mardi 24 juin 2008

Théorie de la violence

La violence a partie liée avec l’histoire humaine. Problème complexe pour les philosophes qui ont tendance à la penser comme l’impensable rationnellement à moins que la rationalisant trop, ils la fassent disparaître en tant que telle, transformée en « ruse de la raison ». Georges Labica évite ces deux écueils avec sa Théorie de la violence. L’entreprise de Georges Labica pourrait étonner de la part de quelqu’un qui a voué une partie de sa vie à Marx, Engels et à la défense du marxisme : Engels n’avait-il pas réfuté la théorie de la violence de Dühring ? En vérité, Georges Labica n’a nullement l’intention de se livrer à l’art des généralités creuses sur la violence dont toute une littérature contemporaine nous abreuve.  Alors que les classes dominantes usent de la « crainte de la violence », de la « montée de la violence », de la chasse aux « terroristes » comme autant d’arguments-massue pour amener les dominés à renoncer à la lutte et à faire bloc derrière l’appareil d’État, l’exploration des figures de la violence, à travers les récits religieux, les mythes, l’art, mais aussi l’analyse de la violence structurelle des sociétés modernes permet de mettre à distance ce discours idéologique et de revenir à la réalité, c’est-à-dire, selon le titre du chapitre de conclusion aux « résistances ».

La violence se conjugue d’abord du côté de ceux qui subissent la violence injuste, le malheur sans explication. On lira avec bonheur ce chapitre premier, « du coté du livre de Job », où Labica fait de Job le héros qui capitule pas. Il a été juste et le malheur qui l’accable est sans raison. Ensuite elle est du côté des martyrs et il faudrait, à partir du livre de Labica, confectionner un ouvrage reproduisant tous les tableaux qu’il évoque ou qu’il analyse plus longuement. « Avec le martyre, dit Labica, nous nous trouvons en présence d’un véritable compendium des violences, infligées ou subies, cruelles ou modérées, délibérées et improvisées, inventives et banales, et des émotions qu’elles provoquent, écartelées entre le paroxysme de la douleur et sa volupté, et déclinant la gamme contradictoire de la soumission, de la résignation, de la jouissance, de la stupeur, de l’incompréhension, de l’imprécation, de la colère, de la haine, de l’allégresse et de la révolte qui emporte les protagonistes – donneurs d’ordre, bourreaux, victimes proches, témoins, spectateurs dont la postérité sera inépuisable. » (p. 55). Après les martyrs, les déments et là encore Labica puise abondamment dans la tradition culturelle, dans le théâtre de Shakespeare si riche en tyrans, assassins, bourreaux et fous.
Cette réflexion conduit évidemment à interroger « l’épouvantable XXe siècle » qui, loin de réaliser les promesses des utopistes ou les rêveries des théoriciens de la paix perpétuelle, semble avoir battu tous les records, notamment grâce aux progrès des moyens d’extermination mais aussi de surveillance, de contrôle social et d’asservissement des hommes. Il y a cependant une véritable difficulté à déterminer un sens précis à la violence, la distinction entre violence et pouvoir et leurs rapports complexes, d’autant que les formes de la violence sont multiples et souvent même pratiquement ignorées : les relations de travail sont marquées presque toujours par une violence ouverte ou souterraine dont ne parlent guère ceux qui font profession de nous alerter contre la montée de la violence.
Labica interroge naturellement la non-violence. Sans oublier de saluer le courage d’un certain nombre de figures héroïques de la non-violence, il en montre les ambigüités – ces non-violents qui n’hésitent pas à faire la guerre – et aussi le caractère souvent velléitaire. La non-violence s’insère dans l’arsenal des armes de combat dont disposent les opprimés mais elle ne peut nullement être l’arme suprême. La non-violence ne l’emporte que sur des dominants affaiblis, des dominants peu sûrs de leur bon droit. Bref la non-violence est une solution à un problème déjà presque résolu. Par contraste la position de Labica à l’égard de la théologie de la libération est plus enthousiaste. Contre ceux qui dénoncent en bloc la violence, Labica entend réhabiliter la violence libératrice, celle qui permet de s’attaquer au système du capitalisme mondialisé. Il montre vigoureusement les tartufferies de la « pacification » libérale du monde et nous invite à comprendre les manifestations de violence réactionnelle, y compris les plus contestables : « nous sommes tous responsables : depuis Bandoeng, la conjonction des menées de l’impérialisme, du vie politique opéré par les régimes réactionnaires dans le monde arabe et les échecs des forces progressistes (communistes, socialistes, nationalistes, républicaines ou laïques), a fait le lit des radicalismes de substitution, et pas uniquement au Proche-Orient et au Moyen-Orient. » (p. 257) La violence n’est cependant pas une politique et même la violence des opprimés peut se révéler contre-productive.
Reste donc à élaborer une stratégie qui combine révolution et démocratie. La violence n’en sera supprimée mais fortement diminuée. Labica conclut en appelant à une « paix libératrice en lieu et place de la violence systémique. » (p.262)
Georges Labica, Théorie de la violence, Jean Vrin, Paris, La Città del sole, Naples, 2007, 264 pages

