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samedi 7 janvier 2023

Défense de l'anthropocentrisme

La nature n’existe que parce que l’homme existe ! Cette affirmation peut surprendre : la nature était là avant nous et sera encore là après nous, croit-on généralement. Peut-être serais-je devenu, à mon insu, un disciple de l’évêque Berkeley qui soutient que l’être n’est que l’être perçu ? Que nenni ! Ce que je mets en question, c’est l’idée de nature comme séparée et opposée à l’homme. Léo Strauss soutient à raison, selon moi, que l’idée de nature est une invention grecque, une invention corrélative à celle de la philosophie. Ce sont les philosophes grecs qui opposent la nature (physis) et la convention (nomos), la nature spontanée qui nait et meurt et la convention qui dépend de l’artifice humain. Suivre la nature, c’est alors refuser de suivre les conventions arbitraires des organisations humaines. Mais si utile pour la pensée qu’ait été cette séparation, elle n’est pas naturelle et procède d’un acte de la pensée.

La nature n’est pas hors de nous. Nous, nous sommes la nature devenue consciente d’elle-même ! Nous sommes « naturels ». Notre insatiable avidité, notre propension à peupler toute la surface de la Terre, à soumettre tout ce qui est à nos désirs et nos caprices, tout cela est parfaitement naturel, car cela découle de la nature humaine : bipédie, pas de poils, aptitude à la course à pied, gros cortex, capacité à utiliser un langage symbolique et pas seulement des signaux comme les abeilles, les marmottes ou les grands singes, bonne vue binoculaire, mais aussi naissance prématurée et inadaptation fondamentale à notre environnement. Quand on parle de défendre la nature, on ne devrait jamais oublier la défense de la nature humaine, à moins que penser qu’elle soit la seule qui n’a pas à être défendue et que l’être humain soit une abominable verrue qui défigure notre belle déesse Gaïa !

Quand on dénonce le point de vue anthropocentré (on trouve ça chez beaucoup d’écologistes), on ne voit pas bien ce qui est visé. Car, de la réalité, nous n’avons qu’un point de vue anthropocentré ! Sauf ceux qui se prennent pour Dieu, qui, lui, doit avoir un point de vue « théocentré », on ne peut pas avoir d’autre point de vue qu’anthropocentré ! Même ceux et surtout ceux qui essaient de penser la « nature sauvage » comme nature en dehors de l’homme, restent parfaitement anthropocentrés. Parler de la nature en dehors de l’homme, c’est encore la situer par rapport à l’homme, en donner une vision et un concept humains.

Nous ne pouvons pas séparer la nature de l’homme pour une autre raison : la nature est « le corps non organique de l’homme », comme le dit Marx (Manuscrits de 1844), ce que Merleau-Ponty reprend à son compte (voir son cours de 1956). L’homme nait, vit de la nature, meurt comme toutes les choses de la nature. Il y a, dit Marx, un métabolisme entre l’homme et la nature : nous respirons, nous restons cloués au sol, il nous faut boire et manger, nous protéger du froid, etc. Les échanges en l’homme et son environnement immédiat sont incessants et supposent une activité, une praxis, pour produire les vêtements, les maisons, la nourriture et bien d’autres choses encore.

En vérité, la nature n’existe pas. Ce n’est qu’une abstraction qui résulte de l’activité humaine — mais une abstraction peut être utile pour penser, à condition de ne pas l’hypostasier, d’en faire le fondement. Ce qui nous importe, de manière vitale, ce n’est pas « la nature », mais notre écoumène, le monde en tant que nous l’habitons, en tant que nous le façonnons pour le rendre non seulement habitable, mais aussi agréable et beau. Nous voulons préserver les paysages parce qu’ils sont beaux et pas encore salopés par ces éoliennes qui poussent comme des champignons sur nos plateaux de Bourgogne. Mais évidemment, il n’y a que des êtres humains qui peuvent trouver beau un paysage !

Le 7 janvier 2023

 

mardi 8 janvier 2019

Y a-t-il des catastrophes naturelles?



Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois de la nature.

Objections

Ce n’est qu’en apparence que les catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…) Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles, les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom) vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut déclencher un ouragan à San Francisco.  Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous, car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil, si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort. Des inondations tout à fait « normales » se transforment en catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné n’importe où.

mardi 18 décembre 2018

Le « développement durable » n’est-il qu’un slogan publicitaire ?


