La haine de la haine est devenue quasi universelle. Il faut traquer les discours de haine et même les punir. Un certain parti s’appellerait le RHaine, successeur du FHaine, deux surnoms qui devraient suffire à le discréditer. Comme on confond tout et que les mots n’ont plus beaucoup de sens, les haineux sont des « phobes ». Celui qu’on qualifie d’islamophobe est censé haïr les musulmans et même les persécuter par la parole – au moins – alors que les phobies sont des peurs névrotiques : les claustrophobes ne haïssent pas les portes… On confond trop souvent craindre et haïr.
samedi 7 juin 2025
lundi 19 mai 2025
Mourir, un nouveau droit !
Lors d’un échange sur « les réseaux sociaux », à mon post dénonçant le projet de loi légalisant l’euthanasie, j’ai reçu de nombreuses réponses, toutes révélatrices de l’ambiance « morale » de notre temps.
vendredi 25 avril 2025
Droits des trans?
Jadis, on disait que le Parlement britannique peut tout faire, sauf changer un homme en femme. La Cour suprême du Royaume-Uni vient de confirmer cet adage en arrêtant qu’un homme est un homme et une femme est une femme et que la distinction était fondée biologiquement – les chromosomes XY et XX sont donc considérés comme des marqueurs fiables du sexe d’une personne. Les honorables juges ont donc statué que ce qui est réel est réel et ce qui n’est pas réel ne l’est pas, nouvelle version du vieil adage du philosophe grec Parménide, « l’être est, le non-être n’est pas ».
jeudi 23 février 2023
Droit international et avenir de l'humanité européenne
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Vae victis |
Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004.
Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les
« révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de
régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation
d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin
d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi
dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime
politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque
puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires
ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En
ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan
n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours,
affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons
pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a
été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le
laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes.
En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique
et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est
en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus,
ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.
Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le
langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute »,
il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des
acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis
d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos
valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire
régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la
soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles,
ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en
chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions
médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est
se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres
ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye
aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres
de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette
guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les
vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient,
avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes
zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand
échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.
La première question angoissante est d’abord celle-ci :
dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant
l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur
correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer
le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette
situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant
moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et
même d’un peu obscène.
Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité
survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que
l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le
progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination
de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a
été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne »
dont a si bien parlé Edmund Husserl ?
jeudi 4 février 2021
Sexe et consentement
Depuis le récit de Vanessa Springora intitulé Le consentement (récit inspiré par ses relatons avec Gabriel Matzneff alors qu’elle était encore adolescente) la question du consentement des mineurs aux relations sexuelles avec des majeurs est revenue dans le débat public. En publiant La familia grande, Camille Kouchner, belle-fille d’Olivier Duhamel,a contraint à aborder à nouveau cette question puisque quelques-uns des défenseurs du célèbre constitutionnaliste ont cru bon de suggérer que, peut-être, les relations sexuelles imposées à son beau-fils âgé de treize étaient consenties. Mais alors s’y est entremêlée la question de l’inceste. Entre temps le Sénat était saisi d’un projet de loi modifiant l’âge du consentement. Et comme d’habitude tout est embrouillé, tant dans les polémiques sur les réseaux sociaux que dans les dîners amicaux ou familiaux. Je vais laisser de côté les aspects juridiques de cette affaire.
Quand on a appris que le Sénat avait porté à 13 ans l’âge du consentement, on a entendu des cris d’orfraies : le Sénat autoriserait les relations sexuelles avec des enfants. Pour un peu, les honorables « pères conscrits » de la République étaient assimilés à des pédophiles. Il n’en est évidemment rien. En fixant à 13 ans l’âge du consentement, le Sénat n’a pas changé l’âge de la « majorité sexuelle » (15 ans) mais il a durci la loi en supposant que des relations sexuelles avec un mineur de 13 ans étaient toujours considérées comme viol ou agression sexuelle et non plus simplement comme une atteinte sexuelle comme ce pouvait être le cas auparavant si le ce consentement était retenu comme excuse – ainsi un tribunal, il y a quelques années avait acquitté du chef d’accusation de viol un homme adulte ayant eu un rapport sexuel avec une fillette de onze ans, puisque les débats avaient établi le consentement de la victime ; ne restait que l’accusation d’atteinte sexuelle. Après le texte du Sénat, on pouvait lire sur les réseaux sociaux que 13 ans c’était vraiment trop jeune pour consentir, et que même à quinze ans une relation sexuelle était toujours une sorte de viol. Une furie purificatrice semble s’être emparée de meilleurs esprits et même chez des gens d’extrême gauche on a crié au laxisme – ce qui rappelait aux plus âgés la triste affaire de Bruay-en-Artois agitée à l’époque par les maoïstes, Serge July en tête : dans les affaires de sexe, la loi sur les suspects qui fut en vigueur pendant la Terreur est régulièrement réactivée.
Il serait facile d’ironiser. Depuis plusieurs décennies, on considère que les enfants sont des citoyens à part presque entière. À partir de 13 ans, ils peuvent choisir chez lequel des deux parents ils veulent vivre en cas de divorce, ils peuvent changer de nom (prendre celui de la mère plutôt que celui du père). On suppose leur consentement quand ils manifestent leur « dysphorie de genre ». Avec leur consentement prétendu, les parents peuvent faire ordonner des traitements hormonaux pour bloquer la puberté. Mais pour le sexe, si on en croit certains, il faudrait repousser l’âge de la majorité à 18 ans – comme en Turquie, bien que dans ce pays cela n’empêche nullement les mariages des enfants, pendant que la très gouvernementale direction des affaires religieuses rappelle que l’âge du mariage est de 9 ans pour les filles et 12 ans pour les garçons selon la loi islamique. Les propositions des défenseurs de enfants de 0 à 18 ans sonnent étrangement.
