Il faut en effet distinguer au moins trois grands courants républicains : 1° un courant libéral pour lequel la liberté consiste seulement à ne pas être empêché d’agir, sans violer pour autant les droits naturels des autres. Ce courant n’admet qu’un Etat minimal, et ne demande à la souveraineté populaire que de limiter les empiètements de ce dernier ; 2° un courant de « l’humanisme civique », pour lequel la liberté se réalise dans la vie civique, non à travers des contrats privés, mais grâce à un « contrat social » à la Rousseau. Il donnera naissance aussi bien à une tradition fortement étatique qu’à des formes diverses de démocratie plus immédiates (par exemple la forme conseilliste) ; 3° un courant du républicanisme moderne, qui « affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés », mais qui entend qu’ils soient protégés non seulement contre la domination politique, mais encore contre la domination économique. Or ce sont les deux premiers courants qui ont dominé la vie des républiques modernes, alors que c’est le troisième qui doit prendre le dessus, si l’on veut que revive la République.
Denis Collin n’a pas de mal à montrer que le libéralisme (comme conception économiciste) n’aime pas la liberté, sauf celle des favorisés et des puissants, qu’il ne saurait s’autoriser à cet égard de Kant, et que son objectif est de remplacer la politique par une administration des choses. Nos démocraties sont de fait, sous son influence, des démocraties censitaires et technocratiques (on lira à ce propos une pertinente et décapante analyse de la démocratie à l’américaine). Il note au passage que les privatisations entraînent une « privatisation du gouvernement », désormais complètement sous la coupe des grands intérêts privés. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que les citoyens s’en détournent si massivement. Mais l’auteur s’en prend aussi aux anti-libéraux du mouvement altermondialiste. Car, en considérant que les Etats nationaux sont dépassés, ils abondent dans le sens des néo-libéraux et ne se dépensent tant que pour générer des contre-pouvoirs vite digérés par le système mondial de l’économie capitaliste de marché. Si cette critique atteint bien un courant de l’altermondialisme (celui en particulier qui s’inspire de Toni Negri), disons ici qu’elle ne nous paraît pas convaincante concernant d’autres courants, dont un certain nombre de propositions de « régulation » requièrent précisément l’intervention des Etats (par exemple le retour au contrôle des changes, l’instauration de taxes sur les transactions financières internationales, l’élimination des paradis fiscaux etc.).
L’autre impasse de la République fut incarnée par les Etats de type soviétique. Le lecteur trouvera dans le chapitre sur « l’effondrement du marxisme » des considérations judicieuses sur les illusions auxquelles a pu conduire la théorie du dépérissement de l’Etat – qui fait en réalité le lit du libéralisme. Sans doute peut-on objecter à Collin que ce dépérissement visait non le politique, mais l’Etat comme corps séparé, mais on peut lui accorder qu’on ne voit pas comment on pourrait se passer de fonctionnaires et de représentants, ce qui conduit à la question des institutions politiques, sur lesquelles Denis Collin va faire un certain nombre d’analyses et de propositions.
La force du livre est précisément de dégager une perspective. En se rattachant au courant de la non-domination, l’auteur souligne à sa manière que la liberté républicaine suppose l’égalité des conditions, et que cette exigence appelle la république sociale, et son développement, le socialisme : « La république sociale est le commencement du socialisme et le socialisme est la République achevée » (p. 186). Voilà qui est dit. Le communisme n’est qu’une utopie moralisante qui, « en supprimant la séparation entre ce qui est et ce qui est bon pour nous (…) a pu fonctionner comme un système de légitimation des pires exactions » (p. 147). Le socialisme, lui, est un possible réel. Quant à notre République française, elle a fait quelques pas en direction de l’Europe sociale, mais a fait machine arrière avec un régime politique (celui de la V° République), qui renoue avec un fil bonapartiste qui traverse l’histoire de France. Il faut donc, tout à la fois, refonder la République et rouvrir la perspective du socialisme. Comment ?