Le thème du « développement durable » occupe maintenant une bonne partie de l’espace du marketing. Le label « développement durable » est un argument publicitaire de choix car personne ne voudrait être accusé de saccager la planète, de ne pas s’occuper des générations futures ou de vouloir un développement qui ne serait pas durable. On augmente les taxes sur les produits pétroliers : surtout ne pas dire qu’il s’agit seulement de boucher les trous du budget, soutenir qu’il s’agit d’œuvrer à la transition écologique. Il est assez facile de montrer que cette expression est un simple leurre, un slogan publicitaire qui peut attraper quelques gogos. D’ailleurs l’expression « développement durable » serait en elle-même une contradiction. Quand on se développe, il arrive bien un moment où l’on est totalement développé et où, par conséquent cesse le développement. Il semble en effet qu’un développement infini soit une perspective à peu près dépourvue de sens.

mardi 17 novembre 2015

L'art, nature agissante

« l’art n’est que la nature agissante à l’aide des instruments qu’elle a faits. » (D’Holbach, Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral).

L’opposition de l’art et de la nature (tekhnê et phusis), de l’artificiel et du naturel, est centrale dans la vision grecque de l’être et sans doute structure-t-elle encore largement notre jugement. L’une des caractéristiques de la modernité, à laquelle nous continuons d’appartenir pour l’essentiel, est l’ébranlement de cette dichotomie. Descartes le dit sans ambages : « il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. » (Principes de la philosophie - 4e partie § 203) Si toutes les choses artificielles sont naturelles, il est évident que l’art n’est rien d’autre que la nature agissante, comme le dit D’Holbach. Mais peut-être le propos de D’Holbach est-il plus radical encore que celui de Descartes. Dans les Principes, Descartes aborde les questions du point de vue de la connaissance : c’est parce que les êtres vivants ne peuvent être connus qu’en appliquant à cette connaissance les règles de la mécanique que la différence entre naturel et artificiel s’efface. Au fond Descartes rabat les choses naturelles sur les choses artificielles. Chez D’Holbach ce sont des considérations ontologiques qui prévalent, liées à l’inspiration à la fois spinoziste et matérialiste qui est la sienne, lui qui fut l’ami et le protecteur de Diderot. Et D’Holbach rabat en quelque sorte les choses artificielles sur les choses naturelles. Résultats semblables en apparence de démarches profondément différentes en réalité.
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Reprenons le propos de D’Holbach : « l’art n’est que la nature ». L’art ne s’oppose donc pas à la nature, il n’est pas non naturel, mais n’est qu’une partie de la nature, un mode de la nature. Mais pas de n’importe quelle nature, pas la nature en général, mais la « nature agissante ». Il s’agit donc de considérer dans l’art la nature en tant que principe de production – on pourrait penser à la « nature naturante » au sens que Spinoza donne à cette expression. Comment cette nature est-elle agissante ? Par des moyens qu’elle a elle-même créés. Nous sommes donc ici sur un strict « plan d’immanence » : il y a la nature sans adjonction extérieure – ce qui est la définition classique du matérialisme – puisque la nature ne crée que par des moyens naturels, des moyens crées eux-mêmes par la nature. Aristote avait bien noté que dans l’artifice il reste toujours quelque chose de naturel. Le bois dont on fait la charpente est bien naturel. Mais l’art du charpentier n’est pas dans le bois (« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature », Physique, II, 8, 199-b). D’Holbach nous invite à abolir cette distinction. Certes, l’art de la construction navale n’est pas dans le bois, il est dans la tête et dans les mains du charpentier, mais la tête et les mains du charpentier sont elles-mêmes des produits de la nature (ce qu’Aristote, du reste, ne nierait point). Après tout, ainsi que le disait Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire », il est « une partie de la nature dont il suit le cours » et, par conséquent, les actions de l’homme sont elles-mêmes naturelles et les choses que fabrique l’homme devraient donc être considérées comme naturelles.
On peut entrer dans le détail. L’analyse de Marx pourrait nous éclairer : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. » Certes le travail ne se limite pas seulement Marx à ce premier aspect. En effet : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, Livre I). Si la dimension essentielle du travail humain est qu’il est un activité finalisée et non un processus automatique, instinctif, la pensée n’est pas pour autant hors la nature. Elle est elle-même à sa façon un processus naturel.
