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mardi 13 février 2018

Le totalitarisme est-il un concept pertinent ?

C’est à Hannah Arendt que l’on doit l’élaboration la plus complète du concept de totalitarisme. Mais il serait erroné de réduire ce concept à sa formulation arendtienne. Mais on peut commencer par rappeler la généalogie du concept :

-        En 1923, Giovanni Amendola, un libéral italien définit comme « totalitaire » le régime fasciste. Il est vrai que le mot d’ordre de Mussolini était « tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État », formule choc qui conduit Amendola a définir le projet mussolinien comme celui d’un « État-Léviathan », par une référence très discutable à Hobbes.

-        En 1925, Mussolini revendique une « feroce volontà totalitaria » pour définir son entreprise.

-        En 1931, Carl Schmitt, théoricien de la « révolution conservatrice » parle du « totale Staat », l’État total.

-        En 1931-1932, Ernst Jünger (notamment dans son livre Der Arbeiter) développe le concept de « mobilisation totale ».

-        En 1934, c’est Marcuse et Paul Tillich qui usent du terme « totalitarisme ».

-        En 1936, le mot apparaît en France sous la plume de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier.

-        Avec les procès de Moscou, commence à circuler dans l’opposition trotskiste le terme de « totalitarisme » pour définir le système stalinien.

-        En 1939, le pacte germano-soviétique précipite le débat et on essaiera de plus en plus de mettre dans la même catégorie conceptuelle l’URSS, l’Allemagne Nazie et le fascisme italien. L’Italien Bruno Rizzi développera même une théorie de la bureaucratisation du monde qui englobe le « new deal » dans ce processus général. On revient un peu plus loin sur la discussion dans le mouvement trotskiste.

-        Le concept s’éclipse pendant la guerre contre le nazisme mais reprend toute sa vigueur avec la guerre froide et la publication du livre de Hannah Arendt.

Mais le concept de totalitarisme reste assez flou. L’État totalitaire est-il une des formes paroxystiques de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, pour reprendre Amendola ? Ou, au contraire, est-il le signe de quelque chose de radicalement nouveau, une organisation fondamentalement « antipolitique » ? On retrouverait ici Hannah Arendt qui  ne parle pas d’État totalitaire mais de système totalitaire. La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étatique est celui qui décide de la situation d’exception, et alors l’État nazi n’est qu’une forme tout à fait légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination exercée par Schmitt sur de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche (Chantal Mouffe, Étienne Balibar, etc.) : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui une problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État, mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État-nation tel qu’il s’est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme, mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

1)             Critique de la théorie du totalitarisme

L’ampleur de l’œuvre de Hannah Arendt ne saurait être sous-estimée et, avec l’acuité d’esprit qui est la sienne, elle met en évidence des traits des régimes totalitaires qui vont souvent à l’encontre des idées communes – par exemple sur les rapports d’opposition entre États-nations et systèmes totalitaires. Il faut cependant souligner les limites de ses analyses. Elle-même reconnait que le mot ne s’applique stricto sensu qu’à deux régimes, l’URSS et l’Allemagne nazie.

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On remarquera que l’analyse de Hannah Arendt devrait conduire à distinguer clairement le nazisme des autres formes de fascisme – ce qu’elle ne fait pas et manque ainsi la dimension propre du fascisme. Le mot de « totalitarisme » vient certainement du mot d’ordre énoncé par Mussolini, « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État ». Mais le fascisme italien se distingue nettement du nazisme.  Tout d’abord le racisme n’y joue qu’un rôle annexe et il est d’abord un « produit d’importation » qui ne se développera qu’après la signature du pacte entre Hitler et Mussolini. Ensuite, aussi importante qu’elle soit, la terreur n’y a jamais atteint l’ampleur de celle du nazisme, et le contrôle sur la société resta relativement lâche par comparaison à l’Allemagne. On pourrait penser qu’il n’y a qu’une différence de degré, mais ce n’est pas le cas. La dictature fasciste ne s’est jamais transformée en système totalitaire, sauf peut-être dans l’ultime refuge du fascisme qu’a été la « république de Salo », établie par les nazis entre 1943 et 1945 sur les territoires contrôlés par la Wehrmacht. En suivant les critères définis par Hannah Arendt, on peut encore moins qualifier de fascistes les régimes de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne. Ce n’est évidemment pas que ces régimes fussent des régimes moins dangereux et finalement plus « fréquentables ». Il s’agit seulement de définir des concepts précis et de ne pas se contenter de l’indignation morale.

Concernant la place de l’État d’ailleurs, il y a presque une opposition radicale entre nazisme et fascisme. Le nazisme ne considère par l’État comme la fin mais seulement comme un moyen de la domination absolue de la « race des seigneurs », du Volk. Au contraire, pour le fascisme, c’est l’État qui est la seule incarnation adéquate de l’esprit du peuple. Sans doute, on peut y voir une trace du hégélianisme qu’on retrouve chez Gentile et qui a séduit (pas longtemps) Croce.

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Il faut cependant remarquer que tous ces régimes fascistes et nazis ont des points communs qui les distinguent clairement de l’URSS. S’ils sont interventionnistes sur le plan économique, à des degrés divers (le premier ministre de l’économie d’Hitler, Schacht, était un fervent keynésien), cependant, ils défendent tous la propriété privée capitaliste. Les grands groupes allemands ou italiens ont financé les partis nazis et fascistes et ont été payés de retour. Il me semble que ce n’est pas une question secondaire ! Au contraire le régime soviétique a été d’un certain point de vue le gardien farouche de la propriété étatique héritée de la révolution d’octobre. Il l’a même poussée bien au-delà de que les bolcheviks avaient pu imaginer en 1917 et de ce que Lénine avait imposé en 1921 avec la NEP. Cette affaire est au centre de la controverse qui oppose en 1939-1940 Burnham et Shachtman d’un côté, Trotski de l’autre. Cependant, si Trotski se refusait à caractériser l’URSS comme un capitalisme d’État, il définissait le régime politique comme « régime totalitaire » (voir Défense du marxisme, 1939). Pour lui ce caractère totalitaire du régime politique était d’autant important que les pouvoirs et privilèges de la caste bureaucratique reposaient sur l’exploitation à son propre profit des « conquêtes d’Octobre », c’est-à-dire de ce que la révolution avait imposé. Le problème n’est pas de savoir si Trotski avait raison ou s’il agissait d’une discussion sur le sexe des anges. Mais il y a bien un enjeu : peut-on définir un régime politique sans prendre en compte les formes de propriétés qu’il défend ? Ici, l’expérience historique montre que cela a une certaine importance. La décomposition du « totalitarisme stalinien » va de pair avec les revendications d’une partie de la caste bureaucratique pour en finir avec la propriété « socialiste ». Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS. Et on peut dire qu’à bien des égards Poutine et ses amis hiérarques sont bien les héritiers légitimes de la vieille caste dirigeante … bien que le régime de Poutine soit certainement l’un des moins autoritaires de ceux que la Russie a pu connaître !

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Dans Les origines du totalitarisme Hannah Arendt souligne, sans d’ailleurs en tirer les conséquences qu’il en faudrait tirer, quelques différences majeures entre le système stalinien et le nazisme. Le rôle du mensonge y est fondamentalement différent. Le nazisme ment comme presque tous les régimes politiques pour des raisons stratégiques et tactiques : le cas le plus connu étant celui du secret qui a été organisé autour de la décision de la « solution finale » mise au point en  janvier 1942 à la conférence de Wannsee. Mais fondamentalement, le régime a toujours agi conformément aux principes proclamés par Hitler dès la publication de Mein Kampf.  Au contraire le système soviétique stalinien vit, par essence, dans la dissimulation. De retour d’URSS, où il avait été emprisonné quelques années, le communiste Ante Ciliga avait publié en 1938 un livre intitulé Dix ans au pays du mensonge déconcertant (1938). Effectivement le régime soviétique proclame le pouvoir de la classe ouvrière mais exploite les ouvriers, il se veut le modèle de l’émancipation humaine et organise la pire des oppressions. Chacun de ses actes contredit l’idéal communiste tel qu’il avait défini avant la révolution d’Octobre et tel que les partis communistes dans le monde entier continuent de le définir après 1917. En Allemagne nazie, on exécute des communistes ou des démocrates parce qu’ils sont effectivement des opposants au régime, alors que le régime soviétique exécute des communistes en les accusant d’être des agents de la Gestapo. De cet empire du mensonge, les procès de Moscou de 1936 à 1938 donnent une image terrifiante.

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Concernant la place de la terreur, on doit aussi souligner des différences essentielles. Le nazisme terrorise ses ennemis et les peuples de « sous-hommes ». La terreur soviétique s’est exercée contre de prétendus « ennemis de classe » mais aussi et surtout contre l’appareil soviétique lui-même. Les « koulaks » victimes de la collectivisation de l’agriculture n’étaient pas ennemis du régime, mais des gens qui avaient suivi la ligne de la NEP impulsée par Lénine et s’étaient, pour certains, maigrement enrichis en mettant en œuvre les préceptes de Boukharine, éminent dirigeant du PCUS à l’époque. Quant aux grandes purges des années 36-38, elles ont visé avant tout les cadres du parti et de l’administration soviétique, et elles ont fonctionné comme un système de « mobilité sociale ». Quand on affirme que 15% des cadres sont des traitres, cela fait des centaines de milliers de postes de direction, à tous les niveaux qui vont se libérer ! Une fois les SA de Röhm éliminés lors de la « nuit des longs couteaux », le régime nazi au contraire n’a plus eu à avoir recours à des purges massives à l’intérieur de l’État et du NSAPD.

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La dimension raciste, essentielle dans le nazisme, ne joue qu’à la marge dans le système stalinien. Le prétendu « complot des médecins juifs » date de la veille de la mort de Staline et il fait partie des éléments qui ont conduit au grand virage de l’Union Soviétique après la mort de Staline. Le système stalinien n’est raciste qu’accidentellement, si j’ose dire. On connaît les remontées d’antisémitisme dans la Pologne de Gomulka… mais pour une fois le gouvernement ne faisait que suivre les humeurs du peuple en ressortant le vieux bouc émissaire pour détourner la colère des difficultés politiques et sociales. En Pologne, ce n’est pas le stalinisme qui a enfanté l’antisémitisme, c’est plutôt le vieux fond antisémite qui a « contaminé » le stalinisme. On voit bien aujourd’hui comment cet antisémitisme fait retour alors le stalinisme a été éradiqué. Pour le nazisme au contraire le racisme est l’essence du régime qui doit assurer la domination du Volk. Pour le fascisme de Mussolini, c’est un racisme d’emprunt tardif qui n’apparaît vraiment qu’après le « pacte d’acier » avec Hitler (1939) et sera renforcé dans la phase d’agonie de la république de Salò. Mais avant cela les Juifs se sentaient plutôt en sûreté dans l’Italie fasciste (voir, sur le changement dû au pacte Mussolini/Hitler, Le jardin des Finzi-Contini, le roman de Giorgio Bassano dont Vittorio de Sica a tiré un très beau film). Notons qu’en 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus, dont Aldo Finzi, mis en cause dans l’assassinat de Matteotti et exclu du parti fasciste seulement en 1942… Les Juifs d’Italie étaient parmi les mieux intégrés de toute l’Europe.

2)             Examen de quelques régimes prétendument totalitaires

Au sens de Hannah Arendt, il n’existe aucun pays totalitaire aujourd’hui. Stricto sensu, le totalitarisme s’est délité en URSS après la mort de Staline, avec le rapport Khrouchtchev et la dénonciation des « crimes de Staline »,

La Chine a toujours été profondément différente de l’URSS et jamais une caste toute puissante n’a réussi à se stabiliser durablement. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et au tournant vers l’économie de marché, l’histoire du régime chinois est celle d’une série de crises profondes qui, à chaque fois, ébranlent l’appareil d’État tout entier : les « cents fleurs » (1957), le grand en avant (1963) et surtout la révolution culturelle (1966) avec ses multiples rebondissements jusqu’à la mort de Mao, ces évènements proprement révolutionnaires ne sont pas simples purges (même s’il y a aussi des purges) mais des guerres civiles.

Le cas cubain est non moins clair. Que Cuba soit une tyrannie, c’est l’évidence, mais ce n’est pas un système totalitaire. Le castrisme n’a jamais pu embrigader totalement la population : les méthodes importées d’URSS se sont sérieusement diluées sous le soleil des tropiques ! Il y a bien eu des tentatives de mobilisation totale de la population, tentatives puissamment aidées par la menace toute proche des États-Unis (la bataille du sucre), mais ces tentatives ont surtout désorganisé le pays. Le castrisme, s’il était devenu idéologiquement proche de l’URSS, est en fait une variante du « populisme » latino-américain. La répression contre l’opposition et le contrôle des populations, si abjects qu’ils aient été, sont resté dans une norme hélas courante sur ce continent : la dictature militaire brésilienne qui a duré 20 ans a été particulièrement sanguinaire, pour ne rien de la dictature militaire au Chili ou en Argentine, tous régimes que personne n’a jamais proposé de qualifier comme des régimes totalitaires. Mais les régimes populistes, le régime cubain s’est appuyé sur une rhétorique anti-impérialiste qui était celle du péronisme, de l’APRA, etc. Le castrisme est apparu comme le seul anti-impérialisme conséquent en Amérique Latine, d’où le prestige dont il a longtemps bénéficié dans le reste du continent. À certains égards, l’homme politique cubain dont les ambitions se rapprochaient le plus de la construction d’un système totalitaire était Che Guevara qui voulait que la révolution produise un « homme nouveau ». Régis Debray dans Loués soient nos seigneurs a dressé de Guevara un portrait à la fois admiratif et impitoyable de cet homme qui aimait les masses (abstraites) mais détestait les individus. Mais Guevara a choisi la voie du sacrifice en allant à la mort en Bolivie dans une improbable de guérilla méprisée par les paysans locaux.