En réalité, nous en sommes là parce que l’ethos, la « Sittlkichkeit » comme dirait Hegel, s’est presque complètement effondré. Il faut des lois, toujours plus lois, des lois pour limiter d’autres lois et même les contredire, parce que l’idée de morale commune, à laquelle nous nous référerions spontanément est une idée qui a disparu. Les « bobos » (bourgeois bohèmes) sont aussi des « lilis » (libéraux-libertaires) et ils ont méthodiquement procédé à la destruction de cette éthique commune pour lui substituer la morale minimale1 et il nous faut affronter avec les moyens du bord la situation chaotique qui a été créée. Les pandores prennent la place du surmoi, dont Freud faisait pourtant un acquis civilisationnel précieux.
La pédophilie est sans doute vieille comme le monde et sans doute plus courante dans le passé qu’elle ne l’est aujourd’hui. Quand on a commencé à la mettre en lumière, à partir notamment de l’affaire Dutroux puis du procès d’Outreau, on y est allé sans précaution. « Les enfants disent toujours la vérité », répétait Mme Royal, alors ministre et pas encore ambassadrice des pôles. Et puis, à Outreau et ailleurs on s’est aperçu, quelle découverte, que les enfants pouvaient mentir, accuser leur instituteur parce qu’ils voulaient lui jouer un mauvais tour ou se venger d’une réprimande. Sommes-nous vraiment sortis de là ? Sans doute pas et la mode des #metoo et la nouvelle loi sur les suspects promues par des féministes qui se prennent pour Saint-Just continuent de frapper – beaucoup de féministes et non des moindres exigent aujourd’hui une présomption de culpabilité, des hommes vis-à-vis des femmes, des adultes vis-à-vis des enfants. On trouve des philosophes (sic) et des juristes (resic) pour soutenir la présomption de vérité des victimes ou prétendues telles et pour mettre en cause la présomption d’innocence au motif que les salauds s’en tirent trop souvent. « Tous coupables », voilà le nouveau cri des Torquemada contemporains. Pour éradiquer un mal – comme si on pouvait définitivement éradiquer le mal – et pour faire advenir l’empire du bien absolu, nos sociétés semblent prêtes à balayer tous les principes du droit. Il y a des « bavures », des « dégâts collatéraux », des gens qui se suicident parce qu’ils ne supportent pas la calomnie, ni le regard des « braves gens » qui se disent « il n’y a pas de fumée sans feu »On ne peut plus tenir la meute quand le goût du sang l’excite.
J’ai eu l’occasion de dire ce que je pensais de l’affaire Matzneff et de l’affaire Duhamel. Inutile d’y revenir. Je voudrais plutôt dire quelques mots de la sexualité des enfants et des adolescents et du consentement, puisque cette circonstance a été invoquée comme une excuse possible dans le cas Duhamel – comme elle était invoquée dans le cas de Vanessa Springera tombée sous l’emprise de Matzneff. Le consentement est en effet une question essentielle. Toute la doctrine moderne du contrat repose sur le consentement : dès lors que les deux parties ont consenti, le contrat est valide et pacta sunt servanda (les pactes doivent être honorés). Toute la conception libérale du monde repose là dessus. Mais quid du consentement quand les contractants sont dans des positions asymétriques ? Peut-on consentir à se soumettre ? Cas classique : le contrat de travail qui est reconnu comme un « contrat de soumission » puisque le salarié s’engage à se soumettre à son employeur. Autre cas classique : l’abus de faiblesse. Arracher à un vieillard en état de faiblesse un testament, ce n’est pas un contrat mais une des variantes de l’escroquerie. Les enfants sont régulièrement soumis à de tels « contrats » reposant sur l’abus de leur faiblesse : le commerçant qui profite de la naïveté de l’enfant pour lui refourguer de la camelote ou lui vendre quelque chose dont il n’a aucun besoin commet un délit. Mais avec internet (entre autres) de tels délits se commettent à cadence élevée et sans qu’il y ait la plus petite sanction.
Comme le droit du travail doit protéger le travailleur des abus, toute la législation des mineurs doit les protéger contre les abus dont ils peuvent être victimes de la part des majeurs et c’est à l’intérieur de ce cadre que se place la question de la sexualité. Il est très simple de répondre à la question de la protection des mineurs face aux viols ou aux agressions sexuelles. Ces cas doivent être traités comme des violations graves des droits de la personne, avec la circonstance aggravante que la victime est mineure et qu’il est plus facile à l’agresseur, d’abuser de sa position dominante. Le viol est un crime qui peut valoir 20 ans de prison au coupable. Veut-on encore durcir la loi ? Faut-il rétablir la peine de mort?