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La difficulté que nous pouvons éprouver à admettre cette thèse que l’on peut qualifier de moniste-naturaliste (il n’y a qu’une seule réalité, celle de la nature) tient à plusieurs raisons. La plus importante de ces raisons est que nous ne percevons pas du tout l’activité pratique des hommes comme un processus naturel. À cela il y a deux raisons : 1° nous sommes des hommes et donc nous ne nous percevons nécessairement pas comme un « instrument de la nature » et nous agissons à partir de nos propres déterminations et non en obéissant aux « lois de la nature » ; et 2° les activités humaines sont fondamentalement imprévisibles – les hommes ont des coutumes très différentes selon les lieux et les époques et leurs productions aussi bien matérielles qu’institutionnelles ou mentales manifestent un imaginaire radical ou encore ce que l’on appelle généralement la liberté. D’où la grande faveur que reçoit la thèse d’une séparation de la nature et de la culture, d’une nature qui obéit à des lois déterministes – comme le sont les lois de la physique – auxquelles nous opposons la liberté humaine productrice de culture et d’une pluralité de cultures. On aurait ainsi une sorte de dualisme qui renverrait (directement ou non) à la séparation cartésienne entre une nature matérielle (corporelle) obéissant aux lois déterministes de la physique et un monde de l’esprit qui ne serait nullement asservi à ces lois naturelles et serait essentiellement libre – le « libre-arbitre » étant la composante essentielle de cette liberté.
Mais que cette position dualiste s’impose comme seul moyen de sauver l’idée de la liberté humaine, cela repose sur une confusion concernant le concept de nature. Chez Spinoza comme chez D’Holbach, la nature correspond – en gros – à ce que les Grecs nommaient « Être », tout ce qui est. La nature n’est pas, dans cette conception, une nature hors de l’homme, mais une nature qui inclut l’homme comme l’une de ses parties. Le « déterminisme » que l’on prête à Spinoza n’est pas le déterminisme de la physique (bien qu’il puisse l’inclure) ; il n’est qu’une autre façon de dire que rien de ce qui n’arrive n’est surnaturel, qu’il n’existe que des causes naturelles, même si nous ne parvenons pas ou pas encore à les connaître. Dans la conception spinoziste de la nature, le déterminisme ne doit pas du tout être conçu sur le modèle des lois des chocs des corps. Dans ce modèle chaque corps est considéré comme déterminé par des impulsions extérieures ; au contraire, d’un point de vue spinoziste, on devrait considérer chaque être comme doué d’une « énergie » ou d’une impulsion interne (tout être tend à persévérer dans son être, dit-il) qui se heurte aux forces extérieures lesquelles soit contrarient, soit renforcent son mouvement propre – c’est le schéma de base de cette physique des affects exposée dans les IIIet IVe parties de l’Éthique. La liberté ne réside donc pas dans un impossible libre-arbitre, mais dans la possibilité, propre à l’être humain, de renforcer sa puissance d’agir en ordonnant ses affects de telle sorte qu’ils puissent renforcer son conatus, cette pulsion de vie qui est son essence propre.
Cette conception de la nature est très différente de celle de Descartes aussi bien que de celle de la science moderne (galiléenne/newtonienne) et de Kant. La science moderne tient la nature non pour ce qui est, en général, mais pour ce qui est extérieur à l’homme en tant que sujet, ce qui lui est transcendant, et qui est posé comme objet de connaissance. Une telle nature est une nature obéissant aux lois de la physique, aux lois que la raison lui impose, comme le dit Kant, puisqu’elle n’est que l’ensemble des phénomènes.L’homme comme sujet de la connaissance est ainsi déraciné, il est hors nature. Son corps même est tenu pour un objet extérieur à lui-même offert à la connaissance scientifique … et bientôt à la manipulation techno-scientifique. Pensons au rôle que Descartes confie à la médecine de rendre l’homme plus sage et plus habile (Discours de la méthode, VIpartie). Cette scission sujet/objet pose simultanément deux propositions : 1° la nature extérieure à l’homme n’est douée d’aucune puissance propre, elle n’est que l’enchaînement régulier des phénomènes selon des lois causales mathématiques rigoureuses ; 2° le sujet qui la connaît ne peut donc pas lui être enchaîné, puisque extérieur à cet ordre naturel il est essentiellement libre.
