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dimanche 4 décembre 2022

L’idéalisme allemand: remarques sur Kant, Hegel et la question de la liberté

Il est évident que l’éthique protestante luthérienne influence grandement Kant, mais il semble pourtant qu’en faisant de la liberté de la personne et de l’autonomie des principes fondateurs Kant s’oriente dans une direction opposée à celle de Luther. Dans Qu’est-ce que les Lumières ? Kant fait de l’obéissance à l’autorité le caractère même de la « minorité ». Les figures de l’autorité – le père, le prêtre, le médecin, l’officier – sont toutes présentées comme opposées à la véritable liberté humaine. Il reste que la « société civile » exige de ses membres « majeurs » l’obéissance mécanique qui seule permet à cette société d’exister.

Kant aperçoit la contradiction qui existe entre une société de contrainte universelle et l’idée d’une individu « libre par nature ». La synthèse de la liberté et de la contrainte ne doit pas intervenir de telle sorte que la liberté originelle de l’individu se trouve sacrifiée à l’hétéronomie sociale. La contrainte ne doit pas être appliquée à l’individu de l’extérieur, la limitation de la liberté doit être une auto-limitation, l’absence de liberté doit être volontaire.[1]

Et effectivement, chez Kant, la rébellion contre l’ordre établi ne peut avoir aucune justification morale. D’où les contorsions auxquelle il se livre quand il est confronté à cette question : on doit obéir au pouvoir politique existant, mais s’il est renversé on doit obéir au nouveau pouvoir… Et par ailleurs Kant approuve le nouveau pouvoir mis en place par la révolution en France. En tout cas, l’homme « majeur » doit se contenter de faire un usage public de sa raison afin défendre éventuellement des réformes nécessaires qui convaincront le souverain. Mais rien d’autre n’est envisageable. En théorie, Kant affirme la liberté de l’homme face à toutes les autorités mais en pratique il semble bien qu’il n’en reste rien et qu’il faille continuer d’obéir « comme si » l’ordre politique avait été voulu par Dieu. Comme le note Marcuse, cependant :

Le « comme si » transcendantal représente à coup sûr un important déplacement du poids de l’autorité dans le sens de la reconnaissance de l’individu autonome, une rationalisation de la structure  de l’autorité ; – les garanties érigées au sein même de l’ordre juridique contre la destruction du rapport d’autorité sont d’autant plus puissantes. [2]

Paradoxe donc : l’affirmation la plus absolue de la liberté s’accompagne de justifications juridiques plus puissantes du rapport d’autorité. On pourrait donc dire que la soumission qui, dans les sociétés traditionnelles, n’était guère garantie à long terme que par l’usage de la violence physique, laisse la place à une soumission à l’autorité fondée sur l’auto-limitation de sa propre liberté par le sujet. Marcuse montre que le centre de la solution kantienne à cette contradiction entre liberté de la personne et contrainte sociale est la question du droit de propriété.

L’avantage de Hegel sur Kant, même s’il partage nombre de ses présuppositions, est qu’il met en lumière « la négativité de cette société ». Les contradictions de la société civile nécessitent son dépassement dans l’État. Hegel reproche aux théoriciens du contrat de fonder l’autorité politique sur les intérêts privés. Mais d’un autre côté, la position hégélienne conduit à une divinisation de l’État. Au total, la philosophie allemande a montré la voie de la liberté tout en l’obstruant. Ainsi Hegel saisit que le rapport maître/esclave – le rapport de domination prototypique – est lié à un mode de travail déterminé, il en expose la dialectique, celle qui conduit à reconnaître l’esclavage comme la vérité de la domination :

Il se révèle que l’autorité de la domination dépend en dernier ressort de l’esclavage qui croit en elle et l’entretient.[3]

Si la dialectique de Hegel se referme à un moment et se lit comme téléologie – la dialectique fermée que critique Adorno – c’est en même temps à partir d’elle que peut être pensée une critique radicale de la domination.

[Extrait de Collin, D. Comprendre Marcuse, éditions Max Milo

[1]             H. Marcuse, Pour une théorie critique de la société, Denoël ,1971, p. 57

[2]             H. Marcuse, Pour une théorie critique… oc. p. 58

[3]             H. Marcuse, Pour une théorie critique …  oc. p.94

mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).

jeudi 14 mars 2019

Jusqu’où peut-on être « kantien » ?


Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance. Mon Morale et Justice Sociale (2001) ou mes Questions de morale (2003) sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle qu’elle se présente dans la Critique de la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement aussi problématique.

Sujet/objet

Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP, en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas « naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé, pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a correctement posé l’usage des termes « objectif » et « subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or, ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce que la chose est en soi par un abîme infranchissable. »[1] L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le « je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle « absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de l’être de la pensée, ni plus ni moins.

La chose en soi

Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la « chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes, c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs » dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes ! Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle, et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la phénoménalité de la chose.  Et de toutes façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.  Évidemment, je ne connais pas Paris dans tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans un passage de la Logique (III), Hegel écrit : Cela est, voilà ce que le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est, il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des manuscrits qui composent la Dialectique de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes. » 
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question : « Des questions se posent à tout système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant, affirme que nous ne connaissons que le monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre, si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les formes a priori de la sensibilité. Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions, pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale, celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle finalement plutôt fragile.

Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?

Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la métaphysique correspondant à la philosophie naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question « comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? », Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté ! Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant, la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019


[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E. Klein, Le facteur temps sonne toujours deux fois

vendredi 28 décembre 2018

L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste


Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.

L’ordre de la science selon Marx

Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de 1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel, dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas « platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée. On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable », mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable » et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination. Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote, c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des « substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ; mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance : le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point qu’il y revient dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents, hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9], une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts, avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.

L’illusion idéaliste de la science

Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement, de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes. Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard, est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a parfaitement montré Kant dans la Critique de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques : par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions : elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes : leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même. Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels », ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore la position de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre que le matérialisme est a minima la reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que Marx critiqué sous le nom d’idéologie allemande, dans La Sainte Famille tout d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet » puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est, pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret », mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt) est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018


[1] Introduction générale – édition de la Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2] Hegel : Phénoménologie de l'Esprit - (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6] Aristote : Métaphysique - Livre Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7] Aristote : Physique Livre I - i §2 (180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8] Aristote : ibid.
[9] Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[12] Capital I,I,4 P1 page 609
[13] Introduction générale P1 page 255

lundi 27 février 2017

La problématique du sujet chez Kant et Habermas

Si de Nietzsche à Michel Foucault, les philosophies de la mort du sujet ont paru dominer le siècle passé, les conséquences philosophiques de la révolution copernicienne opérée par Kant continuent d’être agissantes. La problématique kantienne du sujet permet de commencer à répondre aux interrogations décisives de notre époque marquée par une crise de confiance généralisée : crise des « valeurs », fin de la croyance dans le progrès, mise en cause du politique, etc.. Les philosophies de la mort du sujet ou de la déconstruction ont tout à la fois ont exprimé cette crise et l’ont renforcée. La philosophie classique humaniste de Descartes à Kant est universaliste : le bon sens est la chose la mieux partagée du monde pour Descartes et pour Kant la loi morale est quelque chose qui s’impose à tout être doué de raison. L’universalisme a été battu en brèche et le relativisme a semblé triompher au cours les dernières décennies. Avec d’autres, cependant, Habermas à montré que la descendance universaliste et rationaliste critique de Kant était encore bien vivante et pratique.
Je voudrais tenter de cerner ici les rapports entre les problématiques du sujet chez Kant et chez Habermas, pointer les continuités et les ruptures, ou, plus exactement montrer comment Habermas restructure la philosophie critique de Kant pour construire sa propre philosophie, comment il opère ce qu’il appelle lui-même une critique immanente de la philosophie critique kantienne, sachant que c’est bien autour du concept de sujet et de celui d’intersubjectivité qui lui est étroitement lié que s’articule la démarche de Habermas. Il ne s’agit pas de couvrir l’ensemble des deux oeuvres. Pour Kant, je m’appuierai sur les trois critiques, tant est-il que ces trois ouvrages sont difficiles à dissocier l’un de l’autre. Pour Habermas, je m’en tiendrai à « Connaissance et intérêt » qui résume, à mon avis, l’évolution qui conduit Habermas de la théorie critique héritée de l’école de Francfort à la théorie de l’agir communicationnel.