La seule notable exception est le Cambodge des Khmers Rouges qui semble une expérience de laboratoire souvent très ressemblante avec les pires dystopies du siècle dernier. Bien qu’appuyé par les États-Unis et la Chine, ce régime n’a duré que quelques années.

3)             Le totalitarisme aujourd’hui

Donc, si on peut bien appeler totalitaires ces deux régimes, le nazisme et le système stalinien (et ceux qui leur ressemblent), les différences sont substantielles et on se demande bien quelle est l’utilité d’une catégorie qui ne regroupe que deux exemples profondément différents. Ces différences substantielles ont des conséquences historiques, politiques et morales non négligeables. Du reste l’antagonisme entre les deux régimes était irréductible et la Seconde Guerre Mondiale après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne l’a montré tragiquement. Il est, en outre, assez facile de montrer que ce n’était pas la même chose, au point de vue moral, d’adhérer au nazisme en 1942 et d’adhérer à un parti communiste ! De tout cela on pourrait déduire que le concept de totalitarisme est peu opératoire en l’état actuel. Il peut être dissout dans des catégories plus restrictives ou au contraire élargi.

On pourrait très bien concevoir des régimes proprement totalitaires sans terreur, sans racisme, sans système de parti unique, mais néanmoins capables de soumettre toute la population à un contrôle presque total, de coloniser les consciences par des moyens insidieux d’une propagande omniprésente au point de n’être plus visible, et de mettre véritablement en œuvre le programme des régimes dits totalitaires du XXe siècle, à savoir la fabrication d’un homme nouveau. Il ne serait besoin ni de rééduquer massivement la population dans des « camps de rééducation » par le travail (façon soviétique ou chinoise de l’époque de la « révolution culturelle »), ni de pratiquer un eugénisme brutal en massacrant tous les individus non-conformes. L’ingénierie génétique suffirait amplement. Redéfini ainsi, le totalitarisme n’appartiendrait plus spécifiquement à un XXe siècle dominé par des « idéologies meurtrières » pour reprendre un lieu commun paresseux ; il serait plutôt cet avenir radieux, de « bonheur insoutenable » peint par les grandes dystopies du siècle passé.

Voyons cela dans le détail quelles sont les tendances fortes à l’œuvre dans nos sociétés qui conduiraient à un totalitarisme d’un genre nouveau, un totalitarisme presque séduisant.

a)           L’affaissement du politique

Hannah Arendt a raison de pointer le caractère antipolitique des systèmes totalitaires du XXe siècle et je retiens volontiers comme une des premières caractéristiques du totalitarisme qui vient. La tendance vient de loin. Dans les années 30, le groupe X-Crises qui a donné des armes intellectuelles à toutes sortes de courants aussi bien socialistes que fascistes militait pour un gouvernement technoscientifique remplaçant avantageusement le système parlementaire usé jusqu’à la moelle. Les thèses de Bruno Rizzi sur la bureaucratisation du monde vont dans le même sens, bien que Rizzi n’appelle pas de ses vœux cette bureaucratisation du monde : remplacement de la lutte des partis par l’organisation bureaucratique rationnelle de l’État, selon là encore une tendance que Max Weber avait décelées au cœur même de la société capitaliste libérale : la formation d’une « cage d’acier » bureaucratique pour encadrer toute la société.

Les grandes tendances politiques de l’après-guerre se sont moulées dans ce chemin ouvert par les technocrates d’avant-guerre. Le gouvernement technocratique, c’est-à-dire le gouvernement de la « compétence technique » tend à s’imposer partout et à remplacer le vieux parlementarisme. C’est l’ancien trotskiste Burnham qui publie Managerial Revolution où il va jusqu’au bout des idées qu’il avait défendues dans la discussion de 1940 avec Trotski.

La caractérisation exacte de ces nouvelles formes étatiques a été l’objet de discussions assez byzantines dans les différentes sphères du marxisme. En s’appuyant sur les analyses du 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx, on a vu du bonapartisme partout et effectivement un peu partout l’exécutif tend à s’élever au-dessus de la société et de sa représentation politique. Mais c’est encore essayer de penser le neuf avec les catégories anciennes. Laissons les morts enterrer leurs morts ! Il n’est plus question de mettre la société sous le règne du sabre et du goupillon mais de supprimer la politique comme enjeu possible de luttes. A la place du gouvernement, la gouvernance, c’est-à-dire le pilotage technique neutre et incontestable doit être instauré. On passe du gouvernement des hommes à l’administration des choses pour reprendre la formule de Saint-Simon. Si le bonapartisme ou les diverses formes de fascisme sont plutôt repliés sur les frontières nationales, la nouvelle gouvernance est libérale et complètement intégrée au processus de mondialisation. Fondamentalement, si nous repartons des analyses de Hegel, la structure classique de la totalité organique de la Sittlichkeit (les « bonnes mœurs) et de l’État s’articule dans des sphères autonomes (la famille, la société civile bourgeoise et l’État). Mais avec les formes modernes de l’organisation politique, cette articulation tend à disparaître. La fusion entre gouvernement et administration est une tendance lourde déjà ancienne (notamment en France avec le rôle de l’ENA comme vivier pour les partis politiques). La fusion entre l’organisation politique et les sommets de la finance et de l’industrie est également en bonne voie. Elle est également en train d’absorber tout ce qui pouvait rester d’esprit indépendant dans les universités et le monde de la recherche en voie de privatisation accélérée. L’idéal que l’État corporatisme avait dessiné est en train de s’accomplir à l’abri de l’idéologie que l’on continue d’appeler, on ne sait trop pourquoi, « néolibérale » alors qu’elle n’a plus que de très lointains rapports avec ce que fut jadis le libéralisme.

Cette fusion entreprises/État se traduit dans la transformation profonde des partis politiques qui deviennent des « partis-entreprises ».  Le premier exemple d’un tel parti est Forza Italia fondé par Berlusconi mais mis sur pied en réalité par un consortium d’entreprises spécialisées dans la publicité, les médias et le marketing. Mauro Calise dans son livre Il partito personale. I due corpi del leader, (Editori Laterza, 2000, 2010) analyse avec justesse ce processus que l’on retrouve aussi dans le Labour party britannique à l’époque de Blair (le départ de Blair a sensiblement changé la donne). Le point de départ de la réflexion de Calise est le phénomène Berlusconi : en quelques mois, en l’an 1994, Silvio Berlusconi, entrepreneur richissime, à la tête du groupe Fininvest, omniprésent dans les médias et l’édition en Italie, mais aussi dans bien d’autres secteurs, crée presque de toutes pièces un parti politique, Forza Italia qui remporte les élections. Une armée de professionnels, œuvrant avec la discipline entrepreneuriale bouleverse l’échiquier politique italien, signant l’arrêt de mort des « partis dinosaures », la DC, le PSI et le PCI. « Le succès du parti personnel est lié à la parabole, longue et tenace, de Silvio Berlusconi. C’est avec lui que, dans le jargon courant, le terme a été identifié ». Mais si l’exemple italien semble le plus net, Calise montre qu’il s’agit d’un processus général, commun à presque toutes les démocraties. Il rappelle le cas du parti créé par le milliardaire américain Ross Perot et analyse assez longuement la transformation du vieux Labour en « New Labour ».

Par-delà les spécificités italiennes, c’est en effet un phénomène général. Dans une première étape, la démocratie ne connaissait en matière de partis que des rassemblements plus ou moins informels derrière des notables. L’apparition des partis de masse, intermédiaires entre le peuple et les instances étatiques est un phénomène plus récent. Le prototype de ces partis, que Calise mentionne à peine d’ailleurs, est le SPD d’avant la Première Guerre mondiale, une organisation considérable numériquement et par ses ramifications dans le monde ouvrier et qui a été le terrain d’étude privilégié de Robert Michels. C’est à propos du SPD qu’il a formulé la « loi d’airain » de l’oligarchie, c’est-à-dire la tendance au conservatisme des appareils des organisations, indépendamment de l’idéologie professée (voir sur sujet on pourra consulter notre article sur La théorie des élites). Les grands partis démocrates et républicains sont une autre forme de ces partis de masse et la première République italienne a été dominée par la Démocratie chrétienne, exerçant le pouvoir central et souvent alliée au PSI, et, dans l’opposition le PCI qui revendiquait jusqu’à 2 millions d’adhérents et un tiers des électeurs, au plus haut niveau de l’ère Berlinguer. Calise expose le processus et les causes de ce déclin de ces dinosaures, avec pour conséquence la montée des leaders, des chefs charismatiques, une ascension qui ne concerne pas seulement les leaders nationaux, mais aussi les leaders locaux, pas seulement les grands partis, mais aussi les petits.

On trouve des analyses convergentes dans Post-Démocracy de Colin Crouch, publié en 2004 (Polity Press Ltd), un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au cœur des interrogations de ceux qui s’intéressent à la chose politique.

La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.

Il faudrait ajouter une autre dimension : la constitution d’une nouvelle classe dominante « hors sol », car ce n’est plus à l’échelle nationale que les choses se jouent, mais à l’échelle de la transnational capitalist class qu’a très bien étudiée Leslie Sklair dans le livre éponyme.

On peut dire que la politique « à l’ancienne », comme art de gouverner les hommes exercé dans un contexte agonistique est morte. Et avec elle, l’État-nation. On retrouve ici quelques-unes des intuitions de Hannah Arendt qui montre justement le lien entre la montée du totalitarisme et la subversion de l’État-Nation.

NOTE 2022 : l’expérience de la présidence d’Emmanuel Macron (2017-2022) s’inscrit pleinement dans ces analyses. Remarquons cependant que le « parti du leader » est une tentation qui englouti à peu près toute la vie politique française. Les divers mouvements soutenant Mélenchon ne sont plus des partis politiques au sens classique mais bien de ces nouveaux partis entreprises tels que Calise les a analysés.

b)           L’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité

On ne peut penser l’État sans passer par Hegel. Je viens de le rappeler à propos de l’articulation famille/société civile/État. Si la fin de l’État est la liberté, celle-ci suppose aussi la possibilité pour l’individu de choisir la vie qu’il veut mener et de disposer d’un lieu à lui où il peut se mettre à l’abri du monde. Je me contente ici de dire quelques mots que l’on tirer des analyses de Marcuse concernant la « désublimation répressive » (voir mon livre consacré à Marcuse). Celle-ci caractérise un affaiblissement de la répression libidinale donc une diminution du besoin de sublimation corrélative à une orientation de la libido vers les besoins du système capitaliste. Et donc, avec cette désublimation, le contrôle des valeurs sociales dominantes est accru. Le « sexy » est une valeur sociale, comme le savent puis longtemps les publicitaires et les DRH. L’exposition permanente aux regards – particulièrement exprimée dans l’architecture de verre et d’acier, dans les organisations du travail en open space, etc. – participe de cette prégnance absolue du contrôle social sur les individus, au point que, comme le note encore Marcuse, la solitude, refuge de l’individu contre la société, est devenue impossible. Ainsi, « la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. » L’internet nous donne aujourd’hui un concentré des analyses de Marcuse. La désublimation y prend toutes sortes de formes, dont la forme de la pornographie à la portée de tous et de l’abolition de l’idée même d’intimité, puisque cette pornographie vise à abolir la frontière entre le réel et l’imaginaire fantasmatique – le « porno amateur » occupant une part grandissante du marché. La question n’est pas de dénoncer la pornographie en tant que telle – nous laissons cela aux puritains – mais de comprendre ce que produit la technologie et en quoi elle est la cause de la désublimation. « Cette mobilisation et cette manipulation de la libido expliquent en grande partie la soumission volontaire des individus, l’absence de terreur, l’harmonie préétablie entre les besoins individuels et les désirs, les buts et les aspirations exigés par la société. » On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ». C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont quelques très beaux exemples. À l’âge du « capitalisme absolu », cette sphère disparaît et la révolte est tout simplement en train de devenir impensable… sauf s’il s’agit d’une révolte pour la servitude comme dans le cas du djihadisme.

À « l’âge de la colonisation des consciences », à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation, « la domination se pétrifie en un système d’administration objective ».

