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jeudi 23 février 2023

Droit international et avenir de l'humanité européenne

Vae victis
Il a fallu des Romains, se donnant pour objectif d’imposer la « pax romana » à la Terre entière, pour qu’on invente le « droit international », appelé à Rome Jus gentium, « le droit des gens » (gens étant ici une sorte d’équivalent de nations). D’élaboration lente et de mise en œuvre toujours incertaine, le droit international reconnaît le « droit des nations » à disposer d’elle-même. Ce qui veut dire que personne ne peut entrer en guerre contre une nation au motif que le régime intérieur et la politique de cette nation lui déplait. Bien sûr, les puissants se moquent le plus souvent de ce droit et cherchent soit à s’assurer une domination directe sur d’autres nations (c’est l’impérialisme colonisateur), soit à faire en sorte que les gouvernements des « petites nations » restent des gouvernements amis de grandes puissances. L’intervention militaire ouverte peut souvent être remplacée par la sédition, les complots et le travail de sape des agences gouvernementales. Le droit international reste sans doute un « idéal régulateur » au sens de Kant, mais il est presque impossible d’en faire une véritable loi régissant les rapports entre les nations.

Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004. Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les « révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours, affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes. En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus, ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.

Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute », il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles, ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient, avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.

La première question angoissante est d’abord celle-ci : dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et même d’un peu obscène.

Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne » dont a si bien parlé Edmund Husserl ?

jeudi 4 février 2021

Sexe et consentement

Depuis le récit de Vanessa Springora intitulé Le consentement (récit inspiré par ses relatons avec Gabriel Matzneff alors qu’elle était encore adolescente) la question du consentement des mineurs aux relations sexuelles avec des majeurs est revenue dans le débat public. En publiant La familia grande, Camille Kouchner, belle-fille d’Olivier Duhamel,a contraint à aborder à nouveau cette question puisque quelques-uns des défenseurs du célèbre constitutionnaliste ont cru bon de suggérer que, peut-être, les relations sexuelles imposées à son beau-fils âgé de treize étaient consenties. Mais alors s’y est entremêlée la question de l’inceste. Entre temps le Sénat était saisi d’un projet de loi modifiant l’âge du consentement. Et comme d’habitude tout est embrouillé, tant dans les polémiques sur les réseaux sociaux que dans les dîners amicaux ou familiaux. Je vais laisser de côté les aspects juridiques de cette affaire. 


Quand on a appris que le Sénat avait porté à 13 ans l’âge du consentement, on a entendu des cris d’orfraies : le Sénat autoriserait les relations sexuelles avec des enfants. Pour un peu, les honorables « pères conscrits » de la République étaient assimilés à des pédophiles. Il n’en est évidemment rien. En fixant à 13 ans l’âge du consentement, le Sénat n’a pas changé l’âge de la « majorité sexuelle » (15 ans) mais il a durci la loi en supposant que des relations sexuelles avec un mineur de 13 ans étaient toujours considérées comme viol ou agression sexuelle et non plus simplement comme une atteinte sexuelle comme ce pouvait être le cas auparavant si le ce consentement était retenu comme excuse – ainsi un tribunal, il y a quelques années avait acquitté du chef d’accusation de viol un homme adulte ayant eu un rapport sexuel avec une fillette de onze ans, puisque les débats avaient établi le consentement de la victime ; ne restait que l’accusation d’atteinte sexuelle. Après le texte du Sénat, on pouvait lire sur les réseaux sociaux que 13 ans c’était vraiment trop jeune pour consentir, et que même à quinze ans une relation sexuelle était toujours une sorte de viol. Une furie purificatrice semble s’être emparée de meilleurs esprits et même chez des gens d’extrême gauche on a crié au laxisme – ce qui rappelait aux plus âgés la triste affaire de Bruay-en-Artois agitée à l’époque par les maoïstes, Serge July en tête : dans les affaires de sexe, la loi sur les suspects qui fut en vigueur pendant la Terreur est régulièrement réactivée.

Il serait facile d’ironiser. Depuis plusieurs décennies, on considère que les enfants sont des citoyens à part presque entière. À partir de 13 ans, ils peuvent choisir chez lequel des deux parents ils veulent vivre en cas de divorce, ils peuvent changer de nom (prendre celui de la mère plutôt que celui du père). On suppose leur consentement quand ils manifestent leur « dysphorie de genre ». Avec leur consentement prétendu, les parents peuvent faire ordonner des traitements hormonaux pour bloquer la puberté. Mais pour le sexe, si on en croit certains, il faudrait repousser l’âge de la majorité à 18 ans – comme en Turquie, bien que dans ce pays cela n’empêche nullement les mariages des enfants, pendant que la très gouvernementale direction des affaires religieuses rappelle que l’âge du mariage est de 9 ans pour les filles et 12 ans pour les garçons selon la loi islamique. Les propositions des défenseurs de enfants de 0 à 18 ans sonnent étrangement.

En réalité, nous en sommes là parce que l’ethos, la « Sittlkichkeit » comme dirait Hegel, s’est presque complètement effondré. Il faut des lois, toujours plus lois, des lois pour limiter d’autres lois et même les contredire, parce que l’idée de morale commune, à laquelle nous nous référerions spontanément est une idée qui a disparu. Les « bobos » (bourgeois bohèmes) sont aussi des « lilis » (libéraux-libertaires) et ils ont méthodiquement procédé à la destruction de cette éthique commune pour lui substituer la morale minimale1 et il nous faut affronter avec les moyens du bord la situation chaotique qui a été créée. Les pandores prennent la place du surmoi, dont Freud faisait pourtant un acquis civilisationnel précieux.

La pédophilie est sans doute vieille comme le monde et sans doute plus courante dans le passé qu’elle ne l’est aujourd’hui. Quand on a commencé à la mettre en lumière, à partir notamment de l’affaire Dutroux puis du procès d’Outreau, on y est allé sans précaution. « Les enfants disent toujours la vérité », répétait Mme Royal, alors ministre et pas encore ambassadrice des pôles. Et puis, à Outreau et ailleurs on s’est aperçu, quelle découverte, que les enfants pouvaient mentir, accuser leur instituteur parce qu’ils voulaient lui jouer un mauvais tour ou se venger d’une réprimande. Sommes-nous vraiment sortis de là ? Sans doute pas et la mode des #metoo et la nouvelle loi sur les suspects promues par des féministes qui se prennent pour Saint-Just continuent de frapper – beaucoup de féministes et non des moindres exigent aujourd’hui une présomption de culpabilité, des hommes vis-à-vis des femmes, des adultes vis-à-vis des enfants. On trouve des philosophes (sic) et des juristes (resic) pour soutenir la présomption de vérité des victimes ou prétendues telles et pour mettre en cause la présomption d’innocence au motif que les salauds s’en tirent trop souvent. « Tous coupables », voilà le nouveau cri des Torquemada contemporains. Pour éradiquer un mal – comme si on pouvait définitivement éradiquer le mal – et pour faire advenir l’empire du bien absolu, nos sociétés semblent prêtes à balayer tous les principes du droit. Il y a des « bavures », des « dégâts collatéraux », des gens qui se suicident parce qu’ils ne supportent pas la calomnie, ni le regard des « braves gens » qui se disent « il n’y a pas de fumée sans feu »On ne peut plus tenir la meute quand le goût du sang l’excite.

J’ai eu l’occasion de dire ce que je pensais de l’affaire Matzneff et de l’affaire Duhamel. Inutile d’y revenir. Je voudrais plutôt dire quelques mots de la sexualité des enfants et des adolescents et du consentement, puisque cette circonstance a été invoquée comme une excuse possible dans le cas Duhamel – comme elle était invoquée dans le cas de Vanessa Springera tombée sous l’emprise de Matzneff. Le consentement est en effet une question essentielle. Toute la doctrine moderne du contrat repose sur le consentement : dès lors que les deux parties ont consenti, le contrat est valide et pacta sunt servanda (les pactes doivent être honorés). Toute la conception libérale du monde repose là dessus. Mais quid du consentement quand les contractants sont dans des positions asymétriques ? Peut-on consentir à se soumettre ? Cas classique : le contrat de travail qui est reconnu comme un « contrat de soumission » puisque le salarié s’engage à se soumettre à son employeur. Autre cas classique : l’abus de faiblesse. Arracher à un vieillard en état de faiblesse un testament, ce n’est pas un contrat mais une des variantes de l’escroquerie. Les enfants sont régulièrement soumis à de tels « contrats » reposant sur l’abus de leur faiblesse : le commerçant qui profite de la naïveté de l’enfant pour lui refourguer de la camelote ou lui vendre quelque chose dont il n’a aucun besoin commet un délit. Mais avec internet (entre autres) de tels délits se commettent à cadence élevée et sans qu’il y ait la plus petite sanction.

Comme le droit du travail doit protéger le travailleur des abus, toute la législation des mineurs doit les protéger contre les abus dont ils peuvent être victimes de la part des majeurs et c’est à l’intérieur de ce cadre que se place la question de la sexualité. Il est très simple de répondre à la question de la protection des mineurs face aux viols ou aux agressions sexuelles. Ces cas doivent être traités comme des violations graves des droits de la personne, avec la circonstance aggravante que la victime est mineure et qu’il est plus facile à l’agresseur, d’abuser de sa position dominante. Le viol est un crime qui peut valoir 20 ans de prison au coupable. Veut-on encore durcir la loi ? Faut-il rétablir la peine de mort?