Où les choses sont plus complexes, c’est quand le mineur a réellement consenti à des relations sexuelles avec un majeur. Jadis, il y a très longtemps, on prêtait aux enfants l’innocence de l’agneau et seuls les adultes vicieux pouvaient les corrompre. Mais la simple connaissance de la réalité humaine permet d’affirmer que les enfants ne sont « innocents » en matière sexuelle. Le sexe est une question qui les intéresse, bien avant que les garçons aient eu leurs premières pollutions nocturnes et les filles leurs premières règles. Cette curiosité sexuelle trouvait difficilement sa satisfaction, à part dans quelques jeux enfantins ou si un monsieur pas très bien intention venait offrir des bonbons à la sortie de l’école. Ce n’est évidemment plus le cas. Dans leur grande majorité, les enfants ont des smartphones qui leur donnent l’ouverture immédiate sur les sites pornos. Certaines enquêtes fixent à neuf ans l’âge moyen du premier visionnage de vidéo porno. On remarquera que cette évidente incitation à la débauche et à la corruption de mineurs n’est l’objet d’aucune mesure, de quelque nature qu’elle soit, sinon le grotesque « contrôle parental » et le clic sur « j’ai plus de 18 ans ». Les parents qui donnent des smartphones aux enfants pour les joindre (c’est un nouveau fil à la patte) et avoir la paix (pendant qu’ils jouent sur leur téléphone, ils ne nous cassent pas les oreilles) ont évidemment une grande responsabilité ! Mais même si vous ne odnnez pas de portable à votre enfant, il aura accès aux mêmes vidéos avec le portable d’un copain. Et, de toute façon, les intérêts commerciaux du porno sont si importants qu’on voit mal qui voudrait s’attaquer à PornHub, nonobstant le fait que le principe de liberté permet aux adultes de lire et voir ce qui leur plaît. Quoi qu’il en soit, nous avons là un chapitre de la protection des mineurs qui ne semble pas émouvoir grand monde. Il n’est pas besoin d’avoir fréquenté la villa de Duhamel à Sanary pour s’initier tôt à la chose sexuelle. Beaucoup de journalistes ont fait mine d’être outragés aux récits de Camille Kouchner, mais ils auraient du suivre d’un peu plus près leurs propres enfants…
Que des enfants, surtout à l’âge de la puberté puisse consentir, pleinement, à des propositions de nature sexuelle, ce n’est pas du tout étonnant. Les enfants, même petits, peuvent être amoureux. Tout juste adolescents, combien sont « tombés amoureux » d’un de leurs professeurs et si se noue une relation intime, on aura du mal à plaider qu’elle ait été contre le consentement du jeune garçon ou de la jeune fille, sauf à considérer qu’avant 18 ans on est dépourvu de tout discernement et de toute personnalité propre. En 1969, Gabrielle Russier, professeur de lettres, tout juste trentenaire, est traînée en justice à la suite d'une liaison amoureuse avec un de ses élèves, Christian Rossi, alors âgé de seize ans ; elle est condamnée à un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur et se suicide dans son appartement marseillais. L’affaire avait ému l’opinion publique, jusqu’au président de la République de l’époque, Georges Pompidou. Quelques années plus tard, le futur président de la république, Emmanuel Macron nouait avec son professeur de lettres une relation amoureuse qui ne semble plus choquer personne. Dans les deux cas, la relation entre un mineur (consentant) et une personne ayant autorité sur lui rend la relation illicite. La détermination des âges légaux a toujours quelque chose d’arbitraire et on présume que les magistrats seront aptes au discernement – ce qui ne va pas de soi, puisque désormais la multiplication des lois rend souvent le verdict presque automatique. Mais le véritable problème n’est justement pas légal. Il devrait être moral.
Freud avait expressément interdit la relation entre le psychanalyste et ses patientes – interdit que Ferenczi avait allégrement enfreint. Pourquoi ? Tout psychanalyste sait que son patient fera un transfert vers son analyste et que donc l’amour qui lui est adressé ne lui est pas adressé réellement. Il est adressé à la personne dont l’analyste est le substitut dans le processus d’analyse. De la même manière l’amour que l’élève pourrait vouer à son professeur n’est jamais l’amour voué à la personne du professeur en tant qu’humain, mais un substitut de l’amour dirigé vers le père ou la mère, une manifestation à retardement du complexe d’Œdipe. Par conséquent, l’éthique du professeur devrait lui interdire de céder au désir qu’il pourrait éprouver envers ce jeune garçon ou cette jeune fille. Les discussions sur l’âge légal du premier rapport sexuel sont donc un peu oiseuse si on ne met pas à l’arrière-plan cette simple décence qui devrait être commune. Selon la loi, un jeune homme de 18 ans et un jour qui couche avec une fille de 14 ans et 364 jours est un hors la loi. On se doute qu’il ne se trouvera pas un seul juge pour condamner le jeune homme dès lors que la jeune fille était consentante. Du moins, on ose l’espérer.
Fixer un âge en-dessous duquel on considère qu’il y a toujours non-consentement, voilà qui pourrait sembler évident. Mais cela pose aussi de très nombreuses questions. Deux adolescents de 14 ans sont assez grands pour tenter leur première expérience amoureuse. On considérera qu’il n’y a pas atteinte sexuelle dans ce cas, suppose-t-on. Mais que l’un ait plus de quinze ans, cela change-t-il quelque chose ? Là encore, on peut espérer que les magistrats, si une telle affaire arrivait devant eux, seraient assez avisés pour suivre le bon sens. Mais rien n’est garanti, comme n’est pas garantie la mansuétude des parents.
L’âge du consentement n’est pas plus facile à fixer que celui de la majorité pénale. Dans une note du Sénat, on peut lire : « La jurisprudence considère en général que, dès huit à dix ans, les enfants possèdent la capacité de discernement suffisante pour être pénalement responsables de leurs actes. Quant aux sanctions pénales encourues par les délinquants mineurs âgés d'au moins treize ans, elles ne sont pas énoncées par le code pénal, mais par l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, car le droit pénal des mineurs est un droit autonome. » Il faut donc distinguer la capacité de discernement (les Sénateurs, comme la tradition, la fixent à huit-dix ans, c’est-à-dire quand l’enfant a atteint « l’âge de raison »). Si à dix ans on est pénalement responsable2, pourquoi ne pourrait-on pas consentir à des rapports sexuels ? On aurait du discernement pour savoir qu’il est mal de voler ou de tuer mais plus de discernement pour les choses du sexe ?
Toute cette histoire de consentement soulève plus de problèmes qu’elle en résout et ouvre la voie à des discussions sans fins et à des injustices. Mais, comme toujours, on croit bien faire en édictant des lois sévères, mais les lois sévères n’ont jamais arrêté les prédateurs tout en augmentant mathématiquement et sans raison le nombre des délinquants. Là encore, on espère que la magie du texte viendra suppléer l’absence de décence commune.
