), moral (capable de reconnaître des valeurs universelles) et symbolique (capable de conférer du sens à l’existence).
La rationalité en particulier est en mesure de porter l’homme à cette compréhension critique du monde qui garantit sa liberté et constitue ainsi une condition incontournable pour la félicité. Il  y aussi ici un trait particulièrement « classique » (dans le sens platonicien/aristotélicien) de la pensée de Grecchi : le privilège de la rationalité finit par coïncider avec celui de la philosophie, et donc c’est le primat de la « vie théorétique » – vive est la présence de pages conclusives de L’Éthique à Nicomaque – qui constitue la garantie de l’authentique et suprême félicité humaine.
Ce ne sont pas seulement les réductionnismes de la pensée qui, selon Grecchi, déterminent l’éclipse de cette manière de concevoir l’essence de l’homme et son plein déploiement dans la figure de la félicité. Il s’agit aussi et peut-être avant tout de l’organisation sociale propre à la modernité, c’est-à-dire le mode de production capitaliste. Celui-ci produit des modalités comportementales, des styles de personnalité qui lui sont particuliers : dans des pages très efficaces, Grecchi identifie la dominante « personnalité concrétiste », pour laquelle seul compte le présent, la « personnalité narcissiste », qui forme une pseudo image de soi grandiose , la personnalité réifiée ou consumériste, la personnalité sociopathe, qui refuse les règles de la vie commune, et enfin la personnalité apathique dépressive, qui renonce à la tension vers la réalisation de soi.  Des formes d’existence manquée, pourrait-on dire, fonctionnelles ou résiduelles au regard de la structure sociale dominante qui  se barrent l’accès  à l’aspiration à la félicité elle-même.
À la fin de sa recherche, Grecchi donne de ce concept une définition forte, « substantielle ». La félicité consiste en un dépassement de l’angoisse face à la finitude de l’existence humaine et aux limites  imposées par le monde dans lequel on vit (de l’une et de l’autre dépend cette infélicité qui, selon l’auteur, constitue la condition originaire de l’homme). Cette félicité comprend l’équilibre harmonieux et le plein déploiement des trois composantes de « l’âme », la rationnelle, la  et la symbolique, c’est-à-dire un processus d’acquisition de vérité, de valeurs et sens. Dans une polémique respectueuse mais ferme contre les conceptions « faibles » de la félicité, comme celle que soutient, à son avis, Salvatore Natoli, Grecchi nie que par félicité on doive entendre seulement une sensation instantanée et précaire de satisfaction, une expérience gratifiante ou un état de sérénité mentale. Au contraire, on peut parler de félicité – encore une fois à la manière aristotélicienne – seulement à propos d’un parcours positif de réalisation de l’essence humaine qui englobe la vie tout entière et est tourné vers un horizon de valeurs universelles et non pas abandonné au subjectivisme « herméneutique ». Et encore ceci : Platon et Aristote ont raison, selon Grecchi, quand ils nient qu’il soit possible de disjoindre la félicité de l’individu  de celle, collective, de la polis ; la route vers la félicité comporte donc un engagement altruiste et solidaire, parce qu’on ne peut pas être pleinement heureux tout seul dans un contexte de douleur et de souffrance.
La recherche de Grecchi, dont on a cherché ici à rendre compte sommairement, suscitera certainement autant de consensus que de critiques. Un mérité, toutefois, ne peut pas lui être nié : celui d’avoir posé avec force et clarté un problème central pour la réflexion contemporaine et d’avoir revendiqué tout autant de force l’exigence de réponses aptes à devenir universalisables,tant sur le plan de la vérité que sur celui de la valeur. On pourrait regretter que de l’intervention de Grecchi soient restés exclus des auteurs aussi importants que Nagel et Amartya Sen d’un côté, Foucault de l’autre, pour ne donner que quelques exemples. En compensation, le rappel constant aux grands classiques grecs a donné au livre un guide sûr pour la radicalisation de l’interrogation théorique et des réponses relatives. Ceci rend donc la lecture de ce livre stimulante tant pour ceux qui en partagent le positionnement que pour ceux qui en diffèrent.
Mario Vegetti

mercredi 18 janvier 2006

Pour une contre-histoire du libéralisme

Une interview de Domenico Losurdo

Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo
Éditeur: Laterza, Biblioteca Universale Laterza. 384 pages