Où les choses sont plus complexes, c’est quand le mineur a réellement consenti à des relations sexuelles avec un majeur. Jadis, il y a très longtemps, on prêtait aux enfants l’innocence de l’agneau et seuls les adultes vicieux pouvaient les corrompre. Mais la simple connaissance de la réalité humaine permet d’affirmer que les enfants ne sont « innocents » en matière sexuelle. Le sexe est une question qui les intéresse, bien avant que les garçons aient eu leurs premières pollutions nocturnes et les filles leurs premières règles. Cette curiosité sexuelle trouvait difficilement sa satisfaction, à part dans quelques jeux enfantins ou si un monsieur pas très bien intention venait offrir des bonbons à la sortie de l’école. Ce n’est évidemment plus le cas. Dans leur grande majorité, les enfants ont des smartphones qui leur donnent l’ouverture immédiate sur les sites pornos. Certaines enquêtes fixent à neuf ans l’âge moyen du premier visionnage de vidéo porno. On remarquera que cette évidente incitation à la débauche et à la corruption de mineurs n’est l’objet d’aucune mesure, de quelque nature qu’elle soit, sinon le grotesque « contrôle parental » et le clic sur « j’ai plus de 18 ans ». Les parents qui donnent des smartphones aux enfants pour les joindre (c’est un nouveau fil à la patte) et avoir la paix (pendant qu’ils jouent sur leur téléphone, ils ne nous cassent pas les oreilles) ont évidemment une grande responsabilité ! Mais même si vous ne odnnez pas de portable à votre enfant, il aura accès aux mêmes vidéos avec le portable d’un copain. Et, de toute façon, les intérêts commerciaux du porno sont si importants qu’on voit mal qui voudrait s’attaquer à PornHub, nonobstant le fait que le principe de liberté permet aux adultes de lire et voir ce qui leur plaît. Quoi qu’il en soit, nous avons là un chapitre de la protection des mineurs qui ne semble pas émouvoir grand monde. Il n’est pas besoin d’avoir fréquenté la villa de Duhamel à Sanary pour s’initier tôt à la chose sexuelle. Beaucoup de journalistes ont fait mine d’être outragés aux récits de Camille Kouchner, mais ils auraient du suivre d’un peu plus près leurs propres enfants…

Que des enfants, surtout à l’âge de la puberté puisse consentir, pleinement, à des propositions de nature sexuelle, ce n’est pas du tout étonnant. Les enfants, même petits, peuvent être amoureux. Tout juste adolescents, combien sont « tombés amoureux » d’un de leurs professeurs et si se noue une relation intime, on aura du mal à plaider qu’elle ait été contre le consentement du jeune garçon ou de la jeune fille, sauf à considérer qu’avant 18 ans on est dépourvu de tout discernement et de toute personnalité propre. En 1969, Gabrielle Russier, professeur de lettres, tout juste trentenaire, est traînée en justice à la suite d'une liaison amoureuse avec un de ses élèves, Christian Rossi, alors âgé de seize ans ; elle est condamnée à un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur et se suicide dans son appartement marseillais. L’affaire avait ému l’opinion publique, jusqu’au président de la République de l’époque, Georges Pompidou. Quelques années plus tard, le futur président de la république, Emmanuel Macron nouait avec son professeur de lettres une relation amoureuse qui ne semble plus choquer personne. Dans les deux cas, la relation entre un mineur (consentant) et une personne ayant autorité sur lui rend la relation illicite. La détermination des âges légaux a toujours quelque chose d’arbitraire et on présume que les magistrats seront aptes au discernement – ce qui ne va pas de soi, puisque désormais la multiplication des lois rend souvent le verdict presque automatique. Mais le véritable problème n’est justement pas légal. Il devrait être moral.

Freud avait expressément interdit la relation entre le psychanalyste et ses patientes – interdit que Ferenczi avait allégrement enfreint. Pourquoi ? Tout psychanalyste sait que son patient fera un transfert vers son analyste et que donc l’amour qui lui est adressé ne lui est pas adressé réellement. Il est adressé à la personne dont l’analyste est le substitut dans le processus d’analyse. De la même manière l’amour que l’élève pourrait vouer à son professeur n’est jamais l’amour voué à la personne du professeur en tant qu’humain, mais un substitut de l’amour dirigé vers le père ou la mère, une manifestation à retardement du complexe d’Œdipe. Par conséquent, l’éthique du professeur devrait lui interdire de céder au désir qu’il pourrait éprouver envers ce jeune garçon ou cette jeune fille. Les discussions sur l’âge légal du premier rapport sexuel sont donc un peu oiseuse si on ne met pas à l’arrière-plan cette simple décence qui devrait être commune. Selon la loi, un jeune homme de 18 ans et un jour qui couche avec une fille de 14 ans et 364 jours est un hors la loi. On se doute qu’il ne se trouvera pas un seul juge pour condamner le jeune homme dès lors que la jeune fille était consentante. Du moins, on ose l’espérer.

Fixer un âge en-dessous duquel on considère qu’il y a toujours non-consentement, voilà qui pourrait sembler évident. Mais cela pose aussi de très nombreuses questions. Deux adolescents de 14 ans sont assez grands pour tenter leur première expérience amoureuse. On considérera qu’il n’y a pas atteinte sexuelle dans ce cas, suppose-t-on. Mais que l’un ait plus de quinze ans, cela change-t-il quelque chose ? Là encore, on peut espérer que les magistrats, si une telle affaire arrivait devant eux, seraient assez avisés pour suivre le bon sens. Mais rien n’est garanti, comme n’est pas garantie la mansuétude des parents.

L’âge du consentement n’est pas plus facile à fixer que celui de la majorité pénale. Dans une note du Sénat, on peut lire : « La jurisprudence considère en général que, dès huit à dix ans, les enfants possèdent la capacité de discernement suffisante pour être pénalement responsables de leurs actes. Quant aux sanctions pénales encourues par les délinquants mineurs âgés d'au moins treize ans, elles ne sont pas énoncées par le code pénal, mais par l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, car le droit pénal des mineurs est un droit autonome. » Il faut donc distinguer la capacité de discernement (les Sénateurs, comme la tradition, la fixent à huit-dix ans, c’est-à-dire quand l’enfant a atteint « l’âge de raison »). Si à dix ans on est pénalement responsable2, pourquoi ne pourrait-on pas consentir à des rapports sexuels ? On aurait du discernement pour savoir qu’il est mal de voler ou de tuer mais plus de discernement pour les choses du sexe ?

Toute cette histoire de consentement soulève plus de problèmes qu’elle en résout et ouvre la voie à des discussions sans fins et à des injustices. Mais, comme toujours, on croit bien faire en édictant des lois sévères, mais les lois sévères n’ont jamais arrêté les prédateurs tout en augmentant mathématiquement et sans raison le nombre des délinquants. Là encore, on espère que la magie du texte viendra suppléer l’absence de décence commune.

Bien que le lien ne soit pas évident, j’aborde pour terminer la question de l’inceste. Le lien est fait par l’affaire Duhamel. Jusqu’en 2010, la loi française ignorait purement et simplement l’inceste. Le code civil interdit les mariages entre frères et sœurs ou entre ascendants et descendants, mais nullement les rapports sexuels dès lors qu’ils ont lieu entre majeurs consentants. Plus, le mariage entre cousins germains n’étant pas expressément interdit par la loi est donc autorisé. Mais comme dans ces affaires on parle à tort de consanguinité, sont également interdits les mariages entre un homme ou une femme et les enfants de son ex-épouse ou époux qui n’ont pourtant aucun lien de « sang ». De même les enfants adoptés sont-ils considérés comme « tabou » bien qu’ils n’aient pas de liens consanguins avec leurs parents adoptifs. La notion d’inceste n’existe que pour les cas d’atteinte ou d’agression sexuelle comme circonstance aggravante si le coupable a des relations de parenté avec la victime. De fait ça ne change rien, puisque de toutes façons l’exercice de l’autorité sur un mineur est une circonstance aggravante. L’insertion de l’inceste dans le code pénal en 2010 a satisfait certaines obsessions mais évidemment n’a pas protégé les enfants contre les atteintes sexuelles incestueuses. On peut se demander pourquoi, avant 2010, l’inceste ne figurait pas dans le code pénal ? Tout simplement parce que l’inceste ne peut pas être juridiquement défini ! Seuls les liens légaux de parenté sont définis puisqu’ils figurent dans le code civil. Les « liens du sang », la loi française, et c’était sa grande sagesse, les ignorait. L’introduction de l’inceste s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui visent de facto et paradoxalement à re-naturaliser la filiation qui est simplement affaire de loi jusqu’à présent. Comme on va bientôt abolir l’accouchement sous X et l’anonymat des donneurs de sperme, on va se trouver confronté à des tas de complications déjà prévisibles. Un donneur de sperme tombe amoureux de sa fille génétique devenue majeure, que fait-on ? Jusqu’à présent, il ignore que c’est sa fille génétique et donc il ne se passe rien. Si demain il sait et si elle aussi sait, ils n’auront plus l’excuse de l’ignorance et leur relation deviendra incestueuse. L’obsession de la pureté du sang et des tests génétiques pour vérifier la filiation va se généraliser. La destruction de l’ordre symbolique ouvre bien la voie à ce que Pierre Legendre appelle « conception bouchère de l’humanité ». Il ne faudra plus inscrire les humains sur un état civil mais sur un « herd-book » comme les animaux.