Denis Collin propose de régénérer la démocratie représentative, en revenant à un régime parlementaire, en instaurant le scrutin proportionnel et en parant à l’instabilité gouvernementale par le contrat de législature. Fermement partisan de la division des pouvoirs, il ne retient pas (à mon avis, avec raison) l’idée d’une élection de l’exécutif (pas forcément sous la forme d’un Président), mais il se prononce pour l’élection des juges. Voilà qui est bien discutable : l’indépendance de la magistrature est une chose, son éligibilité la menace des risques de démagogie, et notamment de complaisance vis-à-vis des mouvements d’opinion. L’auteur se montre par ailleurs très réservé à l’égard du référendum d’initiative populaire, justement à cause du risque de démagogie. On ne le suivra pas trop sur ce point, qui est de la plus grande importance : tout dépend d’abord du type de référendum (il peut y avoir aussi des référendums obligatoires) et surtout des conditions mises à son déclenchement et à son déroulement. Si les exemples états-unien et italien ne sont guère probants, l’exemple suisse l’est beaucoup plus. Enfin Denis Collin marque à juste titre sa défiance vis-à-vis de la démocratie de type conseilliste : elle génère une pyramide bureaucratique dont les effets peuvent être pires que ceux de la démocratie « bourgeoise », dans la mesure où celle-ci ne se fait pas à plusieurs degrés. Cette critique n’atteint pas forcément, pourtant, la démocratie « participative », car le modèle de Porto Alegre évite ce défaut. Mais nous conviendrons volontiers que la démocratie participative n’est et ne peut être qu’un complément et un pis-aller.
En ce qui concerne les rapports de propriété, les propositions de Collin correspondent bien, à mon avis, à ce que pourrait être un socialisme d’aujourd’hui. En résumé, il faudrait d’abord reconstituer un secteur public, à commencer par les services publics (en l’occurrence renationaliser l’énergie, le téléphone, l’eau, l’armement - mais sous des modalités qui correspondraient à une « appropriation sociale »), ensuite remettre en route le secteur coopératif, enfin préempter les entreprises privées qui font faillite ou ne peuvent plus échapper au rachat à vil prix, soit pour examiner leur reprise par les salariés, soit pour les revendre après avoir organisé un plan social digne de ce nom.
C’est sur la question de l’Europe que le livre de Denis Collin nous paraît le moins convaincant. L’auteur, partant du fait que seuls ses Etats-nations européens restent, dans la conjoncture historique actuelle, la base de la souveraineté populaire, s’élève contre les délégations de souveraineté, sauf dans des domaines limités comme « la liberté du commerce, la stabilité monétaire, la libre circulation » (p. 204), et renvoie à des coopérations tous les autres projets européens. Or cette perspective « confédérative », se heurte à deux objections majeures. La première est que, si les marchandises et les capitaux, et, pire encore, les services, circulent librement, les autres domaines de souveraineté se trouvent nécessairement érodés, notamment du fait du dumping social et du dumping fiscal entre pays et du grignotage progressif des services publics avec l’entrée des concurrents privés (qu’on pense aux répercussions possibles de la directive Bolkestein, même sous une forme atténuée…). Ce sont donc le marché unique et l’euro unique qu’il faudrait remettre en cause. La deuxième est que le niveau d’intégration économique européenne est déjà très avancé, non tant à cause de l’ouverture des économies les unes sur les autres que du fait de la transnationalisation des grandes entreprises (la plupart sont implantées dans plusieurs pays européens, comme dans le reste du monde). Ce phénomène est, selon nous, le propre du capitalisme contemporain, bien plus que l’accroissement des échanges et même que la circulation des capitaux, en elle-même. Et il est incontournable, car il implique bien, par delà les jeux de mécano financier, des économies d’échelle, des synergies, des pouvoirs de marché de grande ampleur, où Marx aurait vu des formes de « socialisation des forces productives ». Face à ces mastodontes (dans la production, dans la distribution, mais aussi dans la finance), aucun pays européen n’est à même de faire le poids, notamment d’imposer des règles sociales ou d’orienter des stratégies (une politique industrielle), car les capitaux iront toujours vers les cieux qui leur sont plus favorables. C’est pourquoi la solution du dilemme européen ne nous semble pas dans un retour vers les bases nationales, mais dans un mouvement vers une intégration limitée (limitée quant aux domaines - les services publics notamment s’en trouvant exclus -, mais aussi sans doute quant à l’aire géographique - dans l’optique d’une Europe à plusieurs cercles), ce qui suppose évidemment des ruptures profondes avec l’Europe telle qu’elle est, y compris au niveau des institutions politiques.
Ces lignes ne donnent qu’un bref aperçu d’un essai très stimulant, parcouru de remarques précieuses, nourri de références originales, où l’on retrouve le propre des ouvrages de Denis Collin, outre la qualité du style : cette façon d’articuler des considérations théoriques et philosophiques avec un souci du réel et du concret qui force constamment à la réflexion.
Denis Collin, Revive la République ! Armand Collin, 2005, 231 p.
Tony Andréani - pour Utopie Critique