lundi 16 juin 2008

Le socialisme selon Marx, par Michel Henry

Trois articles concis qui forment une lumineuse introduction à Marx. Sous le titre Le socialisme selon Marx, les éditions Sulliver proposent trois articles (1969, 1984, 1974) de Michel Henry qui constituent une puissante invitation à lire ou à relire son monumental Karl Marx en deux volumes (1.  Une philosophie de la réalité, 2. Une philosophie de l’économie)[1]. Peut-être ce qui résume le mieux le rapport de Michel Henry à Marx est-ce la proposition qui conclut le premier de ces trois articles :
« la tâche philosophique qui est la nôtre : lire Marx pour la première fois ». (p. 44)


La thèse de Michel Henry que je partage largement[2] est que pour comprendre Marx, il faut commencer par se débarrasser du marxisme. En effet, « Marx est un philosophe inconnu » car « le marxisme fait écran entre Marx et nous » (p.9) Et pour cause. Si le marxisme procède bien de Marx, il en procède en l’effaçant, en engloutissant ses intuitions originelles sous une métaphysique qui lui est radicalement opposée. Les inventeurs du marxisme – ces marxistes des années 1890 à 1914 – ignoraient l’essentiel de l’œuvre philosophique de Marx – les Manuscrits de 1844l’Idéologie allemande, la Critique du droit politique de Hegel ne furent en effet publiés que dans les années 30 par Riazanov[3]. Le marxisme, soutient Michel Henry, se fonde non sur une philosophie de Marx que presque tout le monde ignore, mais sur le petit livre d’Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, une livre d’une faiblesse insigne. Michel Henry exagère un peu. Dans l’invention du marxisme, un livre comme L’Anti-Dühring joue un certain rôle. Or ce livre a été publié du vivant de Marx et avec son accord.  En tout cas, concernant le Ludwig Feuerbach Michel Henry a incontestablement raison. Ce texte pose de manière incroyablement simpliste la question du rapport de la pensée à l’être et classe toutes les pensées autour de cette question. Engels, bizarrement, s’assied sur les acquis de L’Idéologie Allemande et des thèses sur Feuerbach. Il invente le « matérialisme dialectique », théorie tératologique[4],  alors que les thèses sur Feuerbach réfutent et renvoient  dos-à-dos et l’idéalisme et le matérialisme (y compris celui de Feuerbach).
On peut résumer les grandes propositions d’interprétation de Michel Henry sous trois rubriques:
I. Le matérialisme de Marx doit être interprété non comme un matérialisme métaphysique à l’ancienne mais comme une philosophie qui fait de la vie individuelle le fondement ultime de toute réalité. Pour Marx (et Michel Henry donne sur ce point de nombreuses citations probantes), « matériel » veut dire « personnel » ou encore « subjectif ». Ce qui est matériel, c’est donc la vie qui s’éprouve elle-même.
II. La philosophie de Marx est une réfutation radicale de la métaphysique hégélienne de l’universel. Si la réalité fondamentale est la vie, celle-ci est par nature individuelle. Il y a des ouvriers mais pas une espèce de réalité abstraite et collective qui serait le prolétariat. Les classes sociales ne sont pas des réalités premières mais des résultats de l’action des individus qui, placés dans des conditions identiques, sont amenés à éprouver les mêmes besoins et les mêmes souffrances.