Ainsi nos innovations juridiques propulsées par les revendications de tous les groupes de pression et par la passion ravageuse du bien absolu nous mènent droit vers un monde qui sera de moins en moins vivable.

Denis Collin – 2 février 2021

1Voir Denis Collin & Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N, 2020

2Ne pas confondre responsabilité pénale et sanction pénale.

dimanche 3 janvier 2021

Panne de transmission ?




Il m’arrive, comme ça arrive à tous ceux qui ont déjà quelques décennies derrière eux, de me lamenter de l’insouciance et de l’inculture de la « jeune génération » qui manifeste si souvent un dédain radical à l’égard de ce que les anciens pourraient enseigner. Mais je me ravise bien vite. D’abord parce que le problème de la transmission est le problème fondamental de toute société et il serait bien étonnant que la nôtre s’en sorte sans difficulté ; et, ensuite, on doit remarquer que « ma » génération, celle qui est née après la Deuxième Guerre mondiale, celle qui fut souvent « soixante-huitarde » (mais pas tant qu’on l’a dit, d’ailleurs) est la première génération de notre histoire à exclure par principe le problème de la transmission.

La transmission, problème fondamental

Que la transmission soit le problème fondamental de toute société, c’est dit dans ce magnifique groupe sculpté par Bernini qui représente Énée fuyant Troie, portant son père Anchise sur ses épaules et tenant son fils Ascagne par la main (voir la reproduction dans l’article précédent, « Résolument conservateur »). Porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social.

Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir. Auguste Comte soutenait que la société comprend non seulement les vivants, mais aussi les morts. Mais au fond, elle intègre aussi ceux qui naissent — on doit à Hannah Arendt d’avoir insisté sur la place essentielle de la natalité, et pas seulement de la mortalité, dans la condition humaine. Conserver le monde pour que les nouveaux puissent y entrer, c’est ainsi qu’Arendt définit la place de l’éducation. Toutes les sociétés humaines ont une politique d’éducation, des connaissances et habitudes à transmettre, des rituels à pratiquer pour que les nouveaux entrent dans la société des anciens, pour que les enfants se préparent à l’âge adulte où ils devront porter leurs parents sur leur dos en tenant la main de leurs propres enfants. On a beaucoup étudié l’éducation dans les sociétés les plus archaïques. L’éducation chez les Grecs et chez les Romains nous est assez bien connue — on lira avec profit l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité d’Henri-Irénée Marrou. L’humanisme renaissant fut d’abord une éducation. Le cartésianisme fut aussi une théorie de l’éducation et c’est contre cette théorie de l’éducation que réagit Giambattista Vico. Plus que les autres religions, le christianisme sous toutes ses formes développa une politique éducative : on ne naît pas chrétien, la foi ne réside ni dans les gamètes mâles comme dans l’islam ni dans les gamètes femelles comme dans le judaïsme et donc il faut faire advenir les jeunes chrétiens.

Transmettre, c’est aussi inculquer des habitudes, tant est-il que la vertu morale est acquise par l’habitude comme nous l’a enseigné Aristote. Outre la transmission du savoir, il s’agit aussi de transmettre un certain type de comportements sociaux, un certain rapport à l’autorité, une mise en conformité qui semble indispensable pour que les institutions sociales puissent fonctionner convenablement. On ne peut sous cet angle que transmettre le passé, la société d’hier et non celle de demain. Cette transmission semble évidemment contradictoire avec la visée d’instituer des hommes libres. Kant soulevait ce paradoxe d’une « éducation à la liberté ». Si éduquer, c’est conduire sur des chemins que le petit d’homme n’aurait pas empruntés spontanément, il peut sembler qu’on nie de cette manière sa liberté en tant que spontanéité. Mais si on approfondit la réflexion, on comprend qu’il n’en est rien. L’apprentissage des contraintes de la vie sociale ne diminue pas notre liberté, mais en constitue la condition comme l’air permet à l’alouette de voler, pour reprendre une image de Kant. Même une éducation autoritaire produit autant de révoltés que d’individus soumis ! Certes, une éducation libérale (au sens de Léo Strauss) est préférable, mais on ne doit jamais penser que l’éducation est toute-puissante. Elle ne peut qu’une chose, avec beaucoup d’efforts, préparer l’enfant à sa liberté d’adulte (voir D. Collin et M-P. Frondziak, La force de la morale, éditions R&N). La transmission de toute façon se heurte à ceci que, comme le souligne Freud, on ne réussira jamais à réduire les hommes à des termites et les comportements antisociaux sont toujours prêts à ressurgir. On peut même affirmer que ces comportements antisociaux sont ceux que l’on retrouve dans tous les groupes qui visent à la domination absolue (groupes fascistes, sectes en tous genres, etc.).

L’indéniable difficulté de la transmission explique l’importante littérature consacrée à ce sujet et les innombrables recherches et plans d’instruction des jeunes générations. La République de Platon contient un plan d’éducation des gardiens et de formation des dirigeants de la cité — l’éducation du peuple, voué à suivre les désirs de la partie inférieure de l’âme n’y a pas de place. Dans Émile ou de l’éducation, Rousseau propose une pédagogie adaptée à la formation du citoyen apte à vivre dans la république du contrat social. Bien que violemment condamné par l’Église, le livre de Rousseau eut un grand retentissement dans certaines couches de l’aristocratie qui adoptèrent les préceptes de l’auteur du Contrat Social pour l’éducation de leurs enfants ! L’ère des révolutions fut aussi celle des pédagogies révolutionnaires : Maria Montessori, Célestin Freinet, A.S. Neil, etc. Les mouvements révolutionnaires eux-mêmes accordaient une grande importance à la transmission de la tradition révolutionnaire. Quiconque a fréquenté ces mouvements sait l’importance qu’on y accordait aux grands événements dûment commémorés : la Commune de Paris ou la Révolution d’octobre étaient des épopées qu’on se transmettait de génération en génération. Les maîtres à penser étaient honorés et leurs écrits étudiés, analysés et commentés.

En finir avec la transmission ?

Or c’est là quelque chose qui n’a pas été assez mis en évidence, ma génération, après avoir absorbé ce qu’on lui avait transmis semble avoir décidé qu’elle n’avait plus rien à transmettre, que l’idée même de transmission devait être chassée de nos esprits, que nous devions apprendre du futur et non pas du passé, proposition hallucinante qui n’a pas toujours été admise explicitement, mais que nous retrouvons à l’arrière-plan de ce fait social massif qu’est la dés-instruction des jeunes générations. C’est à Jean-Luc Mélenchon que revient le mérite, si l’on ose employer ce terme, d’avoir énoncé cette thèse de la manière la plus claire. Dans L’ère du peuple, un livre publié en 2014, le futur candidat à la présidence de la République, une section s’intitule « La fin du passé ». L’auteur constate que la tradition a perdu son importance : « À présent, c’est un renversement de perspective complet. Le passé est toujours dépassé. Il n’apprend rien sur la façon d’utiliser l’environnement du présent. Au contraire, si nous en restions à ce que nous savons, nous serions empêchés de faire fonctionner correctement les nouveaux objets du présent ! » Il ne vient pas à l’esprit de notre homme d’esprit que les objets du présent ont été inventés et fabriqués par des hommes qui subissaient la tradition du passé et que si nos enfants peuvent utiliser les objets du présent, c’est parce que la génération précédente les a conçus et en a enseigné le fonctionnement… Mélenchon reconnaît que cette focalisation de notre époque sur le désir du futur (pour un peu il aurait parlé du « désir d’avenir », comme son ex-camarade Ségolène Royal) peut poser problème, mais loin de voir dans cette « abolition du passé » la grande figure de l’idéologie dominante à notre époque, il y voit une tension féconde. La formule qu’il utilisera plus tard est que nous sommes devenus « les héritiers du futur » : c’est ainsi qu’il s’est exprimé à la tribune de l’Assemblée Nationale lors du vote enthousiaste de la nouvelle loi bioéthique, une loi qui consacre la séparation radicale entre couple et procréation, et rend possible la marche vers le dépassement de l’humanité.

Mélenchon n’est pas qu’un politicien opportuniste et un beau parleur. Sa pensée est structurée et parfaitement « révolutionnaire ». C’est encore dans L’ère du peuple qu’il pose la question de la fin de la mort : « Dans ce domaine aussi on passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation, enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pose. Voici pourquoi. Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort elle-même ? Condorcet paraissait si étrange quand il imaginait ce jour où l’humanité éclairée par la science vaincrait la mort. Ce sera peut-être plus vite fait que nous pouvons l’imaginer. » Ce texte halluciné pourrait être le délire d’un gourou posthumaniste, d’un Raël de gauche. Mais en vérité, il exprime d’abord le noyau même de la nouvelle idéologie progressiste, une idéologie qui renouvelle les thèmes classiques du libéralisme tel qu’il a été remodelé dans l’usine à fabriquer du rêve américain :

— L’homme doit se débarrasser du poids du passé. Il est devenu l’héritier du futur et il peut dorénavant se faire lui-même. L’homme qui se fait lui-même est bien connu : c’est le self made man dont Mélenchon est le nouveau prophète.