La problématique du sujet chez Kant

Le rapport sujet-objet

La pensée de Kant marque une rupture dans l’histoire de la philosophie parce qu’elle pose comme une énigme ce qui semblait aller de soi jusque alors. Pour reprendre l’expression de Karl Jaspers (in « Kant » - Edition UGE):
Le rapport entre le sujet et l’objet, cette énigme auprès de laquelle s’écoule notre vie, passant outre comme ont passé outre les millénaires. (p.23)
Jaspers insiste. L’élément neuf dans la pensée de Kant, c’est que :
Il met en question ce qui jusqu’alors passait pour aller de soi, la réalité du rapport entre le sujet et l’objet. (p.24)
La réponse rationaliste était : il y a forcément accord parce que c’est l’esprit lui-même qui engendre la connaissance et qu’une pensée nécessaire et aussi une pensée réelle. (p.25)
Or Kant met en cause cette solution en questionnant le rapport sujet-objet lui-même. La solution kantienne peut être explicitée ainsi :
Nous pouvons connaître toutes les choses du monde parce que nous les avons produites, non sans doute quant à leur existence (car il faut au contraire qu’elles aient été données), mais quant à leur forme. (page 27)

La révolution kantienne

À partir de là va se déployer la révolution kantienne qui consiste en un double retournement de la philosophie traditionnelle.
Contre la tradition de la vérité comme « adequatio rei et intellectus », Kant que les choses ne peuvent pas être connues en soi, mais seulement à travers une expérience sensible qui est constituée par les catégories pures de l’entendement du sujet. Le sujet n’est pas le miroir de l’ordre du monde ; c’est au contraire lui qui constitue le monde comme objet d’une connaissance possible. Dans la théorie naïve de la connaissance, l’objet se reflète dans le sujet, directement ou indi­rec­tement. La pensée est adéquate à la chose parce que c’est au fond la même que penser et être. Or pour Kant, il n’en est rien. La chose en elle-même est inaccessible et c’est la pensée subjective qui constitue un monde à l’intérieur duquel la vérité peut-être dévoilée. Le monde qui est un donné chez les Grecs (le kosmos) est ici un produit subjectif ; l’unité du monde ne va pas de soi. Elle est l’unité réalisée dans l’aperception transcendantale. De cela découle que la seule chose auquel le sujet puisse accéder comme noumène, c’est-à-dire en dehors tout élément sensible, c’est lui-même, non en tant qu’être soumis aux passions, mais en tant qu’être doué de raison et seulement d’un point de vue pratique.
Contre la philosophie morale traditionnelle qui liait bonheur, vertu et connaissance, Kant affirme la supériorité de la raison pratique sur la raison pure, de la volonté pure sur la connaissance. Avant Kant, le « souverain bien » était le terme du long parcours de la science ; avec Kant, il est maintenant accessible à tous puisqu’il peut être atteint si on agit selon la loi morale (« agis de manière à être digne d’être heureux »).
Cette double révolution est aussi l’affirmation de la causalité par la volonté ou causalité par la liberté qui seule peut remonter, des effets aux causes, à un inconditionné apodictique alors que la causalité naturelle ne permet d’arriver qu’à un inconditionné problématique. À partir du moment où est démontrée la possibilité d’une causalité de la volonté, le question centrale de la philosophie est complètement déplacée. La métaphysique classique cherche à rendre conscient, à faire venir dans la conscience du sujet l’ordre immanent du monde. Mais pour comprendre complètement cet ordre, il faut pouvoir remonter à la cause des causes, ou encore rechercher le moteur immobile. La dialectique kantienne, à travers les antinomies de la raison pure, démontre que cette recherche ne peut pas aboutir. On peut prouver tout aussi rationnellement que le monde a été créé ou qu’il existe de toute éternité. La critique de la raison pure cependant ne peut être réduite à l’idée que toute connaissance vient de l’expérience et que la raison pure ne doit pas outrepasser ces bornes et qu’au fond l’esprit humain doit se limiter à l’entendement.
L’usage de la raison pure est certes négatif puisqu’il est une discipline qui détermine les limites, une discipline qui ne permet pas d’étendre nos connaissances au-delà de ce que nous donne l’expérience, mais sert à prévenir l’erreur. Cependant la raison pure a aussi un usage positif. Kant remplace l’organon aristotélicien par un canon. Kant appelle canon « l’ensemble des principes a priori du légitime usage de certaines facultés de connaître en général ». L’analytique transcendantale est ainsi le canon de l’entendement pur.

La primauté de la raison pratique

Or, dit Kant, il ne peut pas y avoir de canon de la raison dans son usage spéculatif puisque cet usage est « dialectique ». S’il y a un canon de la raison pure, c’est un canon de son usage pratique. Pourquoi la raison est-elle entraînée à quitter son usage empirique, demande Kant ? La réponse est donnée dans la dernière partie de la Critique de la Raison Pure et sera à nouveau développée dans la Critique De La Raison Pratique : à cause d’un intérêt pratique. Kant montre que les objets dont la connaissance conduit à des antinomies dans l’usage spéculatif de la raison (c’est-à-dire la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu) n’ont qu’un faible intérêt du point de vue spéculatif — c’est beaucoup de fatigue pour peu de résultat et c’est pourquoi la pensée post-kantienne les renverra si facilement dans la poubelle de la « pensée métaphysique » pour se consacrer à ce qui est « positif ». L’intérêt de la connaissance des ces objets est pratique. Or ils ne se situent pas sur le même plan. Ce qui est pratique, c’est tout ce qui est possible par l’usage de la liberté. L’usage de la raison pure est ainsi mu par une finalité qui est le plus souvent soupçonnée, mais n’a pas été clairement énoncée avant Kant, son usage pratique. Hegel suit Kant sur ce dernier point : dans la PH.G. il définit la Raison comme une activité adéquate à une fin ». Et de ce point de vue, la question centrale est celle de la liberté de la volonté.
La Critique de la Raison Pratique développe ce thème. L’inconditionné à partir duquel s’organise l’usage pratique de la raison, c’est la liberté de la volonté, ou la volonté libre. Les deux autres objets problématiques dans la Critique de la Raison Pure (l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu) prennent une importance seconde puisqu’ils sont non des principes, mais des postulats de la raison pratique. Qu’est-ce donc que cette liberté de la volonté ? Dans les Fondements de la Métaphysique des moeurs, Kant fournit une première définition de la liberté : Dans la nature, toute chose agit d’après des lois. Or dit Kant, « Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après les principes, en d’autres termes qui ait une volonté »i. Les choses de la nature sont soumises aux lois de manière directe, immédiate, déterminée. En tant qu’il est un être raisonnable, l’homme agit non suivant des lois, mais suivant la représentation qu’il se fait des lois. Cette capacité à repré­senter les lois, c’est la raison elle-même. La raison constitue le sujet puisqu’elle est ce qui lui permet de retourner à soi, de se saisir lui-même comme sujet.
Être sujet, donc, c’est être raisonnable. Kant précise bien : la loi morale est celle à partir de laquelle tout être raisonnable détermine sa volonté. La détermination de ce qu’est le sujet dans la philosophie de Kant n’est pas nettement tranchée : c’est et ce n’est pas l’homme ; c’est l’homme comme être raisonnable fini, mais c’est aussi tout être raisonnable. Il s’agit pour Kant de délimiter clairement l’homme, comme créature naturelle, comme phénomène, dont la connaissance est du domaine de l’entendement et l’homme dans son essence, en tant qu’être de raison. Mais parler de l’essence, c’est encore tordre dans le sens de la métaphysique traditionnelle, ce qu’est véritablement la pensée de Kant. Le sujet kantien n’est pas le sujet individuel de la psychologie, ni le zoon politikon d’Aristote, mais un sujet trans­cendantal, le lieu à partir duquel se trouvent définies les conditions de possibilité de toute connaissance et de toute action rationnelle. C’est bien pourquoi, le sujet intervient peu, directement, sous son nom, dans la philosophie de Kant. Le sujet est ce qui accompagne toute énonciation. Il n’est pas quelque chose, mais ce qui dit le « Je pense » accompagnant toute proposition. Il est une catégorie logique, mais douée d’une puissance propre. C’est donc plutôt la raison qui semble intervenir directement comme une puissance personnalisée. Mais la raison est ce qui caractérise le sujet. Ainsi, en de nombreux passages, là où Kant dit « la raison », on pourrait lire tout aussi bien « le sujet ».
En posant le sujet comme point de départ de la connaissance, Kant renouvelle totalement le dualisme classique du monde sensible et du monde intelligible. Il apparaît ainsi chez Kant une opposition entre le monde sensible qu’on ne peut connaître que par l’expérience et le monde intelligible dans lequel l’être raisonnable se situe par la raison pratique. On pourrait croire ainsi que les limites définies dans la Critique de la Raison pure ont été franchies dans la Raison pratique. Or il n’en est rien. Pour Kant :
Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes afin de se concevoir elle-même comme pratique...ii
L’idée d’un monde intelligible est donc, non quelque chose duquel on peut avoir une connaissance certaine, mais un point de vue nécessaire à la raison. Ou encore comme le dit Kant à plusieurs reprises quelque chose qui présente un intérêt pour la raison. La liberté elle-même n’est qu’une
« supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir conscience d’une volonté, c’est-à-dire d’une faculté bien différente de la simple faculté de désirer »iii
Expliquer comment la liberté est possible, c’est dès lors franchir les limites de ce que peut connaître l’homme. Ce serait en effet trouver ce qui est la cause de la liberté, donc la renvoyer au monde de la nature, et donc l’abolir en tant que liberté. L’objet de la Critique de la Raison Pratique, c’est de montrer pourquoi nous posons l’idée de liberté et pourquoi en même temps nous ne pouvons pas la connaître.