Interview publiée par www.filosofia.it

Votre livre, « Controstoria del liberalismo » révèle que de nombreux pères fondateurs de la pensée libérale admettaient dans leurs écrits l’esclavage. Et aussi qu’ils s’en servaient. Il s’agit d’aspects peu connus de la littérature libérale et cependant très bien attestés. Mais pourquoi cette révélation constituerait-elle un motif d’embarras pour la pensée libérale jusqu’à en représenter une « contre-histoire » ? Ça l’est certainement si on fait référence à une histoire apologétique. Mais en un sens plus profond, plus lié à la réalité, pourquoi les thèses soutenues par certains penseurs libéraux atteindraient-elles le libéralisme en tant que tel ? En quel sens votre ouvrage est-il une contre-histoire du libéralisme et non une contre-histoire de la biographie intellectuelle de certains penseurs libéraux ?
DL : Il ne s’agit pas de « biographie intellectuelle ». On peut, si on le veut, considérer comme une affaire privée, privée de pertinence philosophique, l’implication de Locke dans la traite des esclaves noirs. Mais qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres.[1] » Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares », à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », partant tenue à « l’obéissance absolue » dans les rapports avec ses seigneurs. Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires ! On ne peut pas non plus assimiler à une affaire privée l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des États-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ; en tout cas, n’étaient pas de cet avis les abolitionnistes qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « pacte avec la mort ». Enfin, la configuration réelle de la société modelée et célébrée par eux va bien au-delà de la « biographie intellectuelle » des hommes d’État et des théoriciens libéraux : pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des États-Unis, le poste de président a été occupée par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps. Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson), « les efforts pour préserver la “pureté de la race” dans le sud des États-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme définie comme « the one drop rule », prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des États-Unis.
Aujourd’hui, jusque dans la grande presse d’information, on commence à parler des « crimes du libéralisme appliqué » (Ernesto Ferrero dans La Stampa du 13 janvier). Il s’agit déjà d’une formation réductrice pour le fait que « la domination absolue », le « pouvoir inconditionné », le « despotisme », l’« obéissance absolue », le racisme (pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire », « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et la « grandeur » d’une race « résulte de son organisation physique ») trouvent leur consécration déjà au niveau théorique. Le « libéralisme appliqué » va donc bien au-delà de la « biographie intellectuelle ». Qui s’obstine à mettre de côté les terribles clauses d’exclusion présentes dans les sociétés libérales et souvent explicitement théorisées par les classiques de la tradition libérale est en effet un adepte non de l’historiographie profane mais plutôt de l’hagiographie.
2) Vous excluez qu’il puisse s’agir d’une circonstance privée, privée de pertinence philosophique, le fait que Locke admette l’esclavage. Mais où est la pertinence philosophique ? Pour ne pas rester dans la négation, nous devrons au nœud du libéralisme entendu comme doctrine politique. La thèse peut être renversée, être retournée, non plus de Locke vers le libéralisme, mais du libéralisme vers Locke et vers sa position favorable à l’esclavage. Et alors devrez-vous démontrer que le libéralisme conduit – pour des raisons qui qualifient le libéralisme – à des positions comme celle de Locke sur l’esclavage ? Ceci pour exclure que Locke ne soit pas en contradiction avec le libéralisme. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes, ne peuvent pas toujours être interprétés comme cohérents avec les doctrines que pourtant ils ont conçues. Et nous ne parlons pas des présidents, des politiques. Il suffit de penser à notre président du conseil qui s’autodéfinit comme libéral (et qui n’a rien de libéral). En somme, Locke (un exemple pour tous les autres) est-il en contradiction avec le libéralisme ou au contraire est-il parfaitement libéral quand il soutient l’esclavage ? La chose paradoxale est que votre contre-histoire du libéralisme pourrait être prise pour l’œuvre d’un libéral : une critique adressée au prêtre au nom de l’Évangile. Ou au contraire une critique de l’Évangile ? Vous intitulez le chapitre IV ainsi : « L’Angleterre et les États-unis des xviiie et xixe siècles étaient-ils libéraux ? » Et un peu plus en avant, en concluant la description de sociétés dans lesquelles l’esclavage occupe une grande place, vous y revenez en vous demandant : « Et alors comment définir le régime politique des sociétés que nous sommes en train d’analyser ? Sommes nous en présence d’une société libérale ? (p.103) Voilà, je vous retourne la même question. Sont-elles des sociétés libérales, celles qui pratiquent l’esclavage ? Est-il libéral, le Locke esclavagiste ? Et l’autre Locke, qu’est-il ?
DL : Les persécutions auxquelles a procédé l’Église constantinienne pour se construire sont-elles une « dégénérescence » du christianisme ? Sont-ils une « dégénérescence » de la Réforme (et du principe de la liberté du chrétien, solennellement affirmé par Luther) les régimes qui ensuite se sont affirmés sur le terrain du protestantisme ? En procédant sur cette ligne, Cromwell est une « dégénéré » par rapport aux protagonistes de la révolution puritaine, la terreur jacobine est une « dégénérescence » des idées de 1789, tout comme le régime instauré par Staline (et avant lui par Lénine) est une « dégénérescence » des idéaux d’émancipation de la révolution d’octobre et du marxisme. L’actuel fondamentalisme islamique est une « dégénérescence » relativement au Coran et à la doctrine de Mahomet ? en cohérence avec cette formulation, on peut si on veut considérer comme une dégénérescence du « libéralisme » l’esclavage et l’anéantissement des peuples coloniaux effectués par l’Occident libéral. Résultat : l’histoire réelle et profane disparaît pour être remplacée par l’histoire de la catastrophique et mystérieuse « dégénérescence » de doctrines a priori élevées dans l’empire de la pureté et de la sainteté. Dans l’analyse d’un mouvement historique quelconque, je préfère m’en tenir à l’histoire réelle et profane (avec ses tensions théoriques et politiques, ses conflits, ses contradictions et ses retournements). Comme mon livre le clarifie, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais d’une communauté bien déterminée d’individus libres. En ce sens les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques des métropoles, etc.) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Elles ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu, sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes d’émancipation et pour la reconnaissance, développées par les exclus.
Si on assume le terme « libéralisme » au sens (idéologique) cher à Constant et à Berlin, comme l’affirmation pour tous, d’une sphère inviolable de liberté « moderne » ou « négative » pour tous, il est clair qu’on ne peut pas définir comme libéraux les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles : de la liberté « moderne » ou « négative » étaient clairement exclus les Peaux-Rouges condamnés à l’expropriation et à la déportation, les esclaves, les Noirs libres en théorie (encore en plein 20e siècle soumis à une violence terroriste), les esclaves blancs arbitrairement enfermés dans des maisons de travail, etc. ; subissait de pesantes limitations même la liberté « moderne » ou « négative » des propriétaires d’esclaves ou de la classe dominante en général qui, encore au milieu du 20e siècle était tenue de respecter l’interdit de « miscegenation », l’interdit des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux. Si, à l’inverse, on entend par libéralisme l’autocélébration et l’auto-affirmation de la communauté des individus libres avec tous les coûts politiques et sociaux que cela comporte, il est clair que les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles étaient des sociétés libérales à tous égards.
3) Si le christianisme n’était pas la religion du Dieu incarné il ne serait pas le christianisme mais autre chose. Vice-versa, on peut soutenir que les persécutions font partie du monothéisme ou le contraire ; mais ceci n’entache pas la réalité du monothéisme. Mais si le prétendu monothéisme est dans la réalité un polythéisme, alors les choses changent. Le libéralisme prévoit les libertés individuelles, la liberté de la presse, de parole, etc.. Si ce n’est pas tout cela ou si c’est cela pour une partie seulement des individus et non pour les autres, alors que montrons-nous effectivement sinon que le libéralisme a le tort de ne pas être libéral ? Si le libéralisme, historiquement déterminé, entend la liberté seulement comme un bien pour un groupe restreint de personnes, comme vous le soutenez dans votre livre, vous retombez toujours sur le problème de départ : ne critiquons-nous pas cette exclusion de la liberté sur la base du libéralisme ?