— La technologie est toute puissante et elle accélère l’histoire au point que plus aucun retour en arrière n’est possible et qu’il faut s’y adapter parce qu’elle nous fera entrer dans un monde entièrement nouveau, un monde que les idées du passé nous empêcheraient de gagner.

— Débarrassé de la mort, l’homme du futur sera évidemment un surhomme. Mélenchon n’ajoute pas que ceux qui refuseront cette marche vers le surhomme seront « les chimpanzés du futur », mais l’idée est évidemment sous-jacente.

Avec une telle vision du destin de l’humanité, il n’y a vraiment rien à transmettre. Et effectivement, la transmission n’est plus rien d’autre que la mise en œuvre de l’aptitude à « abolir le temps » (sic) que permet le stockage du savoir humain dans les big data. Sans doute, à la lecture de Mélenchon sommes-nous tentés de dire : « Père, pardonne-lui, il ne sait pas ce qu’il dit ! », car ses paroles sont en pleine adéquation avec ce qu’il prétend combattre. En effet, le capitalisme d’hier, celui qui a achevé sa mue dans les années 1960 et 1970 était encore un capitalisme tributaire du passé, un capitalisme portant encore les marques de la société ancienne dont il était sorti quelques siècles plus tôt. Le capitalisme de la fin du xxsiècle est le capitalisme débarrassé de son passé, un capitalisme « enfin chez lui » et qui ne doit plus rien aux valeurs de sociétés qui l’ont précédé. « Du passé faisons table rase », disaient les paroles de l’Internationale. C’est le capitalisme qui met tout cela en œuvre, ainsi que le disait Marx dans le Manifeste du parti communiste. Lisons encore une fois ce passage fameux que la plupart des « marxistes » ou prétendus tels n’ont jamais lu, puisqu’ils ne l’ont jamais compris :

« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au Moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades.

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

Longtemps l’extrême gauche marxiste a reproché au capitalisme d’être « réactionnaire », c'est-à-dire de n’être pas dans le « sens de l’histoire », alors que Marx explicitement l’inverse. La critique de la famille patriarcale la plus sérieuse n’est pas celle de nos révolutionnaires, mais sa critique en acte, sa destruction active par le mode de production capitaliste. La bourgeoisie patrimoniale à l’ancienne avait à transmettre des biens et des valeurs. Mais pour transmettre, il faut stocker ce qu’on va transmettre. Le capitalisme contemporain ne stocke rien. Les moyens de production sont rapidement condamnés à l’obsolescence. La friche industrielle est la seule trace que laisse le capital qui, lui, ne cesse de circuler. Il faut même que le capital circule à la vitesse de la lumière : des câbles transatlantiques et transpacifiques énormes ont été tirés pour que les places financières puissent fonctionner de manière synchronisée et que les échanges se fassent désormais à la nanoseconde. Le capitalisme vise à l’abolition du temps. L’idéal serait que le capital circule sans temps de circulation, notait déjà Marx. Dans Accélération, Harmunt Rosa a montré comment l’accélération continue, le prétendu « temps réel » qui est justement l’abolition du temps, est consubstantielle au stade actuel du mode de production capitaliste (Mélenchon consacre aussi un sous-chapitre à l’accélération, pour en faire un fait incontestable et non une figure du mouvement du capital). L’abolition du temps vise aussi à l’abolition de l’espace : le mythe de la téléportation quantique dit justement que si on peut réduire le temps à zéro, l’espace disparaît : je peux être en même temps ici et ailleurs. Toutes les extravagances de la science-fiction ne font rien d’autre qu’aiguiser la tendance la plus profonde de la dynamique du capital au xxisiècle.

Dans un tel monde, le passé n’a plus aucune utilité et donc la transmission doit être abolie. Descartes, comme toujours, anticipe l’époque moderne. Le Discours de la méthode révoque en doute tout ce qu’on apprend dans les écoles et propose un nouveau plan d’acquisition du savoir, un plan où chacun doit, pour son propre compte, tout reprendre à zéro. Évidemment, Descartes entend ici la démarche philosophique et non l’éducation en général. Mais on a tôt fait de faire cette hasardeuse généralisation et c’est bien le mobile de la polémique de Vico contre les cartésiens. La méthode de Descartes renverse l’ordre chronologique ancien. Le regard n’est plus tourné vers le passé et la méditation des grandes œuvres et des grands auteurs puisque ce passé n’a plus rien à nous apprendre. La science moderne est entièrement tournée vers le futur, sachant que l’état actuel du savoir n’est qu’un état provisoire, destiné à être englouti.

Il faut lire les transformations de l’école depuis plus d’un demi-siècle à la lumière de ce bouleversement et de cette élimination du passé comme quelque chose qu’il faudrait transmettre. L’enseignement des langues anciennes, ultime vestige des « humanités » n’existe plus qu’à l’état de traces. Significativement, en France, le CAPES de lettres classiques (français, latin, grec) n’existe plus. L’anglais (ou plutôt l’anglais de survie) a chassé le latin. L’enseignement du français par « genre » (le genre épistolaire, le genre autobiographique, etc.) a complètement chassé la vieille classification historique : on s’intéressait à la littérature médiévale avant d’en venir en fin de cursus au surréalisme et au roman du xxsiècle… Le temps de la culture est passé à la machine à concasser le temps. Mais ce n’est que la moitié du chemin qui s’accomplit ainsi : la littérature elle-même est vouée à la disparition au profit des techniques de communication. Toute la pédagogie moderniste est fondée sur cette élimination de l’histoire : l’élève n’a pas à faire l’effort d’écouter et de s’instruire de la parole du maître. Jadis, ce maître n’avait d’autre fonction que de faire assister l’élève au dialogue des grands esprits — le maître, en transmettant, s’efface devant ceux dont il donne à entendre la parole. Plus rien de tous ces vestiges n’a sa place à l’école. Depuis la réforme Jospin de 1989 — les mêmes « réformes » se sont produites partout et d’abord aux États-Unis — il ne s’agit plus d’enseigner aux enfants, car désormais l’élève est « au centre » (on se demande bien de quoi !) et il doit construire lui-même son savoir. Le professeur doit se taire ! Il est un « technicien de ressources », disaient certaines instructions ministérielles du temps de Mme Vallaud-Belkacem. Jadis l’école exigeait le silence des élèves — silence indispensable à l’écoute et à la pensée — et désormais c’est aux maîtres que l’on impose le silence. Normal : tout le monde en sait plus que le maître. Les « parents d’élèves », espèce monstrueuse de parents qui ont transformé leurs enfants en « élèves » font la loi, prononcent des jugements, sur simple plainte de leurs chers petits et la sanction doit tomber sur le professeur… jusqu’à la peine capitale comme l’a appris Samuel Paty, professeur d’histoire géographie décapité par un tueur excité par des « parents en colère ».

Chez les éleveurs, on appelle bête de réforme une vache trop vieille pour avoir encore des veaux et donner du lait. Elle est vouée à l’abattoir pour finir en plats préparés, boulettes de viande et croquettes pour chiens et chats. Pour les professeurs, les réformes doivent être entendues en ce sens : ils sont des bêtes à « réformer », des bêtes devenues bonnes à rien. Mais la maladie de la réforme ne concerne pas que l’école. Tout est à réformer, toujours, et chaque réforme elle-même doit céder la place à une nouvelle réforme, au même rythme que celui de l’obsolescence des gadgets électroniques. Tout doit disparaître au grand magasin de la société contemporaine. Tout, vraiment ? Non pas tout, car la domination du capital est éternelle. Il est vrai que le capital est présent partout, il sait tout, il peut tout, il est donc Dieu.

Même les révolutionnaires ou plutôt ceux qui se disent révolutionnaires ont donné leur concours à cette entreprise de destruction de la transmission, confirmant qu’ils n’étaient bien, le plus souvent, que l’extrême gauche du capital. Ce sont de jeunes « gardes rouges », gardes rouges d’opérette sortis de l’école normale supérieure qui ont sonné l’offensive contre les « maîtres penseurs » : ainsi les « nouveaux philosophes » ont-ils connu leur heure de gloire. Les militants qui hier encore transmettaient pieusement les textes sacrés de la tradition révolutionnaire, la discutant sans cesse tels des talmudistes, ont pratiquement disparu de la scène politique ou alors se sont eux-mêmes convertis en « bougistes » jamais en mal d’une innovation décoiffante.

