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jeudi 23 mars 2023

Le mot et la chose


Ce qui semble évident : parler, c’est désigner, faire signe vers quelque chose. Le « langage mimétique » repose sur ce principe : le doigt montre la chose dont on veut parler : ici, ceci ! Mais on voit tout de suite que ce langage est limité : comment parler de quelque chose qui n’est pas là ? Le mot vient donc remplacer la chose absente, la chose qu’il n’est plus que l’image de la chose en nous. Cette conception est celle que soutient Augustin (Confessions, I, VIII) :

[...] l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe variable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus âgés.

Les gestes, les sons, les choses. Voilà comment les processus de l’apprentissage de la parole se déroulent spontanément, sans maître ni apprentissage méthodique. Les gestes puis les mots sont des signes pour les choses. Tout cela semble très simple mais en vérité ça ne l’est pas du tout !

Tout d’abord il n’est pas certain du tout que les choses se passent comme le dit Augustin, par une sorte de mécanisme associatif. Wittgenstein critique le concept de représentation sous-jacent à la description augustinienne.

Quant à une différence des classes de mots, Augustin n’en parle point. Qui décrit ainsi l’apprentissage du langage, pense, du moins je le crois, tout d’abord à des substantifs tels que « table », « chaise », « pain », aux noms propres, et en second lieu seulement aux noms de certaines activités et de certaines propriétés, et aux autres sortes de mots comme à quelque chose qui finira par se trouver.
Imaginez maintenant l’usage suivant du langage : J’envoie quelqu’un faire des achats. Je lui donne un billet sur lequel se trouve les signes : cinq pommes rouges. Il porte le bulletin au fournisseur ; celui-ci ouvre un tiroir sur lequel se trouve le signe « pommes » : puis il cherche sur un tableau le mot « rouge » et le trouve vis-à-vis d’un modèle de couleur : à présent il énonce la série des nombres cardinaux — je suppose qu’il les sait par cœur — jusqu’au mot « cinq » et à chaque mot numéral il prend une pomme dans le tiroir, qui a la couleur du modèle. C’est ainsi et de façon analogue que l’on opère avec des mots. — Mais comment sait-il où il doit vérifier le mot « rouge » et ce qu’il lui faut faire du mot « cinq » ?
Eh bien, je suppose qu’il agit de la façon que j’ai décrite. Il y a une limite même aux explications. — Mais quelle est la signification du mot « cinq » ? — Il n’en était pas question ici, sinon de savoir comment on se sert du mot « cinq ».
2 — Ce concept philosophique de signification est bien à sa place dans une représentation primitive de la façon dont fonctionne le langage. Mais on peut dire aussi qu’elle est la représentation d’un langage plus primitif que le nôtre. Imaginons un langage auquel correspondrait la description donnée par saint Augustin : le langage doit servir à un constructeur A pour se faire entendre de son aide B. A exécute la construction d’un édifice au moyen de pierres de bâtiment : des cubes, des colonnes, des dalles et des poutres. Dans ce but, ils se servent d’un langage consistant en ces mots : « blocs », « dalles », « poutres ». A crie leur nom ; — B obéit en apportant la pierre qu’il a appris à connaître par la perception de son nom. Concevez ceci en tant qu’un langage absolument primitif.
3 — Saint Augustin, pourrait-on dire, décrit un système de communication ; seulement ce système n’embrasse pas tout ce que nous nommons langage. Et c’est ce qu’il faut dire dans maints cas où se pose la question : « Cette description est-elle ou non appropriée ? » La réponse est alors : « Oui, elle est utilisable ; mais rien que pour ce domaine étroitement délimité, non pour la totalité que vous prétendiez décrire. »
C’est comme si quelqu’un expliquait : « Jouer consiste à faire glisser des objets sur une surface conformément à certaines règles… » et que nous lui répondions : « Vous semblez penser aux jeux de dames ; mais ce ne sont pas là tous les jeux. Vous pouvez corriger votre explication en la limitant expressément à ce genre de jeux. » (Investigations philosophiques, §1 à 3)

Wittgenstein ne dit pas que la description augustinienne du langage est fausse mais qu’elle est très incomplète et donc est loin de couvrir tout ce que L.W nomme « jeux de langage ». On reviendra plus tard sur les jeux de langage. Notons pour l’instant que l’idée un peu frustre de l’apprentissage du langage est loin d’être satisfaisante.

Cette difficulté à définir le langage n’est pas du tout étonnante. Elle découle de quelque chose de profond : notre rapport aux choses – à la réalité puisque la chose est la res – passe par le langage. Si la science de ce qui est, la science de l’être en général est l’ontologie, les difficultés à définir le langage sont d’abord des difficultés ontologiques.

- I - La parole constitue le réel

Partons d’une proposition qui peut sembler étrange au sens commun : il n’y a de réalité que pour un être parlant. L’animal a bien un sorte de conscience perceptive qui lui donne à saisir la réalité extérieure sous forme de possibles à explorer immédiatement : pour le chien, un os sur une table signifie : « il est possible de se régaler ». Mais le réel ne se distingue pas de l’animal. Il n’existe que comme ici et maintenant, c’est-à-dire ne subsiste pas comme tel. Mais même cet exemple va encore trop loin : le chien ne se dit rien du tout et agit, c’est-à-dire adopte une attitude que nous interprétons comme « il est possible de se régaler ». L’animal colle immédiatement à son environnement. Parce qu’il parle l’homme introduit d’emblée un distance avec l’environnement et constitue ainsi un monde. C’est la parole et elle-seule qui introduit cette distance parce que la parole introduit le jeu de réflexion, c’est-à-dire d’une conscience consciente d’être conscience, d’une conscience de soi. L’enfant qui dit « j’ai peur du chien » ne se contente pas d’avoir peur, de tenter de s’enfuir ou de crier. Il parle et sa parole décrit un fait du monde, un fait qui vient à l’existence par cette parole. Pour l’animal, il n’y a pas à proprement parler d’existence du réel. Il est le réel, il y adhère. C’est seulement la parole qui fait exister une réalité hors du sujet, si on comprend bien le sens du verbe « exister » : exsisto en latin signifie sortir de, naître.

Essayons de suivre le processus de cette constitution de la conscience parlante, c’est-à-dire de la conscience de soi.

(1)

La conscience est d’abord la conscience immédiate, pure sensation qui exprime l’état du corps du sujet. Cette sensation immédiate est le première connaissance que nous ayons du monde. J’ouvre les yeux sur ce jardin en fleur alors que l’été s’approche. Cette connaissance-là nous paraît la plus riche qui soit. Elle semble infinie. Si je cherche à décrire chacune partie de ce qui se présente à mes yeux, je n’y parviendrai pas. Rien de plus profond, de plus vrai que cette certitude immédiate. Mais comme le dit Hegel, « cette certitude en fait se donne elle-même pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Elle ne dit de ce qu’elle sait que ceci : c’est ; et sa vérité contient uniquement l’être de la chose. »1 Et encore ! Hegel va très vite. Dire « c’est », c’est déjà dire quelque chose ! c’est déjà introduire une distance entre la sensation pure et la conscience de la sensation. « La conscience, de son côté, n’est dans cette certitude que comme pur Je, Je n’y suis que pur ceci. »2.

C’est parce qu’elle semble la plus riche que la certitude sensible apparaît comme ineffable. Dans la vie immédiate, il y a quelque chose qui semble toujours déborder les possibilité du langage. Mais Hegel réfute vigoureusement cette proposition. Ce qui ne peut pas se dire n’est pas encore de la pensée, mais simplement un vague bouillonnement intérieur. Ne mérite le nom de pensée que ce qui se peut exprimer.

La conscience sensible immédiate ne donne que le ici et le maintenant. C’est là première détermination de l’objet. On le pointe du doigt (désignation ou faire signe).

Mais comme l’ici qui disparaît dès que j’ai changé simplement la direction du regard, le maintenant disparaît et s’y substitue un autre maintenant. Ce maintenant devient universel tout comme l’ici (à droite, à gauche, en haut, en bas, etc.) devient une collection de multiples ici. D’une certaine manière, ce que donne la conscience sensible immédiate, ce n’est pas la particularité, dans toute sa concrétude, mais l’universel !

(2)

La perception constitue le deuxième degré. La perception donne la chose avec ses propriétés, la chose qui se distingue de ce qui n’est pas elle, dans ses relations avec les autres choses. Dire « au-dessus », « à côté », « plus grand que », « plus petit que », « de couleur rouge », etc., c’est être bien au-delà de la simple désignation de ce qui est ici et maintenant. C’est organiser la perception singulière qui est devant moi dans un réseau de déterminations abstraites, de relations. Pour désigner ce livre sur le table, je peux toujours dire « ceci », « ici » mais « sur », je ne peux pas le montrer. Je peux toujours désigner un premier livre, puis un second posé dessous mais si je dis « il y a deux livres », je suis incapable de montrer « deux » du doigt !