Du reste, à ce propos, vous affirmez que le changement vers des formes plus justes, bien loin d’être endogène a été contraint de l’extérieur. Deux questions : 1) il n’est pas été endogène et ne pouvait-il pas l’être ? et 2) vous prenez une position différente pour le libéralisme français, pourquoi ?
DL : Il me semble inutile de revenir sur des points que je crois avoir clarifiés. J’ajoute seulement ceci :
a) Au contraire de Marx et du marxisme qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur le problème de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres.
b) Les grands propriétaires, en brisant les liens de l’Ancien régime et du despotisme monarchique, en même temps que l’autogouvernement et la « rule of law » pour la communauté des hommes libres, ont conquis le plein contrôle sur ceux qu’ils asservissent et sur leurs esclaves. Et ainsi la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des individus libres se trouve strictement intriquée avec la dilation ultérieure du pouvoir au dépens en premier lieu des esclaves (qui subissent alors une réification sans précédent) et des populations coloniales (alors plus que jamais condamnées à la déportation et à l’anéantissement). Ce n’est pas par hasard que dans cette période commence à émerger le racisme biologique. Parler d’endogenèse ou d’une possible endogenèse de la liberté et de l’émancipation, c’est travestir la réalité.
c) Il n’est pas exact que je m’exprime plus favorablement sur le libéralisme français : il suffit de penser au jugement que j’ai formulé sur Tocqueville. Mon livre distingue non pas tant libéralisme anglo-américain et libéralisme français que libéralisme et radicalisme. Tocqueville parle tranquillement de « la démocratie en Amérique », nonobstant que le pays qu’il a visité avait comme président Andrew Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste de la déportation systématique des Cherokees (un quart d’entre eux est mort déjà pendant le voyage). À la même époque, il y a eu une autre personnalité française importante qui a visité la république nord-américaine, Victor Schoelcher, qui est arrivé à une conclusion bien différente et même opposée : il qualifie les dirigeants états-uniens comme les « patrons les plus féroces de la terre », responsables d’un « des spectacles les plus ravageurs que le monde ait jamais offert. » (p.145) Cette analyse aussi est unilatérale, elle ne tient pas compte des processus réels de la démocratie qui se développent à l’intérieur de la communauté restreinte des individus libres. Voilà pourquoi dans mon livre j’ai préféré m’appuyer sur la catégorie de « Herrenvolk democracy », de « démocratie du peuple des seigneurs », suggérée par certains éminents chercheurs états-uniens : la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des hommes libres va de pair avec l’imposition d’un pouvoir absolu aux dépens des exclus ; le gouvernement des lois dans le cadre du peuple des seigneurs va de pair avec le développement de l’esclavage des noirs et l’anéantissement des Peaux-Rouges. Il convient donc de tenir fermement une distinction. Dans la formulation de son jugement sur les USA, Tocqueville fait abstraction du sort réservé aux Peaux-Rouges et aux Noirs, il se concentre seulement sur la communauté des hommes libres, il est un libéral. Pas comme Schoelcher, un radical, qui, ce n’est pas un hasard, jouera un rôle important avec la révolution de février 1848 dans l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Tocqueville fait preuve d’un grand mépris à l’endroit de la grande révolution des esclaves noirs de Saint-Domingue, dirigée par Toussaint Louverture ; Schoelcher en parle au contraire avec admiration. Et Saint-Domingue-Haïti, premier pays à avoir aboli l’esclavage sur le continent américain devient la cible de la haine implacable des USA et de Jefferson, lequel énonce explicitement la proposition de réduire à la mort par inanition les noirs de Saint-Domingue-Haïti coupables de s’être libérés et d’inciter au scandale les esclaves qui vivaient dans la république nord-américaine.