Tout ce qui est traditionnel, partis traditionnels, syndicats traditionnels, etc., semble voué à la disparition. Ne reste que le folklore — il suffit d’avoir visité une « fête de l’Huma » de ces dernières années pour voir comment tout s’est « folklorisé » tout en laissant de plus en plus de grands vides. De même, les monuments historiques, les centres historiques, les sites historiques perdent progressivement toute vie, car ils ne veulent plus rien dire, pour la bonne raison qu’ils n’ont rien à dire à une époque où seul compte le nouveau. L’histoire ne subsiste que sous forme de parc d’attraction. Ainsi se prépare le posthumain, c’est-à-dire l’éclipse de l’homme. Mais comme le passé s’est effacé, le futur suit la même voie. On nous fait miroiter des nouvelles technologies merveilleuses, mais la place pour un futur humain est réduite comme peau de chagrin. La transmission nourrissait des espoirs, transmettait aussi des tâches à accomplir, un monde à construire, un monde que nous pourrions construire puisque le vieux monde était fermement établi et qu’on pouvait prendre appui sur lui. La crise de l’espérance révolutionnaire est donc d’abord une conséquence, pas inattendue du tout, de la fin de la transmission.

C’est jusque dans le substrat anthropologique que cette révolution s’accomplit. Encore aujourd’hui, la vie humaine se transmet, de génération en génération, et les humains procréent. Mais le monde qui s’annonce est tout autre. La fabrique des bébés qui se mijote dans les fourneaux de la « PMA pour tou.te. s » nous dit que l’homme n’a pas vocation à transmettre la vie, donc à se laisser dominer par les générations passées, mais doit au contraire fabriquer des humains entièrement nouveaux, des humains qui ne devront rien à leurs géniteurs, ceux-ci étant réduits à des gamètes prélevés dans des banques de gamètes. La PMA, technique thérapeutique jadis, est devenue par le miracle de la nouvelle loi bioéthique le réacteur biologique du passage de l’humain au posthumain. « Tout ce qui est possible doit être fait », disent les technophiles ou les penseurs désespérés. L’Ancien testament fait la liste des engendrements (tôledôt) et place ainsi la question de la filiation au centre de la structure qui institue la société — la nôtre — et c’est cela qui est en train d’être renversé, ce fil qui est en train d’être brisé. Peut-être faut-il s’abstenir de porter sur cette question un jugement normatif, mais il serait bon que l’on prenne vraiment conscience de ce qui est en cause et qu’on ne déguise pas des bouleversements aussi profonds en simples techniques. Sauf à faire advenir la technoscience comme une théologie nouvelle.

Comment continuer ?

Notre histoire a déjà connu des époques où la transmission s’est interrompue. Vues de loin, les invasions barbares et la chute de l’Empire romain ont dû ressembler à cela : effondrement de la population urbaine, effondrement de l’instruction, guerres incessantes. Nous avons une petite idée de ce qui s’est passé si on compare la population de Rome à l’apogée de l’Empire à sa population au viie ou viiisiècle. Mais le fil ne fut pas rompu, sans doute en raison du rôle capital qu’a joué l’église catholique (pour ce qui concerne l’Europe occidentale, au moins) qui a transmis la langue latine et les manuscrits anciens, mais aussi le sens de la dispute théologique qui devait ouvrir de nouveaux chemins à la philosophie. La renaissance des villes et du commerce a assez tôt redonné vie à des traditions anciennes — par exemple dans le vaste mouvement des communes qui a touché la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Baltique. En fait, les barbares n’étaient pas si barbares que cela. Longtemps au bord ou même à l’intérieur de l’Empire romain, ils en ont gardé des souvenirs et se les sont transmis. Cet effondrement ne devait être que temporaire et le Moyen âge, qui ne fut pas un âge sombre, accoucha de la Renaissance.

Si l’on peut être tenté d’utiliser la rhétorique des invasions barbares (comme dans le film de Denis Arcand), l’analogie est très trompeuse. L’effondrement de la transmission ne provoque pas de ruines, mais au contraire accélère l’établissement d’un capitalisme sans limites et prêt à utiliser tout ce que la technique lui offrira pour remodeler le monde. Nous ne pouvons pas nous consoler en invoquant une conception cyclique de l’histoire à l’instar de celle de Vico qui vit dans « l’âge des barbares » le prélude à l’instauration d’un nouvel « âge des hommes ».  Ce ne sont pas de nouveaux barbares qui viendront enrayer la mécanique mortifère du mode de production capitaliste.  Ce sont les conditions mêmes de son développement, ses contradictions internes, qui conduisent fatalement à une crise dont nous sommes incapables aujourd’hui de délimiter les contours exacts. L’accumulation de capital en papier ne peut durer indéfiniment. Il faut extraire de la plus-value de la production de marchandises. Or comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’y revenir, les conditions de l’accumulation du capital à long terme sont en train de s’épuiser — les ressources de la terre et les ressources de la fertilité humaine. L’énergie gratuite, ou presque, et abondante, c’est, en gros, terminé, et la croissance exponentielle de la population va nécessairement s’arrêter. Les deux sources de la richesse, disait Marx, sont la Terre et le travail. L’une et l’autre vont se raréfier.

D’une manière ou d’une autre, nous allons être obligés de faire demi-tour, de reprendre conscience de notre propre mesure, de revenir à la vieille injonction socratique (« connais-toi toi-même ! ») et ainsi penser à la préservation du monde avant de songer à le changer — même s’il faut le changer.

Personne ne peut proposer l’abandon des techniques qui ont permis de rendre souvent la vie plus confortable, de la prolonger et de diminuer les souffrances des maladies. Mais il est temps d’apprendre à en faire un usage modéré, ce qui ne peut être obtenu en distribuant aux individus des leçons de frugalité, mais en redonnant sens à notre existence, un sens qui peut plonger ses racines dans la culture héritée, non seulement d’Athènes, Rome et Jérusalem, mais aussi de l’Europe médiévale et moderne. En se souvenant d’où nous venons, en refusant de nous extasier devant chaque prétendue nouveauté, en réapprenant que « tout ce qui naît mérite de périr » et que la quête de l’immortalité est le plus sûr moyen de transformer la vie humaine en enfer, nous pouvons rouvrir le futur.

Le 3 janvier 2021.

  

jeudi 23 janvier 2020

Résister à la barbarie

(Cet article a d'abord été publié sur la revue "L'Inactuelle")
Michel Henry publiait en 1987 un livre important, La barbarie, où il s’agissait de montrer que la science, telle qu’elle s’est instituée en discipline maîtresse, détruit la culture dès lors qu’elle est laissée à sa propre dynamique. Pour Michel Henry, cette science livrée à elle-même est devenue la technique, une « objectivité monstrueuse dont les processus s’auto-engendrent et fonctionnent d’eux-mêmes ». Corrélativement, les idéologies célèbrent l’élimination de l’homme et la vie est condamnée à fuir. Ce que Michel Henry analysait si lucidement voilà plus de trente ans a pris une ampleur considérable. L’élimination de l’homme est en cours, réellement et non pas seulement symboliquement à travers la destruction de la culture, qui était le centre de l’ouvrage de Michel Henry. Sous nos yeux se produit une véritable « transmutation posthumaniste » pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif qui vient de paraître[1]. Le transhumanisme nous conduit au-delà de l’humain, vers un posthumain, puisque nous avons appris que l’homme doit être dépassé ainsi que le disait Nietzsche !

Vers le posthumanisme.

Le posthumain, en effet, n’est plus simplement un thème de science-fiction. Il est revendiqué par des gens très sérieux qui y voient l’avenir même du mode de production capitaliste et l’avenir de l’humanité. Ainsi, fort nombreux sont les membres des cercles dirigeants des entreprises de la « high tech », souvent basées en Californie, qui revendiquent cette recherche du posthumain. Les dirigeants de Google, Larry Page et Sergey Brin, sont des adeptes fervents de la recherche posthumaniste et l’une des têtes pensantes de cette entreprise, Ray Kurzweil, la défend avec ardeur dans de très nombreux ouvrages depuis maintenant près de trois décennies.
Pour Kurzweil, il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré.
C’est Ray Kurzweil qui déclarait : « Il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré ». Et encore ceci : « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Kurzweil n’est pas un illuminé : des milliers de dirigeants et de « faiseurs d’opinion » sont fondamentalement d’accord avec lui et œuvrent déjà dans ce sens. En France, le médecin et homme d’affaires avisé Laurent Alexandre est un des propagandistes les plus connus du nouvel évangile du posthumanisme. Mais derrière lui nombreux sont ceux qui partagent les mêmes idées quoique moins bruyamment.

La transmutation posthumaniste.