Ainsi, la technique a atteint un point tel que la protection de l’intimité exige globalement qu’on soit débranché (« no plug »). Sur internet, prétendre avoir une vie privée, prétendre conserver une certaine intimité est quelque chose d’aussi dépassé que les réverbères à gaz et les calèches tirées par des chevaux. Le trafic commercial des données personnelles est aujourd’hui le moteur principal du système et c’est sur lui que se sont constituées de gigantesques entreprises capitalistes. Google est la première entreprise mondiale avec une capitalisation de 800 milliards de dollars pour 57150 employés. À titre de comparaison, Wal-Mart, la plus grande chaîne de magasins au monde a une capitalisation de 310 milliards pour 2,2 millions d’employés. Et que vend Google ? Nous.

c)           La surveillance généralisée

On sait bien que la surveillance des citoyens, y compris et surtout dans leur vie privée est essentielle à tout régime simplement autoritaire. Mais, par la force des choses, les régimes autoritaires d’antan ne pouvaient surveiller qu’un petit nombre de citoyens (leurs ennemis ou leurs amis proches, ce qui était parfois la même chose). Dans l’excellent film allemand La vie des autres donne un aperçu du travail de la STASI. Mais ce n’est une spécialité réservée à l’ex-RDA. Les grandes oreilles de la NSA écoutent le monde entier et en premier lieu les amis des États-Unis (on a appris que les téléphones portables de la chancelière allemande ou du président français étaient espionnés sans que cela suscite vraiment d’émoi. Les régimes tyranniques modernes et même les « démocratiques » reposent sur la surveillance généralisée. Le big brother d’Orwell est une réalité quotidienne, particulière en Oceana (c’est le nom qu’Orwell donne à la Grande-Bretagne dans 1984) qui est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde.

Les caméras ne sont que le moyen le frustre de la surveillance généralisée. Le développement des fichiers d’empreintes génétiques permet de pister les traces que les individus laissent partout. Dans les séries policières, on identifie le coupable en « moins de deux » grâce à ses traces génétiques et le spectateur est tout heureux que le méchant se soit fait prendre. Mais le spectateur devrait plutôt être inquiet ! Dans Un bonheur insoutenable de Ira Levin, les individus sont repérés parce qu’ils doivent toujours se déplacer avec un bracelet qui permet de les localiser. Nous nous sommes nous-mêmes mis le bracelet et il a nom « téléphone portable ». Notons que la surveillance est à la portée de tout le monde puisqu’on peut géo-localiser le téléphone portable de ses enfants (par exemple). Chez Amazon, les employés portent un bracelet de localisation et de guidage…  Il faut ajouter tout ce que permet le croisement des données, rendu possible par l’informatisation totale de la vie sociale : le premier contact avec quelque organisme ou quelque entreprise que ce soit commence par la saisie de données sur un terminal informatique. Pour achever le maillage, on prévoit la fin du « cash » et la généralisation du porte-monnaie électronique dans les années qui viennent.

NOTE 2022 : L’extraordinaire expérience de la pandémie au Covid-19 a plus que confirmé ces analyses. La France macroniste s’est mise dans les pas de la Chine en inventant sa propre version du « crédit social » avec le « pass sanitaire » puis le « pass vaccinal ». La domestication des individus (port du masque, gestes barrières, interdits de toutes sortes a fait de « progrès » que personne n’aurait imaginés il y a seulement quelques années.

d)           La mobilisation totale

Hannah Arendt faisait de la mobilisation totale une des caractéristiques du système totalitaire. Ce qui permet à Marcuse de qualifier la société moderne de société totalitaire, c’est qu’elle repose sur la « mobilisation totale ». C’est une société qui, dans ses secteurs les plus avancés, est à la fois une société de bien-être et une société de guerre. Voyons les grandes lignes qui permettent de la décrire :

« Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts généraux du grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie préétablie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin, la maison est envahie par l’opinion publique et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse. »

En un demi-siècle la situation n’a pas beaucoup changé, sinon en pire. L’économie capitaliste a triomphé à l’échelle de la planète entière et elle est beaucoup plus fortement intégrée ; la disparition de la classe ouvrière, comme classe, dans les pays les plus riches est en bonne voie. Le mot « ouvrier » est en train d’être rayé du vocabulaire usuel après avoir été rayé du vocabulaire politique et l’invasion de l’intimité par les techniques de communication de masse est désormais un fait patent avec le développement des nouveaux moyens de communication comme l’internet. Les marges dans lesquelles pouvait exister une forme différente d’organisation sociale et politique se sont singulièrement rétrécies. La démocratie n’existe plus dans la mesure où le système bipartisan l’emporte un peu partout. La « convergence des opposés » dont parle Marcuse est pratiquement achevée aujourd’hui. Non seulement le clivage droite-gauche appartient au passé, mais l’idée même d’un « mouvement ouvrier » opposé au capitalisme ou du moins défendant les intérêts de la classe ouvrière à l’intérieur même du capitalisme n’est plus portée que par quelques petits groupes nostalgiques.

Comme Marx l’avait déjà analysé, le mode de production capitaliste soumet de plus en plus la production à la « rationalité technique » (même si l’emploi de cette technique est finalement irrationnel). Le travail lui-même doit s’adapter à cette rationalité technique. L’exploitation du travailleur est désormais conduite scientifiquement. Il devient de plus en plus difficile d’imaginer un « univers de discours et d’action qualitativement différent ».

Un trait souligné par Marcuse est bien connu : c’est la perte du métier. Tous les métiers se ressemblent et « les travailleurs sont en train de perdre leur autonomie professionnelle, ce qui faisait d’eux une classe à part. Tout cela aboutit à des transformations profondes de la conscience de classe et donc « l’attitude négative de la classe ouvrière s’affaiblit ». Pour autant, l’asservissement des travailleurs au capital ne diminue pas. « Les esclaves de la civilisation industrielle avancée sont des esclaves sublimés, mais ils demeurent des esclaves. »

En troisième lieu, les changements dans l’organisation du travail et dans le mode de production transforment profondément la conscience des travailleurs. Il y a bien une « intégration sociale et culturelle » de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Mais ce changement de conscience exprime une transformation des relations sociales elles-mêmes. L’interdépendance croissante que produit le développement technologique produit un attachement des travailleurs à l’entreprise. Marcuse cite des études qui montrent l’ardeur des travailleurs « pour participer à la solution des problèmes de la production ». C’est ce qui va se développer sous le nom de « toyotisme ». Une intensification des cadences rendues possibles en partie grâce à la participation des travailleurs à des groupes de recherche de solutions, une participation qui contribue puissamment à l’expropriation du savoir ouvrier.

La grande firme capitaliste n’est pas une organisation « purement économique » ; elle n’est pas seulement une machine à produire des choses, en l’occurrence des marchandises. Elle est une forme d’intégration totale, un système totalitaire à elle seule.

e)           La fabrication de l’homme nouveau

L’objectif de la société capitaliste à notre époque est maintenant clairement celui d’une transformation radicale de l’homme. « L’homme nouveau » était un slogan du communisme historique du XXe siècle. Il est l’objectif concret, en voie de réalisation du mode de production capitaliste d’aujourd’hui, celui qui a été libéré de la menace communiste. Ce dernier point à lui seul mériterait un très long développement. Contentons-nous de quelques remarques.

1)     Le mode de production capitaliste en lui-même doit façonner l’homme, celui que l’on appelle maintenant « ressources humaines ». Le concept de « réification », développé par Lukács, prolonge la réflexion de Marx sur le travail aliéné et ouvre la possibilité d’un véritable « devenir machine » pour l’être humain.

2)     La mécanisation sous toutes ses formes domine entièrement le monde de la vie. La procédure est le maître-mot. Elle induit progressivement une transformation de nos réflexes, de notre rapport au monde.

3)     La prise de contrôle des corps est déjà une histoire ancienne (voir Foucault et ses travaux sur le biopouvoir et la biopolitique). Parmi les institutions organisant le contrôle des corps, il faut faire un place particulière au sport (qui n’est pas une activité ni une distraction, mais bien une institution des plus importantes).

4)     La biologie est la science moderne par excellence. Elle permet d’envisager pratiquement une transformation radicale de l’humain, un HGM (ou humain génétiquement modifié). On envisage aussi une mutation fondamentale des conditions de production des humains, car le mot naissance ne conviendrait plus dès lors que l’exogenèse deviendrait une réalité.

5)     Il faut prendre tout à fait au sérieux ce qui se trame autour du « post-humanisme » ou du « transhumanisme », c’est-à-dire de l’unification du génie génétique, de la biologie des greffes et de l’informatique, surtout pour ce qui concerne l’Intelligence Artificielle. Certains pensent qu’il ne s’agit que d’un délire d’ingénieurs (souvent piètres biologistes). Sans aucun doute, il y a une part de vrai dans tout cela. Mais seulement une part. Que les rêveries ou les cauchemars transhumanistes puissent se réaliser n’est le problème. Il s’agit de créer une situation nouvelle dans laquelle l’idée même de liberté humaine aurait perdu toute signification.

4)             Conclusion

Redéfini ainsi, le concept de totalitarisme ne désignerait plus ni un passé enterré, ni futur très hypothétique, mais « le mouvement réel » qui se déroule sous nos yeux. Certains des traits que je propose prolongent la réflexion de Hannah Arendt. D’autres en diffèrent sérieusement. Et surtout j’ai éliminé la terreur, les purges, les bruits de bottes et la torture. Le totalitarisme sanglant est à la fois coûteux et instable. Le totalitarisme « doux » qui s’installe tranquillement par la colonisation des consciences (le fameux « softpower ») et par le bouleversement du monde de la vie pourrait très bien emporter la partie. Mais rien n’est joué. La crise du capitalisme peut fort bien secouer même les plus endormis, même les mieux anesthésiés.

vendredi 3 juillet 2015

Vérité et politique. De Machiavel à Hannah Arendt

C’est un lieu commun de considérer que politique et vérité ne font pas bon ménage. L’homme politique est un menteur, un roué, quelqu’un qui ne tient jamais parole. C’est d’ailleurs un homme politique français très connu qui soutenait que « les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient ». Machiavel, prétendument inventeur du « machiavélisme », représenterait tout ce que la politique peut avoir d’immoral et un bon politique serait toujours plus ou moins machiavélique – on dit aussi « Florentin », puisque Florence était la cité de Machiavel. Les caricaturistes et la presse satirique s’en donne à cœur joie : pourfendre les mensonges politiciens, voilà qui vous donne une incontestable assise médiatique. Il y a évidemment du vrai dans cette représentation commune de la politique : les exemples abondent ! Mais s’en tenir là à ces lieux communs, c’est à la fois manquer ce qui fait la particularité et aussi la noblesse de la politique et c’est aussi ne pas comprendre jusqu’au bout les liens complexes entre politique et vérité et donc entre politique et mensonge. C’est également manquer les transformations importantes de ces liens au travers de notre histoire.