III. Les catégories économiques sont des abstractions et Marx ne crée pas une nouvelle « science économique ». Il fait au contraire la genèse de l’économie à partir de la vie. L’échange économique est l’échange de travail abstrait par opposition à la « valeur d’usage » produite par le travail vivant. La clé pour comprendre le Capital, réside dans la compréhension du caractère extra-philosophique de la production de la plus-value. C’est pour cette raison que la réduction de la pensée de Marx à une théorie du rôle de l’infrastructure productive est absurde. Et c’est aussi la raison pour laquelle les économistes ne comprennent rien à Marx…
De ces propositions, Michel Henry tire des conclusions concernant l’histoire du mouvement ouvrier et la réalité du prétendu «communisme» . Tout cela mérite sans doute discussion. Mais Michel Henry nous oblige à considérer non seulement l’œuvre de Marx mais aussi la « réalité économique » présente avec un regard neuf.
 Michel Henry : Le socialisme selon Marx.
Éditions Sulliver, 2008, ISBN 9782351220412, 112 pages, 13€
 Extrait (voir www.sulliver.com
Il faut ici rappeler ce fait déterminant, mais toujours et de nouveau occulté, que la pensée de Marx n’a aucun rapport avec le marxisme et que c’est celui-ci et lui seul qui a servi de modèle et de principe conducteur à la construction des sociétés nouvelles qui ont voulu et cru se réclamer du socialisme conçu par Marx. L’histoire de la pensée de Marx après sa mort, devenue celle du marxisme, représente en effet le phénomène culturel le plus
exceptionnel et le plus ahurissant qu’on puisse apercevoir dans les temps modernes.

Toute grande doctrine, il est vrai, en raison du jeu inévitable des influences et des interférences, a subi des modifications ou des altérations plus ou moins profondes – à titre d’exemple : l’investissement du christianisme par la pensée grecque. C’est la tâche des historiens et des philosophes de démêler le fil embrouillé de ces séquences idéelles, spirituelles ou morales. Dans le cas qui nous occupe, il est question d’autre chose : la totalité des écrits philosophiques fondamentaux de Marx – la Critique de l’État hégélien, les Manuscrits de 44, L’Idéologie allemande notamment – est demeurée inconnue de ceux qui ont construit l’idéologie marxiste et le monde à la lumière de cette idéologie.

De quelle base théorique, proprement philosophique, disposaient-ils donc – ils : Lénine, Trotski, Staline, Mao et quelques autres, quelques intellectuels du genre Plekhanov ? Les écrits précités étant restés inédits, parce que inachevés ou en raison du refus explicite des éditeurs (par exemple pour L’Idéologie allemande), Engels entreprit, après la mort de
Marx, d’en donner le résumé qui devait servir de fondement à tout l’édifice théorique du marxisme : ce fut L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

Texte d’une extrême faiblesse intellectuelle qui nous place pour l’essentiel devant l’alternative suivante : ou bien l’esprit crée la matière, comme l’ont cru Hegel et tous les idéalistes, ou au contraire la matière crée l’esprit, son propre reflet dans la conscience ou dans le « cerveau » des hommes, comme l’a dit Marx, ce qui inaugure la nouvelle philosophie (nouvelle !) et détermine la manière dont il convient désormais d’aborder
toutes les grandes pensées du passé, dissociant en chacune d’elles, des éléments idéalistes et bourgeois qu’elle contient encore, les signes précurseurs du matérialisme et de l’avenir.