d) Le radicalisme connaît une plus ample diffusion dans la France qui pendant la guerre de Sept Ans subit la perte d’une bonne partie de son empire colonial. Mais le radicalisme n’est pas non plus absent des États-Unis. On en trouve une expression dans les abolitionnistes chrétiens, lesquels brûlaient sur la place publique la constitution américaine qu’ils caractérisaient comme un « pacte avec l’enfer » en raison du fait qu’elle contenait la consécration de l’institution de l’esclavage.
4) Alors il est nécessaire d’entre plus dans le mérite théorique que dans les difficultés du libéralisme. Ou, dans ce cas, dans le mérite de sa méthode de recherche : le « cas » ici est donné par la possibilité que vous comprenez la théorie libérale comme une espèce de formulation idéologique d’un substrat d’intérêts bien différents. En somme, la « onscience active » qui génère une idéologie autolégitimante.
DL : La divergence entre la signification objective d’un mouvement politico-social et la conscience subjective de ses protagonistes et acteurs est un phénomène de caractère général. Une telle divergence assume suivant les situations des modalités et des significations différentes, mais on ne peut jamais ignorer qu’il s’agit d’analyser le libéralisme, le fascisme ou le communisme. Pour ce qui concerne le libéralisme, on pense à Tocqueville. Par un côté, il célèbre l’Amérique comme le pays dans lequel est vigueur la démocratie, « vive, active, triomphante » et dans lequel « chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou aucun autre pays sur terre ». Mais d’un autre côté, il décrit sans embellissement les horreurs de l’esclavage et de la violence raciste contre les noirs et les Peaux-Rouges. Et cependant leur sort ne vient en rien modifier le jugement politique, le jugement exprimé à partir de l’analyse de la sphère politique proprement dite, de laquelle il semble que doivent êtres exclues les conditions civiles et politiques, outre que matérielles, des « races » autres que la blanche. Sans équivoque en résulte la déclaration programmatique que le libéral français fait en ouverture du chapitre consacré au problème des « trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « la tâche principale que je m’étais donnée est maintenant accomplie ; j’ai montré, au moins autant que cela m’a été possible, quelles sont les lois de la démocratie américaine, j’ai fait connaître quelles sont ses mœurs. Je pourrais m’arrêter là. » C’est seulement pour éviter une possible déception du lecteur qu’il parle des rapports entre les trois « races » : « ces arguments qui touchent mon sujet n’en font pas partie intégrante ; ils se réfèrent à l’Amérique et non à la démocratie, et j’ai voulu avant tout faire le portrait de la démocratie. » La démocratie peut être définie et la liberté peut être célébrée en concentrant l’attention exclusivement sur la communauté blanche, sur la communauté des individus libres proprement dite. Et toutefois, il n’est pas difficile de percevoir l’embarras et le malaise. Historiquement, le libéralisme nous met en présence de groupes sociaux et ethniques qui s’auto-représentent comme la communauté des individus libres et qui, véritablement en vertu de cette orgueilleuse auto-conscience, sous la pression aussi des luttes des exclus, finissent par percevoir ou par faire mûrir un sentiment de malaise, plus ou moins accentués, face à des institutions et des rapports politiques et sociaux en nette contradiction avec leur profession de foi dans la liberté.
5) À ce point nous passons à la question plus contemporaine du libéralisme …
DL : Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi esclaves des colonies ou en venant. En même temps la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’une processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux États-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du xxe siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble. Environ trente ans après, l’institution de l’esclave est abandonnée même aux États-Unis ; mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. À la brève expérience de démocracie multi-raciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique. » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleur » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des États-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». À bien regarder, ce qui en premier a mis en crise l’esclavage et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre.  L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps. Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Pour prendre un seul exemple : nous pouvons bien admirer les garanties juridiques et le gouvernement de la loi aux États-Unis, mais qu’en est-il de tout cela pour les détenus de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? Et le principe de la limitation du pouvoir, qu’il est le mérite du libéralisme de l’avoir affirmé, joue-t-il un rôle réel dans le rapport que l’Occident et les États-Unis instituent avec le reste du monde ?