Bien qu’ils aient des angles de vue différents et des philosophies parfois divergentes, les auteurs de l’ouvrage La transmutation posthumaniste mettent en évidence les principaux aspects de ce qui se joue autour de cette affaire. Je propose de regrouper tout cela sous le terme « trans » : il s’agit bien de transgresser toutes les frontières, frontières des espèces, frontière entre les sexes, frontière entre l’homme et la machine. Toutes ces frontières peuvent être transgressées, nous dit-on, car l’homme peut devenir le maître de ce qu’il deviendra, dans la mesure où, premièrement, ces frontières doivent toutes être considérées comme des constructions sociales et où, deuxièmement, grâce à la science et à la technique, l’homme peut s’émanciper de ce qu’il considère comme un donné naturel. La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque, dans tous les cas, c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
Il y a plusieurs logiques qui s’entrecroisent. La première, la plus ancienne est celle qui s’appuie sur de prétendues données scientifiques pour organiser l’avènement d’une espèce d’humanité supérieure. L’idée que la technoscience permettra d’améliorer l’homme est déjà chez Descartes dans la dernière partie du Discours de la méthode où notre grand philosophe national décrit les promesses de la médecine qui non seulement garantiront la santé mais aussi permettront de rendre les hommes « plus habiles et plus sages ». Ce qui chez Descartes n’est qu’un vœu pieux semble pouvoir se réaliser quand la théorie de l’évolution va nourrir les idéologies eugénistes. Pierre-André Taguieff montre ici le lien de l’eugénisme classique (dont il rappelle combien il fut partagé aussi par des politiques et intellectuels de gauche), l’eugénisme nazi et les bricolages posthumanistes. De l’élevage des humains par les nazis à la sélection des gamètes pour obtenir des humains améliorés, il y a une continuité. Alors que les nazis devaient encore faire appel aux méthodes classiques de l’élevage des bêtes, la génétique et les « ciseaux à ADN » (CRISPR) promettent un eugénisme scientifique en évitant la nécessité d’éliminer brutalement tous les sous-hommes. Ils en seraient sûrement les premiers surpris – du moins pour certains d’entre eux – mais les promoteurs du posthumain sont de parfaits nazis, idéologiquement. Seule différence : nous sommes tous les sous-hommes, des « chimpanzés du futur » et eux, les savants, vont faire advenir la race des surhommes. Comment le posthuimanisme promeut l’élimination des valeurs traditionnelles issues des Lumières (liberté, égalité, fraternité), et pourquoi tout cela ne fait que reprendre l’idéologie nazie, Christian Godin le montre avec sa précision et sa clarté coutumières. Godin montre cependant que le posthumanisme est l’accomplissement du rêve libéral. Est-ce contradictoire ? Nullement : le libéralisme veut supprimer tous les obstacles à la domination des forts, comme l’a fort justement montré Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

La négation des corps.

Ce courant ancien en croise un autre : celui qui veut abolir la différence des sexes et faire des enfants le résultat d’un « projet parental ». La « fabrique des bébés » est justifiée par les revendications des prétendues « minorités opprimées » qui se verraient dénier le droit à l’enfant par l’ordre patriarcal hétérosexuel… Les couples homosexuels ouvrent la voie : ils veulent pouvoir se faire fabriquer des enfants selon leur convenance. La « parenté d’intention » prend le pas sur la parenté biologique remisée au rang des vieilleries, bien que la technique ne puisse pas encore s’en passer complètement. Le bouleversement dans l’édifice du droit civil impliqué par ces notions extravagantes est souligné par la contribution d’Aude Mirkovic. PMA et GPA apparaissent maintenant comme les moyens de cette marche vers l’élimination de la procréation biologique dans la naissance des enfants.
Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps, réduit à l’état de machine, transformable à volonté et totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.
Quand la députée Aurore Bergé affirmait, à propos de la loi instaurant la « PMA pour toutes », qu’il n’était question pour le gouvernement d’interdire la procréation par la méthode naturelle, cette bizarre dénégation avait valeur d’aveu. La PMA et la GPA ouvrent la voie à la fabrication des bébés à la demande et évidemment la demande sera « mettez-nous ce que vous avez de mieux, Docteur ! »
Le dernier pas est l’abolition pure et simple de la différence des sexes et la promotion du « transgenre » en tant que modèle de l’humanité future. L’article de Denis Collin montre que le « transgenre », avec l’invraisemblable et très glauque bricolage des opérations de « réassignation » de sexe, constitue le banc d’essai du posthumain. Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps qu’interroge Anne-Lise Diet, un corps réduit à l’état de machine, transformable à volonté et prétendument totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.

Une transformation au service du capital.

Sans faire ici le compte-rendu complet de ce livre très riche, et dont on recommandera chaudement la lecture à tous ceux que ces bouleversements anthropologiques majeurs inquiètent, on soulignera ce paradoxe apparent : le triomphe de la technoscience biologique s’exprime par le développement d’une idéologie folle. Les Dr Frankenstein semblent avoir pris le pouvoir. La génétique combinée à l’Intelligence Artificielle annonce l’avènement d’une nouvelle espèce, comme dans la littérature ou le cinéma de science-fiction. L’un des auteurs du livre, Jean-François Braunstein s’était interrogé sur La philosophie devenue folle, et, aujourd’hui, c’est la technoscience qui est devenue tout aussi folle que la philosophie.
Le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain.
La raison en est à chercher dans la marche du mode de production capitaliste : la course à l’accumulation du capital, qui est le moteur de ce système « économique », suppose la course à la productivité d’une part et l’extension infinie du domaine de la marchandise d’autre part. C’est la domination du travail mort sur l’individu vivant qui en est l’aboutissement. De ce point de vue, le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste et rend l’humanité surnuméraire. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain. Inversement, la critique du posthumanisme est devenue le préambule nécessaire d’une critique généralisée du monde dominé par le capital.
Denis Collin

[1] La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique. Éditions QS ? « Horizon critique, 2019, sous la direction de Fabien Ollier, avec les contributions de Isabelle Barberis, Michel Blet, Jean-François Braustein, Paul Cesbron, Denis Collin, Anne-Lise Diet, Emmanuel Diet, Christian Godin, Aude Mirkovic, Isabelle de Montmollin, François Rastier, Pierre-André Taguieff, Patrick Tort et Thierry Vincent.

mercredi 26 juin 2019

PMA pour tout.e.s ?

La formule en « langue inclusive » semble étrange mais comme je l’ai lue quelque part je la reprends car finalement elle pourrait en dire long.
La PMA, à l’origine, est en effet un ensemble de techniques à destination des couples infertiles. Par des divers moyens (FIVETE, ICSI) on aide la nature à faire ce qu’elle n’a pas la force de faire seule (pour reprendre une formule d’Aristote). Dans cette panoplie de ressources, les IAD (insémination artificielle avec don de sperme anonyme) constituent un très faible pourcentage : Pour 25000 enfants nés grâce à la PMA, seuls 800 sont nés d’une IAD (soit un peu plus de 3%). Les autres sont nés des gamètes mâles et femelles de leurs parents. Le cas des enfants nés d’un don de sperme anonyme commence d’ailleurs à poser des problèmes compliqués. Quand ils grandissent les enfants nés de ces dons anonymes cherchent souvent à connaître leur géniteur. Ajoutons que, pour l’heure, en France, l’IAD comme toutes les autres formes de PMA est réservée aux couples composés d’un homme et d’une femme.

Ce que prépare la prochaine loi bioéthique annoncée pour l’automne est une révolution anthropologique radicale, puisque que la PMA pour les couples (hétérosexuels doit-on préciser aujourd’hui) on va passer à une PMA pour les femmes ! De la PMA pour tout.e.s à la PMA pour toutes ! Personne ne semble s’indigner de cet abandon de l’inclusif. Étrange, non ?
Un couple de lesbiennes ou une célibataire (celle qui, comme dans la chanson de Jean-Jacques Goldmann « a fait un bébé toute seule), peut donc maintenant bénéficier de l’IAD. Ce serait un nouveau « droit », le droit à l’enfant pour toutes les femmes qui le désirent. J’ai parlé de révolution anthropologique parce que ce nouveau droit consacre l’effacement de ce qui semblait consubstantiel à toute société humaine, à savoir la double filiation paternelle et maternelle, quelles qu’en soient les formes. Du même coup, c’est la figure du père qui peut s’effacer dans notre droit ou qui n’y subsiste que de manière contingence. « Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard » affirme Nietzsche. Nous y voilà et le Surhomme est la femme.
Quelles conséquences cela peut-il avoir ? Voici tout d’abord la fabrique légale des orphelins qui peut tourner à plein régime. Jusqu’à présent, on considérait comme un franc salaud l’homme qui, ayant engrossé une femme, refusait de reconnaître l’enfant et d’en assumer la charge. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’enfant « né de père inconnu » est presque orphelin, orphelin de père en tout cas. Et tout le monde sait que ce « manque de père » est une blessure qui ne cicatrise pas, du moins tant que la question du père « biologique » n’est pas réglée, d’une manière ou d’une autre.
On pourrait (peut-être) éviter ce traumatisme si toute la société mettait la paternité entre parenthèse et si les enfants n’avaient plus à s’identifier à l’un de leurs parents pour grandir. La femme resterait cependant nécessaire puisque seule elle peut (pour l’instant encore) mettre au monde les enfants. On aurait donc une société féminine avec des mâles réduits au rôle de donneur de gamètes – un peu comme dans l’élevage moderne où un seul taureau suffit pour un très nombre de vaches. Que faire des « mâles surnuméraires » ? Chez les bovins on les castre pour les engraisser… Chez les hommes la seule solution serait de les empêcher de naître ou de piloter la PMA vers la fabrication de filles. La dernière solution pour laquelle milite ardemment Marcela Iacub, c’est l’ectogenèse, autrement dit l’utérus artificiel qui émancipe définitivement l’humanité de son mode de reproduction de mammifère attardé.
Les dystopies que j’évoque ici ne sont nullement fantaisistes. La « féminisation » de la société est en bonne voie et on souhaite un peu partout que les petits garçons deviennent des petites filles et que les mâles adultes un trop testostéroné soit dûment matés. Et la technique se prépare à accomplir le rêve d’une société débarrassée de la sexualité. Freud le disait déjà « : « Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » (Lettre à Jones, 1914)
En attendant que se réalisent ces prédictions qui devraient rencontrer quelques résistances, il est clair que la PMA pour toutes ouvre la voie à la GPA pour tous. Si, en effet, avoir un enfant est un droit qui doit être satisfait sans passer par la bonne vieille méthode éprouvée, on ne voit pas pourquoi les mâles et les couples gays ne pourraient pas revendiquer à leur tour de bénéficier de ce droit. Toutes les belles âmes jurent, la main sur le cœur, qu’il n’en est pas question, parce qu’il n’est pas question de « marchandiser » le corps des femmes. Mais c’est une triste plaisanterie, car on ne voit pas comment, au nom de l’égalité des droits, les hommes seraient privés de ce droit qu’auraient acquis les femmes. La seule solution serait de proclamer que la nature a fait les femmes pour porter les enfants et pas les hommes. Proclamation très ennuyeuse car elle jetterait à bas toutes les théorisations « queer » et « gender ». Nouvelle catastrophe idéologique qui risquerait de faire chavirer les médias dominants. Donc si la PMA pour toutes est acceptée, nous aurons la GPA. Et ainsi les dernières digues seront rompues. Pour la suite, je suis assez vieux pour être mort quand elle arrivera et tant mieux.
Denis Collin – le 26 juin 2019