La vérité machiavélienne

Machiavel, loin des caricatures et des polémiques intéressées, est sans doute l’un des plus importants philosophes politiques modernes. Il est même, à bien des égards, à l’origine de la philosophie politique moderne. Je laisse de côté l’essentiel de l’œuvre de Machiavel, non seulement les Discorsi (« Discours sur la première décade de Tite-Live ») et même une bonne partie du Prince pour m’attaquer directement au nœud des polémiques autour de Machiavel, aux chapitres les plus « sulfureux » du Prince, ceux où le prétendu immoralisme de Machiavel se donnerait libre cours, ceux dans lesquels la séparation entre  et politique est poussée à son point suprême.
Mais pour comprendre l’importance de ce qui suit, il est nécessaire de se placer sur le bon terrain. L’action politique et la  ne font pas bon ménage, on le sait assez et Machiavel n’innoverait guère. Mais sa force ou son caractère intolérable est précisément de ne pas camoufler le conflit, de ne pas tenter de le résoudre par des moyens purement verbaux. Évoquant les moyens radicaux que doit employer tout prince nouvellement établi, Machiavel, dans les Discours, conclut : « Ce sont là des moyens très cruels et contraires à toutes les règles de vie, non seulement chrétiennes mais humaines ; tout homme doit les fuir et préférer la condition de simple particulier à celle de roi, au prix de la destruction de tant d’hommes. Néanmoins quiconque a écarté la voie du bien, doit suivre celle du mal pour se maintenir. Mais la plupart des hommes choisissent certaines voies moyennes qui sont les pires de toutes, parce qu’ils ne savent pas être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants... » (238)
Parlant de la capitulation du seigneur de Pérouse, Giovanpagolo, face à Jules II, Machiavel fait remarquer que, faute de pouvoir être parfaitement bon, il faut savoir être honorablement méchant. Pas un historien sérieux, pas un homme politique honnête ne pourrait contredire Machiavel sur ce point. L’originalité de Machiavel ne se trouve certainement pas dans la distinction à faire entre  et politique ni dans le fait d’admettre que l’exercice du pouvoir nécessite l’emploi de moyens extraordinaires que la  de tous les jours réprouve. Que les princes ne soient pas soumis à la loi commune, c’est une banalité dans une société aussi hiérarchisée qu’est la société médiévale. Les lecteurs d’Augustin savent d’ailleurs que les mauvais princes ne sont que l’instrument de Dieu qui nous persuade ainsi que la vie terrestre est misérable et sans espoir. En se focalisant sur le moralisme ou l’immoralisme de Machiavel, on se trompe radicalement. Machiavel n’est pas un bigot – c’est le moins qu’on puisse dire … Pour autant, on ne trouve chez lui aucune charge systématique contre la  en général et contre la  chrétienne en particulier. Bien au contraire, les valeurs morales font partie des composantes nécessaires de ces vertus civiques qui permettent le vivere civile dont la disparition (dans la licence) signe la corruption du peuple et annonce la ruine de l’État. L’action politique elle-même n’est pas dépourvue de valeurs. La fin justifie les moyens, mais encore faut-il que la fin soit louable et la fin louable par excellence est l’ordre politique, qui permet de vivre en paix.
L’action politique, donc, doit être pensée objectivement. Il faut s’intéresser à la « vérité effective de la chose », la « vérità effettuale della cosa »
Comprendre la spécificité du Prince demande qu’on lise précisément le chapitre XV.
Le propos est clairement indiqué :
« Mon intention étant d’écrire des choses utiles à qui les écoute, il m’a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée qu’on s’en fait. » (148)
Si on parle du pouvoir politique, il y a donc deux plans : la « vérité effective » et l’imagination. Donc, premier objectif de l’opuscule : démonter les procédés de l’imagination pour en venir à la verità effettuale della cosa. Rappelons la dédicace : elle annonce qu’il s’agit de regarder les princes du point de vue du peuple car « pour bien connaître la nature du peuple il faut être prince et pour bien connaître celle des princes, il faut être du peuple » (P. 110/6). La conjonction de cette dédicace et du chapitre XV semble donner raison au jugement de Rousseau cité plus haut : « En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » Mais Le Prince n’est pas une satire. S’en tenir là, ce serait interpréter Machiavel comme le premier grand démystificateur, une interprétation possible mais vraiment trop unilatérale. Car Machiavel veut réfléchir aux conditions dans lesquelles un gouvernement stable peut être établi et donc il s’agit de penser les montages du pouvoir. En effet :
« Nombreux sont ceux qui se sont imaginé des républiques et des principautés dont l’on n’a jamais vu ni su qu’elles aient vraiment existé. Car il y a si loin entre la manière dont on vit et celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce que l’on devrait faire, apprend plutôt à se perdre qu’à se préserver : car un homme qui veut en tous les domaines faire profession de bonté, il faut qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons. » (148)
Le démystificateur dénonce : le pouvoir se veut moral et son moralisme n’est que le masque hypocrite de la cruauté et de la libido dominandi et donc il faut soit dénoncer tout pouvoir comme immoral, soit vouloir un pouvoir fondé sur la loi divine comme le voulait ce « prophète désarmé », le frère Savonarole. Mais ce n’est pas le propos de Machiavel. L’absence de gouvernement est impensable : les gouvernements sont certes des institutions humaines dont les hommes ont naturellement besoin pour se protéger. En outre, un prince bon au milieu d’hommes mauvais est condamné à s’écrouler. Il faut donc un pouvoir capable d’ordonner la cité, et capable selon les circonstances d’employer des moyens bons moralement ou mauvais moralement. Et pour cela il faut partir des « choses vraies » et non des choses imaginées.
Partir des choses vraies, c’est comprendre comment fonctionnent les rapports entre gouvernants et gouvernés, ou, si on préfère rester plus strictement dans le cadre de « l’opuscule », des rapports entre le prince et ses sujets. Or Machiavel met au premier rang de ces rapports le jugement que les sujets portent sur le prince :
« Les princes, parce qu’ils sont les plus placés, sont jugés en fonction des qualités qui leur apportent blâme ou louange. C’est-à-dire que l’un est jugé libéral, l’autre ladre (…), l’un est jugé généreux, l’autre rapace, l’un cruel, l’autre miséricordieux, l’un parjure, l’autre loyal ; l’un efféminé et pusillanime, l’autre hardi et courageux, l’un humain, l’autre orgueilleux ; l’un luxurieux, l’autre chaste ; l’un intègre, l’autre fourbe ; l’un dur, l’autre aimable ; l’un grave, l’autre léger ; l’un religieux, l’autre incrédule, et ainsi de suite. » (140)
La longue énumération des vices et des vertus débouche sur un triple constat :
  1. On aimerait bien qu’un prince ait de toutes ces qualités qu’on juge bonnes, mais c’est impossible qu’un homme les ait toutes ; et du reste s’il les avait toutes, il s’écroulerait, homme parfaitement bon au milieu d’hommes généralement mauvais ;
  2. De toute façon, un prince, pour gouverner, ne saurait toutes les observer ; il y a des vices nécessaires pour exercer le pouvoir ;
  3. Néanmoins, le prince doit se préoccuper de sa renommée qui est son principal atout pour gouverner.
Dévoilement du secret et de la « double pensée », c’est ce qui guide l’examen des vertus qui font la renommée du prince. Ainsi, « il est bon d’être tenu pour généreux » mais Machiavel ajoute immédiatement :
« Néanmoins, la libéralité pratiquée au point d’en avoir la réputation, vous nuit ; car si on la pratique vertueusement et comme on doit la pratiquer, elle n’est pas connue et vous ne perdez pas le mauvais renom de son contraire. » (149)
En effet, la  ostentatoire n’est pas la . La charité qui se montre n’est pas charitable, mais pure vanité (opération de communication, dirions-nous aujourd’hui !) et donc l’homme bon est celui qui pratique la libéralité sans le montrer alors que le prince doit au contraire le montrer et donc même s’il pratique réellement la libéralité, ce n’est déjà plus une  méritoire. Mais, il y a plus : la pratique de la libéralité peut aussi être nuisible parce qu’elle doit toujours rencontrer ses limites et donnant des bornes à sa libéralité le prince encourt le nom de ladre. Finalement, « un prince doit donc, s’il est sage, ne pas se soucier du nom de ladre » (150). Enfin, être ladre pour un prince, ce n’est pas la même chose que pour un particulier. Le prince doit faire peu de cas d’encourir le reproche de ladrerie car il n’est pas avare de son propre argent mais de l’argent public et, par conséquent, il est ainsi soucieux de n’avoir pas à voler ses sujets. Et si ce reproche de ladrerie est en lui-même un mal, il n’est qu’un moindre mal. En effet le prince trop libéral finit généralement par vider les caisses et se trouve contraint de trouver de l’argent par tous les moyens :
« Parmi toutes les choses dont un prince doit se garder, il y a le fait d’être méprisable et odieux : la libéralité vous conduit à l’une et à l’autre de ces choses. Aussi est-il plus sage de garder le nom de ladre, qui engendre un mauvais renom dépourvu de haine, que d’être contraint, pour vouloir être généreux, d’encourir le nom de rapace, qui engendre un mauvais renom accompagné de haine ». (150-151)
Inversion complète des valeurs : ce qui est  chez une personne privée (la générosité) devient un vice en devenant public et inversement le vice du ladre en tant que personne privée est une  publique. Il n’y a pas trace dans ce chapitre du prétendu « immoralisme » machiavélien. Les exigences du bien public déterminent d’autres comportements que ceux du salut des personnes privées. Mais si la moralité d’une action ou d’un comportement dépend de la valeur des fins qu’elle permet d’atteindre, on voit qu’il est tout aussi moral pour un privé d’être généreux que pour un prince de ne l’être pas ! Et dans ce premier cas, il n’y a rien de ce « renversement des valeurs morales » dont on accuse ou crédite si souvent le secrétaire florentin.
Le même raisonnement est repris quand il s’agit de savoir s’il vaut mieux pour un prince être aimé que craint. La bonne réputation demanderait au prince d’être miséricordieux :
« Néanmoins, il doit prendre garde de ne pas faire un mauvais usage de la pitié. César Borgia était jugé cruel ; néanmoins sa cruauté avait restauré la Romagne, l’avait unifiée, l’avait ramenée en paix et en confiance. Ce en quoi, si l’on considère bien, on verra qu’il a été beaucoup plus miséricordieux que le peuple florentin qui pour fuir le nom de cruel laissa détruire Pistoia ». (151)
Le politique n’est pas un moraliste en chambre qui préconise des règles abstraites, sans considération de leurs conséquences. Machiavel au contraire définit la  par le calcul des conséquences. Au total, affirme-t-il, la cruauté du Valentinois causa moins de malheurs et apporta plus d’heureuses réformes que la pitié des Florentins. Encore une fois pas d’immoralisme, mais bien un certain genre de raisonnement moral. Qui est le plus moral, celui qui refuse de porter les armes contre le tyran au nom du précepte biblique ou celui qui risque sa vie et sauve ainsi des innocents ? Celui qui refuse toute violence ou celui qui, au besoin par la violence, protège la paix et la sécurité ? Conséquence : le prince nouveau ne doit pas « fuir le nom de cruel ». Mais Machiavel ajoute : « Néanmoins, le prince doit être pondéré dans ses opinions et ses décisions et ne pas s’effrayer lui-même et procéder d’une manière tempérée par la sagesse et l’humanité, afin qu’une excessive confiance ne le rende pas imprudent et que trop de défiance ne le rende pas insupportable. »
Voilà presque une  du « juste milieu ». Il faut encore qu’elle s’accorde avec les nécessités du pouvoir. L’idéal serait de tenir la balance égale entre l’humanité et la capacité à prendre des décisions cruelles. Mais cet idéal est sans doute hors de portée car les hommes « sont généralement ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, lâches devant les dangers, avides de profits. » (152) Pour cette raison, on ne peut guère espérer obtenir l’obéissance par l’amour et donc il vaut mieux être craint en se gardant de transformer cette crainte en haine.
Chez Machiavel, la raison n’est que très rarement agissante et ses forces propres sont impuissantes à gouverner les hommes. Les hommes sont plutôt gouvernés par leurs passions et, par conséquent, les préceptes que doit suivre qui veut gouverner doivent être recherchés dans l’équilibre des « humeurs ». Les vertus prêtées au prince n’ont d’importance que par l’effet qu’elles produisent sur l’imagination des sujets. La cruauté provoque la crainte c’est-à-dire, pour parler comme Spinoza, une « tristesse » liée à l’imagination inconstante d’une chose douteuse. Cette ambivalence est au cœur de la réflexion machiavélienne. Le prince, les gouvernants en général, doivent inspirer la crainte aux masses mais doivent agir pour éviter d’avoir à craindre leur haine.
Nous allons le voir clairement en lisant le chapitre XVIII, « Comment les princes doivent tenir leur parole ». Comme toujours, Machiavel considère qu’il est bon qu’un prince tienne parole et vive avec droiture et non avec ruse. Mais à ces bons principes abstraits, il faut encore opposer l’expérience, celle qui seule nous ramène à la « vérité effective de la chose ». On voit que
«  … on fait de grandes choses les princes qui ont peu tenu compte de leur parole et qui ont su par la ruse tromper l’esprit des hommes » (153)
Dans la mythologie grecque, le centaure Chiron, mi-homme, mi-cheval est l’enseignant par essence. Il a pour discipline Asclépios, le dieu de la médecine mais aussi Achille à qui il a enseigné la musique, la médecine aussi bien que les arts de la guerre. C’est bien auprès de Chiron que le prince nouveau devra s’instruire puisque de la médecine il devra connaître, ainsi que nous venons de le voir, l’art de réguler les humeurs autant que l’art de la guerre. Machiavel fait du mythe de Chiron un usage très particulier : le prince doit être comme Chiron, moitié homme et moitié bête. En effet, il y a, dit Machiavel, deux manières de combattre :
« L’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la deuxième aux bêtes. » (153)
Or, pour gouverner les hommes, la première manière ne suffit pas et donc « un prince doit savoir user de l’homme et de la bête. » Mais la bête ici est encore un animal double : le prince doit user du lion et du renard, « car le lion ne se défend pas des pièges et le renard ne se défend pas des loups » (154). La raison (les lois) ne suffit pas à gouverner – cela a été assez dit – mais la force non plus. Il faut y ajouter la ruse pour se déjouer des pièges et c’est pourquoi en bon renard, le prince doit être apte à tromper :
« Par conséquent un souverain sage ne peut ni ne doit observer sa parole lorsqu’un tel comportement risque de se retourner contre lui et qu’ont disparu les raisons qui la firent engager. » (154)
Affirmation à compter au nombre de celles qui ont tant fait pour construire la mauvaise réputation de l’auteur du Prince. Affirmation de simple bon sens et que l’expérience historique vient confirmer. On pourrait donner « une infinité d’exemples modernes ». Aucune grande puissance ne s’est construite sans faire du précepte machiavélien sa règle d’or. Et il n’est pas besoin de remonter à Alexandre Borgia pour cela… Il n’est aucun héros des historiographies nationales qui n’ait fait montre de ses qualités de renard et aucun aussi qui ait négligé le conseil suivant : « Mais il est nécessaire de savoir bien farder cette nature et d’être simulateur et dissimulateur : les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. »
Dans cette tâche de simulation et de dissimulation, les princes trouvent généralement l’aide plus ou moins bénévole des moralistes et autres propagandistes fort aptes à déguiser les renards en lions. On remarquera tout de même un glissement intéressant : le prince est tenu de ne pas se laisser empêtrer dans les filets des préceptes de la  ordinaire parce que les hommes sont simulateurs et dissimulateurs (voir 152). Mais maintenant, ce sont les princes qui sont simulateurs et dissimulateurs et trouvent en face d’eux des hommes assez simples pour vouloir être trompés ! La méchanceté générale n’est donc pas si grande qu’elle ne puisse être contenue par l’action habile d’un prince virtuoso.
Machiavel ne soutient pas cette conception qui fait de l’homme un loup pour l’homme. Le prince-lion doit savoir combattre les loups, mais les loups ne sont pas tous les hommes : beaucoup sont « simples » et surtout préoccupés des nécessités quotidiennes. Les loups dont le prince doit se garder sont plus certainement les « grands » qui sont prêts à prendre sa place, avec qui il doit passer des accords mais dont il ne doit jamais être prisonnier.
Au prince, Chiron ne doit pas seulement enseigner les arts de la guerre, la musique et la médecine. Les arts du théâtre ont une place sans doute encore plus grande. Se déguiser, donner le change, apparaître, tantôt sous la fourrure du lion, tantôt sous celle du renard, voilà les techniques proprement princières. Machiavel tient ainsi la politique d’abord pour une mise en scène qui a pour but de fasciner suffisamment la multitude pour lui faire admettre l’obéissance. Et c’est seulement parce qu’il connaît cet art de la mise en scène que le prince peut suivre le précepte machiavélien :
« Pour un prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les vertus susdites mais il est tout à fait nécessaire de paraître les avoir. J’oserai même dire ceci : si on les a et qu’on les observe toujours, elles sont néfastes ; si on paraît les avoir elles sont utiles. » (154)
Mesurons encore la méprise de ceux qui font de la discussion sur l’immoralisme de l’auteur du Prince la question centrale. Avec ce style coupant comme un rasoir. Il s’agit de démonter la machine du pouvoir – la machine comme une machinerie de théâtre – en vue d’en reconstruire une autre alors même que l’ancienne gît fracassée dans les désastres de la povera Italia.
La « vérité effective de la chose », voilà ce qui préoccupe Machiavel, précisément parce qu’il ne s’agit de rêver la politique idéale – comme dans les utopies dont la République de Platon constitue le prototype – mais de penser la politique réelle en vue de l’action efficace.
Retenons deux points importants :
  • Machiavel ne préconise ni l’immoralité en général ni le mensonge en particulier. Il se contente de dire comment les choses se passent. Il se comporte ici comme un moraliste au sens du XVIIe français, comme un Laroche Foucault, par exemple. Peut-être aussi comme un Pascal : pensons à sa définition de l’exercice du pouvoir politique comme art des apparences ! « La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n’y a rien de plus que cela que le peuple sera faible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l’estime la sagesse. » (L26)
  • On peut difficilement contester ce que l’expérience enseigne à Machiavel. Pour gouverner, il faut être simulateur et dissimulateur ! Frédéric II de Prusse, auteur d’un célèbre « Anti-Machiavel » savait bien de quoi il parlait : sa jeunesse difficile (en conflit avec son père) lui a appris l’art de la dissimulation. Parvenu au pouvoir, il a su se doter d’armes propres (« avoir des armes à soi », dit Machiavel) qui lui ont permis de conquérir de nouveaux territoires. Grand allié de la France, il pactise secrètement avec sa principale ennemie, l’Angleterre et finalement se conduit exactement selon les « préceptes » machiavéliens en vue d’assurer la stabilité de ses états. Évidemment, la même chose pourrait être racontée de tous les grands hommes d’État, autant de ceux que l’on pare de toutes les vertus que des plus ignobles despotes.
Ainsi, nous pouvons facilement conclure que la grande préoccupation de Machiavel fut la vérité. Il ne lui sera jamais pardonné d’avoir regardé la politique telle qu’est et de l’avoir écrit. Mais les plus grands philosophes ne s’y sont point trompés. C’est Spinoza qui écrit un très « machiavélien » Traité politiquedans lequel le « très pénétrant Florentin » est cité directement et implicitement à de très nombreuses reprises. C’est aussi Jean-Jacques Rousseau, ennemi de toutes les fourberies dont une société corrompue est coutumière. Dans le Contrat Social Rousseau ne ménage pas les philosophes. Grotius et Hobbes en prennent pour leur grade. Le seul qui s’en sort avec les honneurs est justement l’auteur du Prince. Ainsi dans une note, il écrit : « … il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est la plus immédiatement utile. C’est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » (Contrat social). C’est encore Hegel qui se plaint que « la voix de Machiavel est restée sans écho. » Hegel écrit : « À un homme qui s’exprime avec autant de gravité, on ne saurait attribuer aucune bassesse de cœur ni légèreté d’esprit. » (De la constitution en Allemagne) Après avoir critiqué la réprobation que l’opinion lie au nom de Machiavel, Hegel poursuit : « Le but que Machiavel se propose, à savoir élever l’Italie au rang d’État, se trouve déjà méconnu par tous les gens aveugles qui ne voient dans l’œuvre de cet auteur qu’une justification de la tyrannie et un miroir doré pour un despote ambitieux. Mais même lorsque ce but est reconnu, alors ce sont les moyens, dit-on, qui sont détestables, et là, la  a tout le loisir de débiter ses platitudes, par exemple que la fin ne justifie pas les moyens, etc. Or il ne saurait être question ici du choix des moyens : on ne guérit pas des membres gangrénés avec de l’eau de lavande ; un état où le poison et l’assassinat sont devenus des armes courantes n’admet que des remèdes énergiques ; après un temps de corruption, la vie ne peut être réorganisée que par la force et la contrainte. »