C’est pourquoi, si nous restons à l’intérieur du cadre posé par la pensée moderne, si nous restons à l’intérieur de la scission absolue du sujet et de l’objet, la thèse de D’Holbach nous semble impossible à admettre. Une nature déterministe, réduite à l’enchaînement des phénomènes ne peut être une nature agissante et elle ne peut donc « créer » quoi que ce soit ! Dans la conception scientifique de la physique moderne, il n’y a pas de création, pas de nouveauté, et elle doit donc nécessairement avoir recours à un Dieu transcendant pour penser la création si elle veut la penser. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, se tenir dans un dualisme – du corps et de l’esprit ou de la nature et de la technique. Un dualisme qui oppose matière et esprit et qui semble ne pouvoir être dépassé qu’en supprimant l’un des deux termes.
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Concluons sur l’intérêt qu’il pourrait y avoir à sortir du dualisme et à retravailler dans une perspective moniste comme celle de D’Holbach. La conception moderne du rapport sujet/objet et donc la position du sujet comme extérieur à la nature a été la condition du développement formidable des connaissances scientifiques et, pour le meilleur et pour le pire, de leurs applications techniques. Cette conception est étroitement liée au projet dont Descartes définit le mot d’ordre dans la VIe partie du Discours de la méthode, « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », ce qui exclut évidemment que nous puissions être simplement les « instruments » d’une « nature agissante ». Toute une série de raisons, tant « économiques » qu’écologiques, mais surtout spirituelles, nous font penser qu’il est nécessaire, aujourd’hui de sortir de ce modèle, c’est-à-dire de cette vision de la nature qu’ont portée les sciences modernes. La recherche d’une « nouvelle alliance », pour reprendre le titre d’un livre d’Ilya Prigogine, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à la nature s’impose.
La manière paresseuse de surmonter la séparation du sujet et de l’objet, de la nature et de l’esprit est la manière du matérialisme mécaniste (qu’il ne faudrait pas confondre avec un monisme naturaliste) : l’esprit humain lui-même n’existe pas, il n’y a qu’un cerveau, lui-même objet des sciences de la nature. Alors effectivement on pourrait admettre que l’art n’est que la « nature agissante », à ceci près que pour un matérialisme mécaniste, il n’y a aucun sens à parler de nature agissante. Les processus physico-chimiques compliqués par lesquels le cerveau humain commande la main qui fabrique un simple biface du paléolithique ne diffèrent ontologiquement en rien de la chute d’un corps qui descend le long du plan incliné de Galilée. Position intenable, car celui qui la tient jusqu’au bout doit dire que sa pensée elle-même n’est rien d’autre qu’un processus objectif comme la chute des corps. Mais la chute des corps n’est ni vraie ni fausse ; elle est un phénomène naturel. Et donc la théorie du matérialisme mécanique n’est ni vraie ni fausse, elle est un produit du cerveau tout comme le foie produit de la bile. Ainsi le matérialisme mécaniste se condamne à affirmer comme une vérité que sa théorie n’est pas vraie, mais n’est qu’un phénomène physico-chimique… Drame éternel du sceptique radical dans lequel tombe finalement le matérialiste mécaniste – celui qui est à l’œuvre dans les neurosciences, par exemple.
La scission sujet-objet doit être au contraire surmontée dialectiquement, ce qui exige que l’homme comme tel, et pas seulement comme « corps-machine », soit en quelque sorte réintégré dans la nature. L’autonomie dont l’homme dispose dans la nature, cette capacité qu’il a s’en séparer mentalement, à se poser mentalement comme extérieur à cette réalité qui est en même temps la sienne propre, peut aisément être pensée comme un résultat du développement de la nature, même si nous ne la connaissons pas (pour reprendre ici une distinction kantienne entre penser et connaître). « Nul ne sait ce que peut un corps », disait Spinoza. Nous pourrions généraliser : nul ne sait ce que peut la nature. Réduire la nature aux processus déterministes de la physique et de la chimie, c’est sans doute très utile pour l’action pratique, mais ce n’est nullement la comprendre – ici c’est à Bergson qu’il nous faudrait renvoyer. De même que de la matière a émergé la vie,de même de la vie a émergé l’esprit, c’est-à-dire un corps apte à se penser lui-même et à agir selon cette pensée. De même que la vie n’est pas surnaturelle et procède naturellement de la « matière inerte » – tant est-il que cette notion de « matière inerte » ait un sens, ce qui est loin d’être certain – de même l’esprit n’est pas surnaturel et procède de la vie elle-même. L’esprit émerge dans ce rapport actif que cet être naturel qu’est l’homme entretient avec son milieu, il est dans cette interaction que nous appelons précisément technique (ou art). À travers l’activité pratique-sensible de l’homme, on retrouve donc cette idée formulée par Marx selon laquelle l’homme est la nature consciente d’elle-même.