jeudi 23 mai 2019

Réflexions à propos du cas Vincent Lambert

Bernini: Enée fuyant Troie
Cet article a été d'abord publié sur le site de l'Inactuelle, revue d'un monde qui vient.

L’idée de la mort n’est pas une idée adéquate. 
Alors que les discussions s’enflamment autour du cas Vincent Lambert, en état végétatif depuis 12 ans, je me garderai bien de donner un avis tranché. Je ne veux appuyer ni les parents Lambert entourés de leurs supporters qui célèbrent un arrêt de la cour d’appel comme un but dans un match de championnat ni les partisans du prétendu « droit à mourir dans la dignité » bardés dans leurs certitudes. Que les politiques se croient autorisés à intervenir en tant que tels dans ce débat qui renvoie à la conscience morale de chacun est conforme au désordre courant de choses, mais finalement pas très étonnant.
Tout d’abord, il faut rappeler que la décision (annulée) des médecins d’arrêter d’alimenter et d’hydrater Vincent Lambert ne peut être assimilée à un acte d’euthanasie, puisqu’il n’y a aucun acte de donner la mort, mais seulement l’arrêt des soins pour mettre fin à « l’obstination déraisonnable » (selon les termes de la loi Léonetti) qui prévaut depuis déjà longtemps dans ce dossier difficile. En parlant d’euthanasie, les parents Lambert et leurs bruyants soutiens, église catholique incluse, disent sciemment une contre-vérité dans le but d’alimenter une campagne propagandiste. Ce qui a motivé la décision de l’équipe soignante, ce sont des constats qui conduisent à mettre en œuvre la procédure d’accompagnement vers la mort prévue dans la loi Léonetti (loi, rappelons-le, votée à l’unanimité).
Mais une fois ces rappels faits, nous sommes tout de même devant le même cas de conscience, un de cas qu’aucune procédure ne permet de trancher. Et des cas comme celui de Vincent Lambert, il y en a aujourd’hui plus de 1500 et qui tous ont la même origine : la puissance des techniques de réanimation permet d’empêcher le patient de mourir sans pour autant lui permettre toujours de revenir pleinement à la vie. L’état végétatif de Vincent Lambert et les importantes lésions cérébrales qu’il a subies ne laissent aucun espoir non pas de guérison, mais d’amélioration de son état de santé. Certains médecins cependant contestent qu’il soit en fin de vie. Il est victime d’un handicap lourd mais peut continuer de vivre avec des soins adaptés.
Que faut-il faire ? Imaginons, ce qui est très peu probable, que Vincent Lambert soit conscient : sa vie doit lui sembler un enfer, comme s’il était emmuré dans son propre corps pendant toutes ces années. Et sans pouvoir se donner la mort ni manifester son intention qu’on le laisse mourir. L’âge venant, chacun sait que la probabilité augmente de se retrouver dans un de ces états qui ne sont plus une vie et pas encore la mort. On voudrait, en suivant l’éthique stoïcienne, pouvoir choisir soi-même sa mort : non pas pouvoir mourir parce qu’on souffre trop, mais mourir pendant qu’on est encore en bonne santé, pendant qu’on est encore lucide. Un mondain, ayant appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, est rentré chez lui et s’est tiré une balle dans la tête. On aimerait pouvoir en faire autant : savoir quand la vie qu’on voulait vivre se termine et choisir de tirer sa révérence. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Notre conatus est toujours là et nous dit « encore un instant, monsieur le bourreau ! » Et surtout il y a tous ces cas où l’on est précipité d’un coup à la porte de l’Enfer, sans espoir d’y croiser Dante en compagnie de Virgile : l’accident de la route comme Vincent Lambert, l’AVC un peu fort, et même l’imperceptible et sourde progression de la maladie et l’espoir d’un miracle : il y en a tant, de ces miracles qu’on raconte aux patients pour qu’ils gardent le moral, parce qu’on veut croire que le moral sauve, alors peut-être qu’on a le moral que précisément parce qu’on est en train d’être sauvé et que le corps recompose les parties dont il est composé.
Alors on donne des directives anticipées : de beaux papiers qui soulagent la conscience des médecins et celle de l’entourage. Le futur agonisant refuse l’acharnement thérapeutique, il n’a aucune envie que l’on s’obstine déraisonnablement, donc il faut l’aider à mourir au mieux ! Mais comment puis-je vouloir par avance prendre une décision ?  Mes « dernières volontés », soit : c’est ce qui se passera après ma mort et je n ‘en serai jamais le témoin. Mais là ce sont des volontés qui devront être exécutées quand je serai encore vivant ! Si je commande un verre de bière pour dans dix ans, je veux bien le payer quand arrive le jour du verre de bière mais je ne suis pas obligé de le boire ! Pacta servanda sunt… Soit mais quid des pactes qu’on passe avec soi-même, car la volonté de ne pas subir, le moment venu, des soins « déraisonnables », c’est un pacte que je passe avec moi-même et nul ne peut être tenu de respecter les engagements qu’il prend envers lui-même.
Que fait la loi ? Elle désigne un tuteur, mais jamais le tuteur ne peut avoir le droit de vie ou de mort sur celui dont il a la tutelle. Et d’ailleurs la loi ne lui donne pas ce droit puisque son avis est simplement consultatif : les médecins peuvent en tenir compte… ou pas ! Dans le cas de Vincent Lambert, la situation est embrouillée au possible puisque les parents s’opposent à l’épouse, mais cette particularité ne change rien au fond du problème.
Il faudrait donc disposer de critères objectifs. Les partisans du « droit à mourir dans la dignité » considèrent qu’il y aurait une certaine indignité à continuer à mener la vie végétative de Vincent Lambert. Mais sur quels critères décidera-t-on qu’une vie mérite d’être vécue, possède la dignité d’une vie estampillée « vie digne » ? Une vie de souffrances inutile aux autres (et même nuisible, car ça coûte cette prise en charge des malades incurables) affaiblit le bilan global du bonheur et des souffrances et d’un point de vue utilitariste la sédation profonde s’impose puisqu’elle supprime les souffrances du malade. Mais cette conception utilitariste, qui se réduit, in fine, au calcul coûts-bénéfices, est très difficilement acceptable puisqu’elle fait de certains humains des choses, de simples moyens et plus du tout des « fins en soi », pour reprendre ici le vocabulaire kantien. Même le malade incurable, incapable de parler, incapable de faire savoir ses pensées, capable seulement de souffrir, reste une personne titulaire de droits inviolables et égaux à ceux de n’importe quelle autre personne. Cette position est certainement un postulat moral qu’aucune science ne pourra jamais venir justifier, mais ce postulat est tout simplement la base de la conception moderne des « droits naturels » de l’homme, telle qu’elle est gravée dans le marbre des grandes déclarations politiques, l’américaine et la française, à la fin du XVIIIe siècle.
Donc il n’y a pas de solution rationnelle, acceptable par tous. Mauvaise nouvelle : nous ne pourrons pas avoir de mort certifiée ISO 14001. Chacun se retrouve seul devant sa propre comme devant la mort de la personne qu’il aime. Chacun prend ses décisions « en son âme et conscience » et devra subir le jugement des autres. Il est impossible d’y échapper. L’autre matin, un politique prétendait qu’en faisant appel à la raison on pouvait en tirer qu’il fallait reprendre l’alimentation de Vincent Lambert.  Peut-être la conclusion était-elle juste mais pas la prémisse. Il n’y a pas de pensée adéquate de la mort, soutenait déjà Spinoza. Notre technoscience médicale n’a fait que rendre ce constat plus dramatique.
Le 21 mai 2019 – Denis Collin

dimanche 21 janvier 2018

Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ?

