mercredi 3 juillet 2024

Humain, trop peu humain: actualité de l’humanisme

 Dans les années 1960 et 1970, on avait entrepris de se débarrasser de l’homme. Michel Foucault, dans Les mots et choses, annonçait sa disparition, tel sur le rivage une image de sable. La mode était à « l’antihumanisme théorique » et Althusser, à l’époque gourou de la rue d’Ulm, reconstruisait un Marx de son invention, spécialiste des « procès sans sujet(s) ni fin(s) », un Marx créateur d’une nouvelle science, « la science de l’histoire », totalement opposé au « jeune Marx » humaniste. Dans un autre recoin d’une vie intellectuelle fertile en innovations baroques, Deleuze et son ami Guattari détruisaient notre petite cuisine familiale freudienne pour la remplacer par des branchements de « machines désirantes ». Ce temps semble lointain, mais, pour une fois, la philosophie n’avait pas fait l’oiseau de Minerve qui ne s’envole qu’au crépuscule (Hegel), mais avait poussé le cri de la chouette quand le jour venait tout juste de se lever.

Tout juste ? N’exagérons pas. Le XXe siècle nous avait habitués à faire peu de cas des humains existants réellement, même si on ne parlait que de la fabrication de l’homme nouveau, par la sélection biologique, pour le modèle hitlérien, et par la rééducation pour le modèle stalinien. Pour tester la résistance des vieux humains et montrer qu’ils n’étaient pas grand-chose, on en fit d’abord de la matière première dans ces usines de retraitement qui avaient nom Auschwitz, Birkenau, etc., puis on pulvérisa quelques dizaines de milliers d’humains en un temps record à Hiroshima et Nagasaki. Le XXe siècle avait ainsi révélé sa vérité. On n’en était encore qu’aux prémisses. Pendant quelques décennies on vécut dans la peur de la « bombe », puis on s’habitua et on oublia. La technique avait fait des progrès considérables : plus besoin de Zyklon B ni de bombe (A ou H), on se mit à domestiquer l’homme grâce à la télévision et à l’intrusion du « système » dans la vie privée. On se mit en recherche des moyens de transformer réellement l’homme, de la transformer biologiquement, non pas l’incertaine et longue technique de la sélection des vaches et des chevaux, mais par le génie génétique et le branchement de toutes les « machines désirantes » sur le réseau universel. Les épousailles de la science, de la technique et de la bureaucratie furent célébrées en grande pompe et l’homme unidimensionnel, produit de ce système totalitaire, commença à croître et prospérer. Devenir des machines ! Voilà ce qui s’imposa progressivement comme la nouvelle frontière de l’histoire humaine, en train de devenir l’histoire totalement inhumaine.

Mais, avec les hommes, rien n’arrive complètement comme on l’avait prévu. La guerre, qui n’était pas un jeu vidéo, a fait son grand retour, non seulement dans quelque contrée lointaine où les trusts peuvent se battre par « peuplades sauvages » interposées[1], mais sur le théâtre européen lui-même : de l’ex-Yougoslavie avec ses fameux « bombardements humanitaires » jusqu’aux plaines d’Ukraine. La « mondialisation heureuse » a dérapé et les peuples ne s’y plient pas tous avec enthousiasme. Nous voilà reconduits à nos limites et à la nécessité de redonner leur place aux impératifs moraux qui, seuls, peuvent rendre la vie supportable.

Nietzsche écrivit un livre pour « déconstruire » l’idée que la philosophie ait affaire à « l’homme » : Humain, trop humain. Certes, notre expérience de l’homme est toujours historique et les valeurs qui conditionnent la conduite des individus sont toujours historiquement marquées. En ce sens la philosophie est toujours d’une époque et l’homme de Cicéron n’est pas celui de Kant. Mais au-delà de cette critique nominaliste se pose une question : le terme d’humanisme a-t-il un sens ? Pour un nietzschéen, il va de soi qu’il n’en a pas. Le fil est assez direct de Nietzsche à Foucault sur ce plan. Il est vrai que, si le mot est encore employé, on ne sait plus très bien quel sens il peut avoir. L’humanisme a servi à vendre toutes sortes de marchandises frauduleuses, notamment en politique. Il porte aussi à dissoudre les individus singuliers dans la généralité creuse, dans l’Homme abstrait. On sait aussi combien l’amour de l’homme en général s’accommode du mépris ou de la haine des hommes en particulier.

Les raisons ne manqueraient pas pour laisser l’humanisme à son triste, dans un magasin réservé aux vieilleries philosophiques devenues inutilisables. Ce serait pourtant une double erreur, culturelle et morale. Culturelle, parce que tout ce dont nous, Européens, pouvons être fiers s’appelle humanisme, vient de l’humanisme de la Renaissance qui lui-même se replonge dans le meilleur de la culture gréco-romaine. Si l’homme s’efface aujourd’hui, selon la prédiction de Foucault, on voit aussi disparaître la culture humaniste, celle qui était enseignée autrefois dans les lycées où l’on était censé « faire ses humanités ». Et du même disparaît cette nécessaire mise à distance temporelle indispensable au développement de l’esprit critique. Mais c’est aussi et surtout une erreur morale : la dignité de l’homme, défendue par Pic de la Mirandole est la clé de voûte de toute morale conséquente, ayant une valeur universelle. L’affirmation de cette dignité de la personne humaine est l’axiome sur lequel Kant bâtit sa métaphysique des mœurs. Mais la dignité de l’homme repose à son tour sur la liberté de cet homme créé à l’image et la ressemblance de Dieu, un homme donc qui n’est pas esclave de déterminismes naturels et peut donc trouver en lui-même la force de conduire sa propre émancipation.

Ce qui menace les sociétés d’aujourd’hui, c’est qu’elles sont trop peu humaines, trop sourdes aux appels à l’humanité dans son sens le plus profond. Ceux qui veulent abolir les frontières entre les hommes et les animaux et même entre les hommes et les machines sont les théoriciens d’un dégradation effrayante de l’humanité. Ceux qui transforment la naissance et la mort en un « process » industriel comme un autre ne sont pas très différents mentalement des nazis. Contre Nietzsche, nous devons nous inquiéter : humain, trop peu humain ! tel est le monde qui se construit sous nos yeux.

3 juillet 2024



[1] John le Carré dans La constance du jardinier a mis en scène ce monde impitoyable. Entre Congo, Rwanda et Ouganda, on compte plusieurs millions de morts, non pour rester des vaccins, comme dans le roman de Le Carré, mais pour les terres rares utiles à la construction des gadgets à téléphoner et des batteries des automobiles électriques.

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