dimanche 27 septembre 2015

Nature, technique, fabrication


Quelques réflexions introductives

On oppose fréquemment la fabrication technique à la nature comme ce qui est artificiel à ce qui est naturel. Ce qui est naturel est spontané, procède de son propre mouvement ; au contraire, ce qui est artificiel demande une action volontaire d’un agent extérieur. Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote :
« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b).
Mais précisément la technique de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. D’où d’ailleurs cette définition de l’homme que l’on trouve chez Bergson, homo faber.
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.(Évolution créatrice, chapitre II, « Les grandes directions de l’évolution et de la vie »)
L’homo faber est pour Bergson l’expression d’une des deux grandes tendances de l’évolution, celle qui va vers l’intelligence et qu’il oppose à l’autre tendance, celle du perfectionnement de l’instinct qui atteint son niveau le plus important chez les insectes.
L’opposition entre ce qui est fabriqué par les hommes et ce qui est donné par la nature traverse la vie humaine, organise notre perception globale des choses. Elle est bien ontologique puisqu’elle permet de classer tout ce qui est selon deux modes d’être radicalement différents.
L’artisan ou l’artiste (on laissera de côté cette distinction, puisque pour les Anciens c’est un seul et même genre d’activité) peut créer quelque chose: un vase, une paire de chaussures, une statue. Mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poiêsis et la phusis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme, car jamais les produits de la fabrication humaine n’égaleront les êtres naturels. On mesure à quel point le rapport moderne à la nature s’oppose à celui des Anciens : l’industrie humaine est censée faire beaucoup mieux que processus naturels trop aléatoires.
Une remarque s’impose ici. Les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain –par exemple – à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de « métaphysique » si on définit la métaphysique comme cette science de l’être en tant qu’être dont parle Aristote. Prenons le cas de la procréation. L’homme, dans la mesure où il n’obéit pas à l’instinct, dans la mesure où la reproduction est normée socialement (prohibition de l’inceste, règles matrimoniales, conventions sociales) n’ a jamais tenu le fait d’avoir des enfants pour un processus seulement naturel. Mais depuis l’aube de l’humanité, la volonté humaine ne peut agir que négativement sur la reproduction : s’abstenir des rapports sexuels, mettre en œuvre les « procédés infâmes » de contrôle des naissances, pratiquer l’avortement, tuer les nouveau-nés indésirables, etc. Le processus lui-même par lequel un enfant vient au monde lui échappe. Je peux décider de labourer un champ ou de coudre un vêtement, mais pas de « faire un enfant » : en ce domaine la seule chose qui puisse être décidée, c’est avoir ou non des rapports sexuels et espérer que Dieu ou la nature comblera mes vœux.
Il est également possible de simuler la procréation, à travers une mise en scène très particulière. Ainsi chez les Nuers du Soudan, une femme stérile sera officiellement transformée en homme. Elle tiendra dans la société la fonction d’un homme et sera mariée à une femme, laquelle s’accouplera avec un homme du village qui servira uniquement « d’inséminateur ». L’enfant qui naîtra sera réputé le fils de cette femme-homme. Extraordinaire montage des normes : il s’agit d’imiter la nature, sous une forme très remarquable.
Il pourrait sembler que les biotechnologies modernes permettent d’abord de « piloter » plus finement le processus (dans le cas de la PMA) et elles n’entraînent pas encore un changement fondamental de statut de la naissance. Dans la FIVETE, on a encore affaire au processus aléatoire de la méiose et l’embryon fécondé sera réimplanté dans l’utérus maternel. Mais déjà s’y ajoute une possibilité technique nouvelle, celle qui est ouverte par la sélection des embryons – puisqu’on sait que certaines cliniques proposent la FIVETE non pour remédier aux problèmes d’infertilité d’un couple, mais pour permettre de choisir le sexe de l’enfant.
On peut aller plus loin et la technique est disponible ou en voie de l’être, si on intervient directement sur le génome humain, si on peut déterminer positivement les caractères essentiels de l’enfant à naître. Dans ce cas, nous aurons une transformation radicale, « ontologique » de l’être humain. Nous renvoyons à l’ouvrage de Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine sur la signification profonde des évolutions en cours qui font de l’enfant à l’être le produit d’un « projet parental » appuyé sur l’ingénierie génétique.