Ainsi la parole fournit-elle tous les schémas fondamentaux qui permettent de décrire la réalité, de la faire exister en-dehors de moi comme objet de la conscience.

Précisons : en un certain sens la parole ne crée par la réalité. Celle-ci est antérieure à nous, subsiste sans nous et après nous… Mais la parole crée le monde pour nous, le seul auquel nous ayons accès.

- II - La grammaire du monde : un essai d’ontologie

Ici nous allons nous intéresser au premier aspect : quel rapport y a-t-il entre notre grammaire et notre conception du monde – ou de ce qui est ? Ou comment nos phrases peuvent-elles décrire le monde ?

[A]Substantifs

Nos phrases comportent d’abord des substantifs (des noms). La phrase « Le chat est le tapis » comprend deux substantifs : « le chat » et « le tapis ». Quand on apprend la grammaire, on s’intéresse d’abord aux noms communs. En pratique les choses ne se passent pas ainsi : on commence par la désignation : l’enfant montre du doigt ce dont il veut parler et dont il ne peut parler faute de mots adéquats. Si vous ne connaissez pas le nom de ce dont vous voulez parler, vous le désignez du doigt en disant « ça ».

Les grammairiens disent que le pronom remplace le nom, mais il semble bien que, comme on l’a déjà signalé, que, dans l’élaboration langagière ce soit le pronom qui vienne en premier. Le nom vient ensuite, comme substitut pour parler des choses absentes. Le nom est impliqué dans le passage de la pure désignation à l’abstraction générale.

La désignation donne des noms. Mais les noms sont d’abord des noms propres : papa, maman, bébé, minou … Cela vit dire que le monde pour nous, dans la manière dont nous le désignons est d’abord composé de « choses » singulières, des « substances singulières » dirait Aristote. Précisément ces choses que l’on peut désigner une par une, en les montrant du doigt, en disant « ceci, ici ». Les noms communs, c’est-à-dire les désignations communes à plusieurs ou de très nombreuses choses singulières viennent après. Il s’effectue un bond entre sentir la présence de quelque chose, ressentir une sensation de noir, de blanc, de chaud ou de froid, et percevoir quelque chose, c’est-à-dire pouvoir dire « je vois un chat ». Quand je dis « le chat est sur le tapis », « le chat » pourrait être remplacé par un nom propre (« Grosminet ») et le tapis est ce tapis particulier que j’ai acheté et placé près de la cheminée. Par contre, quand je dis « le chat est un animal désobéissant »,,je parle de toute la gent féline, tous ces animaux poilus, griffus et miaulant qu’on désigne du nom de chat.

Les noms communs apparaissent maintenant comme des systèmes de classements. Avec les noms communs nous pouvons faire un « catalogue du monde », un catalogue de tout ce qui est, quelle que soit sa façon d’être. Les noms communs sont des classes ou des ensembles. Le nom commun « chat » désigne l’ensemble des animaux qui possèdent certaines caractéristiques précises. Si je définit l’appartenance ou la non-appartenance à la gente féline par une certaine fonction F, je peux noter les choses ainsi : F(Grosminet) = 1, puisque Grosminet est un chat ; en revanche F(Médor) = 0 car Médor n’est pas un chat…

Lisons Aristote.

[16a] Il faut tout d’abord poser ce que sont le nom et le rhème ; ensuite ce que sont la négation et l’affirmation et ce que sont la déclaration et la proposition.
On sait d’une part que ce qui relève du son vocal est symbole des affections de l’âme et que les écrits sont symboles de ce qui relève du son vocal ; de même que tout le monde n’utilise pas les mêmes lettres, tout le monde n’utilise pas non plus les mêmes vocables ; en revanche ce dont ces symboles sont en premier lieu des signes – les affections de l’âme – sont identiques pour tous, comme l’était déjà les choses auxquelles s’étaient assignées les affections.

Pourquoi appelle-t-on les noms des « substantifs » et pourquoi les philosophes comme Aristote disent-ils que ce que les noms désignent ce sont d’abord des substances ? L’étymologie nous permet de la comprendre. La substance, c’est ce qui se tient en dessous (sub-stare). En dessous de quoi ? En dessous de tout ce qui arrive, en dessous du monde changeant où se passent des événements. « Le chat est sur le tapis » : cette phrase décrit un événement, mais le chat existe indépendant de cet événement : il peut être sur le tapis, courir après les souris, etc. La substance est en elle-même et non en autre chose. « Courir » est un prédicat qui peut être dit du chat, du champion cycliste ou du cadre stressé qui fait son footing. Mais « courir » n’est jamais en lui-même.

Où les choses se compliquent, c’est quand nous essayons de classer les diverses sortes d’entités ou de réalités existant par elles-mêmes.

    • Il y a des réalités sensibles, tangibles, celles dont nous connaissons l’existence à travers nos perceptions. Ces réalités ont une existence spatiale ou encore « étendue » comme le dirait Descartes. Elles peuvent avoir des coordonnées dans un repère spatial et ont une existence temporelle.

    • Il y a des réalités non sensibles : les objets mathématiques, les nombres, les concepts qui sont des réalités que nous percevons par l’intelligence. Le nombre « 2 » a bien un certain genre d’existence, mais il n’a ni couleur, ni longueur, ni largeur, ni masse ! Si nous ne prenons que l’exemple des nombres, le « réalisme » qui leur attribue un certain genre de réalité est cependant très discutable.

    • Il y a des réalités qu’on va dire « mixtes » et dont on reparlera plus tard, les signes qui ont une face sensible (un mot c’est un ensemble de sons ou une trace sur du papier) et une face intelligible (un mot désigne une idée). On remarque que le « mot » est un mot au même titre de rot, borborygme ou onomatopée, puisqu’il appartient à la classe des signaux sonores !

Cette manière de définir la parole comme une sorte de redoublement de l’arrangement ultime du monde pose plusieurs questions.

A.1Si la langue définit l’arrangement du monde, des langues différentes renverront à des ontologies différentes.

Certains auteurs estiment que cette façon de voir les choses avec la priorité accordée aux substances n’est pas une vérité absolue, qu’elle découle seulement de la structure de la langue grecque (et de la plupart des autres langues de la même famille, les langues indo-européennes). Aristote est le coupable ! Benveniste s’interroge :

« Pour autant que les catégories d'Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent comme la transposition des catégories de langue. C'est ce qu'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l'esprit aux choses. Cette table des prédicats nous renseigne donc sur la structure des classes d'une langue particulière. Il s'ensuit que ce qu'Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales et permanentes n'est que la projection conceptuelle d'un état linguistique donné. »

Si ceci est vrai, la parole ne projette pas la réalité mais seulement la structure interne d’une langue particulière. Autrement dit, la parole ne reflète pas la réalité, c’est la parole qui constitue la réalité pour nous et de surcroît de manière peut-être foncièrement différente d’une langue ou d’un groupe de langues à l’autre. Cette dernière hypothèse est écartée si l’on accepte la thèse de Noam Chomsky concernant l’existence d’une grammaire universelle biologiquement encodée.

A.2Approche de la question du nominalisme

Deuxième problème : mon chat existe bien, il subsiste mais peut-on dire que le chat en général existe, que l’espèce « chat » est autre chose qu’une étiquette commode pour désigner le chat sans queue, le chat de gouttière ou le chat siamois ? Suivant la réponse qu’on donne à cette question qui parcourt toute la philosophie médiévale, on sera soit un réaliste (celui qui pense que l’idée de chat, l’espèce « chat » a une existence réelle), soit un nominaliste (celui qui affirme que le mot « chat » n’est qu’une étiquette). En faveur de la deuxième position, on pourrait rappeler que les noms communs sont des classifications changeantes et souvent très conventionnelles. Les zoologistes distinguent les chevaux et les ânes et ensuite ils sont obligés de faire une nouvelle catégorie pour les mules et les bardots. Les astronomes distinguaient les planètes et les astéroïdes puis ils ont été obligés de changer Pluton de catégorie et d’inventer les planètes naines. Il en va souvent de même dans toutes nos appellations. En science, au moins, il semble évident que la version nominaliste est celle qui convient le mieux : en biologie, des individus classés d’abord dans des espèces différentes se retrouvent plus tard dans la même espèce quand on s’aperçoit qu’ils sont interféconds. aujourd’hui les spécialistes de taxinomie sont le plus souvent nominalistes. Il faut cependant noter que des tendances rigoureusement opposées existent, y compris en biologie. Les généticiens soutiennent assez souvent que la seule réalité permanente est le gène, les individus n’étant finalement que des moyens pour assurer la survie et l’expansion des gènes.