6) Les différents recenseurs vous ont adressé des critiques spécifiques. Que leur répondez-vous ?
Les réactions polémiques à ma Contre-histoire du libéralisme n’ont jamais mis en discussion la justesse de la reconstruction historique. Les critiques sont toutes de caractère théorique. La première fait appel à « l’historicisme » : même s’il a hérité des vices anciens, le libéralisme les aurait ensuite spontanément surmontés. En réalité, c’est véritablement avec la modernité libérale que le processus de déshumanisation des esclaves atteint son sommet : l’esclavage ancillaire cède la place à l’esclavage-marchandise sur une base raciale, et cela trouve sa consécration dans la Constitution américaine ; émerge le premier État raciste qui continue à subsister même après l’abolition formelle de l’esclavage. Entre la fin du 19e et les premières décennies du 20e siècle sévit aux États-Unis un régime de « white supremacy » (ségrégation à tous les niveaux, interdiction des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux, lynchages des noirs qui deviennent des spectacles de masse, etc.) qui ne trouve pas de parallèle dans les pays d’Amérique Latine. À la base de la seconde critique, se trouve l’idée que les « crimes du libéralisme appliqué » (E. Ferrero, dans « la Stampa » du 13 janvier) n’entacheraient pas la noblesse de la théorie. C’est une stratégie argumentative qui n’a aucune crédibilité : comme nous l’avons vu, les clauses d’exclusion sont explicitement théorisées dans les textes classiques des auteurs de tout premier plan de la tradition libérale. Une telle stratégie pourrait être valable aussi pour le « socialisme réel », mais dans ce cas mes critiques, avec une rare cohérence, préfèrent procéder d’une manière toute différente. Enfin la troisième critique (Nadia Urbinati dans Reset) : sur les traces de Karl Marx et de son pathos égalitaire, le soussigné aurait oublié qu’au centre du libéralisme, il y a la défense de la liberté de l’individu. En réalité, en prenant explicitement ses distances par rapport à Marx et encore plus par rapport au « marxisme » vulgaire, mon livre se mesure au libéralisme à partir précisément du thème de la liberté de l’individu. N’étaient pas « individus » les Indiens que Washington assimilait à des « bêtes sauvages de la forêt », et ne l’étaient pas les noirs destinés à être esclaves et à être échangés comme des marchandises. N’étaient pas non plus des individus les travailleurs salariés des métropoles considérés et traités comme des « instruments vocaux » (Burke) ou des « machines bipèdes » (Sieyès). Et ces non-individus étaient exclus de la jouissance non seulement des droits politiques mais aussi des droits civils. Immédiatement évident pour les noirs et pour les Peaux-Rouges, ceci vaut aussi pour les asservis des métropoles, enfermés en tant que « vagabonds » dans cette sorte de camp de concentration que sont les « maisons de travail » (workhouses) et par centaine ou par millier quotidiennement pendus pour des bagatelles, selon l’observation de Mandeville, lequel pourtant, au nom du salut de la nation, exige la condamnation à mort même des suspects. Le libéralisme est ainsi peu synonyme de défense de la liberté de l’individu que celle-ci finit par être pesamment limitée jusque pour les membres de la classe dominante : encore au milieu du 20e siècle, une trentaine d’États de l’Union interdisaient par la loi les rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux ; le pouvoir politique intervenait même dans la chambre à coucher ! D’autre part, à la fin du 19e siècle, deux auteurs aussi différents entre eux que Nietzsche et Oscar Wilde, avec un jugement de valeur négatif ou positif, considéraient le socialisme comme un mouvement « individualiste » en tant qu’il était engagé dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité d’individu, même aux soi-disant instruments de travail, exclus de la théorie et de la pratique libérale. Il sera nécessaire d’attendre encore quelque décennies, c’est-à-dire Lénine et la révolution d’Octobre pour qu’une telle dignité soit aussi reconnue aux peuples coloniaux. Naturellement, il est plus facile de s’en tenir au manichéisme aujourd’hui dominant. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire. 
(traduit de l'italien)