Lorsque l’on prétend avoir le droit pour soi, on entend par droit, le droit positif, c’est-à-dire celui qui définit les lois et prescrit ce que l’on peut faire ou ne pas faire au regard des règles de la cité. Face à ce droit positif, nous pouvons avoir deux attitudes : soit respecter les lois, soit les enfreindre. Cependant, respecter les lois, c’est finalement avoir pour fin le respect de l’ordre établi dans la société. Pour autant, est-ce parce qu’on vit dans la légalité, que l’on peut être qualifié de juste ? Ne s’agit-il pas plutôt ici d’affirmer que lorsqu’on respecte les lois, on ne fait que se conformer aux règles de la cité, on ne fait qu’obéir ? La vertu morale qui est le propre du juste ne dépasse-t-elle pas cette simple conformité à la loi ?
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jeudi 21 avril 2016

Qui ne travaille pas ne mange pas?

« Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger », dit Paul (2e lettre au Thessaloniciens, 3,10). Mais l’idée est commune. « Dès l’automne le paresseux ne laboure pas, à la moisson, il cherchera mais il n’y aura rien » (Proverbes, 20,4). Et finalement, c’est encore la même idée qu’on retrouve dans La Cigale et la Fourmi de La Fontaine : « vous chantiez, j’en suis fort aise, et bien, dansez maintenant ! ».
On peut prendre tout cela immédiatement : l’homme est condamné à travailler pour survivre, malédiction à laquelle il est soumis depuis la chute. Le travail est la condition naturelle de l’homme dit encore Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne). Dans l’esprit de saint Paul, il s’agit d’autre chose. La lettre aux Thessaloniciens est une lettre à une de ces communautés chrétiennes qui sont en train d’essaimer dans le bassin méditerranéen à partir de leur point de départ en Galilée et en Judée. Dans ces communautés, les membres doivent changer radicalement de vie. Ils doivent vendre tous leurs biens et rompre avec leur passé. Les riches doivent renoncer à la richesse (car « un chameau s’introduit plus aisément dans le chas d’une aiguille qu’un riche dans le royaume de Dieu. », Matthieu, XIX, 21 et 23) et par conséquent tous doivent maintenant travailler pour vivre. Le riche ne peut plus vivre du travail de son esclave, car dans ces communautés, il n’y a plus ni maître ni esclave, même si, par ailleurs, Paul conseille aux esclaves d’obéir et de ne pas se révolter contre l’ordre imposé par les Romains. Le monde antique, grec comme romain, valorise l’homme qui est dispensé de travailler, celui qui bénéficie du « loisir » (skholè), au détriment de l’homme soumis à la presse de la vie quotidienne – travailler pour gagner sa vie, ce qui vaut aussi bien pour l’esclave que pour l’artisan ou pour toute personne qui vend son activité contre monnaie sonnante et trébuchante : chez Platon, les sophistes et les rhéteurs (des « intellectuels ») sont plus bas encore dans l’échelle des valeurs sociales que les artisans car ils vendent leur prétendu savoir. Le christianisme introduit ici une rupture fondamentale : travailler fait partie des devoirs de l’homme qui cherche son salut et on retrouvera cela dans les règles monastiques, notamment la plus importante d’entre elles, la règle de saint Benoît qui repose sur le travail et la prière (en commun).
On pourrait s’en tenir là. Mais l’Apôtre énonce peut-être un principe de portée plus générale, un principe de justice et pas simplement une règle religieuse. Ce pourrait être une règle de justice distributive : à chacun selon son mérite, dit Aristote qui ajoute qu’on ne s’entend généralement pas sur ce qu’est le mérite. Ici donc, mérite et travail se rejoindraient : qui ne travaille pas ne mérite pas de manger. Les corollaires de ce principe sont connus sous de nombreuses formules : à chacun selon son travail ! à travail égal, salaire égal ! Toutes formules qui ne sont pas sans poser de sérieuses difficultés.
Il faudrait d’abord être certain que le travail est un mérite. Robinson sur son île a-t-il du mérite à travailler ? Aucunement puisqu’il ne peut pas faire autrement sous peine de mourir. Le mérite est une notion  ou juridique et la nécessité naturelle n’implique aucun mérite. Le mérite n’intervient que lorsque les hommes se rapportent les uns aux autres ou à Dieu. La formule paulinienne peut s’entendre de manière restreinte : le travail étant une condition de la vie humaine, personne ne peut réclamer des autres qu’ils le nourrissent si lui-même n’a pas participé à l’œuvre commune. Mais cela n’implique rien de particulier concernant les règles de la distribution elle-même. Pour Paul, ce problème des règles de la distribution ne se pose pas : dans les communautés chrétiennes, ascétiques, la distribution est égalitaire, les repas se prenant en commun. Mais évidemment si on transpose la règle aux sociétés modernes complexes, les choses se présentent différemment.
Écartons d’abord les problèmes faciles à résoudre. À l’évidence, les enfants trop jeunes pour travailler, les vieillards impotents et les malades doivent manger bien qu’ils ne travaillent pas ! Le principe ici est « à chacun selon ses besoins », indépendamment de la quantité de travail fournie. Mais sitôt ces questions résolues s’en lèvent beaucoup d’autres, bien plus redoutables. Tout d’abord, il faudrait s’entendre sur le sens exact du mot « travail ». Toute activité n’est pas nécessairement un travail : par exemple, la création artistique n’est peut-être pas à ranger dans la catégorie du travail, sauf dès lors que l’œuvre d’art prend une valeur sociale, c’est-à-dire quand l’artiste vend ses œuvres ou travaille sur la commande d’un mécène, privé ou public. Les fonctions politiques (de représentation et de gouvernement) peuvent également ne pas entrer dans la catégorie du travail. On voit bien que le travail d’un mineur de fond et le « travail » d’un député n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Au demeurant, le député ne perçoit pas de salaire, mais une indemnité parlementaire et la précision du vocabulaire a sa raison d’être. Toute une tradition considère le travail manuel, la peine, comme une obligation qui devrait être partagée par tous et qui possède en outre une valeur rédemptrice. Du monachisme à certaines formes du socialisme du XXe siècle (révolution culturelle chinoise, campagnes de coupe de la canne à Cuba), on a cherché (ou du moins on l’a prétendu) à empêcher la coupure entre travail manuel et travail intellectuel : tout le monde mange et donc tout le monde doit fournir au moins un part du travail conçu comme labeur du corps. D’ailleurs, comme le disent les paroles de l’Internationale, « la terre n’appartient qu’aux hommes, l’oisif ira loger ailleurs. »
Se pose ensuite la question de la répartition des ressources en fonction du travail. Sauf dans le communisme monacal, les individus qui coopèrent à la production de la richesse sociale veulent obtenir à chacun son dû. Si celui qui ne travaille pas ne mange pas, il semble juste de penser que celui qui ne travaille qu’un peu ne mange qu’un peu et celui qui travaille beaucoup mange beaucoup ! La revendication « à travail égal, salaire égal ! » a pour corollaire « à travail inégal, salaire inégal » ou encore « à chacun selon son travail ». Mais les aptitudes des individus diffèrent en raison de la loterie naturelle qui distribue capacités, talents et dons inégalement entre les individus. Même en admettant que la justice distributive se ramène à la justice selon le travail, le principe de Paul se trouve d’application scabreuse. En quoi est-il juste que l’homme fort qui abat deux fois plus de travail que le malingre gagne deux fois plus ? Ce genre de justice ressemble à la « loi du plus fort » qui est loin d’être toujours la meilleure. En outre, il est très difficile de comparer des travaux différents et de les ramener à une mesure commune, sinon par la mesure commune qu’offre l’argent et la loi du marché. Donc, à part la répartition minimale (celle de la simple survie) le principe de Paul est sans portée réelle. Du principe de différence de Rawls à l’idée d’un revenu d’existence, toutes les théories de la justice contemporaines cherchent à dépasser cette règle de proportionnalité dont Marx disait qu’elle était l’expression du « droit bourgeois ».
Enfin, dans nos sociétés, celui qui vit de richesses accumulées, par son effort, par l’héritage ou par la chance, peut vivre sans travailler. Si le travail seul produit le mérite social, c’est-à-dire la possibilité de prendre sa part au festin commun, alors l’héritier n’est pas méritant. Il faut donc confisquer les héritages et interdire l’accumulation des richesses. Encore une fois, dans les premières communautés chrétiennes, celles que vise Paul, ces conditions sont réalisées puisque pour devenir membre de ces communautés, il fallait rompre avec sa vie « mondaine » et se débarrasser de ses biens. Mais c’était là un choix volontaire, fondé sur une recherche spirituelle, et non le principe de base de la vie sociale. Mais une société sans propriété privée et sans possibilité d’enrichissement personnel est-elle tout simplement viable ?
Donc le principe paulinien semble bien trop frustre pour être de quelque utilité quand il s’agit de définir les principes de bases d’une société juste. Il a même servi de prétexte dans les régimes usant du travail forcé pour condamner de prétendus « parasites sociaux », c’est-à-dire essentiellement des intellectuels plus ou moins indociles. Ce n’est certes pas un argument contre ce principe lui-même puisque les tyrannies totalitaires du XXe ont excellé dans l’art de pervertir les principes les plus sublimes. Cependant, il peut garder quelque utilité comme principe moral : il rappelle que la vie sociale repose sur le travail, dénonce les travers moraux de l’oisiveté et revendique la dignité et les droits du travailleur. On ne peut guère lui demander plus. Les paramètres de la justice sont trop nombreux pour qu’on puisse ramener la structure de base d’une société juste à quelques axiomes.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...