Le sujet et la liberté

Donc, qu’on le considère sous l’angle de l’usage spéculatif de la raison pure ou sous l’angle de son usage pratique, le sujet est bien ce qui constitue et le monde sensible (quant à sa forme) et le monde intelligible. Kant dit même quelque chose qui pourrait choquer tout esprit rationaliste : « les lois universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement qui les prescrit à la nature »iv. Pourquoi en est-il ainsi ? Ce n’est pas parce que le sujet est l’esprit qui dans son odyssée parvient au savoir absolu, mais au contraire parce que l’homme possède une raison qui est par nature impuissante à dépasser certaines limites. La liberté, par exemple chez Spinoza ou chez Hegel n’est pas autre chose que la connaissance vraie. Connaître Dieu, parvenir au savoir absolu, telle est dans cette tradition la seule véritable liberté humaine. Chez Kant au contraire la liberté est l’ignorance dans laquelle se trouve l’homme quant aux questions fondamentales de la métaphysique. Ou encore l’homme n’est sujet que parce sa raison est enfermée dans des limites infranchissables. Kant le démontre par l’absurde par la dialectique de la raison pure dans la détermination du concept du souverain bien. Il explique (Dans la Critique De La Raison Pratique Livre II - Chapitre II IX) :
Supposez maintenant qu’elle [la raison humaine] se soit conformée en cela à notre souhait et qu’elle nous ait donné en partage cette capacité de pénétration ou ces lumières que nous voudrions posséder ou que quelques uns s’imaginent réellement avoir en leur possession, quelle en serait la conséquence selon toute apparence ? A moins que notre nature toute entière ne soit en même temps changée, les penchants qui ont toujours le premier mot, réclameraient d’abord leur satisfaction et unis avec la réflexion rationnelle, la satisfaction le plus grande et la plus durable possible, sous le nom de bonheur ; la loi morale parlerait ensuite pour retenir ces penchants dans les limites qui leur conviennent et même pour les soumettre tous ensemble à un but plus élevé n’ayant aucun rapport à aucun penchant. Mais au lieu de la lutte que l’intention morale a maintenant à soutenir avec les penchants et dans laquelle, après quelques défaites, l’âme acquiert cependant peu à peu de la force morale, Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux[..]. La transgression de la loi serait sans doute évitée, ce qui est ordonné serait accompli.v
Mais, ajoute Kant, ce monde ordonné serait dépourvu de toute moralité :
la plupart des actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, quelques unes seulement par l’espérance et aucune par devoir, et la valeur morale des actions sur laquelle seule repose la valeur de la personne et même celle du monde aux yeux de la suprême sagesse, n’existerait plus. La conduite des hommes [...] serait donc changée en un simple mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes tout gesticulerait bien, mais où cependant on ne rencontrerait aucun vie dans les figures.
Ce n’est évidemment pas une apologie de la sainte ignorance évangélique. Kant fait de la raison et de son exercice la caractéristique essentielle de l’homme. Mais ici on assiste à un retournement décisif : les limites de la raison qui sont posées d’abord négativement, apparaissent ici positivement puisque ce sont elles qui sont fondent le sujet libre et la loi morale. Ce qui est au delà des possibilités de la raison humaine n’est pas un néant, n’est pas un abîme de l’esprit, mais le lieu même de la liberté, le lieu de naissance du sujet. Notons cependant ceci qui différencie nettement Kant de la tradition rationaliste. Chez Descartes la connaissance part du sujet (ego) puisque la certitude que « je suis » est la première connaissance ; chez Kant au contraire on arrive au sujet en partant de l’objet. Chez Descartes, le sujet est défini comme substance pensante. Chez Kant, le sujet n’est pas une substance, il est pas un quoi, mais ce à partir de quoi tout « quoi » peut être pensé. Le sujet kantien est un « qui ».
Cependant, Kant ne s’intéresse pas uniquement à ce sujet transcendantal. L’homme est toujours considéré de manière double, comme noumène et comme phénomène, comme être raisonnable et comme moi pathologique, c’est-à-dire soumis aux passions.
La nécessité naturelle qui ne peut subsister conjointement avec la liberté du sujet, dépend simplement des déterminations de la chose qui est soumise aux conditions du temps, par conséquent uniquement des déterminations du sujet agissant comme phénomène.vi
[...]
Mais le même sujet ayant d’un autre côté, conscience de lui-même comme d’une chose en soi considère aussi son existence en tant qu’elle n’est pas soumise aux conditions du temps, et se regarde lui-même comme pouvant être déterminé seulement par des lois qu’il se donne par sa raison elle-même.vii

L’intersubjectivité

Cette dualité présente des difficultés. Si les hommes possèdent des connaissances provenant de la sensibilité, qu’est-ce qui va permettre l’objectivité de ces connaissances ? Kant consacre une partie de l’analytique des principes à la réfutation de l’idéalisme façon Berkeley. On sait aussi que, dans sa structure, la « critique de la raison pure » est très largement organisée comme une polémique avec ce que Kant appelle le scepticisme de Hume. La garantie de l’objectivité des connaissances réside dans le fait que les principes de l’entendement pur sont les principes a priori de toute expérience possible. Ces principes a priori qui sont propres au sujet transcendantal permettent d’expliquer l’objectivité des connaissances. La communication est possible, mais médiatisée par l’unité des principes de la connaissance.
Cependant, dans cette structure un homme ne peut pas connaître un autre homme comme sujet. Il ne le connaît que comme phénomène, situé dans l’espace et le temps. Dans la Critique La Raison Pratique, la communication entre les hommes est médiatisée par la loi morale qui nous enjoint d’agir vis à vis des autres êtres raisonnables en les prenant non comme moyens, mais comme fins en soi. La communication dans la raison pratique est une communication idéale qui repose sur la supposition d’une communauté des fins. Dans les deux cas, la communication entre les hommes est une communication indirecte.
Or cette séparation entre les deux usages de la raison et les deux modes de communication entre les hommes pose problème. Car, comme le dit Kant,
l’entendement et la raison ont deux législations différentes sur un seul et même territoire de l’expérienceviii
Il y a certes un abîme entre le domaine du concept de la nature et celui du concept de liberté. Pourtant il faut que le dernier puisse influencer le premier :
Le concept de liberté doit rendre réel dans la fin imposée par ses lois.ix
Kant est bien conscient donc que sa morale, telle qu’elle est définie dans la Critique de la Raison Pratique et dans les FMM n’est pas entièrement satisfaisante et qu’elle peut prêter à la critique, selon la célèbre formule qui dit que Kant à les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains. Il lui faut donc trouver un fondement à l’unité du suprasensible qui permette de le passage de la manière de penser du domaine du concept de la nature à celui du concept de la liberté.