Simulation et dissimulation

Si les hommes étaient bons et guidés par la raison, la politique pourrait être parfaitement vertueuse au sens de la  commune. Mais c’est précisément parce qu’ils ne sont pas bons, que s’impose la nécessité d’un gouvernement et d’un ordre politique. Or dès qu’il y a gouvernement, et d’autant plus quand la sécurité de  est le souci principal de ce gouvernement, ce gouvernement est nécessairement simulateur et dissimulateur, ainsi que le dit Machiavel.
Dissimulateur, car toute la vérité ne peut pas être proclamée. Le « secret » s’impose dans l’ordre politique. Le « secret du roi », tel était le nom donné au service chargé de l’espionnage au profit du roi de France Louis XV. Le « secret » (ce dont est chargé le secrétaire !) est triple :
  1. Il s’agit d’abord de garder secrètes des informations dont les ennemis pourraient profiter, d’abord en matière militaire, mais aussi diplomatique. Dire la vérité sur les installations militaires et les mouvements de troupes de son pays, c’est tout simplement de la « haute trahison ». Il faut donc des services de contre-espionnage !
  2. Il s’agit aussi de pénétrer les secrets des autres, en vue de prévenir les dangers dont le pays pourrait être menacé. Il faut donc des services d’espionnage – non seulement pour espionner les ennemis déclarés mais aussi les alliés dont le comportement est par définition suspect – puisque les princes, comme le dit Machiavel, ne tiennent leur parole que tant qu’ils ne peuvent pas sans dommage s’en délier. L’actualité récente nous en fourni des exemples intéressants (par exemple l’espionnage par la NSA des conversations de la chancelière allemande pourtant l’une des plus fidèles alliées des USA).
  3. Il s’agit aussi de pouvoir mener des opérations secrètes – y compris les « assassinats ciblés » – qui sont des opérations de guerre non déclarées.
Simulateur, parce que le gouvernement d’un pays doit toujours faire paraître ce qui lui semble nécessaire à sa propre sécurité. Dans les opérations de guerre, il est de bon conseil de ne jamais apparaître comme l’agresseur mais plutôt comme celui qui fait jouer son bon droit, le droit de légitime défense. Il doit aussi paraître fort pour intimider ses agresseurs potentiels. Et surtout il ne doit pas hésiter à recourir au mensonge quand il s’agit de justifier sa politique face à des alliés ou à une opinion réticente (souvenons-nous des « armes de destruction massive » de Saddam Hussein pour ne chercher que dans un passé trop proche).
On voit dans ce rapide coup d’œil combien le mensonge est difficilement séparable du secret. En théorie, le secret consiste à se taire et à ne pas dévoiler la vérité (ne pas dire ce qui est), alors que le mensonge est une action positive : dire ce qui n’est pas. Mais l’un se change facilement en l’autre.
On dira que ce qui vaut pour les rapports entre puissances étatiques à l’échelle internationale – là où n’existe aucun pouvoir souverain capable de contraindre les différents acteurs à tenir leur parole (cf. Léviathan de Hobbes) ne vaut pas pour les rapports intérieurs entre gouvernants et gouvernés dès lors qu’existe un pouvoir démocratique légitime, c’est-à-dire fondé sur le droit. Le gouvernement peut mentir aux ennemis mais ne peut pas mentir au peuple ! Les élus engagent leur parole envers leurs électeurs qui leur donnent mandat et les contrats doivent être respectés entre les citoyens (pacta servanda sunt).
Mais c’est là encore une position purement théorique et sans rapport avec la « vérité effective de la chose ». Le secret ne peut être préservé vis-à-vis des autres puissances que s’il est respecté vis-à-vis des citoyens. On ne peut pas dire à des millions de citoyens : « gardez le secret » ! Mais si le secret doit exister dans une démocratie, la simulation et de là le mensonge doit aussi en faire partie. Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, on peut retourner la proposition et soutenir que la politique procède des mêmes raisons que la guerre et qu’elle est à sa manière une sorte de guerre. Dans Le  et la nôtre, Léon Trotski prend la défense du prétendu « amoralisme bolchevik », attaqué par divers démocrates. Voici sa réponse.
Parlant de la rupture introduite par la Première Guerre Mondiale, il écrit :
On avait l'impression de vivre dans une société en train de devenir de plus en plus libre, juste et humaine. Le "bon sens" tenait pour infinie la courbe ascendante du progrès.
Elle ne l'était pas; la guerre éclata, suivie de bouleversements, de crises, de catastrophes, d'épidémies, de retours à la barbarie. La vie économique de l'humanité se trouva dans une impasse. Les antagonismes de classes s'aggravèrent et se démasquèrent. L'un après l'autre, on vit sauter les mécanismes de sûreté de la démocratie. Les règles élémentaires de la  se révélèrent plus fragiles encore que les institutions démocratiques et les illusions du réformisme. Le mensonge, la calomnie, la corruption, la violence, le meurtre prirent des proportions inouïes. Les esprits simples, confondus, crurent que c'étaient là les conséquences momentanées de la guerre. Ces désagréments étaient et demeurent en réalité les manifestations du déclin de l'impérialisme. La gangrène du capitalisme entraîne celle de la société moderne, droit et  compris.
Il est non moins sévère avec l’évolution du régime soviétique :
Les procès de Moscou ne résultent cependant pas du hasard. La servilité, l'hypocrisie, le culte officiel du mensonge, l'achat des consciences et toutes les autres formes de la corruption s'épanouissaient richement à Moscou depuis 1924-1925. Les futures impostures judiciaires se préparaient au grand jour.
Le mensonge a partie liée à la domination, quelles qu’en soient les formes.
La réaction sociale, quelle qu'elle soit, est tenue de masquer ses fins véritables. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, -- en d'autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l'imposture dans sa lutte contre les tenants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l'amoralisme "bolchevik" ; comme tous les événements importants de l'histoire, ce sont les produits d'une lutte sociale concrète et de la plus perfide et cruelle qui soit: celle d'une nouvelle aristocratie contre les masses qui l'ont portée au pouvoir. Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et  pour identifier la réactionnaire et policière du stalinisme avec la  révolutionnaire des bolcheviks.
Mais à partir du moment où il s’agit de combattre l’oppression politique et sociale, la révolutionnaire doit aussi user des moyens dont use la domination bourgeoise ou stalinienne. Rappelant la guerre civile espagnole, il écrit :
La guerre est aussi inconcevable sans mensonge que la machine sans graissage. A seule fin de protéger les Cortès contre les bombes fascistes, le gouvernement de Barcelone trompa plusieurs fois sciemment les journalistes et la population. Pouvait-il faire autre chose? Qui veut la fin (la victoire sur Franco) doit vouloir les moyens (la guerre civile avec son cortège d'horreurs et de crimes).
D’où il s’en conclut ceci :
Et pourtant le mensonge et la violence ne sont-ils pas à condamner en "eux-mêmes" ? Assurément, à condamner en même temps que la société, divisée en classes, qui les engendre. La société sans antagonismes sociaux sera, cela va de soi, sans mensonge et sans violence. Mais on ne peut jeter vers elle un pont que par les méthodes de violence. La révolution est elle-même le produit de la société divisée en classes dont elle porte nécessairement les marques.
Le « machiavélisme » de Trotski est clair et non moins fondé que celui de Machiavel. Gramsci avait fait du Prince un œuvre dans laquelle il trouvait un modèle pour la stratégie à suivre par le PCI qu’il venait de fonder (voir Cahiers de prison, « Le prince moderne »). Et ce « machiavélisme » ne vaut pas seulement pour la politique marxiste révolutionnaire de Trotski que pour celle des résistants face au nazisme, ainsi que le montre très bien l’excellent film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres.
Aller plus loin nous conduirait à une réflexion plus générale sur la  qui n’est pas notre propos ici. Mais nous voyons bien que l’antagonisme entre vérité et politique n’est pas contingent, mais renvoie bien, dans une large mesure à l’essence même de la politique – et pas seulement de la « politique politicienne » qui fait les choix gras des satiristes mais à la politique en tant qu’elle est l’art du gouvernement des hommes.

