Dans les années 1960 et 1970, on avait entrepris de se débarrasser de l’homme. Michel Foucault, dans Les mots et choses, annonçait sa disparition, tel sur le rivage une image de sable. La mode était à « l’antihumanisme théorique » et Althusser, à l’époque gourou de la rue d’Ulm, reconstruisait un Marx de son invention, spécialiste des « procès sans sujet(s) ni fin(s) », un Marx créateur d’une nouvelle science, « la science de l’histoire », totalement opposé au « jeune Marx » humaniste. Dans un autre recoin d’une vie intellectuelle fertile en innovations baroques, Deleuze et son ami Guattari détruisaient notre petite cuisine familiale freudienne pour la remplacer par des branchements de « machines désirantes ». Ce temps semble lointain, mais, pour une fois, la philosophie n’avait pas fait l’oiseau de Minerve qui ne s’envole qu’au crépuscule (Hegel), mais avait poussé le cri de la chouette quand le jour venait tout juste de se lever.
Tout juste ?
N’exagérons pas. Le XXe siècle nous avait habitués à faire peu de
cas des humains existants réellement, même si on ne parlait que de la
fabrication de l’homme nouveau, par la sélection biologique, pour le modèle
hitlérien, et par la rééducation pour le modèle stalinien. Pour tester la
résistance des vieux humains et montrer qu’ils n’étaient pas grand-chose, on en
fit d’abord de la matière première dans ces usines de retraitement qui avaient
nom Auschwitz, Birkenau, etc., puis on pulvérisa quelques dizaines de milliers
d’humains en un temps record à Hiroshima et Nagasaki. Le XXe siècle
avait ainsi révélé sa vérité. On n’en était encore qu’aux prémisses. Pendant
quelques décennies on vécut dans la peur de la « bombe », puis on s’habitua
et on oublia. La technique avait fait des progrès considérables : plus
besoin de Zyklon B ni de bombe (A ou H), on se mit à domestiquer l’homme grâce
à la télévision et à l’intrusion du « système » dans la vie privée. On
se mit en recherche des moyens de transformer réellement l’homme, de la transformer
biologiquement, non pas l’incertaine et longue technique de la sélection des
vaches et des chevaux, mais par le génie génétique et le branchement de toutes
les « machines désirantes » sur le réseau universel. Les épousailles
de la science, de la technique et de la bureaucratie furent célébrées en grande
pompe et l’homme unidimensionnel, produit de ce système totalitaire, commença à
croître et prospérer. Devenir des machines ! Voilà ce qui s’imposa
progressivement comme la nouvelle frontière de l’histoire humaine, en train de
devenir l’histoire totalement inhumaine.
Mais, avec les hommes, rien n’arrive complètement comme on l’avait
prévu. La guerre, qui n’était pas un jeu vidéo, a fait son grand retour, non seulement
dans quelque contrée lointaine où les trusts peuvent se battre par « peuplades
sauvages » interposées[1],
mais sur le théâtre européen lui-même : de l’ex-Yougoslavie avec ses
fameux « bombardements humanitaires » jusqu’aux plaines d’Ukraine. La
« mondialisation heureuse » a dérapé et les peuples ne s’y plient pas
tous avec enthousiasme. Nous voilà reconduits à nos limites et à la nécessité
de redonner leur place aux impératifs moraux qui, seuls, peuvent rendre la vie
supportable.
Nietzsche écrivit un livre pour « déconstruire » l’idée
que la philosophie ait affaire à « l’homme » : Humain, trop
humain. Certes, notre expérience de l’homme est toujours historique et les
valeurs qui conditionnent la conduite des individus sont toujours
historiquement marquées. En ce sens la philosophie est toujours d’une époque et
l’homme de Cicéron n’est pas celui de Kant. Mais au-delà de cette critique
nominaliste se pose une question : le terme d’humanisme a-t-il un sens ?
Pour un nietzschéen, il va de soi qu’il n’en a pas. Le fil est assez direct de
Nietzsche à Foucault sur ce plan. Il est vrai que, si le mot est encore employé,
on ne sait plus très bien quel sens il peut avoir. L’humanisme a servi à vendre
toutes sortes de marchandises frauduleuses, notamment en politique. Il porte
aussi à dissoudre les individus singuliers dans la généralité creuse, dans l’Homme
abstrait. On sait aussi combien l’amour de l’homme en général s’accommode du
mépris ou de la haine des hommes en particulier.
Les raisons ne manqueraient pas pour laisser l’humanisme à
son triste, dans un magasin réservé aux vieilleries philosophiques devenues
inutilisables. Ce serait pourtant une double erreur, culturelle et morale.
Culturelle, parce que tout ce dont nous, Européens, pouvons être fiers s’appelle
humanisme, vient de l’humanisme de la Renaissance qui lui-même se replonge dans
le meilleur de la culture gréco-romaine. Si l’homme s’efface aujourd’hui, selon
la prédiction de Foucault, on voit aussi disparaître la culture humaniste,
celle qui était enseignée autrefois dans les lycées où l’on était censé « faire
ses humanités ». Et du même disparaît cette nécessaire mise à distance
temporelle indispensable au développement de l’esprit critique. Mais c’est
aussi et surtout une erreur morale : la dignité de l’homme, défendue par
Pic de la Mirandole est la clé de voûte de toute morale conséquente, ayant une
valeur universelle. L’affirmation de cette dignité de la personne humaine est l’axiome
sur lequel Kant bâtit sa métaphysique des mœurs. Mais la dignité de l’homme
repose à son tour sur la liberté de cet homme créé à l’image et la ressemblance
de Dieu, un homme donc qui n’est pas esclave de déterminismes naturels et peut
donc trouver en lui-même la force de conduire sa propre émancipation.
Ce qui menace les sociétés d’aujourd’hui, c’est qu’elles
sont trop peu humaines, trop sourdes aux appels à l’humanité dans son sens le
plus profond. Ceux qui veulent abolir les frontières entre les hommes et les animaux
et même entre les hommes et les machines sont les théoriciens d’un dégradation
effrayante de l’humanité. Ceux qui transforment la naissance et la mort en un « process »
industriel comme un autre ne sont pas très différents mentalement des nazis. Contre
Nietzsche, nous devons nous inquiéter : humain, trop peu humain ! tel
est le monde qui se construit sous nos yeux.
3 juillet 2024
[1]
John le Carré dans La constance du jardinier a mis en scène ce monde impitoyable.
Entre Congo, Rwanda et Ouganda, on compte plusieurs millions de morts, non pour
rester des vaccins, comme dans le roman de Le Carré, mais pour les terres rares
utiles à la construction des gadgets à téléphoner et des batteries des
automobiles électriques.
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