Texte historiquement inexact puisque, dans la prodigieuse évolution philosophique de Marx au cours des années 1840-1847, il intervertit les influences décisives de Feuerbach et de Stirner, plaçant la seconde avant la première, alors que c’est la lecture de L’Unique et sa propriété qui conduisit Marx, prenant alors pleinement conscience de sa pensée profonde, déjà formulée dans la Critique de l’État hégélien, à rompre avec Feuerbach
et sa philosophie de la Gattungswesen, l’un des sous-produits de l’universel hégélien.

Texte philosophiquement faux parce qu’il place spéculativement au fond de toute chose une matière qui est celle de la physique et dont Marx ne parle jamais. Marx utilise l’adjectif « matériel », par quoi il désigne en effet la réalité, non pas la réalité objective que thématise la science et dont elle poursuit l’élaboration indéfinie, en sorte que cette réalité se présente encore aujourd’hui comme un X dont la connaissance adéquate est
renvoyée au terme idéal du progrès scientifique. Par « matériel » Marx entend cette réalité que nous sommes et dont nous faisons en nous l’épreuve immédiate, la vie phénoménologique individuelle, ce besoin irrécusable dont nous subissons la pression et qui se change spontanément en l’activité qu’il déploie en vue de se satisfaire.

Or, d’une part, c’est cette vie phénoménologique telle qu’elle s’expérimente elle-même, une sorte d’absolu donc, qui constitue le fondement de l’histoire et de l’économie en ce sens qu’elle produit les phénomènes spécifiques qui seront étudiés par ces sciences que nous appelons l’histoire et l’économie politique. La vie n’est pas l’objet de ces sciences, elle produit, disons-nous, les phénomènes qui seront soumis éventuellement (car ils ont
existé quand ces sciences n’existaient pas) à leur investigation, elle est le naturant des formations qui seront rendues objectives par l’approche scientifique, mais qui en elles-mêmes, c’est-à-dire dans la vie qui les produit et ne cesse de les produire, ne sont rien de tel. Le « matérialisme historique », si l’on veut conserver ce terme qui n’est pas de Marx –
L’Idéologie allemande parle du « fondement matériel de l’histoire » – n’est pas une conception particulière de l’histoire parmi d’autres possibles mais une philosophie de l’histoire qui assigne aux phénomènes « historiques » une origine située hors d’eux, dans la vie justement, qui apparaît ainsi comme le fondement métaphysique, en tout cas métahistorique de l’histoire elle-même. C’est, dans la vie, la réitération indéfinie du besoin et du travail, ce sont les individus souffrants et agissants, « les individus vivants » dit Marx, qui sont « la première présupposition de toute histoire des hommes 2 » et qui déterminent ainsi a priori cette histoire et toute société possible comme une histoire et une société qui sont et doivent nécessairement être d’abord une histoire et une société du besoin et du
travail, de la production et de la consommation.

D’autre part, cette vie qui apparaît comme le principe de l’histoire et de la société, n’est pas chez Marx l’objet d’une désignation extérieure, elle ne se propose pas comme une réalité empirique, thème d’une science elle-même empirique. Et c’est ici qu’il faut tenter de reconnaître l’originalité et l’extraordinaire pénétration de Marx philosophe. Car c’est sur le plan philosophique, dans un débat proprement philosophique avec les plus grands
philosophes et avec celui qui les incarnait tous – reprenant et assumant leurs pensées dans l’Aufhebung de son système –, avec Hegel, que se définit l’apport propre de Marx à la philosophie occidentale, à savoir l’interprétation de l’être originel, de ce qui constitue le fondement de toute chose et notamment de l’histoire et de la société, comme la vie. Ce qu’il y a de vivant dans Marx : ceci d’abord qu’il est un penseur de la vie.