[1] « Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pou­voir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie, à laquelle ils n'ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu'à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l'état d'esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d'aucun bien propre, ils ne sauraient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres. » (§85 – trad. Mazel. NdT)

samedi 17 décembre 2005

La transparence totalitaire

Écouter et voir. Voir et écouter.

(un article d'Alberto Giovanni Biuso - traduit de l'italien par D.Collin) 
Le temps que nous sommes en train de vivre, c’est le temps de l’accomplissement de nombreux miracles. Le Léviathan de Hobbes, le Panopticon de Benthan, le Big Brother d’Orwell sont en train de se réaliser sous des formes que les métaphores de Weber et de Foucault n’auraient même pas su imaginer. Outre la « cage d’acier » de la bureaucratisation universelle, au-delà de la « société de discipline », de nouveaux paradigmes et des faits nouveaux requièrent des instruments de contrôle beaucoup plus avancés et envahissants. La Pensée Unique de la contemporanéité unit toujours plus étroitement le politiquement correct, l’agressivité publicitaire et l’obsession de la sécurité « post-9/11 ». Le résultat en est une surveillance toujours plus totale exercée sur la vie quotidienne des habitants de la planète.

Le réseau d’écoute satellitaire Echelon est en mesure de recevoir, contrôler, archiver l’ensemble immense des données provenant des sources les plus diverses. Echelon est une structure du gouvernement états-unien, née avec la collaboration d’autres pays. Issu du vieux réseau UKUSA, conçu pendant la guerre froide, il est maintenant utilisé aux fins les plus diverses: commerciales, guerrières, politiques. Étant donné que Echelon fonctionne par mots-clés, il n’y a pas de doute qu’il est en train d’enregistrer cet article et en général tout Girodivite).
Sur la base constituée par Echelon, le gouvernement des USA après le 11 septembre a conçu le projet TIA (Total Information Awareness), avec l’objectif de contrôler toutes les bases de données du monde contenant des informations sur la vie privée des personnes : e-mail, communications téléphoniques (savez-vous vraiment que, au moyen de votre téléphone cellulaire, même éteint, votre position est toujours identifiable?), fax, comptes courants, achat de billets d’avions (les USA ont obtenu que toutes les compagnies aériennes européennes transmettent toutes les données en leur possession au gouvernement américain sans que les passagers en soient informés et ceci sur la base d’un accord du 5 mars 2003 entre la Commission européenne et les douanes américaines), consultation des sites WEB, abonnements à des journaux et à des revues, soins médicaux et jusqu’aux photocopies, étant donné que les machines de la nouvelle génération sont en mesure de mémoriser les pages sur disque dur avant de les copier. Soumis aux critiques, les TIA s’est simplement transformé en ... Terrorism Information Awareness et sa réalisation avance rapidement.
Partant, il est toujours plus clair que l’insécurité est fonctionnelle pour le pouvoir politique et financier qui gouverne les États, « on ne développe pas la société de surveillance pour lutter contre l’insécurité, on utilise au contraire l’insécurité comme prétexte pour justifier la société de surveillance. Parce que c’est un bon prétexte. (É. Werner, in Éléments pour la civilisation européenne, n° 118, automne 2005). Tout nouvel acte de terrorisme ne fait que renforcer et légitimer l’extension du contrôle social dans un cercle sans fin. « Et donc les caméras de télésurveillance et les nouvelles technologies informatiques rendent possible l’oeil omniscient de Hobbes, le contrôle et la transparence du contenu de la liberté individuelle. » (M. Lhomme, op. cit.) mais si le pouvoir absolu était défendu par Hobbes parce qu’il compensait une moins grande liberté par une plus grande sécurité, le pouvoir Echelon réduit la liberté et en même temps la sécurité.
La biométrie, les puces sous la peau, la connexion interrompue aux réseaux mondiaux de communication peuvent constituer une forme d’extension et d’enrichissement de l’humain et de ses facultés mais sont aussi un instrument potentiel de contrôle total. Il est donc important de savoir que ces processus sont en cours et nous devons les mieux connaître en nous donnant de cette manière la possibilité ou au moins la volonté d’en vérifier l’usage. Dans le cas contraire, « l’intériorisation de la soumission et de la répression favorise cette espèce de souveraineté illimitée, diffuse dans tout le corps social, authentique hydre de mer, où le pouvoir circule et fonctionne en lien avec ses délateurs et les dossiers y afférant. » (ibid.)
Le projet élaboré par Rousseau d’une transparence totale de l’individu par rapport à la société est donc en train de se réaliser, véritablement dans les formes imaginées par le penseur genevois, même si, naturellement, ce n’est pas avec ses instruments : « qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. » (Émile, livre second)
Les hommes libres de l’époque contemporaine sont soumis à une autorité qu’aucune tyrannie antique, aucun absolutisme moderne, aucun despotisme oriental n’a jamais détenue : le contrôle pérenne et bureaucratique de toute communication sociale, l’ipse dixit des icônes, la force envahissante des instruments qui, conjuguant les mots et les images, transmettent à la pensée des ordres, laissant les esprits dans l’illusion qu’ils ont eux-mêmes produit ces simulacres de vérité. La transparence est en train de devenir totale, ou plutôt totalitaire.