La faculté de juger

C’est précisément le rôle que va remplir la critique de la faculté de juger, que Kant présente comme le moyen d’unir les deux parties de la philosophie. C’est la faculté de juger esthétique qui l’axe de la démarche kantienne car c’est elle qui fournit le modèle, le prototype de toute communication intersubjective directe. Le jugement de goût, dit Kant, n’est qu’esthétique, il est sans concept et ne porte que sur le rapport du sujet avec l’objet, mais en même temps il est nécessairement lié à la prétention à une universalité subjective. Il n’y a pas de détermination objective du goût, qui permettrait que tous les hommes soient d’accord pour dire que telle ou telle chose est belle. Mais un jugement de goût n’est considéré comme portant sur le beau (et non sur l’agréable) que s’il se pose comme un jugement universel qui pourrait être partagé par tous les êtres raisonnables.
Or cette universalité intersubjective du jugement esthétique n’est seu­lement quelque chose qui reste confiné au domaine étroit du jugement esthétique. Kant montre que la communication universelle des connaissances et des jugements est indispensable si on ne veut retomber dans le scepticisme. Or, écrit-il :
Si des connaissances doivent pouvoir être communiquées, il faut aussi que l’état d’esprit, c’est-à-dire l’accord des facultés représentatives en vue d’une connaissance en général [...] puisse être communiqué universellement ; sans cet accord en tant que condition subjective de l’acte de connaître, la connaissance considérée en tant qu’effet ne saurait se produire.x
L’analytique du beau et du sublime montre ce caractère des jugements esthétiques comme condition subjective de toute connaissance. Kant présente l’exercice de cette faculté de juger comme une propédeutique de la raison :
Toutes deux [les définitions du beau et du sublime], en tant que définitions de jugements esthétiques universellement valables, se rapportent à des principes subjectifs d’une part en relation avec la sensibilité, dans la mesure où elle favorise l’entendement contemplatif, d’autre part en opposition à la sensibilité, de par leur rapport aux fins de la raison pratique, et sont toutefois unies en un même sujet et possèdent un caractère final en relation au sens moral. Le beau nous prépare à aimer quelque chose d’une façon désintéressée, même la nature, et le sublime à l’estimer contre notre intérêt sensible.
On peut décrire ainsi le sublime : c’est un objet de la nature qui prépare l’esprit à penser l’impossibilité d’atteindre la nature en tant que présentation des Idées.xi
Mais ce n’est pas seulement une propédeutique. Si le plaisir pris à la beauté est le plaisir de la simple réflexion, l’universalité postulée du jugement esthétique permet de
définir le goût par la faculté de juger ce qui rend notre sentiment, procédant d’une représentation donnée, universellement communicable sans la médiation d’un concept..xii
Autrement dit, la faculté de juger esthétique et la faculté de communiquer directement avec les autres hommes sont une seule et même faculté. Le rôle social du jugement esthétique est nettement souligné :
Le beau n’intéresse empiriquement que dans la société ; et si l’on admet que la tendance à la société est naturelle à l’homme, mais que l’aptitude et le penchant pour la société, c’est-à-dire la sociabilité, sont nécessaires à l’homme en tant que créature destinée à vivre en société et constituent une propriété appartenant à l’humanité, on ne peut manquer de considérer le goût comme une faculté de juger ce qui permet de communiquer même son sentiment à tout autre et par conséquent comme un moyen de réaliser ce qu’exige l’inclinaison naturelle de chacun.xiii
Ou encore ceci qui donne le sens de l’art :
La forme agréable qu’on donne à l’oeuvre n’est que le véhicule de la communication.xiv
Il n’y a pas, dit Kant, de principe objectif du goût — ce que montre l’antinomie du jugement esthétique — et le principe du goût est seulement un principe subjectif, c’est-à-dire une Idée indéterminée du suprasensible qui est en nous.
A côté de la faculté de juger esthétique, Kant découvre une autre faculté : la faculté de juger téléologique. C’est la faculté qui consiste à soumettre les phénomènes de la nature à des causes finales. Kant semble soulever dans cette deuxième partie de la CFJ une problème essentiellement épistémo­logique puisqu’il concerne au premier abord les différences entre la causalité mécanique des sciences physiques et la conception de la causalité qui doit être mise en oeuvre en ce qui concerne les êtres organisés, problème qui est encore d’actualité. Quand Kant dit que :
Pour parler en toute rigueur, l’organisation de la nature n’a rien d’analogue avec une causalité quelconque connue de nous.xv
il est au plus près des problèmes qui sont ceux de la science actuelle. Mais c’est d’autre chose que d’épistémologie qu’il s’agit. Kant pose le concept de causes finales comme un fil directeur. Cette causalité ne s’oppose pas à la causalité mécanique, mais permet de découvrir de nouvelles connaissances sur la nature. Kant pose ainsi la question :
Il s’agit donc seulement de savoir si ce principe n’a qu’une valeur subjective, c’est-à-dire n’est qu’une simple maxime de notre faculté de juger, ou s’il est un principe objectif de la nature d’après lequel il reviendrait à celle-ci, outre son mécanisme (d’après de simples lois du mouvement), encore une autre sorte de causalité...xvi
La réponse à cette question est sans équivoque :
le concept d’une fin naturelle suivant sa réalité objective n’est pas démontrable par la raison (c’est-à-dire : il n’est pas constitutif pour la faculté de juger déterminante et il est simplement régulateur pour la faculté de juger réfléchissante).xvii
La question de savoir s’il y a une finalité dans la nature ou si on doit supposer une intention dans les phénomènes d’organisation est une question indémontrable. L’idée d’une finalité est soulevée par les besoins de la raison de la raison qui cherche l’inconditionné, mais elle est immédiatement restreinte au sujet seulement par l’entendement qui, comme dit Kant, « ne peut pas aller du même pas que la raison ».

Toutefois ajoute Kant, cette restriction est faite

d’une manière universelle à tous les sujets de cette espèce, c’est-à-dire à la condition que, d’après la nature de notre faculté de connaître (humaine) ou même en général d’après le concept que nous pouvons nous faire de la faculté d’un être raisonnable fini en général, on ne puisse et on ne doive penser autrement, sans toutefois affirmer que le fondement d’un tel jugement se trouve dans l’objet.xviii
Il est inutile de développement ici la longue discussion que Kant conduit concernant le rapport entre la téléologie et la science, discussion qui conduit d’une part à valider la recherche des causes mécaniques comme seule méthode scientifique et d’autre part à sauver la téléologie comme propédeutique à la morale et à la théologie. Notons seulement ceci : la téléologie est ce qui rend l’homme capable de concevoir le règne des fins. Mais ce règne des fins n’est pas autre chose que la réalité d’une communauté humaine d’où est exclue la violence et où la communication entre les sujets s’établit sur un mode rationnel.