[1] Gallimard, réédité dans la collection « Tel ».
[2] Voir Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus » et La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.
[3] David Riazanov, militant marxiste russe, emprisonné et déporté par le tsarisme, fonde l’institution Marx-Engels de Moscou.  Déporté en 1930, il est libéré puis fusillé sur ordre de Staline en 1938…
[4] J’ai eu l’occasion de montrer les contradictions flagrantes entre matérialisme et dialectique et le caractère inconsistant de l’entreprise d’Engels.  Voir mon article dans le numéro 1 de la revue Matière première. http://denis-collin.viabloga.com/news/la-dialectique-de-la-nature-contre-le-materialisme

lundi 9 juin 2008

Le caractère fétiche de la marchandise

L’un des chapitres philosophiquement les plus importants du Capital de Marx porte sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (Livre I, première section, iv). Ce texte propose une analyse subtile des formes sous lesquelles l’échange marchand est pensé permettant de comprendre les processus spontané par lesquels se forme l’idéologie, au sens marxien du terme. Mais il débouche aussi sur une véritable métaphysique de l’argent.

Une chose pleine de subtilités métaphysiques

Bien que d’apparence triviale, une marchandise est en réalité « une chose complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques ». Elle recèle un secret. Celui-ci n’est ni dans la valeur d’usage de la marchandise ni dans le fait que ses propriétés soient des produits du travail humain.
Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus dès que le travail humain n’est plus le travail immédiat pour la satisfaction des besoins, mais le travail pour la production de valeur d’échange. Si les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique » dès qu’ils se transforment en marchandise, cela provient d’une triple métamorphose : « Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. » Dans cette métamorphose, les produits du travail se transforment ainsi en marchandises, c’est-à-dire, dit encore Marx, « en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». En cherchant à percer le mystère de la marchandise, c’est l’ensemble des relations sociales qui pourront alors être appréhendées.
Marx remarque que même les choses physiques ne se donnent pas directement à nous. C’est l’excitation subjective du nerf optique qui se présente comme la forme sensible d’une chose extérieure à l’œil. Ce que notre esprit (ou notre cerveau) perçoit c’est toujours l’effet des choses extérieures sur notre propre corps et c’est effet qui est transformé en objet extérieur par l’activité du sujet. Mais immédiatement après, Marx assure que cette conception, valable pour les «choses physiques» ne l’est plus dès qu’on aborde les choses sociales. Car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur forme physique. » Le pain ou l’habit en tant que choses physiques singulières n’ont rien à voir avec ce qui en fait des marchandises. Les marchandises s’échangent selon un règle d’égalité ( X marchandise A = Y marchandise B) fondée sur l’égalité des travaux incorporés respectivement par chacune des marchandises ; mais « l’égalité des travaux qui diffèrent entièrement les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers. »

Introduction au fétichisme

Arrivée sur le marché, la marchandise cache ce qu’elle est. La valeur est celle de la marchandise, mais elle masque la réalité sociale : les travaux des uns et des autres ont une propriété commune (ils sont une dépense de force de travail) et s’insèrent dans une division du travail. Mais « le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique. » Autrement dit, c’est par un processus tout à fait naturel que la réalité sociale disparaît du « cerveau » des actes pour n’apparaître que sous la forme mystifiée d’un rapport entre les choses.
Pour comprendre comment un rapport social peut prendre la forme d’un rapport entre les choses, il faut chercher une analogie dans un autre domaine, dans «la région nuageuse du monde religieux». Marx développe ainsi la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
Qu’est-ce que le fétichisme ? Introduit par Charles de Brosses en 1760, ce terme est censé désigner le culte primordial de l’humanité. Il s’agirait de la vénération d’objets matériels, plus ou moins aléatoires qui précèderait le développement des figures  représentant les dieux. Cette théorie du fétichisme n’a aujourd’hui pratiquement plus aucune place en ethnologie, mais elle a trouvé un pendant psychanalytique assez important, désignant toutes les formes de déplacement de l’objet du désir sexuel vers un fétiche. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans ce sens ethnologique premier que Marx emploie ce terme.
Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui saisit les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Comprendre les rapports entre les hommes, cela nécessite donc d’avoir élucidé le caractère « religieux » que ces rapports prennent dans la conscience des individus. L’étude des formes de la conscience religieuse dans ses rapports avec le monde réel sert de modèle, pour toute étude concernant les formes de la conscience. Ainsi « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste  à comparer les valeurs de leurs produits, et ,sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » Cela signifie que les formes de la conscience religieuse ne sont pas pures illusions puisqu’elles nous livrent, même sous une forme mystique, quelque chose d’essentiel dans la réalité sociale, la manière dont elle se dissimule aux yeux des acteurs.