Prenons un autre exemple. Pour l’instant, une large partie de nos apports en protéines se fait directement par la consommation de protéines animales – que l’animal ait été chassé ou provienne d’un élevage domestique, cela ne change rien à l’affaire. On sait aujourd’hui, à partir de composants carbonés fabriquer quelque chose qui s’appelle « steak de synthèse ». Les militants de la « cause animale » y voient un progrès majeur qui permettrait d’en finir avec la « souffrance animale ». Mais on ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Si on ne mange plus les vaches, il faudra aussi arrêter la production laitière et respecter ce poulet en puissance qu’est l’œuf … On commence aussi à fabriquer de la peau synthétique par des procédés assez semblables. On sait faire des cœurs artificiels. Il y a là toute une série de recherches qui ne sont pas sans évoquer les fantasmes et les mythes des siècles précédents, mais qui sortent maintenant du mythe pour annoncer ce qui pourrait être la réalité de demain. L’homme aurait ainsi effectué sa migration vers le « posthumain », l’homme produit intégral de la fabrication humaine. Quand on voit le nombre de grandes firmes qui investissent massivement dans ces secteurs de recherche (Google), on peut craindre le pire.
Remplacer la nature par l’artifice, il semble pourtant que cela a toujours été la ligne directrice de l’activité humaine. Chaque société historique a établi ses propres limites, ses propres frontières entre le naturel et l’artificiel, entre l’artificiel permis et l’artificiel interdit. Franchir la limite, sombrer dans l’hubris, c’était précisément ce dont il fallait à tout prix se garder. Or nous vivons précisément dans une société qui a fait de la démesure, de la transgression de toutes les limites son mode d’être.
Nous savons, presque intuitivement, que le franchissement des limites entre naturel et artificiel conduit à une vie que nous n’aimerions pas, non pas au paradis technologique, mais à l’enfer technologique. Mais en même temps nous ne disposons d’aucune règle qui nous permettrait de déterminer « objectivement » cette limite. Voilà le dilemme tragique devant lequel nous sommes.
Pour en sortir, peut-être pourrions encore nous inspirer d’Aristote. Aristote tente de définir indirectement l’art ou la tekhnê :
« l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a).
Prenons la première partie de cette citation. La nature n’est pas une déesse toute puissante ! Mais, les dieux grecs non plus n’étaient pas des dieux tout-puissants. L’homme peut lui échapper et précipiter à nouveau ce qui est dans le néant par sa démesure, par la perte du metron. Il peut aussi venir en aide à une nature trop faible, par sa propre activité. Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle est composée de communautés naturelles et a pour finalité l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande, mais qu’elle ne peut faire seule. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne peuvent que suppléer à la nature qui, seule, guérit. Le pansement aide à la cicatrisation de la blessure, mais c’est le mécanisme du corps qui opère cette cicatrisation. Chez les humaines, la naissance ne fait pas souvent naturellement. Un petit trop gros qui doit passer par des hanches trop étroites – la nature n’est pas bien faite ... Les animaux mettent bas leur progéniture, mais les femmes doivent accoucher, « dans la douleur » leur rappelle la Bible, et le plus souvent avec l’aide de la sage-femme, d’une femme (car c’était la spécialité des femmes) qui est sage en matière de femmes.
En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets – « obéir à la nature pour lui commander », disait Francis Bacon. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de passer par-dessus la nécessité inflexible des lois de la nature. Mais il faut noter la grande différence. Bacon est un Moderne : obéir à la nature pour lui commander ou, comme le dira Descartes « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature », voilà des propos qui eussent semblé proprement fous pour un esprit grec.
Si nous demandons quelles limites on doit apporter à l’activité technique humaine, peut-être Aristote nous donne-t-il une règle. La PMA est simplement une technique qui aide la nature à accomplir ce qu’elle ne parvient pas à faire seule. Elle s’applique donc à aider les couples stériles à avoir un enfant ... à condition qu’il s’agisse de couples virtuellement susceptibles d’avoir un enfant, c’est-à-dire de couples hétérosexuels. D’où l’importance des discussions autour de l’application de la PMA aux couples homosexuels (féminins).
Dans un tout autre domaine, la sélection des plantes et des animaux n’est rien d’autre qu’une manière de diriger un processus naturel. Le paysan qui préparait ses semences pour la récolte suivante les sélectionnait – très empiriquement d’ailleurs. Il procédait de même pour son troupeau de vaches. Avec les OGM, c’est une autre voie qui s’ouvre : remplacent le développement organique par la chimie, les processus naturels par des processus industriels. Ce n’est pas du tout la même chose. Les défenseurs des OGM emploient l’argument selon lequel la technique des OGM permet seulement de court-circuiter le long processus de la sélection, en tenant le développement organique et le temps qu’il suppose pour rien. Mais précisément, c’est le temps qui est l’essentiel et cette tentative d’éliminer le temps est le caractère le plus saillant de notre époque – voir aussi sur ce dernier point Accélération de Hartmunt Rosa.
Gardons-nous de trancher trop vite. Ce qui s’annonce sous le terme de questions éthiques ou sociétales en tout cas met en jeu une dimension ontologique, c’est-à-dire les assises mêmes de la vie humaine. Et c’est encore le recours à la tradition philosophique qui permet d’y voir plus clair.