Conclusions sur Kant

Kant présente la faculté de juger comme un « moyen terme entre l’entendement et la raison ». Mais l’exposition de la critique de la faculté de juger va beaucoup plus loin que cela. Sans cette faculté de juger réfléchissante, unissant le jugement esthétique et le jugement téléologique, l’homme ne disposerait pas des conditions subjectives de la connaissance, ou encore les connaissances objectives que nous pouvons acquérir sont fondées sur la puissance subjective.
Si donc nous essayons de résumer, à partir des questions pointées ici, la problématique du sujet chez Kant dans la philosophie critique, nous pourrions souligner les articulations suivantes :
  1. La difficulté fondamentale est la relation sujet-objet. C’est autour de l’élucidation de cette difficulté que s’organise la philosophie critique qui renverse la conception traditionnelle de la philosophie. Il est cependant un peu trop schématique de poser le kantisme comme un renversement absolu. Lucien Goldmann montre bien comment la révolution copernicienne de Kant s’inscrit pleinement dans le courant culturel du rationalisme de Descartes, Spinoza, Leibniz...
  2. En renonçant à la connaissance des grandes questions métaphysiques dont nous pouvons seulement nous former une idée, Kant dégage en même temps l’espace qui fait du sujet le point central de la philosophie. La connaissance, la vérité ne sont pas des choses données qu’il faut découvrir, mais des productions de l’activité cognitive humaine.
  3. Le sujet n’est pas un sujet absolu, mais un sujet limité, déterminé par la condition humaine. En tant que sujet transcendantal, il est raison, mais il n’est que raison limitée parce qu’il est un sujet humain. Autrement dit si la connaissance de la chose n’est jamais la chose elle-même reflétée dans l’esprit humain, c’est parce que le sujet est défini chez Kant fondamentalement comme manque, comme limitation, négativement. Le sujet, c’est ce lieu situé au delà des limites de l’entendement. Chez Descartes, le moi, l’ego est une substance dont l’attribut est la pensée. Kant, à la différence de Descartes ne pose pas le sujet comme substance. Le sujet est manifesté par ses facultés : le sujet est celui qui dispose des facultés de connaissances.
  4. Sous peine de donner prise au scepticisme, on doit pouvoir poser les conditions de la communication entre sujets. Formellement la possibilité des jugements syn­thé­tiques a priori et la possibilité de l’exercice a priori de la raison pratique ont été démontrée. Mais matériellement, non dans le cas général d’un sujet transcendantal abstrait, mais dans le cas d’un sujet humain, c’est-à-dire fini, l’exercice de cette raison repose sur la communication intersubjective dont le modèle est donné par le jugement esthétique.
  5. Ce qui est posé d’abord comme limitation du sujet, manque, se trouve maintenant chargé d’une connotation positive. Le manque dans la puissance de l’entendement est aussi la liberté du sujet. L’homme est l’être capable de poser lui-même, arbitrai­rement dit même Kant, ses propres fins. Or la fin pour l’homme, c’est l’homme lui-même. La raison pratique impliquait que l’action morale soit accomplie sans finalité. Avec le jugement téléologique, Kant réintroduit la finalité dans l’action pratique : nous sommes capables d’envisager l’action dans la perspective d’un règne des fins, déter­miné librement.
La pensée de Kant est presque obsédée par la recherche des conditions qui rendent une connaissance objective possible. Donc la possibilité transcendantale d’énoncer des assertions vraies, indépendamment de qui les énonce. L’effort kantien est tendu contre le scepticisme de Hume — ou ce que Kant appelle de ce nom —, mais cet effort conduit à faire de l’intersubjectivité le fondement de tout discours rationnel. Comme le dit Philonenko, c’est l’intersubjectivité qui se trouve constituer le couronnement et l’unité de toute la philosophie critique.

Habermas : critique immanente de Kant

Habermas s’inscrit d’abord dans la tradition l’école de Francfort ou de la théorie critique. Il s’agit, pour cette école, représentée par Adorno, Horkheimer ou Marcuse, de refuser le marxisme dogmatique tel qu’il s’est imposé dans les partis ouvriers social-démocrates ou communistes, pour mettre en œuvre une lecture de Marx qui fait du marxisme une théorie critique, c’est-à-dire non une philosophie positive, mais une mise en cause de toutes les philosophies et idéologies sous-jacentes aux sciences humaines. C’est déjà, bien que de manière pas toujours explicite, ce que Habermas appellera, d’une expression quelque peu pléonastique, l’auto-réflexion. Parmi les autres origines de la philosophie de Habermas, il faut citer Max Weber, dont l’influence sur l’école de Francfort ou sur le jeune Lukacs était déjà nette. On peut aussi citer le kantisme de l’austro-marxisme, incarné surtout par Max Adler sur le plan philosophique, ou encore par Otto Bauer en sociologie et en histoire.
Habermas se sépare cependant assez vite des théoriciens de l’école de Francfort. Alors que Adorno et Horckheimer, dans la « Dialectique de la Raison » exprimaient un point de vue pessimiste sur les développements de la rationalité occidentale, Habermas se donne l’objectif de reconstruire cette rationalité globalement, non comme un Logos transcendant, mais comme l’activité de la communication intersubjective.

Le but de Habermas : science et critique

Comme Kant, Habermas se pose, tout au long de son œuvre, la question des conditions de possibilité de l’exercice de la raison et la question du degré ou du mode de validité des énoncés et tout comme Kant, il a posé la question centrale des liens entre la raison théorique et la raison pratique. Mais il ne s’agit pas simplement d’une reprise ou d’un retour à Kant. Une des conséquences possibles du kantisme est le positivisme ou le scientisme : la critique de la raison a, au fond, validé la démarche mise en oeuvre par la physique moderne depuis Galilée et Newton. La physique mathématique est précisément cette science qui organise l’expérience sensible à partir des conditions a priori de la sensibilité et qui écarte comme « métaphysique » ou comme « spéculatif » tout ce qui sort de ce cadre. Kant, réduit à l’analytique transcendantale, peut être interprété dans le sens du positivisme moderne. Habermas s’oppose radicalement à cette lecture. Il s’agit pour lui d’abord de mettre en cause le positivisme, la croyance aveugle en une rationalité absolue et indiscutable des sciences de la nature en les ramenant à leurs conditions humaines de production. Dans La technique et la science comme idéologie, il montrait les liens entre technique, science et systèmes de légitimation dans le capitalisme tardif (« Spätkapitalismus »).
Le problème fondamental posé est celui de la légitimation et du rôle de la science dans les nouveaux procédés de légitimation. C’est un thème que J.H. reprendra avec « Connaissance et intérêt » et la nécessaire autoréflexion de la science qui se place donc au sommet la théorie critique. La rationalité de l’ac­tivité sociale (qui est censée être explicitée par les sciences de l’homme) tend à généraliser dans l’activité humaine un modèle issu des sciences de la nature.
Dans la mesure même où la science et la technique s’introduisent dans les sphères institutionnelles de la société et où, par là, elles transforment les institutions elles-mêmes, les anciennes légitimations se trouvent détruites. La sécularisation et la désacralisation des images du monde orientant l’action, voire la tradition culturelle dans son ensemble, sont la contrepartie d’une « rationalité » croissante de l’activité sociale.xix
Autrement dit, les anciens systèmes de légitimation qui étaient visiblement tels sont remplacés par des systèmes de légitimation qui se présentent sous la forme « objective » de la science. Habermas relie cette transformation à la nature même de l’organisation sociale :
Ainsi que l’ont proposé Marx et Schumpeter, chacun à sa manière, le mode de production capitaliste peut être compris comme un mécanisme qui garantit un élargissement des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin, ébranlant ainsi la prééminence traditionnelle du cadre institutionnel par rapport aux forces productives.xx
Et donc
Ce n’est qu’avec le mode de production capitaliste que la légitimation du cadre institutionnel peut être directement liée au système du travail social. C’est seulement alors que le statut de la propriété, de rapport politique qu’il était devient un rapport de production, car il trouve sa légitimation dans la rationalité du marché et non plus dans un statut de domination légitime en soi.xxi
La détermination du mot « idéologie » lui-même est liée à ce stade historique.
Ce n’est qu’alors qu’apparaissent les idéologies au sens étroit du terme. Elles remplacent les légitimations tradi­tionnelles de la domination en même temps qu’elles se présentent en se réclamant de la science moderne et en se justifiant en tant que critique de l’idéo­logie. Les idéologies sont indissociables de la critique de l’idéologie. En ce sens, il ne saurait y avoir des idéologies « pré-bourgeoises ».xxii
Ainsi s’impose la nécessité d’une approche critique de la science, de ce que Habemras une « autoréflexion ». Dans Connaissance et Intérêt, Habermas va s’attaquer non simplement à la manière dont la science et la technique sont mises à l’œuvre dans le cadre social contemporain, mais à la logique et à la méthodologie même des sciences de la nature aussi bien que des sciences humaines. Dans un texte de 1965 publié sous le même titre, Habermas dégageait déjà son objectif :
...tant que la philosophie reste prisonnière de l’ontologie, elle succombe elle-même à un objectivisme qui tient cachée la solidarité existant entre la connaissance philosophique et l’intérêt pour une pensée émancipée.xxiii
Le refus de l’ontologie et de l’objectivisme va constituer la trame de la pensée de Habermas qui se définit aujourd’hui comme une pensée « post-métaphysique » et construit sa philosophie du sujet en refusant en même temps la métaphysique du sujet de la philosophie classique. Et pour ce faire il reviendra toujours au lien avec le criticisme kantien.