Fétichisme et réification

Comment les choses se passent-elles ? Dans l’échange, ce qui intéresse les échangistes, c’est seulement de connaître la proportion dans laquelle les produits peuvent être échangés. Que ces produits soient le résultat de l’activité subjective d’individus vivants, qu’ils représentent de la sueur et de la souffrance cristallisées, que les travailleurs qui les ont produits aient bien payés ou surexploités, tout cela a disparu. La proportion dans laquelle s’échange les produits semble maintenant à appartenir à leur nature, de la même manière que les propriétés chimiques du carbone ou de l’hydrogène déterminent les possibilités de leur combinaison. Autrement dit l’échange marchand opère un véritable miracle, du genre de ceux qui s’opèrent quand on veut se venger d’un ennemi en plantant des aiguilles dans une statuette en bois. Les rapports entre les hommes, rapports de production et d’échange prennent la forme de rapports entre les choses. Les choses se trouvent du même coup dotées d’un pouvoir surnaturel. La généralisation de l’échange marchand, la stabilisation des rapports sociaux et l’habitude prise de régler les rapports entre les diverses branches de la production et entre producteurs et consommateurs par l’intermédiaire de l’achat et de la vente sur un marché, tout cela concourt à créer une situation « cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler ».
Plusieurs commentateurs nomment « réification » ce processus. Il s’agit bien, en effet, d’une transformation, dans la conscience des acteurs, des rapports sociaux en choses de la nature. Du même coup, ces choses acquièrent des propriétés propres aux êtres vivants. Sous la forme de capital, la marchandise devient apte à se reproduire elle-même, à croître et à se multiplier. C’est une inversion radicale du réel, comme dans une camera oscura, dit Marx. Et c’est exactement cela que Marx nomme idéologie. L’idéologie, ce n’est ni une doctrine, ni un corpus d’idée ayant une audience assez large dans une sphère bien déterminée : ni les religions, ni les grandes théories morales ou économiques, ne sont des idéologies en ce sens précis. L’idéologie est ce renversement du monde réel dans la conscience, qui naît spontanément sur le terrain même des rapports sociaux.