Bien que le lien ne soit pas évident, j’aborde pour terminer la question de l’inceste. Le lien est fait par l’affaire Duhamel. Jusqu’en 2010, la loi française ignorait purement et simplement l’inceste. Le code civil interdit les mariages entre frères et sœurs ou entre ascendants et descendants, mais nullement les rapports sexuels dès lors qu’ils ont lieu entre majeurs consentants. Plus, le mariage entre cousins germains n’étant pas expressément interdit par la loi est donc autorisé. Mais comme dans ces affaires on parle à tort de consanguinité, sont également interdits les mariages entre un homme ou une femme et les enfants de son ex-épouse ou époux qui n’ont pourtant aucun lien de « sang ». De même les enfants adoptés sont-ils considérés comme « tabou » bien qu’ils n’aient pas de liens consanguins avec leurs parents adoptifs. La notion d’inceste n’existe que pour les cas d’atteinte ou d’agression sexuelle comme circonstance aggravante si le coupable a des relations de parenté avec la victime. De fait ça ne change rien, puisque de toutes façons l’exercice de l’autorité sur un mineur est une circonstance aggravante. L’insertion de l’inceste dans le code pénal en 2010 a satisfait certaines obsessions mais évidemment n’a pas protégé les enfants contre les atteintes sexuelles incestueuses. On peut se demander pourquoi, avant 2010, l’inceste ne figurait pas dans le code pénal ? Tout simplement parce que l’inceste ne peut pas être juridiquement défini ! Seuls les liens légaux de parenté sont définis puisqu’ils figurent dans le code civil. Les « liens du sang », la loi française, et c’était sa grande sagesse, les ignorait. L’introduction de l’inceste s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui visent de facto et paradoxalement à re-naturaliser la filiation qui est simplement affaire de loi jusqu’à présent. Comme on va bientôt abolir l’accouchement sous X et l’anonymat des donneurs de sperme, on va se trouver confronté à des tas de complications déjà prévisibles. Un donneur de sperme tombe amoureux de sa fille génétique devenue majeure, que fait-on ? Jusqu’à présent, il ignore que c’est sa fille génétique et donc il ne se passe rien. Si demain il sait et si elle aussi sait, ils n’auront plus l’excuse de l’ignorance et leur relation deviendra incestueuse. L’obsession de la pureté du sang et des tests génétiques pour vérifier la filiation va se généraliser. La destruction de l’ordre symbolique ouvre bien la voie à ce que Pierre Legendre appelle « conception bouchère de l’humanité ». Il ne faudra plus inscrire les humains sur un état civil mais sur un « herd-book » comme les animaux.
Ainsi nos innovations juridiques propulsées par les revendications de tous les groupes de pression et par la passion ravageuse du bien absolu nous mènent droit vers un monde qui sera de moins en moins vivable.
Denis Collin – 2 février 2021
1Voir Denis Collin & Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N, 2020
2Ne pas confondre responsabilité pénale et sanction pénale.
dimanche 3 janvier 2021
Panne de transmission ?
Il m’arrive, comme ça arrive à tous ceux qui ont déjà quelques décennies derrière eux, de me lamenter de l’insouciance et de l’inculture de la « jeune génération » qui manifeste si souvent un dédain radical à l’égard de ce que les anciens pourraient enseigner. Mais je me ravise bien vite. D’abord parce que le problème de la transmission est le problème fondamental de toute société et il serait bien étonnant que la nôtre s’en sorte sans difficulté ; et, ensuite, on doit remarquer que « ma » génération, celle qui est née après la Deuxième Guerre mondiale, celle qui fut souvent « soixante-huitarde » (mais pas tant qu’on l’a dit, d’ailleurs) est la première génération de notre histoire à exclure par principe le problème de la transmission.
La transmission, problème fondamental
Que la transmission soit le problème fondamental de toute
société, c’est dit dans ce magnifique groupe sculpté par Bernini qui représente
Énée fuyant Troie, portant son père Anchise sur ses épaules et tenant son fils
Ascagne par la main (voir la reproduction dans l’article précédent, « Résolument conservateur »).
Porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement
assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage,
pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les
épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et
les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon
chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat
social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette
raison qu’il est un animal historique autant que social.
Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le
passé et vers l’avenir. Auguste Comte soutenait que la société comprend non
seulement les vivants, mais aussi les morts. Mais au fond, elle intègre aussi
ceux qui naissent — on doit à Hannah Arendt d’avoir insisté sur la place
essentielle de la natalité, et pas seulement de la mortalité, dans la condition
humaine. Conserver le monde pour que les nouveaux puissent y entrer, c’est
ainsi qu’Arendt définit la place de l’éducation. Toutes les sociétés humaines
ont une politique d’éducation, des connaissances et habitudes à transmettre,
des rituels à pratiquer pour que les nouveaux entrent dans la société des
anciens, pour que les enfants se préparent à l’âge adulte où ils devront porter
leurs parents sur leur dos en tenant la main de leurs propres enfants. On a
beaucoup étudié l’éducation dans les sociétés les plus archaïques. L’éducation
chez les Grecs et chez les Romains nous est assez bien connue — on lira avec
profit l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité d’Henri-Irénée Marrou.
L’humanisme renaissant fut d’abord une éducation. Le cartésianisme fut aussi
une théorie de l’éducation et c’est contre cette théorie de l’éducation que
réagit Giambattista Vico. Plus que les autres religions, le christianisme sous
toutes ses formes développa une politique éducative : on ne naît pas
chrétien, la foi ne réside ni dans les gamètes mâles comme dans l’islam ni dans
les gamètes femelles comme dans le judaïsme et donc il faut faire advenir les
jeunes chrétiens.
