L’ambition  de la politique. Changer l’homme ?
De Yvon Quiniou, L’Harmattan, Collection Raison mondialisée, 270 pages, 26 euros.

Au moment où fleurissent les critiques du néo-, ce livre va plus loin : il engage la contre-offensive au fond. L’idéologie dominante n’a eu de cesse de séparer la politique de la , en la réduisant à une bonne « gouvernance » censée favoriser le bien-être général en laissant jouer les intérêts à travers les mécanismes du marché (l’intérêt personnel, on le sait, est le postulat de toute la dite science économique et de ses prolongements). Toute tentative pour faire de la  en politique est, pour elle, une construction indue, parce qu’elle empiète sur la liberté des individus, et dangereuse, car, en prétendant changer l’homme par nature égoïste, elle conduit au totalitarisme. Elle déclare l’individu entièrement responsable de son sort, et, dans le même mouvement, cantonne la  à la sphère individuelle, et ramène la justice à une forme de charité. Quant elle invoque les droits de l’homme, elle oublie ceux du citoyen, dans toute leur extension. Le résultat est sous nos yeux : une profonde défiance et un grand dégoût envers la politique. Or le marxisme est ici pris à contre-pied, parce qu’il a aussi pensé la politique surtout en termes de gestion des intérêts et qu’il a vu dans la  et dans le Droit des masques des rapports sociaux. C’est tout cela qui a conduit Yvon Quiniou à développer, avec force arguments, des thèses qu’il est difficile de résumer ici, mais dont on va donner un aperçu.
Il faut absolument distinguer la  de l’éthique. L’éthique désigne les valorisations qui sont issues de la vie (dans toutes ses dimensions) et qui sont réfléchies dans des sagesses, ces conseils pour bien vivre que chaque philosophie a voulu prodiguer. La politique ne saurait intervenir en ce domaine, car c’est celui du singulier et du facultatif : on ne discutera pas des goûts et des couleurs, on écartera donc définitivement l’idée que le politique définisse nos « vrais » besoins (c’est une  concession qu’il faut faire au ). La  en revanche s’occupe de l’Universel : elle énoncer des règles formelles et obligatoires (ainsi du respect de la personne humaine), assorties de sanction, et c’est bien Kant qui fournit le modèle de leur énonciation. La politique dépend de cette , car c’est elle qui lui donne tout son sens. Si cette distinction est essentielle, il reste à répondre aux objections, et ce sont les réponses qui font la force et l’originalité des propos de Quiniou. On n’en retiendra ici que quatre. Une telle  est généralement qualifiée d’idéaliste. Pas du tout, rétorque-t-il, du point de vue matérialiste qui est le sien (et qui est au fondement des sciences) : la  est, comme l’a soutenu Darwin, un fait d’évolution constatable. Elle l’est aussi historiquement : il y a bien un progrès moral dans l’histoire de l’humanité, comme en témoigne la lente progression des droits humains (par exemple de l’égalité homme/femme). Une telle  serait angélique, alors que s’impose le pessimisme anthropologique (qui pourrait s’appuyer sur Nietzsche ou Freud, que Quiniou a beaucoup lus). Mais peu importe : à supposer même qu’elle s’appuie sur l’intérêt bien compris, la  objective, celle qui s’occupe du contenu et non de l’intention, est la condition du vivre ensemble et le vecteur de l’émancipation (au surplus l’expérience quotidienne atteste la réalité des « sentiments moraux »). Mais si la politique ne se mêle pas de l’éthique (du « bon », du « bien-être »), ne va-t-elle pas se révéler impuissante à changer le cours des choses, et, a fortiori, à améliorer l’homme ? Voici la réponse : la politique n’a pas à intervenir dans le contenu de nos vies, mais à nous fournir les conditions, et seulement les conditions, d’un choix informé et donc de la réalisation de nos potentialités. C’est pourquoi elle va s’attacher avant tout à la transformation des conditions économiques et sociales, puisque ce sont elles qui sont les plus déterminantes (reste à démontrer en quoi le communisme, qui ne viendra pas tout seul, est la meilleure solution). Dernière objection, et la plus grave : que faire si les hommes ne veulent pas devenir sujets de leur propre vie, mais sont heureux dans la servitude volontaire ? Et la réponse : seul le mouvement de la démocratie peut leur donner envie d’en sortir, mais une politique de la  peut, par l’éducation critique, les y aider.
Ce bref aperçu donne une idée de la puissance argumentative du livre. Un livre difficile, car il déploie une riche analytique conceptuelle. Mais cette dernière est indispensable pour démêler l’écheveau des confusions où se perdent les discussions d’aujourd’hui. Un livre désormais incontournable.

Tony Andréani