Connaissance et Intérêt

C’est donc bien à partir de l’explication kantienne fondamentale de « l’intérêt pour la raison » que Habermas fonde la philosophie comme pensée émancipée. En effet, à partir du moment où la raison pure spéculative est rendue problématique, la question de la légitimation de la pensée rationnelle se trouve posée de façon très aiguë.
Examinons la démarche de Habermas à partir de la critique de Kant. Le but de « Connaissance et Intérêt » (« Connaissance et intérêt ») est un examen critique du positivisme et le développement de l’autoréflexion des sciences. Cette tâche s’impose pour Habermas, car après Kant la science n’a plus jamais été pensée sérieusement. La théorie de la connaissance, qui recueille l’héritage de la philosophie première, est devenue une théorie de la science, c’est-à-dire, dit Habermas, une « méthodologie pratique dans l’autoconception scientiste des sciences. »xxiv
Dans ce texte est posé d’abord le problème d’une critique immanente de Kant. Habermas part de la critique de Kant par Hegel et constate que cette critique n’est pas une critique immanente puisqu’elle a des présuppositions qui se situent hors du champ de la philosophie critique. Habermas reprend différemment la critique de Kant. Il met en évidence les présuppositions de la théorie de la connaissance, savoir :
  1. un concept normatif de la science (dans la Critique de la Raison Pure, c’est la physique mathématique qui fournit de la prototype de toute science) ;
  2. un concept normatif du moi. Habermas note :
Hegel voit que la critique kantienne de la connaissance commence par une conscience qui n’est pas transparente à elle-même.xxv
  1. la distinction entre raison théorique et raison pratique.
Mais précisément la critique hégélienne manque son but, parce que
le prétention qu’élève la réflexion rationnelle contre la pensée abstraite de l’entendement est synonyme de l’usurpation du droit des sciences indépendantes par une philosophie qui se présente, après comme avant, comme science universelle.xxvi
C’est pourquoi, dit Habermas, dans la mesure où la critique immanente du kantisme n’a pas pu être menée, le positivisme a pu ensuite se développer. Dans une première phase, Habermas va donc chercher le dépassement du kantisme en gardant les acquis de la philosophie critique dans le travail de Marx. Commentant la première thèse sur Feuerbach, Habermas écrit :
l’activité objective acquiert alors le sens spécifique d’une constitution d’objets qui, comme objets naturels, partagent avec la nature le moment de l’être-en-soi, mais portent en eux-mêmes le moment de l’objectivité produite qu’ils tiennent de l’activité humaine. Marx conçoit l’activité objective d’une part comme réalisation transcendantale ; à cette activité correspond la constitution d’un monde, dans lequel la réalité se soumet à des conditions qui permettent l’objectivité d’objets possibles. D’autre part, Marx voit cette réalisation transcendantale fondée dans des processus réels de travail. Le sujet de la constitution du monde n’est pas une conscience transcendantale en général, mais le genre humain concret...xxvii
La synthèse qui est dans la théorie kantienne de la connaissance l’acte essentiel — toute la critique vise à énoncer les conditions de possibilité de production de jugements synthétiques a priori — « n’apparaît plus désormais comme une activité de la pensée, mais comme une production matérielle. » Ce qui exclut tout lecture de Marx comme un « naturalisme plat ». Habermas tente de penser le matérialisme histo­rique à partir d’une lecture matérialiste de la philosophie critique ou d’une interprétation kantienne de Marx. Ainsi pousse-t-il la comparaison entre Kant et Marx ; ainsi la nature au sens de Marx est-elle mise en corrélation avec la chose-en-soi kantienne :
Bien que nous devions, du point de vue de la théorie de la connaissance, pré­supposer la nature comme étant en soi, nous n’avons nous-mêmes accès à la nature qu’à l’intérieur de la dimension historique ouverte par les processus de travail, dimension dans laquelle la nature sous une forme humaine se médiatise avec la nature en tant que nature objective qui forme la base et l’environnement du monde humain.