Transmettre, c’est aussi inculquer des habitudes, tant
est-il que la vertu morale est acquise par l’habitude comme nous l’a enseigné
Aristote. Outre la transmission du savoir, il s’agit aussi de transmettre un
certain type de comportements sociaux, un certain rapport à l’autorité, une
mise en conformité qui semble indispensable pour que les institutions sociales
puissent fonctionner convenablement. On ne peut sous cet angle que transmettre
le passé, la société d’hier et non celle de demain. Cette transmission semble
évidemment contradictoire avec la visée d’instituer des hommes libres. Kant
soulevait ce paradoxe d’une « éducation à la liberté ». Si éduquer,
c’est conduire sur des chemins que le petit d’homme n’aurait pas empruntés
spontanément, il peut sembler qu’on nie de cette manière sa liberté en tant que
spontanéité. Mais si on approfondit la réflexion, on comprend qu’il n’en est
rien. L’apprentissage des contraintes de la vie sociale ne diminue pas notre
liberté, mais en constitue la condition comme l’air permet à l’alouette de
voler, pour reprendre une image de Kant. Même une éducation autoritaire produit
autant de révoltés que d’individus soumis ! Certes, une éducation libérale
(au sens de Léo Strauss) est préférable, mais on ne doit jamais penser que
l’éducation est toute-puissante. Elle ne peut qu’une chose, avec beaucoup
d’efforts, préparer l’enfant à sa liberté d’adulte (voir D. Collin et M-P.
Frondziak, La force de la morale, éditions
R&N). La transmission de toute façon se heurte à ceci que, comme le
souligne Freud, on ne réussira jamais à réduire les hommes à des termites et
les comportements antisociaux sont toujours prêts à ressurgir. On peut même
affirmer que ces comportements antisociaux sont ceux que l’on retrouve dans
tous les groupes qui visent à la domination absolue (groupes fascistes, sectes
en tous genres, etc.).
L’indéniable difficulté de la transmission explique
l’importante littérature consacrée à ce sujet et les innombrables recherches et
plans d’instruction des jeunes générations. La République de Platon
contient un plan d’éducation des gardiens et de formation des dirigeants de la
cité — l’éducation du peuple, voué à suivre les désirs de la partie inférieure
de l’âme n’y a pas de place. Dans Émile ou de l’éducation, Rousseau
propose une pédagogie adaptée à la formation du citoyen apte à vivre dans la
république du contrat social. Bien que violemment condamné par l’Église, le
livre de Rousseau eut un grand retentissement dans certaines couches de
l’aristocratie qui adoptèrent les préceptes de l’auteur du Contrat Social
pour l’éducation de leurs enfants ! L’ère des révolutions fut aussi celle
des pédagogies révolutionnaires : Maria Montessori, Célestin Freinet, A.S.
Neil, etc. Les mouvements révolutionnaires eux-mêmes accordaient une grande
importance à la transmission de la tradition révolutionnaire. Quiconque a
fréquenté ces mouvements sait l’importance qu’on y accordait aux grands
événements dûment commémorés : la Commune de Paris ou la Révolution d’octobre
étaient des épopées qu’on se transmettait de génération en génération. Les
maîtres à penser étaient honorés et leurs écrits étudiés, analysés et
commentés.
En finir
avec la transmission ?
Or c’est là quelque chose qui n’a pas été assez mis en
évidence, ma génération, après avoir absorbé ce qu’on lui avait transmis semble
avoir décidé qu’elle n’avait plus rien à transmettre, que l’idée même de
transmission devait être chassée de nos esprits, que nous devions apprendre du
futur et non pas du passé, proposition hallucinante qui n’a pas toujours été
admise explicitement, mais que nous retrouvons à l’arrière-plan de ce fait
social massif qu’est la dés-instruction des jeunes générations. C’est à
Jean-Luc Mélenchon que revient le mérite, si l’on ose employer ce terme,
d’avoir énoncé cette thèse de la manière la plus claire. Dans L’ère du
peuple, un livre publié en 2014, le futur candidat à la présidence de la République,
une section s’intitule « La fin du passé ». L’auteur constate que la
tradition a perdu son importance : « À présent, c’est un renversement
de perspective complet. Le passé est toujours dépassé. Il n’apprend rien sur la
façon d’utiliser l’environnement du présent. Au contraire, si nous en restions
à ce que nous savons, nous serions empêchés de faire fonctionner correctement
les nouveaux objets du présent ! » Il ne vient pas à l’esprit de
notre homme d’esprit que les objets du présent ont été inventés et fabriqués
par des hommes qui subissaient la tradition du passé et que si nos enfants
peuvent utiliser les objets du présent, c’est parce que la génération
précédente les a conçus et en a enseigné le fonctionnement… Mélenchon reconnaît
que cette focalisation de notre époque sur le désir du futur (pour un peu il
aurait parlé du « désir d’avenir », comme son ex-camarade Ségolène
Royal) peut poser problème, mais loin de voir dans cette « abolition du
passé » la grande figure de l’idéologie dominante à notre époque, il y
voit une tension féconde. La formule qu’il utilisera plus tard est que nous
sommes devenus « les héritiers du futur » : c’est ainsi qu’il
s’est exprimé à la tribune de l’Assemblée Nationale lors du vote enthousiaste
de la nouvelle loi bioéthique, une loi qui consacre la séparation radicale
entre couple et procréation, et rend possible la marche vers le dépassement de
l’humanité.
Mélenchon n’est pas qu’un politicien opportuniste et un
beau parleur. Sa pensée est structurée et parfaitement
« révolutionnaire ». C’est encore dans L’ère du peuple qu’il
pose la question de la fin de la mort : « Dans ce domaine aussi on
passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le
poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation,
enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au
contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pose. Voici pourquoi.
Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement
reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort
elle-même ? Condorcet paraissait si étrange quand il imaginait ce jour où
l’humanité éclairée par la science vaincrait la mort. Ce sera peut-être plus
vite fait que nous pouvons l’imaginer. » Ce texte halluciné pourrait être
le délire d’un gourou posthumaniste, d’un Raël de gauche. Mais en vérité, il
exprime d’abord le noyau même de la nouvelle idéologie progressiste, une
idéologie qui renouvelle les thèmes classiques du libéralisme tel qu’il a été
remodelé dans l’usine à fabriquer du rêve américain :
— L’homme doit se débarrasser du poids du passé. Il
est devenu l’héritier du futur et il peut dorénavant se faire lui-même. L’homme
qui se fait lui-même est bien connu : c’est le self made man dont
Mélenchon est le nouveau prophète.
— La technologie est toute puissante et elle accélère
l’histoire au point que plus aucun retour en arrière n’est possible et qu’il
faut s’y adapter parce qu’elle nous fera entrer dans un monde entièrement
nouveau, un monde que les idées du passé nous empêcheraient de gagner.
— Débarrassé de la mort, l’homme du futur sera
évidemment un surhomme. Mélenchon n’ajoute pas que ceux qui refuseront cette
marche vers le surhomme seront « les chimpanzés du futur », mais
l’idée est évidemment sous-jacente.
Avec une telle vision du destin de l’humanité, il n’y a
vraiment rien à transmettre. Et effectivement, la transmission n’est plus rien
d’autre que la mise en œuvre de l’aptitude à « abolir le temps »
(sic) que permet le stockage du savoir humain dans les big data. Sans
doute, à la lecture de Mélenchon sommes-nous tentés de dire : « Père,
pardonne-lui, il ne sait pas ce qu’il dit ! », car ses paroles sont
en pleine adéquation avec ce qu’il prétend combattre. En effet, le capitalisme
d’hier, celui qui a achevé sa mue dans les années 1960 et 1970 était encore
un capitalisme tributaire du passé, un capitalisme portant encore les marques
de la société ancienne dont il était sorti quelques siècles plus tôt. Le
capitalisme de la fin du xxe siècle
est le capitalisme débarrassé de son passé, un capitalisme « enfin chez
lui » et qui ne doit plus rien aux valeurs de sociétés qui l’ont précédé.
« Du passé faisons table rase », disaient les paroles de l’Internationale.
C’est le capitalisme qui met tout cela en œuvre, ainsi que le disait Marx dans
le Manifeste du parti communiste. Lisons encore une fois ce passage
fameux que la plupart des « marxistes » ou prétendus tels n’ont
jamais lu, puisqu’ils ne l’ont jamais compris :
« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle
éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds
les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et
variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a
brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et
l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”.
Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme
chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du
calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur
d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement
conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place
de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle
a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les
activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un
saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en
a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui
recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples
rapports d’argent.
La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de
la force au Moyen âge, si admirée
de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse.
C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité
humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les
aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout
autres expéditions que les invasions et les croisades.
La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment
les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production,
c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de
l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes
industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce
bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le
système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent
l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés
et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et
vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant
d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en
fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin
d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des
yeux désabusés. »
Longtemps l’extrême gauche marxiste a reproché au
capitalisme d’être « réactionnaire », c'est-à-dire de n’être pas dans
le « sens de l’histoire », alors que Marx explicitement l’inverse. La
critique de la famille patriarcale la plus sérieuse n’est pas celle de nos
révolutionnaires, mais sa critique en acte, sa destruction active par le mode
de production capitaliste. La bourgeoisie patrimoniale à l’ancienne avait à
transmettre des biens et des valeurs. Mais pour transmettre, il faut stocker ce
qu’on va transmettre. Le capitalisme contemporain ne stocke rien. Les moyens de
production sont rapidement condamnés à l’obsolescence. La friche industrielle
est la seule trace que laisse le capital qui, lui, ne cesse de circuler. Il faut
même que le capital circule à la vitesse de la lumière : des câbles
transatlantiques et transpacifiques énormes ont été tirés pour que les places
financières puissent fonctionner de manière synchronisée et que les échanges se
fassent désormais à la nanoseconde. Le capitalisme vise à l’abolition du temps.
L’idéal serait que le capital circule sans temps de circulation, notait déjà
Marx. Dans Accélération, Harmunt Rosa a montré comment l’accélération
continue, le prétendu « temps réel » qui est justement l’abolition du
temps, est consubstantielle au stade actuel du mode de production capitaliste
(Mélenchon consacre aussi un sous-chapitre à l’accélération, pour en faire un
fait incontestable et non une figure du mouvement du capital). L’abolition du
temps vise aussi à l’abolition de l’espace : le mythe de la téléportation
quantique dit justement que si on peut réduire le temps à zéro, l’espace
disparaît : je peux être en même temps ici et ailleurs. Toutes les
extravagances de la science-fiction ne font rien d’autre qu’aiguiser la
tendance la plus profonde de la dynamique du capital au xxie siècle.
Dans un tel monde, le passé n’a plus aucune utilité et
donc la transmission doit être abolie. Descartes, comme toujours, anticipe
l’époque moderne. Le Discours de la méthode révoque en doute tout ce
qu’on apprend dans les écoles et propose un nouveau plan d’acquisition du
savoir, un plan où chacun doit, pour son propre compte, tout reprendre à zéro.