[B]Les qualités

Pour décrire les entités qui composent le monde, nous donnons leurs caractéristiques, c’est-à-dire que nous énonçons leurs qualités. Cet homme est grand, brun, âgé, courageux, etc. Les qualités (généralement dénotées par des adjectifs qualificatifs) sont, à la différence des substances, toujours « en autre chose ». La blancheur n’existe que dans les choses blanches ! Mais il faut faire des différences :

    • il y a des qualités qu’on peut dire substantielles, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à l’essence d’une chose, à ce qui fait que cette chose est cette chose-là et pas autre chose. Par exemple « mortel » appartient l’essence humaine, puisqu’un homme qui ne serait pas mortel ne serait pas un homme du tout, mais un dieu !

    • il y a des qualités accidentelles : être grand, petit, chauve ou blond. [Cette distinction entre essence/accident est une distinction de la plus haute importance.]

On peut aussi distinguer les qualités qui appartiennent à la chose et celles qui appartiennent uniquement à la manière dont nous la percevons – ce que certains auteurs thématisent en opposant qualités premières et qualités secondes. Par exemple, les sensations comme chaud, froid, tiède, sont des sensations relatives alors que la température est une qualité « absolue », première.

Remarquons que la langue et sa grammaire peuvent nous induire en erreur :

Soit P : « Ce garçon est un idiot » et P’ : « Ce garçon est idiot ». Ces deux phrases sont rigoureusement synonymes mais dans l’une « idiot » est un nom commun et dans la deuxième un adjectif qualificatif. Mais on aura du mal à définir l’essence de l’idiot comme on définit le chat ou le triangle rectangle. Il y a des gens idiots, des chiens idiots (Rantanplan dans Lucky Luke), des films idiots, des chansons idiotes, mais pas d’idiot qui ne serait ni un homme, ni un animal domestique, ni une phrase, etc. La limite entre nom commun et qualificatif est floue puisqu’une qualificatif peut être utilisé pour désigner une classe de substantifs.

Quand on fait l’analyse d’une phrase, on peut donc distinguer :

  1. un niveau grammatical pur : quel genre de mots composent la phrase, quelle fonction accomplissent-ils ? C’est un niveau syntaxique.

  2. un niveau qui renvoie au sens et qu’on pourrait appeler sémantique.

On pourrait essayer de s’assurer que les phrases ont un sens en appliquant des règles sémantiques. Mais celles-ci sont beaucoup plus floues et plus ambiguës que les règles de syntaxe. La première tentative sérieuse de démêler ces questions est celle d’Aristote. Inventeur d’un système de classification des êtres vivants dont nous sommes encore largement redevable, il distingue les substances premières (les êtres singuliers), les substances secondes (genre), etc. Nous disposons avec Aristote d’un système de classification hiérarchisé des entités constituant tout ce qui est et sur lequel il va construire la première théorie du raisonnement logique, le syllogisme.

Le chat singulier Gros-minet appartient à l’espèce « chat » (on pourrait dire qu’il est un élément de l’ensemble des chats. On pourrait noter cela ainsi :

g C (qui peut se lire Gros-minet est un chat)

Mais l’ensemble des chats est lui-même un partie d’un ensemble plus vaste, celui des félins, eux-mêmes partie de l’ensemble des mammifères. On peut noter cela :

C F M (qui peut se lire tous les chats sont des félins et tous les félins sont des mammifères.)

Pour simplifier encore, on peut dire que g tout seul constitue un ensemble à un seul élément {g}, ce qui nous éviterait de traiter comme un cas particulier les propositions qui portent sur un élément singulier.

Convenons de noter « et » par . On peut alors commencer d’écrire des règles de déduction.

(B C A B) → A C [Ceci est la notation en utilisant la théorie ensembliste du syllogisme de base tous les G sont H, tous les F sont G, donc tous les F sont H]

On peut déduire immédiatement quelques formules utiles :

A B →x : xA → x B (si tous les A sont B – proposition universelle affirmative, alors quelque B est A – proposition converse particulière affirmative)

A B =  : aucun A n’est B. ('x : xB x A)

A B B A → A = B

Arrêtons là! Remarquons que les structures logiques de notre langage peuvent être modélisées par un langage formel utilisant des symboles mathématiques. Cette idée est la base de la logique moderne mais aussi elle a ses premiers inventeurs chez Hobbes qui affirme que « penser, c’est calculer » et chez Leibniz voulait créer un langage des concepts (la « caractéristique universelle ») sur le modèle du système notation des mathématiques.

[C]Relations

Le système hiérarchique de classification est notoirement insuffisant. Il ne permet de décrire qu’une partie très limitée de notre perception de la réalité.

Si la « substance » est en elle-même est pas en autre chose, le monde consiste en un enchevêtrement d’entités qui entretiennent entre elles des relations. Quand je dis « le chat est sur le tapis », être sur le tapis n’est évidemment une qualité propre au chat comme d’être tigré, méchant, etc. La confusion de ces deux emplois du verbe « être » est une confusion logique. On peut dire « le chat est blanc et noir » mais pas « le chat est noir et sur le tapis » ! (C’est un zeugme, figure qui juxtapose ou coordonne en un effet plaisant, des éléments syntaxiques ou sémantiques différents.)

Les verbes (ou plutôt les groupes verbaux) sont les indicateurs des relations. « être sur », comme dans notre exemple indique une position, mais « joue aux échecs avec » est un autre genre de relation. Ici la distinction grammaticale entre verbes d’actions et verbes d’état n’a pas lieu d’être. Les relations décrivent des événements, ce qui arrive aux entités qui composent le monde.

Encore une fois, c’est une question de sens qui nous amène à faire ces classifications et pas simplement des questions de syntaxe. Par exemple :

P1 : Jacques donne une fleur à Lucile : c’est une relation entre trois entités du monde (Jacques, la fleur, Lucile)

P2 : Jacques donne un baiser à Lucile : la phrase a grammaticalement la même structure, mais du point de vue du sens la relation n’est pas « donner quelque chose à quelqu’un » mais « donner un baiser à quelqu’un ».

La notion de relation est une notion multiforme. De nombreuses entités peuvent être décrites comme des relations. Prenons un exemple : le gouvernement est entité qui perdure à travers le temps. Pourtant on peut changer les titulaires de tel ou tel poste, voire changer le gouvernement tout entier. Ce qui dure ce ne sont pas les individus qui changent, mais bien les relations, bien que les entités mises en relations puissent être changées.

[D]Les modalités

Les modalités sont les qualités des relations. Grammaticalement, elles s’expriment d’abord par les adverbes qui concernent le verbe comme leur nom l’indique. On ne développera pas ce point assez complexe. On en donnera quelques aspects :

Quand on dit « tous les hommes sont mortels », le qualificatif « mortel » fait partie de la description de l’essence de « homme ». On peut donc dire « tous les hommes sont nécessairement mortels. » Par contre, si je dis « tous les élèves de cette classe peuvent avoir leur examen », j’énonce une simple possibilité, qui peut ou non se réaliser et qu’on dira contingente.

[E]Enchâssement des énoncés

Les phrases peut se constituer par combinaison de phrases. Une proposition subordonnée relative est l’opération qui consiste à remplacer un adjectif par sa description. « Socrate est l’homme qui a été condamné à boire la ciguë. » Une proposition subordonnée conjonctive est une relation qui intervient dans une autre relation. « Je désire une bonne bière » peut se remplacer par « je désire que vous me serviez une bonne bière ».

[A x B] est remplacé par A x [D y E].

L’idée générale que nous n’avons qu’esquissée ici est de donner une analyse logique rigoureuse des énoncés linguistiques. On pourrait ainsi donner une description formelle (en utilisant par exemple le formalisme de la logique) des énoncés en langage ordinaire.

[F]Critique du formalisme logique

Jusqu’où peut-on aller dans cette voie de la formalisation ? Jusqu’où pourrait-on réduire le langage donné à cette « caractéristique universelle » pour parler comme Leibniz ? Merleau-Ponty s’en prend au « fantôme d’un langage pur » (cf. La prose du monde).