Autrement dit

La chose en soi kantienne réapparaît au titre d’une nature précédant l’histoire humaine..xxviii
À partir de cette mise en relation systématique de Kant et Marx, Habermas peut faire ressortir ce qui selon lui constitue la différence spécifique qui concerne chez Kant l’ac­tivité de la conscience en général alors que chez Marx il s’agit d’activité instru­mentale de l’homme manipulant des outils.
La synthèse de la matière de l’intuition par l’imagination reçoit son unité nécessaire à travers les catégories de l’entendement. En tant que purs concepts de l’entendement, ces règles transcendantales de synthèse sont un inventaire interne et invariable de la conscience en général. La synthèse de la matière du travail par la force de travail reçoit son unité effective à travers les catégories de l’homme mani­pulant. Comme instrument dans la plus large acception, ces règles techniques de la synthèse prennent une existence sensible et appartiennent à l’inventaire historiquement variable des sociétés.xxix
Mais cette différence spécifique, telle que Habermas la conçoit, montre en même temps comment la « conception matérialiste d’une synthèse par le travail social » s’inscrit dans le mouve­ment de la pensée qui commence avec Kant. Habermas distingue ainsi chez Marx :
  • un moment kantien : concept d’une synthèse par le travail social développé par une théorie instrumentaliste de la connaissance.
  • un moment non-kantien qui renvoie à Fichte : production de l’espèce humaine par elle-même à travers une histoire.
Habermas cependant n’accepte pas telle quelle cette « conception matérialiste ». Il reproche à la conception marxienne de réduire, du point de vue de la théorie de la connaissance, l’histoire humaine à l’activité productrice et ainsi de ne pas donner un cadre de référence permettant de penser l’interaction, la communication entre les individus et de donc réduire de fait la réflexion ou la critique au statut des sciences de la nature. Ce qui n’empêche par Marx de distinguer soigneusement sujet et objet, le contrôle conscient de soi effectué à l’échelle social et ce qui ressort de la régulation automatique d’un processus de production.
Habermas ne met pas en cause les recherches matérielles de Marx, qui, dit-il, « fait toujours fond sur une pratique sociale qui comprend le travail et l’interaction »xxx. Mais il estime que le cadre théorique dans lequel est pensée la conception matérialiste de l’histoire est trop étroit pour son objet. Ce qui conduira Habermas dans un premier temps à vouloir effectuer une reconstruction du matérialisme historique (cf. »Après Marx ») puis dans un deuxième temps à créer sa propre terminologie et sa propre conception des sciences sociales avec la Théorie de l’agir communicationnel.
Revenons à « Connaissance et intérêt » : Habermas distingue donc deux niveaux ou deux points de vue dans la conception des sciences sociales. Le sujet interprète la nature et d’interprète lui-même selon ces deux modalité :
  1. l’activité instrumentale : elle correspond à la contrainte de la nature extérieure.
  2. l’activité communicationnelle : elle correspond à la répression de la nature intérieur de chacun.
L’émancipation du sujet n’est donc possible qu’en fonction de ces deux modalités. À la première correspond la disposition technique de la nature (ou encore la croissance des forces productives), donc à la croissance d’un savoir techniquement exploitable. À la deuxième correspond une organi­sation des échanges sociaux liée uniquement à une communication exempte de domination. Pour résumer on pourrait ainsi schématiser la vision d’Habermas telle qu’elle se présente dans « Connaissance et intérêt » :
Contrainte naturelle
Contrainte sociale
Savoir technique exploitable
Activité communicationnelle sans domination (rationalité)
Sciences de la nature
Réflexion
Progrès technico-scientifique
Processus social
Forces productives (en termes marxistes)
Rapports sociaux (en termes marxistes)
Notons que la dernière ligne du tableau n’est qu’une approximation. Pour Habermas en effet la dialectique des forces productives et des rapports sociaux de production reste vaine tant que n’est pas éclaircie la synthèse de l’homme et de la nature qui est, du point de vue marxiste, conçue exclusivement en terme de production.
Les deux colonnes du tableau pourraient fort bien être rattachées à la dichotomie kantienne entre entendement et raison pratiquexxxi. Les grandes divisions de la philosophie critique peuvent se retrouver avec un système de correspondances dans la philosophie de Habermas.
Kant
Habermas
Raison pratique
Activité communicationnelle sans domination (rationalité – savoir herméneutique)
Entendement
Savoir techniquement exploitable (ou savoir nomologique)
Sujet transcendantal
Sujet empirique social
Synthèse a priori
Synthèse pratique sociale
Pour mieux appréhender ces correspondances, mais aussi les différences spécifiques, analysons l’important chapitre IX de « Connaissance et intérêt » intitulé « Raison et intérêt : Retour sur Kant et Fichte ».
Dans ce chapitre, Habermas explicite ses positions par rapport à celles de Kant ; il s’agit en particulier d’assurer le passage du sujet transcendantal kantien au sujet « espèce humaine » et d’en tirer les conséquences quant à la logique des sciences. Il montre que la logique et les règles métho­dologiques des « sciences morales » (ou « sciences hermé­neutiques »), aussi bien que des sciences de la nature (ou encore « empirico-analytiques » ou « nomologiques ») n’ont plus le statut de règles transcen­dantales pures, mais proviennent des milieux de vie factuels. Donc on doit comprendre la constitution de ces sciences à partir de « conditions de vie fonda­mentales » qui « forment un ensemble d’intérêts par rapport auquel se mesure le sens de validité des énoncés qui peuvent être obtenus »xxxii au sein des systèmes formés par les règles de ces sciences. Habermas refuse la réduction naturaliste du concept d’intérêt.
J’appelle intérêts les orientations de base liées à certaines conditions fondamentales de la reproduction et de l’autoconstitution de l’espèce, c’est-à-dire au travail et à l’interaction.xxxiii
La notion d’intérêt est donc liée directement au processus de constitution du sujet comme tel. Nous avons vu que Kant utilise cette notion ou ce concept d’intérêt pour la raison. Les Idées ne peuvent être connues et présentent un intérêt spéculatif faible, mais présentent dit Kant un intérêt pratique en ce que précisément elles fondent le sujet comme sujet libre, ce qui rend possible la recherche de l’autonomie. Habermas reprend ce concept, mais en en transposant complètement le cadre. L’intérêt pour la raison est chez Habermas un intérêt de connaissance émancipatoire. Chez Kant, l’intérêt vise notre faculté de désirer. Mais l’intérêt se présente sous deux formes :
Intérêt pur ou pratique
Intérêt empirique ou pathologique
pris pour l’action
pris pour l’objet de l’action
éveille un besoin
provient d’un besoin
Inclination intellectuelle
inclination sensuelle
Or ce concept d’intérêt pose un problème global d’interprétation du trans­cen­dantalisme kantien. Kant attribue une cause à l’exercice de la raison dans la faculté de désirer. Il est clair ainsi que le sujet n’est pas seulement transcendantal et qu’il ne peut plus est simplement considéré comme une instance logique — ce que est pourtant un peu souvent dit dans les lectures rapides de Kant —, mais que le sujet est l’homme empi­rique mu par la faculté de désirer. Il faut dit Kant, que la raison ait la faculté d’inspirer un sentiment de plaisir. Selon Habermas, cette inter­férence de la sensibilité dont dépend le sentiment de plaisir, et de la raison « fait éclater le cadre de la logique trans­cendantale. »xxxiv Que le plaisir procuré par la raison soit un plaisir pur ne change rien à l’affaire. On ne détache l’intérêt pour la raison des mobiles purement factuels qu’en intro­duisant dans la raison elle-même un moment de facticité. Le sentiment moral fait le lien entre la sensibilité et la raison et doit ainsi revendiquer le rôle d’expérience trans­cen­dantale. Car « l’intérêt qui nous pousse à obéir aux lois morales est engendré par la raison et il est cependant un fait contingent qui ne peut pas être admis a priori. »xxxv Voici donc une philosophie transcendantale dont les déterminations ne sont pas entièrement indé­pendantes de l’expé­rience, ce qui est une contradiction logique, puisque est trans­cen­­dantale « toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori. »xxxvi Ces contradictions sont particulièrement claires quand on étudie la « Critique de la Faculté de juger » : Kant y présente cette faculté comme la faculté intermédiaire qui assure l’unité des facultés du sujet, mais uniquement subjectivement. Le tableau qui conclut l’introduction est le suivant :
Facultés de l’âme dans son ensemble
Facultés de connaissance
Principes a priori
Application
Facultés de connaître
Entendement
Conformité à la loi
Nature
Sentiment de plaisir et de peine
Faculté de juger
Finalité
Art
Faculté de désirer
Raison
But final
Liberté
Mais la raison ne s’exerce effectivement que mise en route par le sentiment de plaisir. Donc l’ordonnancement de ce tableau ne correspond pas à la hiérarchie des facultés telle que Kant la développe dans le corps du texte qui suit cette introduction.
La critique de Habermas met clairement en évidence que la rigueur et la construction triadique de la philosophie critique de Kant ne sauraient dissi­muler les difficultés de l’interprétation du texte même. Habermas reproche à la critique hégélienne de Kant de ne pas être une critique immanente puisque Hegel s’oppose à Kant en présupposant un Savoir Absolu que justement Kant refuse. Au contraire, Habermas reprend à son compte la démarche kantienne en montrant la nécessité de dépasser les contradictions du transcendantalisme tel qu’il est exposé par Kant. Il s’appuie sur Fichte pour opérer ce dépassement. Avec Fichte, il remet en cause la division kantienne car celle-ci ne peut pas expliquer comment une simple pensée qui ne contient en elle-même aucun élément sensible, peut-elle produire une sensation de plaisir ou de douleur. Pour Habermas (après Fichte) cette difficulté provient du fait que Kant a conçu la raison pratique sur le modèle de la raison théorique, au lieu de partir du fondement de toute philosophie qui se trouve dans l’intuition intellectuelle qui concerne non pas un être (Kant refuse en effet l’intuition intellectuelle comme moyen de connaître ce que ne nous est pas accessible par l’expérience), mais une activitéxxxvii. En faisant de la raison pratique le modèle de la raison théorique, la difficulté disparaît. Habermas écrit :
l’intérêt pratique de la raison appartient à la raison elle-même : dans l’intérêt pour l’indépendance du moi, la raison se réalise dans la même mesure que l’acte de la raison comme tel produit la liberté. L’autoréflexion est à la fois intuition et émancipation, compréhension et libération de la dépendance dogmatique.xxxviii
Et Habermas conclut :
Le développement du concept d’intérêt de la raison conduit de Kant à Fichte, du concept d’un intérêt qu’on a pour les actions du libre arbitre et qui est dicté par la raison pratique, au concept d’un intérêt qu’on a pour l’autonomie du moi et qui opère dans la raison elle-même.xxxix
Pour Habermas donc il s’agit d’aller jusqu’au bout de la critique du concept contemplatif de la connaissance, concept qui pose l’intérêt comme un élément extérieur à la connais­sance, un moment étranger à la théorie. Il place au centre de l’activité cognitive la réflexion sur les intérêts qui commandent cette activité (intérêts instrumentaux ou com­mu­nicationnels). Pour Habermas, « c’est en accomplissant l’autoréflexion que la raison se saisit comme raison intéressé.xl » Autrement dit les conditions de l’objectivité de la connaissance sont réunies à partir du moment où la connaissance est complè­tement ramenée, dans toutes ses dimensions à l’activité du sujet vivant.
C’est pour cette raison que Habermas va se tourner vers le pragmatisme. Cette philosophie en effet détermine clairement et consciemment ses critères de valadité à partir des intérêts de la raison. L’analyse de la pensée de Peirce conduit à ceci :
Peirce a conçu le cadre méthodologique de la recherche et le domaine de l’activité instrumentale dans lequel il s’insère comme des substituts évolutifs de mécanismes d’orientation animaux perdus ou atrophiés.xli
La réinsertion des mécanismes cognitifs et communicationnels dans un processus de l’évolution au sens presque darwinien, c’est quelque chose que Habermas développera dans « Après Marx ». Pour l’instant contentons-nous de noter ce qui importera pour la synthèse que propose Habermas. Il montre que l’intérêt qui commande la connaissance n’est ni un intérêt seulement empirique ni un intérêt pur (Kant). L’intérêt, lorsqu’il est satisfait ne conduit pas à la jouissance, mais au succès. Habermas parle d’un « intérêt qui commande la connaissance et qui vise à la manipulation technique possible. »
Un intérêt de ce genre ne peut être attribué qu’à un sujet qui combine le caractère empirique d’une espèce issue de l’histoire naturelle avec le caractère intelligible d’une communauté constituant le monde à partir de points de vues transcendantaux. »xlii
On a ici les deux éléments de la distinction kantienne ; mais Habermas refuse de les séparer, de les opposer ; l’homme est à la fois phénomène sensible, compréhensible par les sciences nomologiques et il appartient au monde intelligible, sachant que ce monde intelligible n’est pas autre chose qu’une communauté de sujets. C’est le concept d’intérêt qui permet d’unir ces deux types de réalités.
La réflexion de Habermas sur le pragmatisme vise en même temps donc à mettre en évidence les limites de ce pragmatisme tel que Peirce l’avait conçu. L’énonciation de la vérité met en jeu une activité communicationnelle et donc la recherche ne peut être enfermée dans le domaine de l’activité technique instrumentale.
Le concept du moi individuel inclut une relation dialectique entre le général et le particulier qui ne peut pas être pensée dans le domaine où s’exerce l »activité instrumentale.xliii
Le dialogue entre sujets s’annonce ainsi comme la précondition du savoir. La condition de la connaissance, c’est la formation du sujet individuel sur la base de l’intersubjec­tivité. Les chercheurs utilisent pour communiquer entre eux un système de symboles qui médiatisent leur communication ; la connaissance de ces symboles est présuppposée dans l’acquisition d’un savoir techniquement exploitable. Donc « elle ne saurait elle-même être justifiée selon les catégories de ce même savoir. »xliv
Le pragmatisme dans les sciences de la nature ne peut être retenu que si on trouve dans les « sciences morales » un orientation qui ne contredirait pas l’orientation pragmatiste. C’est le rpele que va jouer l’analyse des positions de Dilthey. Pourquoi l’herméneutique peut-elle s’accorder avec le pragmatisme ? Habermas donne une réponse :
La compréhensoin herméneutique n’est que la forme méthodiquement développée de cette réflexivité vague ou de la démi-transparence dans laquelle s’accomplit déjà la vie des hommes vivant une communication et une interaction sociale préscientifiques.xlv
Ancrer la connaissance dans l’intersubjectivité, c’est aussi ancrer la communication entre chercheurs sur non sur un modèle théorique, mais sur la stucture préalable de la compréhension de la pratique quotidienne.
Habermas  reprend la distinction kantienne :
Les sciences herméneutiques sont insérées dans les interactions médiatisées du langage ordinaire comme les sciences empirico-analytiques le sont dans le secteur de l’activité instrumentale.xlvi
Et ce déplacement de la structure kantienne en dehors de l’idéalisme pour la reconstruire dans une optique « matérialiste » est très net dans le passage qui suit :
nous qualifions de pratique l’intérêt commandant la connaissance dans les sciences morales. Il se distingue de l’intérêt de connaissance technique en ceci qu’il ne vise pas à saisir une réalité objectivée, mais à maintenir l’intersubjectivité d’une compréhension entre individus dans le seul horizon de laquelle la réalité peut apparaître comme étant quelque chose.xlvii
L’intérêt, défini ainsi, n’apparait plus comme corruption de la connaissance, mais bien comme condition de toute connaissance possible.
La critique de l’autoconception objectiviste des sciences conduit dans « Connaissance et Intérêt » à poser la psychanalyse comme le seul modèle tangible d’une science qui recourt méthodiquement à l’autoréflexion en ceci que :
  • L’interprétation psychanalytique s’occupe de ces connexions de symboles dans lesquels un sujet se fait illusion sur lui-même.
  • La technique psychanalytique se définit clairement comme une hermé­neutique. C’est une « herméneutique des profondeurs » qui rend le sujet conscient de l’histoire de sa propre formation. Dans son essence donc la psychanalyse est auto-réflexion.xlviii
  • La technique psychanalytique refuse l’objectivation de la maladie, mais bien au contraire le retour au sujet :
Parce que l’analyse exige du patient l’expérience de l’autoréflexion, elle exige aussi une responsabilité morale pour le contenu de la maladie.xlix