Le fétichisme de l’argent et le monde contemporain

L’économie politique classique, celle de Smith et Ricardo, par exemple, restait profondément centrée sur le terrain de la production. Les formes de l’échange ne se comprenaient que relativement aux processus fondamentaux par lesquels les richesses matérielles sont produites. C’est ce qu’exprime la théorie de la valeur-travail, reprise par Marx, selon laquelle, en moyenne, la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail social qui est condensé en elle. À la fin du xixe siècle, quand l’économie politique s’est définitivement muée en « science économique », la théorie de la valeur-utilité défendue par les néoclassiques, élimine la production comme objet pertinent, relativement indépendant de la sphère des échanges. Dès lors, le fétichisme de l’argent envahit complètement le champ de l’économie. La « création de valeur » est conçue comme quelque chose qui se passe entièrement dans le domaine de la circulation. Curieusement, on se souvient de temps à autre que la compétitivité des entreprises dépend de la productivité du travail, c'est-à-dire du temps de travail incorporé dans les marchandises, c'est-à-dire de la théorie presque unanimement rejetée de la valeur-travail. Mais ce type de réflexion, si importante du point de vue de l’industriel, semble n’avoir aucune incidence sur les grands postulats des théories économiques dominantes.
C’est pourquoi on a pu croire que les placements financiers, les opérations de fusion, rachat, restructuration, la spéculation sur les valeurs mobilières, etc., pouvaient être en eux-mêmes créateurs de valeur. Les signes de la valeur sont fétichisés au sens précis que donne Marx à ce terme. Si je place 100€ dans un fond de placement, cette somme ne me rapportera de l’argent que si le fond de placement l’a placée judicieusement, c'est-à-dire l’a investie dans une entreprise qui a fait du profit et donc a créé de la valeur réelle dans la production, en employant des travailleurs pour transformer des matières premières ou pour fournir des services. En elle-même, la circulation de l’argent n’a pas créé une once de valeur, même si cette illusion peut facilement dominer l’esprit de celui qui attend de son argent un rapport. Mes 100€ m’ont seulement donné un droit de tirage sur la plus-value dégagée dans la sphère de la production réelle.
Il faut encore pousser l’analyse. La valeur et le profit ne sont pas créés par les entreprises individuellement, pas plus que les marchandises ne sont produites par les travailleurs de l’entreprise considérés isolément. Les marchandises sont toujours produites socialement , à travers la division du travail. Il suffit de penser à l’importance qu’ont pour la production d’une entreprise tous les éléments de l’environnement social et culturel qui ne coûtent pas un centime à l’entrepreneur – moyens de transports, facilité de logement des employés, etc. Or, la forme argent de l’échange marchand masque complètement ce caractère social de la production dans son ensemble. La coopération des diverses entreprises et diverses branches de la production prend la forme extérieure d’une lutte sans merci, celle de la concurrence.
Plus se développe cette division du travail devenue pleinement une division mondiale du travail, plus l’intermédiation financière prend de place dans le processus d’ensemble de production de la richesse, plus le fétichisme de l’argent domine les pensées des acteurs de la vie économique. C’est la réalité s’ensemble de la vie sociale qui est transfigurée et rendue méconnaissable dans le règne sans fard de la finance. Jusqu’à ce qu’une crise vienne balayer brutalement ce monde illusoire et provoque un douloureux rappel au réel.

Une société transparente ?

La critique marxienne du caractère fétiche de la marchandise a évidemment une dimension normative. Si le propre du mode de production capitaliste est de renverser dans le cerveau des hommes la réalité et de mystifier les rapports sociaux réels, on en déduit aisément qu’une société dans laquelle les hommes entretiendraient des rapports immédiatement transparents serait une société préférable. Certains utopistes proposent de remplacer l’argent par des bons libellés en heures de travail. De tels bons auraient l’avantage de rappeler à l’acheteur l’origine de la marchandise. Mais si de tels bons peuvent éventuellement fonctionner comme unité de compte et comme moyen de paiement, ils auraient beaucoup de mal à fonctionner comme réserve de valeur – puisque une heure d’il y a dix ans et une heure d’aujourd’hui ne représentent plus du tout la même chose, en raison des gains de productivité, par exemple. Ainsi pour durer, une monnaie en bons représentant des heures de travail ne pourrait que se transformer à terme assez bref en une monnaie comme les autres dont l’origine du nom se perdrait dans les mémoires, comme nous avons oublié ce qu’étaient les sous, les deniers ou les francs.
En réalité, c’est la possibilité même d’une telle transparence sociale qui est problématique. La  visibilité directe des rapports entre les producteurs et les produits n’est envisageable que dans une société de taille réduite à la division du travail peu développée ou dans une société intégralement planifiée. Mais comme cette dernière est sans doute une impossibilité théorique, il est vraisemblable qu’on ne pourra guère sortir d’un système dans lequel les rapports entre les divers secteurs de la production et entre les différents acteurs sont réglés en monnaie (quelle qu’en soit la forme). Et par conséquent, nous devons sans doute nous faire à l’idée que la transparence sociale des échanges reste un chimère, historiquement dangereuse.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...