Il s’agit de savoir en effet si

  1. On peut ramener la parole (la langage en tant qu’il est énoncé par des humains) et faire des énoncés un « tableau du monde » à la manière de Wittgenstein I. Dans le TLP, il écrit ainsi : « 1 – Le monde est tout ce qui a lieu. 2.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses. […] 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. […] 2.1 – Nous nous faisons des images des faits. 2.11 – L’image présente la situation dans l’espace logique, la subsistance ou la non-subsistance d’un état de choses. 2.12 – L’image est un modèle de la réalité. […] 3 – L’image logique des faits est la pensée. […] 3.1 – Dans la proposition, la pensée s’exprime pour la perception sensible. 3.11 – Nous usons du signe sensible (sonore ou écrit, etc.) dans la proposition comme projection de la situation possible. » On peut continuer ainsi : pour LW, le langage est la projection sensible de la pensée qui est elle-même une image logique du monde. Sur tout cela, LW reviendra quelques années plus tard. (cf. texte extrait des RP)

  2. Si on connaît la logique qui permet de combiner ces images, on doit pouvoir engendrer tous les énoncés possibles : la parole obéirait ainsi à une sorte d’algorithme récursif comme le font les mathématiciens avec les systèmes formels. On pourrait également délimiter précisément les énoncés possibles et les énoncés dépourvus de sens.

Mais ces deux thèses sont pour le moins douteuse. Le langage algorithmique est un langage fantôme peut-on dire pour parler comme Merleau-Ponty.

  • D’une part une parole ne signifie pas à partir de l’examen d’une correspondance « token to token » entre les faits et leur image logique. La parole signifie dans la différence de toutes les paroles qui constituent un énoncé. En tant que telles, prises, individuellement les paroles ne signifient rien.

  • D’autre part, la signification d’une pensée qui est selon LW le procédé par lequel la pensée se projette dans un signe vocal, écrit, etc., je précède pas son énonciation. Merleau-Ponty construit une très belle analogie entre l’énonciation langagière et le peintre au travail. La signification se dégage dans l’énonciation elle-même.

  • Enfin, il y a des énoncés qui sont strictement parlant dépourvus de sens et qui pourtant sont pleins de significations.

Le formalisme laisse échapper l’essence non pas du langage (c’est trop vague) mais de la parole humaine.

- III - Les noms des choses

Le langage humain n’est pas un simple système de signaux. Il renferme en lui-même une certaine conception du monde, une théorie de ce qui est qu’on appelle encore une ontologie – on parle aussi de métaphysique. Ainsi la grammaire de nos langues refléterait la « grammaire » du monde. Mais, comme on l’a déjà noté, toutes les langues n’ont pas la même structure. Donc des langues différentes feraient des ontologies différentes.

On classe couramment les langues d’après l’ordre des mots dans la phrase (en français, c’est généralement SVO). Mais ces différences-là ne sont pas très importantes. Elles ne renvoient pas à des conceptions du réel différentes.

Remarquons encore qu’il n’y a pas de coïncidence des noms entre les différentes langues.

Français

Allemand

Italien

Arbre

Baum

Albero

Bois

Holz

Legno

Wald

Bosco

Forêt

Foresta

Et ici nous avons des langues proches (indo-européennes) qui décrivent des milieux naturels semblables. Ainsi les mots ne précèdent pas le discours mais « ils trouvent leur origine dans le discours » (Humbolt). Une langue n’est pas une collection de mots, mais un arrangement systémique.

Mais les différences entre langues vont plus loin. Les langues diffèrent également par les classes des noms qu’elles utilisent. Le français distingue les genres (masculin/féminin) ce qui implique des accords : le cheval est grand ; la jument est grande. La difficulté est que cette classification est très vaste et souvent arbitraire puisqu’elle s’étend à tous les noms et pas seulement aux êtres vivants sexués. Pourquoi dit-on un drap et une couverture ? Certaines langues usent d’un troisième genre, le neutre (allemand, anglais, latin …) mais là aussi avec un foule d’exceptions (l’enfant se dit das Kind et la femme das Weib, par exemple).

Les classes nominales peuvent être plus étendues. Les classes nominales sont généralement définies par des oppositions contrastives, comme, par exemple, entre

  • animé / inanimé (comme en ojibwe),

  • être pensant / non pensant (comme en tamoul),

  • mâle / autre,

  • être humain masculin / autre,

  • masculin / féminin,

  • masculin / féminin / neutre,

  • fort / faible,

  • augmentatif / diminutif.

On trouve dans certaines langues, y compris au sein de la famille indo-européenne, une corrélation plus ou moins nette entre les classes nominales et la forme de leurs objets respectifs.

Certains linguistes pensent que le nostratique, ancêtre commun hypothétique des langues indo-européennes et d’autres familles de langues, possédait les classes « humain », « animal », et « objet ».

On le voit, la langue ici renvoie bien à une mise en ordre du monde.

On peut encore aller un peu plus loin. Benjamin Whorf dans Linguistique et Anthropologie écrit ainsi :

Quant au nootka, il ne comprend que des phrases sans sujet ni prédicat. La traduction « il invite des gens à un festin » fait la distinction entre le sujet et le prédicat alors que la phrase originelle ne la fait pas. Celle-ci commence en énonçant l’action de bouillir ou de cuire, tl’imsh ; puis vient ya, (résultat) = « cuit » ; ensuite -’is (« le fait de manger »), ce qui donne « le fait de manger de la nourriture cuite » ; puis -ita (« ceux qui font », c’est-à-dire « mangeurs de nourriture cuite ; puis -’itl (« allant à » ; enfin -ma, signe de la 3e personne de l’indicatif. Ce qui donne au total tl’im shya ‘isita ‘itlma, dont la paraphrase approximative est « il (ou quelqu’un) va chercher (invite) des mangeurs de nourriture cuite ». (op.cit. 1956, p.176-177)

C’est sur ce genre de considérations que s’appuie ce qu’on appelé l’hypothèse de Sapir-Whorf : soutient que la structure d'une langue tend à conditionner la manière dont un locuteur de cette langue pense. Les structures des diverses langues amènent donc leurs locuteurs à voir le monde différemment. Cette hypothèse avait déjà été formulée au XVIIIe siècle par les linguistes allemands Johann Gottfried Herder et Wilhelm von Humboldt. Aux États-Unis, elle est adoptée par Sapir pendant l'entre-deux-guerres et par Whorf dans les années 1940. La formulation de Whorf et son illustration de l'hypothèse suscitent un vif intérêt. Se fondant sur ses recherches et ses observations de terrain sur les langues amérindiennes, il suggère, par exemple, que la conception du temps et de la ponctualité dans un peuple pourrait être influencée par les types de temps verbaux que présente sa langue. Whorf en conclut que la formulation des idées est intégrée à – ou est influencée par – une grammaire propre et diffère dès lors d'une langue à l'autre. Cette position et son contraire, selon laquelle la culture façonne la langue, ont fait l'objet de nombreux débats. (cf. Encyclopedia Universalis).

Ce relativisme mettrait en cause la possibilité même d’une connaissance objective du monde ! Chomsky et Pinker défendent au contraire une conception universaliste. Les langues particulières dériveraient toute d’une structure générale biologique. L’étude de la grammaire universelle ne serait alors rien d’autre que l’étude des capacités cognitives de l’esprit humain.

En fait, nous devons peut-être accepter que les deux conceptions, en apparence antagoniques soient vraie simultanément.

  1. Parler renvoie à une faculté universelle, innée. N’importe quel homme est capable de parler n’importe quelle langue.

  2. Mais l’universel n’existe que dans la particularité qui lui donne forme.

Ce n’est pas une pirouette. On doit bien admettre qu’il y a des capacités innées, propres à l’organisation cérébrale de tous les humains. Mais ces capacités ne s’actualisent qu’à travers les inventions que permet l’usage de la parole, à travers sa créativité.

- IV - Conclusion

Au-delà de la grammaire « de surface » de nos langues particulières, il y a une logique profonde du langage qu’il faut essayer de saisir. C’est bien cette logique profonde du langage qui structure notre possibilité de connaître la réalité, le monde. Parler, ce n’est pas simplement redoubler la réalité directement perçue en lui accolant un signe linguistique. C’est introduire entre le sujet et l’objet l’indispensable médiation pour transformer le réel en réel pensé, c’est-à-dire produire ce qu’est le monde de la vie qui est le nôtre. Les mots ne sont pas des étiquettes attachées fixement aux choses ; ils n’ont pas non plus de rapport direct avec les choses (les symboles évoquent eux directement ce sont ils sont le symbole).



1Hegel, Phénoménologie de l’esprit, I, p.92

2Ibid.

vendredi 1 mars 2019

Histoire et instrumentalisation de la mémoire


On confond trop souvent l’histoire et la mémoire, assimilant l’histoire à notre mémoire collective. Pourtant histoire et mémoire sont, à bien des égards, antinomiques. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, c’est la possibilité de changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.

jeudi 28 février 2019

Par quoi sommes-nous concernés dans l'action politique?