Propos d’étape

Ce qui rend difficile et peut-être scandaleuse cette conclusion, c’est que notre époque – et singulièrement les régimes totalitaires – a élevé le mensonge politique à des hauteurs insoupçonnées, non pas dans le but de protéger la  politique mais dans le but de l’asservir, de la remodeler conformément aux idées du groupe dirigeant et finalement dans le but de détruire l’institution politique en tant que telle, si l’on admet avec Hannah Arendt, que le totalitarisme est essentiellement un système antipolitique.
Si le mensonge est nécessaire en politique, compte-tenu des conditions concrètes dans lesquelles la politique, comme activité, doit s’exercer, ne pourrait-on pas cependant soupçonner un antagonisme plus fondamental entre vérité et politique ? Le mensonge imposé par les circonstances devrait pouvoir être circonscrit et contrôlé et ne devrait pas contaminer l’ensemble du corps social et politique. Après tout, en dehors des questions liées à la défense et la sécurité nationale, le débat devrait pouvoir rester libre et honnête et l’obligation pour les gouvernants de celer les secrets d’États et de tromper les ennemis ne les autorise pas à mentir sur tous les autres sujets (leur déclaration fiscale, leurs liens avec tel ou tel groupe de pression, etc.). Mais comme nous constatons que la prédominance du mensonge en politique, c’est donc l’antagonisme est plus profond entre vérité et politique.
Mais pour comprendre ce qui est en cause, nous devons distinguer deux types de rapports antagoniques plus généraux entre politique et vérité.
  1. D’une part, depuis au moins Platon (c’est-à-dire en fait Socrate), nous savons que la philosophie et le pouvoir politique ne s’entendent guère. La vérité n’est pas bonne à dire et Socrate l’a payé de sa vie. Entre la vérité de la raison et l’ordre politique, le conflit a été longtemps irréconciliable.
  2. D’autre part, l’époque contemporaine a vu non pas tant le refus des vérités de la raison (la science était trop utile aux gouvernants) que le mensonge de masse sur les faits.

Antagonisme entre vérité philosophique et politique1

Abordant cette question, Hannah Arendt (cf. Vérité et politique in La crise de la culture) part de l’adage latin, Fiat justitia, et pereat mundus (« que la justice soit faite, le monde dût-il en périr »). Kant, on le sait, assume cette formule d’une manière très particulière. Il la traduit à sa manière : « que règne la justice, dussent tous les fripons de la terre être anéantis à cause d’elle », et il ajoute que « c’est une proposition de droit très courageuse qui permet de couper court à tous les chemins tortueux que la perfidie ou la violence ont tracés » (120, viii-378). Remise dans le contexte, cette affirmation peut être comprise comme un soutien aux révolutionnaires français qui ont entrepris par la manière forte d’anéantir « les fripons de la terre ». (Voir le Projet de paix perpétuelle). Mais prise au pied de la lettre, l’adage latin paraît absurde. S’il n’y a plus de monde, la justice a péri ipso facto ! Remplaçons « justitia » par « veritas ». Peut-on admettre l’adage : « que la vérité soit faite, le monde dût-il en périr » ? Il semble aussi que cela soit encore plus absurde. Si on admet que la  de l’État est la sécurité (cf. Spinoza, Traité politique), la vérité doit alors céder le pas aux impératifs de la sécurité de la .

Hobbes et l’administration de la vérité

Voyons quelles conclusions Hobbes tire de cet impératif :
À l’introduction de la fausse philosophie, nous pouvons ajouter la répression de la vraie philosophie par des hommes qui ne sont, ni par une autorité légitime, ni par une étude suffisante, des juges compétents de la vérité. Nos voyages sur les mers rendent manifeste qu’il y a des antipodes, et tous les hommes versés dans les sciences humaines le reconnaissent désormais ; et chaque jour, il devient de plus en plus évident que les années et les jours sont déterminés par les mouvements de la terre. Cependant, les hommes qui, dans leurs écrits, n’ont fait que supposer une telle doctrine, comme une occasion de présenter les raisons pour et les raisons contre, ont été punis pour cela par l’autorité ecclésiastique. Mais pour quelle raison? Parce que de telles opinions sont contraires à la vraie religion? Ce ne peut être le cas, si elles sont vraies. Que la vérité de ces doctrines soit d’abord examinée par des juges compé­tents ou réfutée par ceux qui prétendent savoir le contraire. Est-ce parce qu’elles sont contraires à la religion établie? Qu’elles soient réduites au silence par les lois de ceux de qui ceux qui les enseignent sont sujets, c’est-à-dire les lois civiles ; car la désobéissance peut légitimement être punie chez ceux qui enseignent contrairement à la loi, même s’ils enseignent la vraie philosophie. Est-ce parce qu’elles tendent à mettre le désordre dans le gouvernement en encourageant la rébellion, la sédition? Qu’elles soient alors réduites au silence, et que ceux qui les enseignent soient punis, en  du pouvoir de celui à qui a été commis le soin de la tranquillité publique, et c’est l’autorité civile. En effet, tout pouvoir que les ecclésiastiques s’arrogent (en tout lieu où ils sont sujets de l’État) de leur propre droit, même s’ils l’appellent le droit de Dieu, n’est qu’usurpation. (Léviathan, chap. XLVI, « Des Ténèbres qui procèdent d’une vaine philosophie et de traditions fabuleuses »)
Non seulement les doctrines erronées sont condamnables parce qu’elles introduisent la discorde dans la république, mais les philosophies vraies peuvent être aussi facteur de désunion et donc « la désobéissance peut légitimement être punie chez ceux qui enseignent contrairement à la loi, même s’ils enseignent la vraie philosophie ». La seule précision qu’ajoute Hobbes est que c’est à l’autorité civile de faire appliquer la loi et non aux autorités théologiques qui ne peuvent agir de leur propre droit, même si elles l’appellent « droit de Dieu ».
Notons ici que les remarques que Hannah Arendt fait à propos de ce passage tordent un peu le sens du texte. Pour elle, à la lecture de ce texte doit être comprise ainsi :
Nous pouvons même parvenir à la conclusion qui n’est paradoxale qu’en apparence que le mensonge peut fort bien servir à établir ou à sauvegarder les conditions de la vérité – ainsi que Hobbes, dont la logique implacable ne manque jamais de porter les arguments à ces extrémités où leur absurdité devient évidente, l’a signalé il y a longtemps. (Arendt, V&P, p.291)
Hobbes soutient bien que la philosophie n’est possible que parce qu’il existe une république stable, donc un pouvoir souverain capable de tout faire pour empêcher que les hommes ne retombent dans le règne du « glaive privé ». Par conséquent, si les querelles de doctrines mettent en péril la stabilité de la cité, elles doivent être réprimées. Mais Hobbes entoure la question d’un très nombre de restrictions qui visent justement à assurer la possibilité pour la « vraie philosophie » d’être enseignée. Ce qui montre que le fond de la pensée de Hobbes est plus là que dans la volonté de promouvoir une sorte de « totalitarisme » avant la lettre, c’est son insistance à soutenir que la philosophie vraie est celle de Copernic et Galilée et à laisser entendre que ceux qui ont condamné Galilée n’en avait aucun droit légitime. Cette condamnation était non seulement illégitime, mais de plus parfaitement absurde puisque les « voyages sur les mers » montrent bien qu’il avait raison… Donc prudence ! Ne pas prêter à Hobbes plus qu’il n’en dit.
Il reste que pour Hobbes, la vérité doit bien, d’une certaine manière, être administrée par le pouvoir souverain. Cependant pour Hobbes, toutes les vérités ne sont pas de même nature. Il faut distinguer ce qui découle de la faculté de raisonner et ce qui découle des opinions :
… dans toutes les délibérations, dans tous les plaidoyers, la faculté de raisonner solide­ment est nécessaire, car, sans elle, les résolutions des hommes sont irréfléchies, et leurs sentences injustes ; et cependant, sans une puissante éloquence, qui procure l’attention et le consentement, l’effet de la raison sera minime. Mais ce sont là des facultés contraires, la première étant fondée sur les principes de la vérité, l’autre sur les opinions déjà reçues, vraies ou fausses, et sur les passions et les intérêts des hommes, qui sont divers et changeants. (op.cit. « Révision et conclusion)
Or, en politique, ce sont bien les passions et les intérêts qui commandent et non la droite raison. C’est pourquoi :
Ce qui fait que la doctrine du juste et de l'injuste est perpé­tuellement un objet de débat, tant par la plume que par l'épée, alors que la doctrine [qui traite] des lignes et des figures ne l'est pas, parce que les hommes ne se soucient pas, dans ce domaine, de la vérité comme de quelque chose qui [puisse] contrecarre[r] leurs ambitions, leur profit ou leurs désirs. Mais je ne doute pas que, s'il avait été contraire au droit de domination de quelqu'un, ou aux intérêts des hommes qui exercent cette domination que les trois angles d'un triangle fussent égaux aux deux angles d'un carré, cette doctrine aurait été, sinon débattue, du moins réprimée par un autodafé de tous les livres de géométrie, dans la limite du pouvoir de celui qui était concerné. (Léviathan, chap. XI)
C’est d’ailleurs pourquoi Hobbes manifeste jusqu’aux dernières lignes du Léviathan l’ambition de dire une vérité, même si elle n’est pas vue d’un bon œil par le pouvoir :
Et bien que dans la révolution des États, les vérités de cette nature ne puissent naître sous une très bonne constellation (à cause du mauvais œil de ceux qui ont dissous l’ancien gouvernement, et parce qu’elles ne voient que le dos de ceux qui en érigent un nouveau), je ne crois pas, pourtant, qu’il sera condamné à notre époque, que ce soit par le juge public des doctrines, ou par ceux qui désirent que demeure la paix publique. Et, avec cet espoir, je retourne à mes spéculations interrompues sur les corps naturels, dans lesquelles, si Dieu me donne la santé pour les mener à leur terme, j’espère que la nouveauté plaira autant qu’elle a coutume d’offenser dans la doctrine du corps artificiel ; car une telle vérité est bien acceptée par tous, ne s’opposant pas au profit ou au plaisir des hommes. (Op.cit. Révision et conclusion)

Socrate, Platon, le prix de la vérité

L’antagonisme entre la vérité et la politique est exprimé au plus haut point dans le procès de Socrate et les conclusions qu’en a tirées Platon.
Rappelons tout d’abord que Socrate, « le meilleur des Athéniens », n’a pas été condamné par un tyran mais par la démocratie qui renaît après le gouvernement des Trente Tyrans. C’est une assemblée démocratique, composée de citoyens tirés au sort qui prononce le verdict. Le deuxième point important est que Socrate réfute les accusations portées contre lui et donc proclame la légitimité de son enseignement. Le troisième point, décisif, est qu’il accepte le verdict et refuse toutes les tentatives qui lui permettraient de s’y soustraire. Ce que Socrate accomplit là, c’est sans doute la fondation même de la philosophie. Si Socrate s’était enfuit en graissant la patte au gardien tout son enseignement se serait écroulé et il n’en serait rien resté. La vérité philosophique suppose un acte, celui du philosophe et de ce point de vue les choses sont différentes avec la vérité scientifique : Galilée s’est rétracté et a confessé ses erreurs à ses juges, mais cela n’a eu aucun effet palpable : tous les physiciens sont devenus « galiléens » en quelques décennies.
Comment Platon interprète-t-il cela ? Dans l’allégorie de la caverne, il s’agit bien d’un conflit entre celui qui porte la vérité – de retour à l’intérieur de la caverne après un voyage dans le monde des idées et la majorité des hommes qui vivent dans le monde des illusions de la vie ordinaire, dont la vie politique n’est qu’une des manifestations. Or ce conflit n’a aucune des justifications classiques que l’on pouvait donner au refus que la vérité soit dire. Socrate n’est pas un ennemi de la cité, il en accepte les lois et ne cherche jamais à les subvertir. Il faudrait donc en conclure que c’est par nature que la vérité est insupportable au commun des mortels qui préfèrent vivre dans l’illusion.
Il faut peut-être ici signaler que la politique (démocratique) ne peut pas, par nature, reposer sur la vérité. La démocratie suppose la confrontation des opinions et aucune de ces opinions ne peut affirmer sa supériorité tant que le vote n’a pas eu lieu. Si la vérité est nécessairement une, l’opinion est multiple ; la vérité est éternelle alors que l’opinion est changeante.
Plus fondamentalement, dans la cité démocratique dominent les passions, c’est-à-dire les individus qui sont mus par leurs appétits et leurs sentiments et qui ne savent se soumettre à la direction de l’intellect.
Dans l’hostilité des citoyens à ceux qui disent la vérité n’entrent donc aucune des motivations rationnelles machiavéliennes qui permettraient de justifier le mensonge comme une nécessité ou comme un moindre mal. C’est la vérité, en tant qu’elle est la vérité de la raison qui est visée.