mardi 15 mars 2005

Spinoza et l’athéisme


par Antonio Crivotti

(traduit de l'italien)

Partie 1
Se mettre à l’abri du soupçon d’ était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’ était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant », ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations, par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme, excommunié de la juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem) qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne demanda jamais sa réadmission dans la ) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour [ajouter] à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement, celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes, n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les religions, l’ justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles « athée,  » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’ est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place; que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la . »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard de l’. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’ non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’, de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés (lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes, s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) : « égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’ que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude), qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit, comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition, renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas (et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’ substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5] dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation, logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise. Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo, comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire, Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs, imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.

***

Partie 2

« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’ ».[6] Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs. Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico, Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique, et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas suffisamment développés.[9] Nous en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose comme équivalentes :
- une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
- et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la « chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la même nature.
La définition Dl considère une « infinité d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »), chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par « attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que « l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques (essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la définition Dl ?
À la première question, répond négativement une importante réserve contenue dans l’explication qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose, ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S  et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature » d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12]. Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant : « pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza) est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui distinguent les « natures » des différentes substances prises en considération.
L’analyse précédente montre que la définition spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence, quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces termes sont considérés simplement comme symboles privés de signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés, comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme « la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies » et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même (comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique (et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique. La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’ en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de « discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses nouvelles que pour la clarification et la vérification de la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes, et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)


* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
- Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
- nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
- possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
- « ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
- « tant qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de vérité »
L’avant-dernière des correspondances est probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours. Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo> implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat, aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8] En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage, pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11] Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant, on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...