Nous avons montré que l’action politique est précisément ce qui constitue la cité – quelles qu’en soient les formes. Nous avons également vu que la cité est un monde – le microcosme – qui doit refléter le monde naturel – le macrocosme.
Le monde, ce n’est donc pas simplement « tout le monde », au sens de « tous les gens ». Le monde est ce qui rend possible la vie humaine, puisque l’homme est un zoon politikon. Le souci du monde est donc le souci propre de l’homme en tant que politikon et l’activité politique est donc directement concernée par le monde. Il ne s’identifie au souci des autres qui peut ne viser les autres hommes à titre de personnes privées (par exemple la charité privée n’est pas une action politique, dans la famille nous sommes concernés par nos proches, etc.). Être concerné par soi-même, c’est précisément se retirer du monde : par exemple, dans la vie contemplative, dans la méditation, ou pour le croyant dans la prière, je me retire en moi-même.
De ce qui peut ici être établi aisément, en se souvenant des cours sur cette vision grecque du monde dont nous sommes les héritiers, on peut tirer quelques questions :
1.      Toute action est-elle politique ? Et de ce point de vue, il faut admettre comme complément de la politique l’existence de ce que Hannah Arendt appelle le domaine privé. Dans le domaine privé, l’homme se sépare du monde, il se protège du monde. L’inviolabilité du domaine privé est le corrélat de la politique.
2.      Ce qui émerge à l’époque moderne et dont les auteurs des Lumières sont les premiers témoins et les premiers analystes, c’est l’invasion du domaine privé (celui de l’économie, la gestion de la maisonnée) dans le domaine public. Et c’est ici que s’enracinent deux phénomènes : la subversion de l’espace du politique par les intérêts privés et la perte programme du monde commun.
3.      Le totalitarisme est la perte du monde commun. La politique disparaît, écrasée par l’accumulation de puissance de l’État totalitaire. Il suppose des masses atomisées, la dislocation des classes et des peuples (voir les analyses de Hannah Arendt).
***
En ce qui concerne la première question, il faut comprendre ce qu’est la politique. Comme le dit Hannah Arendt, il ne s’agit pas de l’homme, mais des hommes, dans leur pluralité. Dans l’espace public, ils se rencontrent dans leur pluralité et en même temps admettent entre eux une certaine égalité. C’est pourquoi la question de savoir qui a accès à l’espace public est une question aussi importante. Cet espace est le lieu de la politique et existe entre les hommes en tant qu’ils appartiennent à la communauté politique. Il est bâti, maintenu et transformé par l’action politique. Et ce quelle que soit la forme du gouvernement. Dans la démocratie athénienne seule une petite minorité (10%) constituait le « peuple » de ceux qui avaient la qualité de citoyens à part entière et jamais il n’y a de communauté politique dans laquelle tous les individus sont citoyens. Il faut aussi distinguer les conditions légales de la citoyenneté de sa réalité effective. L’action politique peut être le fait d’individus qui légalement ne sont pas ou pas encore citoyens. Dans les régimes tyranniques ou simplement autoritaires, une partie de l’action politique peut être clandestine, ce qui n’ôte rien à son caractère d’action politique qui fait exister le politique comme tel.
En tant qu’elle est politique cette action est concernée par le monde. Et ce indépendamment des motivations des acteurs – qui peuvent être des motivations parfaitement égoïstes ou passionnelles – la libido dominandi. C’est ici qu’il importe de définir ce que l’on appelle « monde ».
On en peut avoir une approche intuitive par l’usage du mot « monde ». On parle du « monde grec » pour parler de cette unité politique (unité d’une diversité de cités, indépendantes les unes des autres, unité de culture, existence de liens privilégiés). Le mundus chez les Étrusques, et cela a été repris par les Romains désignait un puits destiné à recevoir les offrandes destinées aux dieux des puissances souterraines : sa place découlait du bornage des cités. À partir du mundus se dessinent l’axe vertical et les axes horizontaux orthogonaux du monde des hommes, lequel est une image inversée sur monde des astres. Le monde renvoie à l’ordre, à l’arrangement et c’est toujours à partir du microcosme humain que le macrocosme s’ordonne. Le monde n’est donc pas un espace abstrait mais un espace arrangé dans lequel on peut cheminer (parcourir le vaste monde, par exemple). Ainsi l’action politique, celle qui consiste, si on revient à l’étymologie, à bâtir une cité est donc bien constitutive du monde. Elle aménage ce monde dans lequel les hommes peuvent vivre, dans lequel les petits d’homme peuvent « venir au monde », c’est-à-dire s’acheminer vers ce qui est proprement
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
La vision cosmopolitique des Stoïciens ne contredit pas cette façon de voir. L’homme est « citoyen du monde » affirment-ils s’opposant ainsi à la citoyenneté limitée de la polis antique. Chez les Romains, cette vision s’appuie sur la conception de l’imperium romain dont la « destinée » est de faire régner partout la pax romana. C’est bien encore le souci du monde qui caractérise l’action politique.
Donc il est évident que dans l’action politique nous sommes bien concernés par le monde et non par nous-mêmes ! Que cette action renvoie à nos intérêts, c’est certain. Les hommes agissent toujours en vue de ce qu’ils croient être leur « utile propre », même si celui qui se limite à ses intérêts égoïstes bornés ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Il faut ajouter que pour s’engager dans quelque entreprise que ce soit, il faut y être intéressé. On le voit l’opposition entre le monde et nous-mêmes ne recoupe pas l’opposition – souvent floue et parfois factice – entre l’action désintéressée et l’action en vue de nos propres intérêts.
***
Abordons le deuxième aspect. L’élargissement du monde des Européens, concomitant avec les voyages transatlantiques et trans-pacifiques, a bouleversé l’ordonnancement du monde ancien. Le « nouveau monde » n’est pas seulement cet espace qu’ouvrent les navigateurs espagnoles, portugais et italiens. C’est un nouveau monde qui se construit sur les décombres de l’ancien. Un monde qui perd son centre – Copernic et Galilée nous font passer « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du livre de Koyré. Si le centre est partout et la circonférence nulle part, comme le disait déjà Nicolas de Cues repris par Pascal, comment penser encore l’existence d’un monde commun des humains ? Cherchant la « loi de Newton » qui régit les affaires humaines, Adam Smith découvre que c’est l’intérêt de chacun qui est la « loi de la gravitation universelle » qui fait tenir ensemble les hommes. Ce n’est plus le souci du monde, le souci proprement politique qui les anime, mais le souci de leurs propres intérêts dont la « main invisible » assure la cohésion et l’harmonie universelle. On peut estimer, comme Jean-Claude Michéa, que la voie ouverte par Smith est une impasse ; mais le philosophe écossais a clairement saisi le mouvement en cours : la subversion du « commun » par les intérêts privés.
Dans ce monde, où les hommes sont comme des atomes isolés mus par la seule loi de la maximisation de leur utilité, les individus sont tous interchangeables et il n’y a plus de place pour l’action politique. Le gouvernement des hommes pourra laisser la place à la « gouvernance », seule « régulation » subsistante pour assurer les flux des échanges, entre marchandises toutes rendues équivalentes par cet équivalent général qu’est l’argent.
Si le monde ancien valorisait l’individualité, si la gloire et l’honneur étaient la marque de la contribution de l’individu exceptionnel au monde commun, une marque qui faisait qu’il devenait immortel dans la mémoire de sa communauté politique, ces valeurs sont maintenant considérées comme des « bagatelles » (Hobbes, Léviathan, ch. XIII). Locke considère même que la propriété finalement est plus sacrée que la vie (cf. Traité du gouvernement civil).
De manière contradictoire, la modernité valorise les droits individuels et la liberté politique au moment même ils semblent perdre leur sens profond. Conscient que la « société civile » abandonnée à la dynamique de l’échange signifierait la fin de la communauté spirituelle des hommes, Hegel tente de penser l’État comme l’unité contradictoire de l’individu et de la totalité. L’État est pensé comme la plus haute réalisation de l’Esprit, cette unité qui garantit la liberté des individus dès lors qu’ils reconnaissent la suprématie de la volonté générale.
***
Nous arrivons ainsi la dernière de nos questions. Le système totalitaire, tel que l’a analysé Hannah Arendt n’est en rien le produit de la malveillance de quelques hommes particulièrement monstrueux qui ont réussi à mener à bien leurs fins propres en asservissant toute la population d’un pays ou d’un continent. Dans la deuxième partie des Origines du totalitarisme intitulée L’impérialisme, Arendt montre que l’impérialisme, avec la Première Guerre Mondiale a précipité le déclin de l’État-nation en faisant « exploser la solidarité des nations sans espoir de retour, ce que nulle autre guerre n’avait jamais fait. » (op. cit. Seuil, Collection « Points », p. 239). Des millions de femmes et d’hommes sont déplacés à la suite de l’effondrement des vieux Empires (empire russe, empire ottoman, empire austro-hongrois). Des foules de « sans-droits » vont apparaître, privées de la protection d’un État, devenues apatrides, c’est-à-dire privées d’un lieu où habiter le monde. Or, cette situation découle de cette subversion du domaine public par les intérêts privés, nous dit encore Hannah Arendt. Et c’est de là que naît de le système totalitaire lequel repose sur la masse, c’est-à-dire l’agglomération d’individus séparés de toute appartenance collective à un monde commun et qui ne tiennent plus ensemble que par le culte du chef et la toute-puissance de la police politique. À bien des égards, le système totalitaire se distingue radicalement d’un étatisme autoritaire comme l’histoire en a tant connus. Il est donc anti-politique. « Les organisations totalitaires sont des organisations d’individus atomisés et isolés » (H. Arendt, Le système totalitaire, Plon, p. 69) Avec Hannah Arendt, nous pouvons comprendre que la terreur s’impose quand les hommes sont isolés, quand ils ont rompu tout lien avec vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail.
La pensée a toujours besoin de la solitude, elle est le dialogue de l’âme avec elle-même, ainsi que le dit Platon. Mais la solitude n’est pas la désolation. La solitude du penseur suppose que soit gardé le contact et le lien avec les autres. Le totalitarisme produit la désolation : de même qu’il rend impossible l’action politique, il rend impossible toute vie véritablement privée. « La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et pour l’idéologie et la logique préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales de notre époque. » (Le système totalitaire, op. cit. p. 304)
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En conclusion, il est clair que dans l’action politique nous sommes concernés par le monde et non par nous-mêmes, ce qui ne signifie pas que nous ne devions pas réserver une partie de notre temps au souci de nous-mêmes et plus généralement aux soucis de l’espace privé qui reste absolument nécessaire pour protéger la vie humaine contre le monde. De ce point de vue, la séparation entre le domaine privé et la sphère publique doit être maintenue. À l’inverse, on peut noter que le processus que l’on appelle « mondialisation » loin d’être la constitution d’un monde commun à tous les hommes sur la surface de la Terre revient pour des centaines de millions d’individus à la destruction de tout monde commun, des individus sans attache, déracinés réduits à la condition de consommateurs peuplent ce monde sans frontières où les individus se heurtent pourtant à des nouvelles frontières bien plus imperméables que toutes celles que l’humanité a connues dans son histoire. L’effacement des frontières entre la sphère publique et le domaine privé se traduit aussi pour les individus par une désertion du souci d’un monde auquel ils ne croient plus pouvoir contribuer et donc un affaissement de toute conscience proprement politique, sans que pour autant il y ait un repli sur la sphère de l’intériorité – à la manière des Stoïciens défendant la liberté intérieure du sujet – précisément parce que le consommateur est un sujet sans intériorité et parce que prétendu individualisme de notre époque fabrique le plus souvent des individus en série. Au-delà de ces processus sociaux, reste pour la « réalité humaine » comme le dit Sartre la responsabilité pour le monde.