Science et pouvoir

On pourrait penser que le drame socratique se joue à nouveau sous la forme de l’opposition du philosophe ou du savant à la pensée religieuse qui est celle de l’assemblée, au sens étymologique d’église (du grec ecclesia). Les hérétiques, parfois condamnés au bûcher, représentent ces esprits qui se sont libérés des chaînes où vivent la majorité des hommes. Dernières grandes figures de ces hérétiques dans notre histoire : Giordano Bruno et Galilée.
Bruno et Galilée énoncent des vérités qui s’opposent clairement aux dogmes de l’Église – on pourrait dire des églises – mais ce qui s’inaugure ici, c’est autre chose. Après Galilée, on cesse de persécuter les savants. La science (en tant qu’elle commence à se distinguer de la philosophie) n’est plus considérée comme une critique dissolvante de l’ordre politique. La séparation de l’Église et de l’État qui s’institue progressivement, à partir du moment où l’on reconnaît la liberté de culte et les États d’Europe Occidentale d’abord et beaucoup d’autres ensuite reconnaissent une liberté de parole et une diversité des pensées que n’ont jamais connues les époques antérieures. Rappelons seulement que, si libres qu’ils aient été, les philosophes grecs ne sont guère hasardé à mettre en cause les superstitions religieuses de leurs concitoyens. À Athènes on ne badinait avec les dieux : Protagoras, accusé d’ (il se revendiquait plutôt d’un certain agnosticisme), aurait été expulsé d’Athènes et ses livres brûlés en public. Socrate est condamné pour impiété. Aristote lui-même doit fuir Athènes parce que le parti anti-macédonien l’accuse également d’impiété.
En réalité, l’opposition de la science et de l’opinion qui caractérise la façon dont la philosophie se pose dans l’Antiquité, n’existe plus. La science, devenue opératoire, est entièrement utilisée instrumentalement par la société. Les savants prennent leur place dans la division sociale du travail. Les manifestations modernes et contemporaines d’opposition à la science sont soit marginales et gonflées pour maintenir la figure du savant héroïque, soit purement et simplement instrumentalisée par des sectes religieuses. Ainsi l’anti-darwinisme n’a aucun impact sur le monde savant ni sur l’opinion. Les fondamentalistes qui, aux États-Unis demandent l’enseignement du créationnisme sont incapables de l’imposer. On pourrait faire des constatations identiques à propos de la théorie freudienne.
Quant à la philosophie, elle n’intervient plus depuis longtemps comme une instance critique qui s’opposerait à l’opinion commune et aux intérêts de l’ordre politique. On pourrait dire que les philosophes ont obtenu cette liberté de philosopher que revendiquait Spinoza parce que la philosophie est devenue inoffensive !

Antagonisme entre vérité de fait et politique

Autrement l’antagonisme entre politique et vérité de raison semble avoir à peu près disparu. Par contre, ce qui en a pris la place, c’est un autre antagonisme, l’antagonisme entre vérité de faits et politique. Pour préciser de quoi il s’agit, commençons par revenir sur cette distinction entre vérité de fait et vérité de raison, exposée avec une grande clarté par Leibniz.

Vérité de fait / vérité de raison

33. II y a aussi deux sortes de vérités, celles de raisonnement et celles de fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé impossible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l'analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives.
34. C'est ainsi que chez les mathématiciens les théorèmes de spéculation et les canons de pratique sont réduits par l'analyse aux définitions, axiomes et demandes.
35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition; il y a aussi des axiomes et demandes ou en un mot des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n'en ont point besoin aussi, et ce sont les énonciations identiques, dont l'opposé contient une contradiction expresse.
36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités contingentes ou de fait, c'est-à-dire dans la suite des choses répandues par l'univers des créatures, où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l'infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme présentes et passées qui entrent dans la cause finale.
37. Et comme tout ce détail n'enveloppe que d'autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d'une analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu'il pourrait être. (Monadologie)
Les vérités de fait sont des vérités contingentes en ce sens que nous ne pouvons les connaître a priori. Pour Dieu, cette distinction n’existe pas, évidemment, puisque tout ce qui advient découle de cette nécessité éternelle que Leibniz nomme « principe de raison suffisante ». Mais pour nous il en va tout autrement. Que la somme des trois angles d’un triangle soit égale à deux droits, c’est une vérité de raison que nous pouvons démontrer par l’analyse et la négation de cette proposition est tout simplement impossible. Qu’il fasse beau ici et maintenant, c’est une vérité de fait, contingente, car il n’est pas impossible de concevoir qu’il pleuve, ce jour, en ce lieu. Quand le « diseur de vérité » antique se heurte à la cité, ce sont les vérités de raison qui sont inacceptables pour l’opinion : si les hommes sont enchaînés dans la caverne et vivent dans un monde illusoire, c’est cette vérité métaphysique qui se heurte à la démocratie des opinions athénienne. C’est la même chose quand Bruno affirme que l’univers est infini, que la Terre se meut et que tout est pris dans « l’éternelle vicissitude des choses » : le dogme est mis en cause par la pensée rationnelle. Par contre si vous affirmez que César n’a pas été assassiné aux ides de mars 44 avant notre ère, il s’agit d’une question de fait dont les historiens peuvent discuter. Évidemment la distinction n’est pas toujours aussi simple. Celui qui soutient que personne du nom de Jésus n’a été crucifié sous le gouvernement de Ponce-Pilate, c’est le dogme chrétien lui-même qui se trouve mis en cause, tant est-il que le dogme se soutient aussi de faits. Inversement, ce sont les faits (expérimentaux qui valident les hypothèses physiques de Galilée). Mais pour la philosophie de Platon, il n’y a aucun fait qui puisse de manière décisive nous convaincre d’être platoniciens…

Mensonges et opinions

Or, comme le remarque Hannah Arendt, ce qui caractérise nos sociétés modernes, ce n’est pas que les vérités de raison n’y soient pas admises (bien au contraire). C’est la contestation massive et la négation des vérités de fait. Il ne s’agit pas du « secret d’État » qui a toujours existé, mais bien, comme le dit Arendt de faits connus du public. Et cette situation caractérise aussi bien les régimes totalitaires (qui reposent ouvertement sur le mensonge) que les régimes libéraux plus ou moins démocratiques. Dans les régimes totalitaires, les faits sont niés remplacés par de pures inventions ; dans les régimes démocratiques libéraux, les faits sont transformés en « opinions ». Pour souligner cette nouveauté, Hannah Arendt remarque :
Même dans l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne, il était plus dangereux de parler des camps de concentration et d’extermination, dont l’existence n’ était pas un secret, que d’avoir et d’exprimer les vues « hérétiques » sur l’antisémitisme, le racisme et le communisme.2
Le cas du mensonge dans le système totalitaire est assez connu et nous y revenons de suite. Notons que la deuxième stratégie, transformer les faits en opinions a été beaucoup moins étudiées. Le « relativisme » si courant à notre époque (« chacun sa vérité ») ne produit pas un mensonge construit et imposé à une population mais contribue à dissoudre l’idée qu’il puisse y avoir des vérités en général et des vérités de fait en particulier.

Mensonge et totalitarisme

Que les systèmes totalitaires reposent sur le mensonge, c’est assez connu. Ante Ciliga, un des fondateurs du Parti Communiste Yougoslave, en exil en URSS depuis 1926, arrêté en 1930 par la Guépéou et emprisonné, raconte sous expérience de l’URSS sous le titre très parlant de Dix ans au pays du mensonge déconcertant. Il faut peut-être d’emblée faire une différence. Le nazisme a toujours dit assez franchement ce qu’était son objectif, alors que le système stalinien a dû construire un système de mensonge inouï. La raison en est que les nazis, au fond, faisaient ce qu’ils avaient dit alors que le système stalinien fondé sur l’usurpation de la révolution d’Octobre devait camoufler en quoi pratiquement il faisait exactement le contraire de ce dont il se revendiquait en théorie. Un régime qui proclame le triomphe de la « race des seigneurs » n’a pas besoin de camoufler la domination qui est son drapeau à l’inverse d’un régime qui proclame l’émancipation de l’humanité comme son objectif. Cette différence majeure montre combien est fallacieuse l’identification de l’URSS stalinienne et de l’Allemagne nazie et pose la question de la pertinence du concept de « totalitarisme » dont nous voyons bien ici les limites comme outil théorique.
Le mensonge totalitaire repose sur la négation de certains faits et l’invention d’autres faits. On pouvait croire que « les faits sont têtus ». Arendt rapporte ceci :
Durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la république de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. On demanda à Clemenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens du futur penseront de ce problème embarrassant et controversé ? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. »3
Il n’est pas certain que Clemenceau ait vraiment raison. Même les « données élémentaires et brutales de ce genre » ont été mises en cause par le système stalinien. Les livres d’histoire ont effacé purement et simplement Trotski de l’histoire soviétique, comme s’il n’avait pas été l’organisateur et le chef de l’Armée Rouge et aussi le vainqueur assurant la victoire du système soviétique sur les armées « blanches ». Les photographies officielles ont été truquées pour faire disparaître non seulement Trotski mais aussi bientôt tous les compagnons de Lénine au fur et à mesure qu’ils tombaient en disgrâce. Le Winston Smith de1984 n’est pas une pure invention de George Orwell. Orwell (qui fut un temps proche des trotskistes, pendant la guerre d’Espagne) a trouvé son modèle tout prêt dans les trucages du système stalinien.
Le prototype du système stalinien du mensonge doit être cherché dans les procès de Moscou. Il n’agissait de montrer que les opposants – y compris les demi-opposants ou à peine opposants accusés dans ces procès – devaient être condamnés non pas en raison de leurs idées opposées à celles du chef suprême – à l’époque Staline soutenait que la constitution soviétique qui venait d’être adoptée était la plus démocratique du monde – mais parce qu’ils étaient des criminels, des saboteurs et des espions à la solde de l’étranger – en fonction des circonstances politiques extérieures, l’étranger ennemi variait, tout comme le roman d’Orwell : c’était la Gestapo et le Mikado quand Staline était allié aux Anglais et aux Français et l’impérialisme anglais après que Staline eût signé un pacte avec Hitler. Les procès de Moscou accumulèrent les accusations les plus invraisemblables : ainsi de nombreux accusés, qui avaient donné toute leur vie pour la révolution et avaient activement participé à sa victoire furent accusés d’avoir été des agents saboteurs dès avant la révolution. Ils furent accusés d’avoir eu des liens avec Trotski dans un hôtel d’Oslo pourtant démoli depuis 1917…
On peut se demander pourquoi le système stalinien ne s’est pas contenté de déporter sans procès les opposants et de les faire exécuter par les tueurs du Guépéou – ce qui a été le sort de millions d’individus qui n’avaient même jamais pensé à être des opposants au régime. Mais précisément le régime avait un double besoin :
  • Un besoin de justifier aux yeux de l’opinion internationale l’exécution de toute la vieille garde bolchévique. Les procès devaient conduire à des aveux qui permettaient aux « amis de l’URSS » de faire la propagande du régime en Europe et aux États-Unis. Il y avait un procès, des preuves et des aveux : cela devait suffire.
  • L’affirmation que la vérité n’est que la vérité décidée par « le petit père des peuples », le « génial camarade Staline ». Le refus des vérités de raison ne pouvait suffire à cette tâche. D’une part, parce que le régime devait garder un certain potentiel scientifique objectif – la physique soviétique adopta sans difficulté la théorie de la relativité d’Einstein. D’autre part, parce que la masse du peuple ne pouvait être convaincue par les débats idéologiques : affirmer que seul le matérialisme dialectique était vrai, ce n’était rien d’autre que la reprise sous une autre forme des vieux dogmes religieux. Mais se rendre maître des faits, c’est déjà beaucoup plus impressionnant.
On s’est beaucoup focalisé sur la dimension idéologique de la domination stalinienne. Par exemple, l’adoption pendant toute une période de la prétendue « science prolétarienne » de Lyssenko, contre la génétique et la théorie darwinienne de l’évolution était importante mais non pas en tant que problème idéologique, mais dans ses rapports avec la politique de collectivisation. Mais, en pratique, cela n’a pas eu beaucoup d’influence sur les paysans ! En fait, il était bien plus important pour le régime d’annoncer des chiffres fantaisistes de production de blé que de défendre les thèses de Lyssenko.
Bien que j’aie souligné l’importante différence entre stalinisme et nazisme quant à la fonction du mensonge, il faut remarquer que le nazisme a lui aussi dû organiser le mensonge sur les faits. Le plus importante décision du régime nazi, la décision de la « solution finale » a été prise secrètement et devait rester à jamais cachée. C’est d’autant plus paradoxal que le nazisme avait toujours proclamé sa volonté officielle de « purifier » l’Allemagne, l’Europe et même la terre entière de la présence de la « race juive ». Concernant les autres variétés d’« Untermenschen », ils étaient voués à l’esclavage à l’intérieur du « Lebensraum » allemand. Mais les Juifs étaient si impurs qu’ils n’étaient pas même bons à faire des esclaves. Mais la décision même de la solution finale est longtemps restée secrète et l’expression même de « solution finale » était employée en lieu et place de ce dont il s’agissait, à savoir un plan d’extermination.
Dans Le système totalitaire, Hannah Arendt souligne l’importance de la mobilisation idéologique l’imposition de l’idéologie officielle dans la définition du totalitarisme. Mais ce n’est sans doute pas le facteur décisif. Ce n’est qu’un facteur parmi d’autres. Le facteur décisif, elle le souligne bien ailleurs, c’est le « tout est possible » et précisément pour rendre tout possible, le mensonge de masse est indispensable.