mardi 4 août 2015

Nature et culture: retour sur la sociobiologie


La sociobiologie, surtout connue en France à travers Edward O. Wilson, propose une unification des sciences sociales et de la théorie synthétique de l’évolution (la « Nouvelle synthèse »). En fait d’unification, il s’agit d’une absorption pure et simple : les comportements humains doivent être considérés comme des comportements génétiquement déterminés sélectionnés au cours de l’évolution suivant le principe de la recherche de la maximisation de la diffusion des gènes. Un individu est censé toujours adopter, en dernière instance, un comportement qui permettra une diffusion maximale de ses gènes. Les structures de la parenté ne seraient ainsi que les formes spécifiques à travers lesquelles les individus opèrent des stratégies de maximisation de leur descendance.

Le livre de Marshall Sahlins, Critique de la sociobiologie. Aspects anthropologiques, publié en 1976 (traduction française : Gallimard, 1980), procède à une critique en règle des prétentions de la sociobiologie à remplacer l’ethnologie et à effacer la frontière entre l’éthologie animale et l’ethnologie. D’autres critiques de la sociobiologie ont été conduites, du point de vue de la biologie évolutionniste, notamment par Stephen Jay Gould. Pourquoi revenir sur cette question si ancienne, alors que la sociobiologie semble avoir disparu ou presque du champ intellectuel ? Pour deux raisons. La première est que les fondements « épistémologiques » de la sociobiologie se retrouvent dans la psychologie évolutionniste qui continue d’avoir le vent en poupe et domine de nombreux secteurs de la recherche scientifique. La deuxième est que les philosophies – assez nombreuses aujourd’hui – qui tendent à effacer la frontière entre l’animal et l’homme partagent au fond les mêmes présuppositions que la sociobiologie. À ces raisons d’ordre épistémologique, il faut en ajouter d’autres plus politiques et « idéologiques ». L’utilitarisme sous-jacent à la sociobiologie et l’anthropologie qu’elle véhicule – une humanité composée d’individus égoïstes occupés avant toute chose à la maximisation de leurs biens, avoir des descendants faisant partie des biens – constituent bien le « fond de sauce » de l’idéologie dominante aujourd’hui, celle de la concurrence « libre et non faussée » présentée comme naturelle à l’espèce humaine et dont les « utopies » socialistes ou communistes ne seraient que des tentatives absurdes d’aller contre la nature humaine, contre cet « individualisme possessif » caractéristique de l’être humain. Il y a, enfin, une raison proprement philosophique : la sociobiologie est une tentative de donner une explication radicalement « matérialiste » de l’homme comme être social. La critique qu’opère Marshall Sahlins atteint, indirectement, ce matérialisme fort, ce matérialisme prétendument scientifique qui a remplacé Marx par Darwin. Cette lecture de Marshall Sahlins s’inscrit donc, pour moi, dans un travail visant à montrer l’incohérence du « matérialisme fort », travail que j’avais engagé dans La matière et l’esprit (Armand Colin, 2004) et poursuivi dans À dire vrai (Armand Colin, 2012).