mardi 8 janvier 2019

Y a-t-il des catastrophes naturelles?



Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois de la nature.

Objections

Ce n’est qu’en apparence que les catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…) Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles, les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom) vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut déclencher un ouragan à San Francisco.  Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous, car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil, si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort. Des inondations tout à fait « normales » se transforment en catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné n’importe où.

lundi 3 décembre 2018

Les ordinateurs ont-ils une mémoire ?


La mémoire des ordinateurs surpasse infiniment la nôtre : une bibliothèque entière tient sur une clé USB. La mémoire de l’ordinateur est infaillible (sauf problème technique) et quand nous doutons de notre propre mémoire, nous faisons confiance à ces prothèses faites de plastiques et métaux plus ou moins rares, accessibles par des réseaux d’ordinateurs connectés. Face à ces produits conçus rationnellement et si parfaitement adéquats aux objectifs qui leur sont fixés, nous éprouvons nous, pauvres humains, ce sentiment que Gunther Anders a désigné sous le nom de « honte prométhéenne », nous qui ne sommes que le résultat aléatoire des lois de la biologie. Notre mémoire est si fragile relativement à la mémoire des ordinateurs !

Explosion de la mémoire

Si les hommes ont toujours inventé des dispositifs techniques permettant d’objectiver leur mémoire, avec l’avènement de l’informatique, c’est à une nouvelle explosion de la mémoire que nous assistons. On peut donner une idée : un livre comme Matière Et Mémoire de Bergson contient environ 400.000 caractères. Une mémoire informatique de 1 Mo peut donc contenir près de trois livres comme cette œuvre de Bergson. Un disque dur d’un ordinateur grand public est de 1 To (240 octets) soit environ 3 millions de livres comme Matière et Mémoire et sans doute beaucoup plus si on utilise des algorithmes de compression de données ! Chacun pourrait donc posséder facilement toutes les plus grandes bibliothèques du monde. On peut mémoriser non seulement les mots, mais aussi les images et les sons, qui annonce sans doute des bouleversements considérables de la culture humaine : pour raconter un événement, il fallait passer par le travail d’abstraction du langage ; désormais un clip vidéo peut suffire. Cette explosion de la mémoire transforme fondamentalement la condition des hommes. Le passage de la « graphosphère » à la « vidéosphère » (cf. les travaux de Régis Debray) n’est pas un simple changement de médium.
Le contrôle de ces mémoires externes devient du même coup un enjeu non seulement économique mais aussi politique autour duquel se livrent les batailles d’aujourd’hui. Qui contrôle les mémoires externes pourrait bien contrôler les mémoires de chacun d’entre nous.
La survie et le développement de l’humanité ont toujours nécessité la production d’informations. Le progrès technique est le développement d’une mémoire externe, c’est-à-dire de toutes sortes de dispositifs utilisés pour le stockage de l’information.
Le mot « calcul » (en latin, « petit caillou ») vient de premières méthodes employées pour compter les entrées et les sorties dans les magasins de la cité. On pourrait ainsi compter les informations produites par l’humanité au cours de sa propre histoire et on estime ainsi que l’humanité à produit au cours des deux dernières années plus d’informations qu’elle n’en a produites dans toute son histoire antérieure ! Avant la fin du XIXe, les informations étaient stockées sous une forme écrite et on ne pouvait mémoriser que les images fixes, par la peinture et la sculpture ! L’invention de la photographie démultiplie la mémorisation des images, puis le cinéma permettra la mémorisation du mouvement, la chronophotographie pouvant ici tenir lieu de « chaînon intermédiaire ». L’invention du phonographe permet la mémorisation du son.
Les trois autres sens, en revanche, ne laissent aucune trace. Se pose la question de savoir pourquoi il en est ainsi revient à savoir si l’incapacité dans laquelle nous sommes de stocker des informations de nature olfactive, par exemple, découle de problèmes techniques qui pourront peut-être résolus un jour ou si, au contraire, cela tient à la nature même de cette information olfactive, gustative ou tactile. Il semble que la deuxième hypothèse soit la bonne. Nous pouvons faire des représentations imagées d’un paysage : cette représentation a une réalité objective, indépendante de notre perception (subjective), mais ni les odeurs ni les saveurs ne sont susceptibles de ce genre de représentation et donc ne peuvent être mémorisés. Je peux envoyer à un ami une photographie de ma résidence de vacances, mais nullement les odeurs des plantes ou le goût d’un met.
Nonobstant cette limitation, il semble que rien ne puisse arrêter notre boulimie d’information mais nos supports actuels, essentiellement les disques des ordinateurs, atteignent leurs limites. En outre on sait qu’il s’agit de support dont la durée de vie est limitée : le papier résiste mieux aux outrages du temps que les disques optiques (CD, DVD) et autres disques magnétiques. On envisage d’utiliser l’ADN comme dispositif de stockage : des essais ont permis de stocker un million de caractères sur un picogramme d’ADN (10-12g). Cette macromolécule peut, en effet, être considérée comme une mémoire qui contient les informations qui commandent la production des molécules d’ARN à partir desquelles se construisent tous les êtres vivants. Cette information est « codée » par une suite de combinaisons de quatre bases qui permettent de définir toute l’information génétique. Nous savons aujourd’hui « décoder » le code génétique de tous les vivants et singulièrement celui de l’homme – qui nous donne de nouvelles informations sur notre passé, le nôtre comme celui de l’espèce. Mais on peut se servir de ces suites de combinaisons pour coder d’autres informations. 