Mensonge et opinion

On a souvent remarqué que les méthodes de la propagande totalitaire ont d’abord été mises au point et restées par les fabricants de ce que l’on appelait jadis la « réclame » avant que cela ne devienne la publicité. On les distingue assez facilement par leur finalité. La réclame vise à conditionner le consommateur à acheter un produit alors que la propagande vise à faire adhérer le citoyen à un régime politique. Mais cette distinction s’avère de plus en plus secondaire quand la politique consiste à « vendre » un programme électoral ou un candidat. On sait depuis longtemps que la réclame est souvent mensongère, qu’elle attribue au produit à vendre des qualités qu’ils n’ont pas. La communication moderne des entreprises prend une autre dimension : on ne vend plus un produit mais une marque – un signe. Elle a donc une dimension plus directement idéologique et s’appuie moins directement sur des prétendus « faits ». Que telle entreprise particulièrement connue pour ses effets dévastateurs sur l’environnement se présente comme accueillante, soucieuse de l’avenir de la planète et du « développement durable », ce n’est pas à proprement parler un mensonge du même genre que celui des réclames pour lotions censées faire repousser les cheveux. On voit bien ici pourquoi la frontière est devenue extrêmement mince entre publicité et communication d’entreprise d’un côté, communication politique et propagande de l’autre.
Bien qu’elles soient très différentes, dans les moyens comme dans les finalités, les méthodes du mensonge totalitaire et celle de la « communication politique » présentent de nombreux points communs. Selon Goebbels, « l'idéal, c'est que la presse soit organisée avec une telle finesse qu'elle soit en quelque sorte un piano sur lequel puisse jouer le gouvernement ». Un piano ne peut avoir une seule note, il faut des graves et des aigus ! Il n’est pas si loin de Walter Lippman, homme politique et essayiste américain. Lippmann étudie la manipulation de l'opinion publique. Selon lui, pour « mener à bien une propagande, il doit y avoir une barrière entre le public et les évènements ». Il décrit alors l'avenir qu'il entrevoit. Il conclut que la démocratie a vu la naissance d'une nouvelle forme de propagande, basée sur les recherches en psychologie associées aux moyens de communications modernes. Cette propagande implique une nouvelle pratique de la démocratie. Il utilise alors l'expression « manufacture of consent ». Un des autres grands inventeurs et théoriciens de la propagande moderne et de la publicité est Edward Bernays, un neveu de Freud. Citons ici D-R. Dufour :
Après la prolétarisation des ouvriers, le capitalisme a procédé à la « prolétarisation des consommateurs ». Pour absorber la surproduction, les industriels ont développé des techniques de marketing visant à capter le désir des individus afin de les inciter à acheter toujours davantag. Les théories de Sigmund Freud ont alors été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie qu’a réalisée... son neveu américain Edward Bernays. Ce dernier a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ».
Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti qu’il pouvait tirer des idées de Freud. En effet, dès 1923, dans Crystallizing Public Opinion, il explique que les gouvernements et les annonceurs peuvent « enrégimenter l’esprit comme les militaires le font du corps ». Cette discipline peut être imposée en raison « de la flexibilité inhérente à la nature humaine individuelle ». Bernays indique que « la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire [gregarious animal], et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions ».4
Bernays s’appuie sur les travaux de son oncle Sigmund Freud et sur les thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules. Bernays et Lippmann avaient d’ailleurs eu l’occasion de faire une expérimentation grandeur nature de leurs méthodes pendant la première guerre mondiale puisque le gouvernement américain les avait chargés d’organiser la campagne en vue de préparer l’entrée en guerre des États-Unis, réussissant à opérer en quelques mois un retournement spectaculaire dans une opinion publique traditionnellement isolationniste et hostile à l’intervention.
Si nous reprenons l’expression de Lippmann, « mettre une barrière entre le public et les évènements », il se pourrait bien que le totalitarisme et la démocratie libérale ne soient pas aussi éloignés que l’on pourrait le croire en ce qui concerne le rapport entre politique et vérité. Quant à l’art d’user de la presse comme d’un piano, selon l’expression de Goebbels, on sait à quel degré de raffinement il a été porté, sans qu’il soit nécessaire d’user des méthodes brutales du ministre de la propagande d’Hitler.
Mais s’il est possible d’établir « une barrière entre le public et les évènements », cela signifie ouvre deux options, pas forcément exclusives :
  1. Nier purement et simplement les faits et inventer des prétendus « faits », comme l’a fait fort grossièrement le général Colin Powell lors de la guerre d’Irak de 2003 avec les prétendues « armes de destruction massive » (ADM) de Saddam Hussein.
  2. Faire des faits non l’objet d’une vérité indiscutable, mais une simple affaire d’opinion. Vous croyez que Saddam Hussein possède des ADM, mais moi je n’y crois pas. Ce n’est qu’une affaire de croyance, comme la croyance dans le dogme de l’Immaculée Conception.
Bien qu’elle continue d’être souvent utilisée, la première option a le gros désavantage, dans un contexte libéral, d’avoir toutes les chances de finir par être dévoilée et de discréditer ceux qui s’en sont servi. La transformation des faits en simples opinions ou simples croyances, bien que plus compliquée à manipuler, peut s’avérer sur le long terme plus efficace. Pour citer encore Dany-Robert Dufour :
Mais, une fois dans le « troupeau », l’« animal grégaire » souhaite toujours exprimer son avis. Par conséquent, les communicateurs doivent « faire appel à son individualisme [qui] va étroitement de pair avec d’autres instincts, comme son égotisme ». C’est pourquoi Bernays recommande de toujours lui parler de « son » désir. Cette mise en troupeau a pour objet d’homogénéiser les comportements de façon à conquérir des marchés et par là même de maximiser la rentabilité, en s’appuyant notamment sur les médias audiovisuels de masse, dont la radio et le cinéma, puis la télévision inventée peu après, utilisés pour fonctionnaliser la dimension esthétique de l’individu.5
Chacun prétend avoir « sa » propre opinion (« moi, personnellement ») et finit par rejoindre le troupeau d’autant plus sûrement qu’il le fait « librement » et en n’ayant aucune conscience de rejoindre le troupeau. Dans un tel contexte, le mensonge généralisé finit toujours pas être un mensonge à soi-même comme le remarque encore Hannah Arendt.
Le mensonge prend ici une nouvelle dimension. Il ne semble plus venir d’en haut, mais d’en bas. Alors qu’il est finalement assez simple de démasquer le mensonge d’État, se défaire d’une atmosphère diffuse de dénégation de toute vérité est beaucoup plus compliqué.

Vérité, mensonge et action

Si l’antagonisme entre politique et vérité semble si fort, et presque indifférent au type de régime politique, il faut en chercher la raison fondamentale. Et cette raison renvoie à l’antagonisme étrange et même paradoxal entre vérité et action.
Paradoxal, parce que l’on voit mal comment on pourrait agir sérieusement et avec quelques chances de succès en restant dans l’opinion vague, voire dans l’erreur. Et en même temps presque nécessaire. Le mensonge est toujours lié à l’action. Il n’y a pas de mensonge contemplatif ! Je peux commettre des erreurs dans la recherche de la vérité, mal observer, faire des paralogismes, etc., mais je ne peux pas mentir ! Par contre l’action politique implique presque toujours, même si c’est de manière limitée et « pour la bonne cause », le mensonge. Hannah Arendt remarque justement que le propre de l’action politique est de ne pas s’en tenir aux faits mais de poser comme des faits, des objets d’une vérité indubitable, de pures fictions.
Nous nous trouvons en finalement en présence d’hommes d’État hautement respectés qui, comme De Gaulle et Adenauer, ont été capables d’édifier leurs politiques sur la base de non-faits aussi évidents que ceux-ci : la France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et est donc une des grandes puissances et « la barbarie du national-socialisme avait affecté seulement un pourcentage relativement faible du pays ».6
Mais le mensonge n’est pas innocent. Le mensonge détruit ce qu’il a décidé de nier. Même si, selon Arendt, « seuls les gouvernements totalitaires [ont] consciemment adopté le mensonge comme premier pas vers le meurtre ».
Quand Trotski a appris qu’il n’avait joué un rôle dans la révolution russe, il a dû savoir que son arrêt de mort avait été signé. Il est clair qu’il est plus aisé d’éliminer des archives de l’histoire une figure publique si elle peut, en même temps, être éliminée du monde des vivants. Entre d’autres termes la différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne revient le plus souvent à la différence entre cacher et détruire.7
Faut-il adopter une position résolument pessimiste face au problème du rapport de la vérité et de la politique ?
En partie, oui. Le « diseur de vérité » pour reprendre l’expression d’Arendt se déplace hors de la politique. Les échecs des tentatives de Platon de convertir en philosophe le tyran de Syracuse ne sont pas anecdotiques. Elles expriment cet antagonisme entre philosophie et politique que les philosophes des Lumières essaieront d’oublier avec leurs illusions sur le « despote éclairé » (Voltaire et Frédéric II, Diderot et Catherine de Russie), illusions que seul, ou presque, Rousseau ne partagera pas. Kant en prend conscience à sa manière dans le Traité de Paix perpétuelle qui se prononce résolument contre les « philosophes-rois » autant que contre les « rois-philosophes ». L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ?rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais « pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses rapports. » (45, viii-36) Kant n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime républicain.
Il y a selon Hannah Arendt une « nature non-politique et virtuellement antipolitique de la vérité »8. Cela tient largement à l’essence de la politique d’un côté – qui est de transformer ce qui est et non de se contenter de dire ce qui est – et à la force contraignante de la vérité. C’est vrai des vérités de la raison : il est impossible de penser que « 2+2=5 ». Un gouvernement totalitaire peut espérer obliger les citoyens à le dire mais il ne peut pas les obliger à le penser. C’est le sens du 1984 d’Orwell. Mais les faits sont tout aussi inflexibles. Le gouvernement peut mentir, il ne lui est pas loisible de faire que ce qui est ne soit pas. La décomposition historique de tous les régimes fondés sur le mensonge systématique indique clairement cette impossibilité durable de ne régner que par le mensonge.
On doit aussi remarquer que la politique dans les régimes républicains met en place des garde-fous qui valorisent la vérité et le sens de la parole : c’est au premier l’institution judiciaire dont l’indépendance à l’égard du pouvoir politique proprement dit est la pierre de touche de la république.
C’est enfin le rôle de la philosophie, qui doit nous réconcilier avec la réalité – comme le dit Hegel – mais cette réconciliation suppose que c’est la vérité, la vérité de la politique en particulier, qui a toujours le dernier mot. Mais cela a des présuppositions fortes :
Il est hors de doute que toutes ces fonctions politiques importantes sont accomplies de l’extérieur du domaine politique. Elles requièrent le non-engagement et l’impartialité, l’affranchissement de l’intérêt personnel dans la pensée et dans le jugement.9
Il y a une grandeur de la politique, cependant. Ce qui s’y accomplit, c’est tout simplement l’action, laquelle est la constitution d’un domaine dans laquelle les hommes se rencontrent dans leur pluralité irréductible. Et elle est donc essentielle à la réalité d’une vie humaine digne de ce nombre. La politique est le domaine de la liberté et de la possibilité de transformer le monde. Et le mensonge ne saurait la résumer toute entière.
Terminons avec Hannah Arendt :
Cette sphère, nonobstant sa grandeur, est limitée. Elle n’enveloppe pas le tout de l’existence de l’homme et du monde. Elle est limitée par ces choses que les hommes ne peuvent pas changer à volonté. Et c’est seulement en respectant ses propres lisières que ce domaine où nous sommes libres d’agir et de transformer peut demeurer intact, conserver son intégrité et tenir ses promesses. Conceptuellement, nous pouvons appeler vérité ce qu’on ne peut pas changer ; métaphoriquement elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous.10





1  Je suis partiellement ici la démarche Hannah Arendt, dans ce qui suis, mais je la suis avec un point de vue critique, car Arendt tend souvent à tordre les auteurs qu’elle cite pour que cela « colle » avec sa thèse. .
2  Op.cit. p.301
3  Op.cit. p.304
4  Dany- Robert Dufour, Vivre en troupeau en se pensant libres, Le Monde Diplomatique, janvier 2008
5  Ibid.
6  H. Arendt, op.cit. p. 321
7  Op.cit. p.322
8  Op.cit. p.331
9  Op.cit. p.334
10  Op.cit. p.336

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On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...