Évidemment, Descartes entend ici la démarche philosophique et non l’éducation
en général. Mais on a tôt fait de faire cette hasardeuse généralisation et
c’est bien le mobile de la polémique de Vico contre les cartésiens. La méthode
de Descartes renverse l’ordre chronologique ancien. Le regard n’est plus tourné
vers le passé et la méditation des grandes œuvres et des grands auteurs puisque
ce passé n’a plus rien à nous apprendre. La science moderne est entièrement
tournée vers le futur, sachant que l’état actuel du savoir n’est qu’un état
provisoire, destiné à être englouti.
Il faut lire les transformations de l’école depuis plus
d’un demi-siècle à la lumière de ce bouleversement et de cette élimination du
passé comme quelque chose qu’il faudrait transmettre. L’enseignement des
langues anciennes, ultime vestige des « humanités » n’existe plus
qu’à l’état de traces. Significativement, en France, le CAPES de lettres classiques
(français, latin, grec) n’existe plus. L’anglais (ou plutôt l’anglais de
survie) a chassé le latin. L’enseignement du français par « genre »
(le genre épistolaire, le genre autobiographique, etc.) a complètement chassé
la vieille classification historique : on s’intéressait à la littérature
médiévale avant d’en venir en fin de cursus au surréalisme et au roman du xxe siècle… Le temps de
la culture est passé à la machine à concasser le temps. Mais ce n’est que la
moitié du chemin qui s’accomplit ainsi : la littérature elle-même est
vouée à la disparition au profit des techniques de communication. Toute la
pédagogie moderniste est fondée sur cette élimination de l’histoire :
l’élève n’a pas à faire l’effort d’écouter et de s’instruire de la parole du
maître. Jadis, ce maître n’avait d’autre fonction que de faire assister l’élève
au dialogue des grands esprits — le maître, en transmettant, s’efface devant
ceux dont il donne à entendre la parole. Plus rien de tous ces vestiges n’a sa
place à l’école. Depuis la réforme Jospin de 1989 — les mêmes
« réformes » se sont produites partout et d’abord aux États-Unis — il ne s’agit plus
d’enseigner aux enfants, car désormais l’élève est « au centre » (on
se demande bien de quoi !) et il doit construire lui-même son savoir. Le
professeur doit se taire ! Il est un « technicien de
ressources », disaient certaines instructions ministérielles du temps de
Mme Vallaud-Belkacem. Jadis l’école exigeait le silence des élèves —
silence indispensable à l’écoute et à la pensée — et désormais c’est aux
maîtres que l’on impose le silence. Normal : tout le monde en sait plus
que le maître. Les « parents d’élèves », espèce monstrueuse de
parents qui ont transformé leurs enfants en « élèves » font la loi,
prononcent des jugements, sur simple plainte de leurs chers petits et la
sanction doit tomber sur le professeur… jusqu’à la peine capitale comme l’a
appris Samuel Paty, professeur d’histoire géographie décapité par un tueur
excité par des « parents en colère ».
Chez les éleveurs, on appelle bête de réforme une vache
trop vieille pour avoir encore des veaux et donner du lait. Elle est vouée à
l’abattoir pour finir en plats préparés, boulettes de viande et croquettes pour
chiens et chats. Pour les professeurs, les réformes doivent être entendues en ce
sens : ils sont des bêtes à « réformer », des bêtes devenues
bonnes à rien. Mais la maladie de la réforme ne concerne pas que l’école. Tout
est à réformer, toujours, et chaque réforme elle-même doit céder la place à une
nouvelle réforme, au même rythme que celui de l’obsolescence des gadgets
électroniques. Tout doit disparaître au grand magasin de la société
contemporaine. Tout, vraiment ? Non pas tout, car la domination du capital
est éternelle. Il est vrai que le capital est présent partout, il sait tout, il
peut tout, il est donc Dieu.
Même les révolutionnaires ou plutôt ceux qui se disent
révolutionnaires ont donné leur concours à cette entreprise de destruction de
la transmission, confirmant qu’ils n’étaient bien, le plus souvent, que
l’extrême gauche du capital. Ce sont de jeunes « gardes rouges »,
gardes rouges d’opérette sortis de l’école
normale supérieure qui ont sonné l’offensive contre les « maîtres
penseurs » : ainsi les « nouveaux philosophes » ont-ils
connu leur heure de gloire. Les militants qui hier encore transmettaient
pieusement les textes sacrés de la tradition révolutionnaire, la discutant sans
cesse tels des talmudistes, ont pratiquement disparu de la scène politique ou alors
se sont eux-mêmes convertis en « bougistes » jamais en mal d’une
innovation décoiffante.
Tout ce qui est traditionnel, partis traditionnels,
syndicats traditionnels, etc., semble voué à la disparition. Ne reste que le
folklore — il suffit d’avoir visité une « fête de l’Huma » de ces
dernières années pour voir comment tout s’est « folklorisé » tout en
laissant de plus en plus de grands vides. De même, les monuments historiques,
les centres historiques, les sites historiques perdent progressivement toute
vie, car ils ne veulent plus rien dire, pour la bonne raison qu’ils n’ont rien
à dire à une époque où seul compte le nouveau. L’histoire ne subsiste que sous
forme de parc d’attraction. Ainsi se prépare le posthumain, c’est-à-dire
l’éclipse de l’homme. Mais comme le passé s’est effacé, le futur suit la même
voie. On nous fait miroiter des nouvelles technologies merveilleuses, mais la
place pour un futur humain est réduite comme peau de chagrin. La transmission
nourrissait des espoirs, transmettait aussi des tâches à accomplir, un monde à
construire, un monde que nous pourrions construire puisque le vieux monde était
fermement établi et qu’on pouvait prendre appui sur lui. La crise de
l’espérance révolutionnaire est donc d’abord une conséquence, pas inattendue du
tout, de la fin de la transmission.