Mémoire objectivée et métaphore de la mémoire

Pourtant il n’est pas certain que l’on puisse dire que les ordinateurs « ont » une mémoire. Pour parler d’un homme qui a une bonne mémoire, on dit encore qu’il a une mémoire d’éléphant et pas une mémoire d’ordinateur ! La langue dit nos réticences à accorder une « vraie » mémoire aux ordinateurs. Nous avons le pressentiment que le mot mémoire est utilisé de manière métaphorique par l’industrie informatique.
Tout d’abord commençons par remarquer que la civilisation humaine, au plus loin que nous puissions remonter laisse des traces et des marques qui rappellent aux humains toutes sortes de choses utiles à la vie. Laisser une trace sur un tronc d’arbre ou sur un rocher sera utile pour se ressouvenir du chemin à emprunter. Le fil d’Ariane qui aide Thésée à s’échapper du labyrinthe, c’est le fil de la mémoire. Et d’ailleurs quand un peu plus tard Thésée appareille en laissant Ariane il se trouve dans un épais brouillard car il a perdu la mémoire de la route à suivre. Le totem est le rappel de la mémoire des ancêtres. Tous ces moyens de garder la mémoire restent très limités. C’est l’invention de l’écriture qui va permet la première explosion des moyens de mémoriser. Tout ce qui était confié à la mémoire subjective des individus enseignant ce qu’ils savaient à d’autres individus qui devaient à leur tour le garder en mémoire peut maintenant être objectivé dans une chose matérielle.
Les grottes peintes rappelaient aux hommes de la préhistoire quelques secrets, quelques vérités initiatiques et nous rappellent à nous combien ces hommes si lointains étaient nos semblables. Mais on ne dira pas que la grotte peinte a une mémoire bien qu’elle soit à certains égards l’enregistrement des faits ou des croyances de nos ancêtres. Les livres n’ont pas de mémoire, ils sont de la mémoire objectivée et de la mémoire qui ne sera véritablement mémoire qui s’ils trouvent des hommes pour les lire et les inscrire dans leur mémoire. Peut-on dire alors qu’il en est de même avec  les ordinateurs ? À certains égards on peut comparer un ordinateur à une bibliothèque stockant des livres de toutes sortes : des livres encryptés en code binaire, des livres qui définissent le fonctionnement de l’ordinateur et un ensemble d’engrenages qui permettent d’effectuer des opérations arithmétiques et des recherches dans la bibliothèque. On a souvent comparé les ordinateurs à des machines à calculer mécaniques comme la célèbre « pascaline » inventée par Blaise Pascal au XVIIe siècle ou encore à l’antique boulier, venu sans doute de Chine. Ce n’est pas faux ; mais la comparaison la plus pertinente est celle qui rapproche l’ordinateur du métier Jacquard ou du limonaire.

Le métier Jacquard est un métier à tisser mécanique qui peut être manipulé par un seul ouvrier et dont les motifs sont « programmés » sur des cartes perforées qui déterminent quelle aiguille sera actionnée et donc quel fil sera utilisé. Il suffit de changer les cartes pour changer de motif. Les cartes sont comme un programme d’ordinateur ou plutôt les programmes d’ordinateurs sont semblables aux cartes d’un métier Jacquard. Le limonaire fonctionne sur le même principe, mais ici il ne s’agit plus de tisser de la toile mais de produire de la musique. Au lieu de reproduire le son à partir d’un dispositif qui mémorise les sons (disque vinyle ou CD), le limonaire produit le son à partir de son programme que l’on peut changer à l’envi.
Où se trouve la mémoire ? Pas dans la mécanique : un batteur pour monter les monter les œufs en neige n’a aucune mémoire et pourtant quand je m’en sers adéquatement, il exécute toujours les mêmes opérations et me permet d’obtenir ce que je voulais, à savoir des œufs en neige. On voit tout de suite qu’il n’y a guère de sens à parler de « mémoire » quand une machine exécute les mouvements en vue desquels elle a été construite. Que l’on puisse à volonté modifier ces mouvements par des dispositifs ingénieux comme celui de Jacquard ne modifie pas fondamentalement la nature de la machine. Après tout, de nombreuses machines sont réglables et on peut changer les réglages en fonction des tâches à accomplir. Si on s’intéressait spécifiquement à l’histoire des techniques, le point de vue serait extrêmement différent : une technique du genre métier Jacquard est une évolution importante des techniques. Les grandes machines automatiques qu’étaient les « mule-jenny » inventées à la fin du XVIIIe n’étaient pas aussi évoluées que le métier Jacquard ! Mais il n’y a ni plus ni moins de mémoire dans la « mémoire morte » des mule-jenny que dans la « mémoire réinscriptible » des Jacquard. D’ailleurs on ne parle jamais de mémoire à leur sujet.
On pourrait aussi évoquer la mémoire dans les processus physiques. La courbe d’hystérésis pourrait apparaître comme une forme de « mémoire ». La courbe d’aimantation d’un noyau de fer doux sous l’effet d’un courant électrique est différente de la courbe de désaimantation dans on coupe le courant. Tout se passe comme si noyau de fer conservait la « mémoire » du cycle d’aimantation. Mais là on voit bien que le mot de mémoire dans un sens qui nous interdit de dire que le fer doux « a » de la mémoire. Il en va de même lorsque l’on parle d’effet-mémoire dans les accumulateurs ou encore de « mémoire de forme » pour les matelas ou les alliages à « mémoire de forme » : ici la mémoire désigne seulement la propriété d’un matériau à revenir à sa forme antérieure.
On s’est mis à parler de mémoire avec les ordinateurs pour une raison qu’on a un peu oubliée : les premiers ordinateurs s’appelaient calculateurs mais aussi souvent « cerveaux électroniques », puisqu’ils étaient censés effectuer des opérations mathématiques aussi complexes que celles d’un cerveau humain. Mais pendant un temps assez long, c’est sur des cartes perforées (comme dans le métier Jacquard) qu’étaient stockés programmes et données et sur cartes perforées que sortaient les résultats avant qu’on ne les remplace par des téléimprimeurs.

L’information

Nous voyons donc que le mot de mémoire ne peut s’appliquer aux ordinateurs que dans un sens faible, plutôt relâché et pas dans le sens où « j’ai de la mémoire ». La mémoire des ordinateurs est simplement un dispositif de stockage. Je vais prendre un exemple. Voici ce que dit Wikipedia dans l’entrée consacrée à la mémoire en informatique. « En informatique, la mémoire est un dispositif électronique qui sert à stocker des informations (stockage de données). » Il n’y a rien à dire à cette définition … sinon qu’elle fait comme s’il allait de soi que l’on stocke des informations dans une mémoire. Si vous mettez l’interrupteur de votre radiateur électrique sur (o) ou sur (i) comme « out » ou « in », vous n’avez pas l’impression d’avoir stocké de l’information et pourtant dans une mémoire d’ordinateur il n’y a que des positionnements d’interrupteurs (un élément de mémoire est tout simplement un transistor fonctionnant comme un interrupteur que l’on peut mettre en position « bloqué » ou « saturé ». Pourquoi ce qui objectivement n’est que l’état physique d’un système devient-il de l’information ?
La notion d’information est le produit d’un travail conceptuel. L’information n’existe pas comme existent les choses matérielles, c’est une abstraction. Une chose matérielle peut nous donner une information, c’est-à-dire que nous associons une idée à la présence de cette chose. Si je trouve des petites crottes dans mon sous-sol, me voilà informé de la présence de souris ! Autrement dit l’information n’est ni les déjections de rongeurs (qui ne sont une information que pour qui sait ce que c’est) ni le rongeur lui-même. Elle est le rapport qu’un esprit humain établit entre les deux.
On peut essayer de donner une théorie plus formelle de l’information qui nous permettra ensuite de redéfinir la mémoire comme dispositif de stockage de l’information. Shannon a construit une théorie de l’information statistique. C’est cette théorie qui est à l’origine des dispositifs d’encodage et décodage qui sont les pièces de base de ce qu’on appelle (avec un air presque mystérieux mais entendu) le « numérique ». Mais là encore, il faut bien comprendre ce qui est en question.
On dira qu’une suite de 0 et de 1 forme un message et ce message transporte de l’information. À quelle condition ? Premièrement que cette suite de 0 et de 1 soit le produit d’un encodage et faut donc disposer d’un code et, encore une fois, un code n’est chose matérielle mais bien une chose mentale. La phrase que je viens de prononcer je peux l’encoder en écriture alphabétique latine. Ces signes sur un papier demandent à être décodés – par exemple, il faut savoir lire ! Et pour stocker cette phrase sur mon ordinateur, il m’a fallu procéder à un deuxième en codage : transformer ma phrase ne code « ASCII » étendu. La phrase « un code n’est chose matérielle » s’écrit en ASCII qui est un codage hexa décimal qu’on peut ensuite très facile transformer en codage binaire qui lui-même peut s’inscrire dans une « mémoire informatique ». Quand je lis cette phrase sur mon papier, il a donc fallu à la fois procéder à ce codage et ensuite au décodage. Ces opérations d’encodage et de décodage peuvent être faites par des machines ; elles sont des opérations « matérielles », des processus physiques, entièrement descriptibles par les lois de la physique. Mais cette opération, en tant que processus physique permet de transmettre un message qui du sens uniquement pour un utilisateur humain de cette machine à encoder et décoder qu’est mon ordinateur doté d’un logiciel de traitement de texte et peut-être même d’un logiciel de reconnaissance vocale. Si j’écris la phrase : « Jules César est un nombre premier », l’ordinateur l’encode sans protester alors que l’humain qui lira cette phrase se demandant si je ne suis pas tombé sur la tête. La machine en tant que « médium » manipule des signes dont seule la syntaxe importe (c’est un peu ce que fait le correcteur de grammaire). Mais les cerveaux humains ont accès au sens ! si je tape « A » sur mon clavier, on peut dire que j’ai « informé » le microprocesseur de mon ordinateur mon intention d’afficher la lettre « A », mais c’est une manière métaphorique et passablement douteuse de parler. Ou alors il faudrait admettre que lorsque je bascule l’interrupteur des lampes de ma cuisine j’ai informé l’installation électrique de mon intention d’un voir plus clair ou encore si je bêche mon jardin, je manifeste à la terre mon intention de planter des patates !
La philosophie analytique nous a appris que bien souvent les problèmes philosophiques n’étaient que des confusions dans l’usage du langage. C’est un peu exagéré, mais il y a du vrai là-dedans.