Conclusion sur Habermas et Kant

Habermas reprend donc la théorie critique et la concept de réflexion qu’il trouve dans l’idéalisme allemand. Mais il opère un déplacement significatif. Le sujet n’est plus un sujet transcendantal, mais un sujet empirique. Un sujet empirique est pour Kant une contradiction in adjecto puisque l’homme en tant qu’il peut être connaissable par l’expérience sensible est un objet qui est un objet de connaissance des sciences de la nature. Habermas lève cette difficulté en divisant les sciences en sciences nomologiques et sciences herméneutiques. L’anthopologie qui est chez Kant une science appliquée peut ainsi devenir chez Habermas la philosophie elle-même dans ce qu’elle a de plus fondamental. « Connaissance et Intérêt » est ainsi un essai d’ »anthro­pologie matérialiste de la connaissance ». Ainsi l’intersubjectivité qui n’est abordée que dans ses principes et ses conditions a priori chez Kant peut-elle devenir le centre même de la philosophie de Habermas, à travers la Théorie de l’agir communi­cationnel. Dans la science kantienne, ce sont les facultés du sujet qui constituent les con­ditions transcen­dantales de la connaissance. Chez Habermas, c’est l’inter­sub­jectivité qui constitue la condition trascendantale de la formation du sujet.
On peut résumer ainsi les sources à partir desquels Habermas opère sa synthèse :
  • Kant & Fichte : criticisme - penser l’activité cognitive comme activité du sujet constituant le monde.
  • Marx : matérialisme historique - refus d’un sujet transcendantal au profit d’une d’un sujet empirique, l’espèce humaine. Importance de la synthèse par le travail.
  • Peirce : pragmatisme. La vérité scientifique est jugée par ses résultats en fonction d’une fin.
  • Dilthey : herméneutique. Distinction entre « sciences morales » et « sciences de la nature ».
  • Freud : théorie critique ou la possibilité d’une science comme autoréflexion.
Connaissance et intérêt dégage ainsi un terrain qui sera exploité par la suite. L’activité communicationnelle est inséparable de la morale et du droit. Il s’agira donc pour comprendre cette activité communicationnelle de procéder à la recherche de la genèse des structures normatives. Ce qui est le centre de « Après Marx » dans lequel Habermas opère la substitution du concept de « reconstruction » à celui d’autoréflexion.
i"Fondements de la métaphysique des mœurs" page 122
ii"Fondements de la métaphysique des moeurs" page 202
iiiFondements de la métaphysique des moeurs page 203
ivCritique de la faculté de juger page 28
vCritique de la Raison Pratique page 156/157
viPage 103 nbn
viipage 104
viiiCritique de la faculté de juger - préface page 24 (VRIN - édition Philonenko)
ixop.cit. page 25
xCritique de la faculté de juger page 78
xiop.cit. page 105
xiiop.cit. page 129
xiiiop. cit. page 130
xivop. cit. page 143
xvop. cit. page 194
xviop. cit. page 206
xviiop. cit. page 211
xviiiop. cit. page 216
xixLa Technique et la Science comme idéologie - Tel-Gallimard page 4
xxLa technique ... op.cit. page 28
xxiLa technique ... op.cit. page 31
xxiiLa technique ... op.cit. page 34
xxiiiin "La technique ... " op.cit. page 150
xxiv"Connaissance et intérêt" pages 36.37
xxv"Connaissance et intérêt" page 48
xxvi"Connaissance et intérêt" page 56
xxvii"Connaissance et intérêt" page 59
xxviii"Connaissance et intérêt" page 66
xxix"Connaissance et intérêt" page 67
xxx"Connaissance et intérêt" page 85
xxxiLes comparaisons avec Max Weber s'imposent également : Habermas se situe clairement dans la problématique rationalité en vue d'un but et rationalité axiologique.
xxxii"Connaissance et intérêt" page 229
xxxiii"Connaissance et intérêt" page 230
xxxiv"Connaissance et intérêt" page 234
xxxv"Connaissance et intérêt" page 235
xxxviKant Critique de la raison pure page 73
xxxviiOn peut remarquer que la critique de Marx fait au matérialisme ancien est dans sa structure identique à la critique de Kant par Fichte.
xxxviii"Connaissance et intérêt" page 241
xxxix"Connaissance et intérêt" page 242
xl"Connaissance et intérêt" page 245
xli"Connaissance et intérêt" page 169
xlii"Connaissance et intérêt" page 170
xliii"Connaissance et intérêt" page 174
xlivibid.
xlv"Connaissance et intérêt" page 183
xlvi"Connaissance et intérêt" page 209/210
xlvii"Connaissance et intérêt" page 210
xlviiiFreud écrit : "La psychanalyse suit la technique qui consiste autant que possible à faire résoudre ses énigmes par le sujet analysé lui-même."(Introduction à la Psychanalyse page 87)
xlix"Connaissance et intérêt" page 268 - à rapprocher de ce que dit Lacan : L'analye ne peut avoir pour but que l'avènement d'une parole vraie et la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à son futur." (Fonction et champ de la parole et du langage in Ecrits 1 - Seuil)

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