C’est jusque dans le substrat anthropologique que cette
révolution s’accomplit. Encore aujourd’hui, la vie humaine se transmet, de
génération en génération, et les humains procréent. Mais le monde qui s’annonce
est tout autre. La fabrique des bébés qui se mijote dans les fourneaux de la
« PMA pour tou.te. s » nous dit que l’homme n’a pas vocation à
transmettre la vie, donc à se laisser dominer par les générations passées, mais
doit au contraire fabriquer des humains entièrement nouveaux, des humains qui
ne devront rien à leurs géniteurs, ceux-ci étant réduits à des gamètes prélevés
dans des banques de gamètes. La PMA, technique thérapeutique jadis, est devenue
par le miracle de la nouvelle loi bioéthique le réacteur biologique du passage
de l’humain au posthumain. « Tout ce qui est possible doit être
fait », disent les technophiles ou les penseurs désespérés. L’Ancien
testament fait la liste des engendrements (tôledôt) et place ainsi la
question de la filiation au centre de la structure qui institue la société — la
nôtre — et c’est cela qui est en train d’être renversé, ce fil qui est en train
d’être brisé. Peut-être faut-il s’abstenir de porter sur cette question un
jugement normatif, mais il serait bon que l’on prenne vraiment conscience de ce
qui est en cause et qu’on ne déguise pas des bouleversements aussi profonds en
simples techniques. Sauf à faire advenir la technoscience comme une théologie
nouvelle.
Comment
continuer ?
Notre histoire a déjà connu des époques où la transmission
s’est interrompue. Vues de loin, les invasions barbares et la chute de l’Empire
romain ont dû ressembler à cela : effondrement de la population urbaine,
effondrement de l’instruction, guerres incessantes. Nous avons une petite idée
de ce qui s’est passé si on compare la population de Rome à l’apogée de
l’Empire à sa population au viie
ou viiie siècle.
Mais le fil ne fut pas rompu, sans doute en raison du rôle capital qu’a joué
l’église catholique (pour ce qui concerne l’Europe occidentale, au moins) qui a
transmis la langue latine et les manuscrits anciens, mais aussi le sens de la
dispute théologique qui devait ouvrir de nouveaux chemins à la philosophie. La
renaissance des villes et du commerce a assez tôt redonné vie à des traditions
anciennes — par exemple dans le vaste mouvement des communes qui a touché la
France, l’Allemagne, l’Italie ou la Baltique. En fait, les barbares n’étaient
pas si barbares que cela. Longtemps au bord ou même à l’intérieur de l’Empire
romain, ils en ont gardé des souvenirs et se les sont transmis. Cet
effondrement ne devait être que temporaire et le Moyen âge, qui ne fut pas un âge sombre, accoucha de la
Renaissance.
Si l’on peut être tenté d’utiliser la rhétorique des
invasions barbares (comme dans le film de Denis Arcand), l’analogie est très
trompeuse. L’effondrement de la transmission ne provoque pas de ruines, mais au
contraire accélère l’établissement d’un capitalisme sans limites et prêt à
utiliser tout ce que la technique lui offrira pour remodeler le monde. Nous ne
pouvons pas nous consoler en invoquant une conception cyclique de l’histoire à
l’instar de celle de Vico qui vit dans « l’âge des barbares » le
prélude à l’instauration d’un nouvel « âge des hommes ». Ce ne sont pas de nouveaux barbares qui
viendront enrayer la mécanique mortifère du mode de production capitaliste. Ce sont les conditions mêmes de son
développement, ses contradictions internes, qui conduisent fatalement à une
crise dont nous sommes incapables aujourd’hui de délimiter les contours exacts.
L’accumulation de capital en papier ne peut durer indéfiniment. Il faut
extraire de la plus-value de la production de marchandises. Or comme j’ai eu
plusieurs fois l’occasion d’y revenir, les conditions de l’accumulation du
capital à long terme sont en train de s’épuiser — les ressources de la terre et
les ressources de la fertilité humaine. L’énergie gratuite, ou presque, et
abondante, c’est, en gros, terminé, et la croissance exponentielle de la population
va nécessairement s’arrêter. Les deux sources de la richesse, disait Marx, sont
la Terre et le travail. L’une et l’autre vont se raréfier.
D’une manière ou d’une autre, nous allons être obligés de
faire demi-tour, de reprendre conscience de notre propre mesure, de revenir à
la vieille injonction socratique (« connais-toi toi-même ! ») et
ainsi penser à la préservation du monde avant de songer à le changer — même
s’il faut le changer.
Personne ne peut proposer l’abandon
des techniques qui ont permis de rendre souvent la vie plus confortable, de la
prolonger et de diminuer les souffrances des maladies. Mais il est temps
d’apprendre à en faire un usage modéré, ce qui ne peut être obtenu en
distribuant aux individus des leçons de frugalité, mais en redonnant sens à
notre existence, un sens qui peut plonger ses racines dans la culture héritée,
non seulement d’Athènes, Rome et Jérusalem, mais aussi de l’Europe médiévale et
moderne. En se souvenant d’où nous venons, en refusant de nous extasier devant
chaque prétendue nouveauté, en réapprenant que « tout ce qui naît mérite
de périr » et que la quête de l’immortalité est le plus sûr moyen de
transformer la vie humaine en enfer, nous pouvons rouvrir le futur.
Le 3 janvier 2021.
jeudi 23 janvier 2020
Résister à la barbarie
Vers le posthumanisme.
Pour Kurzweil, il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré.
La transmutation posthumaniste.
La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
La négation des corps.
Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps, réduit à l’état de machine, transformable à volonté et totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.
Une transformation au service du capital.
Le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain.
mercredi 26 juin 2019
PMA pour tout.e.s ?
jeudi 23 mai 2019
Réflexions à propos du cas Vincent Lambert
Bernini: Enée fuyant Troie |
dimanche 21 janvier 2018
Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ?
jeudi 21 avril 2016
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