Pourquoi les ordinateurs n’ont pas de mémoire

Si la mémoire est du « stockage de l’information », on voit alors que « stricto sensu » l’ordinateur n’a pas de mémoire. Il ne se souvient de rien, non pas parce qu’il a perdu la mémoire mais tout simplement parce qu’il n’est pas quelque chose qui pourrait avoir une mémoire et parce qu’il n’est quelque chose qui pourrait être sujet du verbe « se souvenir ». Nous avons une tendance à personnifier les ordinateurs et à en faire le sujet de pensées analogues aux pensées des humains. C’est un processus psychologique facile à comprendre qui a une origine infantile (l’enfant qui parle à son ours en peluche). Grâce à ces ordinateurs dont nous ne comprenons pas le fonctionnement interne nous pouvons réaliser des tâches complexes et fastidieuses sans même avoir à nous demander comment ces opérations sont effectuées. Mais l’ordinateur ne « fait » rien, au sens strict du terme. Le déroulement mécanique d’un ensemble d’opérations planifiées par une humain en fonction de buts humains n’est pas une action de l’ordinateur ! Elle est une action humaine réalisée au moyen d’un outil qu’est l’ordinateur. L’ordinateur n’agit pas plus que la bêche du jardinier !
Tout ceci nous amène à comprendre pourquoi l’ordinateur n’a pas de mémoire même s’il est un outil de mémorisation. Pour avoir une mémoire, il faut être capable de se souvenir. Il faut donc être un sujet, c'est-à-dire un être qui possède en lui une représentation de lui-même. Je sais qu’aujourd’hui de la même façon qu’on affirme qu’il n’y a pas de véritable distinction entre l’homme et l’animal, on prétend qu’il faudra admettre les robots (des IA) au rang de compagnons disposant de droit. C’est évidemment une position folle (voir JF Braunstein, La philosophie devenue folle) qui se soustrait à l’avance au simple bon sens.
Si nous reprenons les thèses de Locke, en effet, c’est la mémoire qui constitue le sujet. Un souvenir qui me revient donne en même une image et la certitude que ce souvenir est « mon » souvenir et que c’est un souvenir temporellement situé. Ce qui fait qu’un souvenir est un souvenir, c’est précisément qu’il appartient à un faisceau de souvenirs qui, unifiés forment le « moi ». Certes, les souvenirs ne sont possibles que parce qu’il y a un processus physiologique de mémorisation dont on connait assez bien le détail maintenant. Mais ces processus physiologiques ne sont pas le souvenir à proprement parler. Par exemple, on peut mémoriser un paysage : il y a quelque part dans notre cerveau un ensemble de processus physico-chimiques qui les traces mnésiques de la sensation qu’a produite le paysage. Mais dire « je me souviens de ce paysage » et dire « j’ai des traces mnésiques produites alors que j’étais à tel endroit tel jour » ne sont pas du tout des assertions substituables l’une à l’autre. Les identifier c’est commettre une erreur de catégorie comme le dit Gilbert Ryle. Les traces mnésiques caractérisent un état présent de mon cerveau, alors que le souvenir rend présent quelque chose que je situe ailleurs et dans le passé. Les traces mnésiques sont dans mon cerveau et pas les montagnes et le lac dont je me souviens. « Avoir la mémoire de », c’est bien « se souvenir de » ou « se rappeler », ce n’est pas avoir un certain état du cerveau.
Supposons maintenant que je prenne une photo de ce paysage pour m’en ressouvenir quand je serai rentré de vacances. Qu’il y ait maintenant dans mon appareil photo une pellicule à développer ou une carte SD à transférer, je ne dirai pas que mon appareil photo a de la mémoire et encore moins qu’il a la mémoire du lac et des montagnes. Ce sont des mémoires externes, dont la valeur est subordonnée à ma capacité de me ressouvenir quand je regarde quelques mois ou quelques années après la photo. Mais il se pourrait très bien que cette photo ne me dise rien du tout, que je ne me souvienne plus ni du lieu, ni temps où elle a été prise. Dans ce cas, elle n’est même pas un souvenir mais une photo analogue à celles que l’on peut trouver en feuilletant un magazine consacré aux voyages. Il se peut aussi que la photo vienne contredire ce dont je me souvenais ou que j’y découvre un détail que je n’avais pas perçu.
On me dira qu’un appareil photo n’est pas un ordinateur. Mais comment faire la différence ? Les appareils photo d’aujourd’hui sont d’ailleurs justement des petits ordinateurs spécialisés dans la prise de photos et automatisant toutes les tâches qui étaient à la charge du photographe.
On voit donc, par extension, que l’ordinateur est certes un dispositif externe de mémorisation mais qu’on ne pas peut dire au sens strict qu’il a de la mémoire. Quand on utilise le mot mémoire ici, c’est un raccourci qui désigne seulement le nombre d’interrupteurs élémentaires qui peuvent être positionnés sur la position 1 ou sur la position 0. Rien de plus.

L’enjeu de ces réflexions

Pourquoi l’ordinateur n’a pas de mémoire ? Parce qu’il n’est pas capable de « se représenter » quoi que ce soit. Il peut nous présenter quelque chose et nous amener à nous représenter quelque chose Mais « lui » – si ce pronom personnel sujet a ici un sens autre que grammatical – ne se représente rien. Pas plus que l’horloge qui marque l’heure ne se représente l’heure. Mais si l’ordinateur ne se représente rien, il n’a évidemment pas de conscience de quoi que ce soi et encore moins de conscience de soi.
On pourra me rétorquer : soit, mais on ne sait pas quel effet ça fait d’être un ordinateur ? En parodiant Thomas Nagel, on pourrait remplacer la question « How to be a bat ? » par « How to be a computer ? ». À quoi il se pourrait que l’on n’ait rien à répondre, sinon de demander à son interlocuteur de moins lire de SF et de faire preuve d’un minimum de bon sens ! L’esprit est prompt à s’inventer toutes sortes de fantasmagories dans lesquels il s’enferme. Personne n’irait imaginer que sa machine à laver est un être conscient, même à un bas degré de conscience, sauf dans le monde fantaisiste des dessins animés.
Sans développer plus ce point, je veux faire une remarque qui permettra de sérier les questions. Leibniz disait en substance qu’un être est un. Être, c’est former une unité. Les êtres vivants forment des unités « organiques ». Les ordinateurs ne sont pas des unités, mais simplement des compositions de machines agencées de différentes manières. Je n’ai pas dit que tous les êtres vivants ont une conscience – quoi que ce soit exactement ce que dit Leibniz – mais une chose est certaine les ordinateurs (ou les robots humanoïdes) ne sont pas le genre d’entités auxquelles nous pourrions attribuer une conscience. Peut-être fais-je preuve de « chauvinisme carboné » (comme diraient Paul et Patricia Churchland), mais là aussi je ne peux que renvoyer au simple bon sens. Après avoir tenté d’abolir la limite entre l’homme et l’animal, on ne va non plus abolir la limite entre homme et machine. Sauf à vouloir transformer les hommes en machines.
Le 3 décembre 2018


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...