Nature et culture

Le travail de Marshall Sahlins s’inscrit dans une très ancienne discussion, celle des rapports entre nature et culture. L’enjeu de cette discussion, qui peut sembler un thème rebattu à destination des classes de terminales, n’est pas mince. Soit la culture existe bien comme ce qui est spécifique à l’être humain, comme ce par quoi il s’affranchit, dans certaines limites des déterminismes naturels et alors elle est bien ce qui manifeste l’esprit humain, lequel n’est pas réductible aux combinatoires de « l’homme neuronal » et il y a alors place pour une histoire « spirituelle » de l’homme en rupture avec le monde animal. Cette thèse serait qualifiée d’idéalisme. Inversement, la thèse matérialiste, au sens fort du terme1, suppose que la culture n’a rien de spécifiquement humain, qu’elle n’est que la manifestation de comportements particuliers mais non différents qualitativement des comportements des animaux. On retrouve cette idée chez les partisans de l’existence d’une « culture animale », d’une « libération animale » et autres calembredaines de la même farine. Si la culture humaine n’a aucune autonomie, mais n’est que le monde fantasmatique à travers lequel se manifestent les déterminismes biologiques fondamentaux de la reproduction des gènes, thèse que soutient la sociobiologie, alors ce qui est mis en cause, « c’est l’intégrité de la culture en tant que chose-en-soi, en tant que création distinctive de l’homme au plan symbolique » (Sahlins, op.cit. p.13). Ce que montre Sahlins, c’est que la thèse fondamentale de la sociobiologie, bien que se parant des atours de « la science », n’est qu’un « nouvel avatar de la sociologie utilitariste, mais qui cette fois transfère au plan biologique le calcul des utilités réalisées au travers des rapports sociaux » (ibid.).
Le caractère profondément idéologique de la sociobiologie se manifeste dans le débat qu’elle a suscité – et qu’elle continue indirectement de susciter sous d’autres formes, même si l’étoile de la sociobiologie a beaucoup pâli. Sahlins soutient que ce débat en lui-même possède une grande importance : « Il suggère qu’il est une certaine forme de connexion profonde entre la théorie de l’action humaine, proposée par la sociobiologie, et la conscience de soi que manifestent les Occidentaux au regard de leur propre existence sociale. » (op.cit. p.18) Pour élargir le propos j’ajouterais que les tentatives de « naturalisation de la conscience », de jonction entre la philosophie, les « sciences cognitives, l’informatique et la biologie sont tout autant révélatrices de la conscience de soi des Occidentaux. La réduction de l’homme à un automate est tout à fait conforme à la vision de l’homme que défend la théorie économique standard, dite « néoclassique » qui fait des individus des automates rationnels, optimisant leur utilité.
Marshall Sahlins écrit son essai à l’apogée de la sociobiologie voulant se présenter comme science et il consacre l’essentiel de son propos à la réfutation des prétentions scientifiques de Wilson et consorts. Mais il souligne, à juste titre, « l’éventualité non négligeable, qu’elle disparaisse rapidement en tant que science, pour mieux se perpétuer sous forme d’un regain de conviction populaire quant au caractère naturel des prescriptions de notre culture. » (op.cit. p.21) Cette conviction populaire quant aux prescriptions de notre culture, Sahlins la définit comme « sociobiologie vulgaire » à laquelle il ne faut pas opposer la « sociobiologie scientifique » pour la bonne raison que cette dernière s’élève sur le substrat idéologique de la première et la nourrit en retour : « De fait, au niveau le plus général, la thèse de la sociobiologie vulgaire est à la base de la conception de l’organisation sociale que défend la sociobiologie scientifique. » (op.cit. p.28). La prémisse de cette sociobiologie vulgaire est celle d’un « isomorphisme entre les propriétés biologiques et les propriétés sociales » (op.cit. p.29). Par exemple, les comportements d’agression et de territorialité seraient typiquement des comportements communs aux hommes et aux animaux. Quels que soient les mobiles, on a affaire dans la guerre à de la « violence ». S’il en est ainsi, il est évidemment impossible de porter quelque jugement que ce soit sur la guerre et les combattants. Tous se valent : ils sont des animaux en lutte pour le territoire et les mobiles idéaux ne sont que des masques trompeurs de ces comportements biologiquement déterminés. L’amour de la patrie ou la défense de la liberté ne seraient que des oripeaux déguisant les véritables mobiles. Si on va jusqu’au bout de cette « naturalisation » des comportements humains, il n’y aucune différence à faire entre les hordes hitlériennes à l’assaut de l’Europe pour conquérir leur « Lebensraum » et les millions de combattants qui ont donné leur vie dans la guerre contre le totalitarisme. Il est d’ailleurs remarquable que le nazisme ait explicitement « naturalisé » son propre combat… le nazisme, une sociobiologie avant l’heure ? Contre la sociobiologie et les discours convenus sur l’agressivité naturelle des hommes, Sahlins rappelle Rousseau : « la guerre n’est point une relation d’homme à homme mais une relation d’État à État dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats. » (Contrat Social). Cette conception, Rousseau l’oppose explicitement à celle de Hobbes qui voit dans « la guerre de chacun contre chacun » la conséquence nécessaire de la nature humaine. Sahlins, qui se situe dans la lignée de Rousseau en qui il voit le véritable fondateur de l’anthropologie, montre qu’on doit renverser les termes habituels qui font du conflit social l’expression de l’agressivité : « L’agression n’est pas régulatrice des conflits sociaux : ce sont les conflits sociaux qui sont régulateurs de l’agression. » (op.cit. p.35) Il y a, dit encore Sahlins, dans tous les comportements humains un arbitraire du signe social par rapport aux motivations qu’il faut mettre en parallèle avec l’arbitraire du signe qui caractérise, selon Saussure, le signe linguistique : le signe ne ressemble pas à ce dont il est le signe. Chez les animaux les signaux de communication sont indissociables des réactions instinctives de l’animal dans une situation donnée : le cri du vervet menacé par un prédateur est différent du cri du vervet ayant aperçu une troupe rivale, mais cela n’a rien à voir avec des mots qui justement sont polysémiques et peuvent se combiner de milliers de manières possibles, contrairement à ce que laisse entendre Jared Diamond dans une étude trop souvent inspirée de la sociobiologie, Le troisième chimpanzé.
Ce que la sociobiologie élimine en éliminant la culture pour la rabattre sur la nature, c’est toute la dimension symbolique qui caractérise proprement l’homme et l’éloigne infiniment des autres animaux, y compris ceux qui lui sont le plus proches sur le plan génétique, comme les chimpanzés et les gorilles. Notons que les partisans de la libération animale et de la reconnaissance des animaux comme sujets de droit (Peter Singer, par exemple) éliminent eux aussi cette dimension de l’ordre symbolique. Que le mot « droit » n’ait de sens que pour un être capable de symboliser – et l’homme seul symbolise comme il respire – voilà ce qui leur échappe tout autant que cela échappe à Wilson. Comme le dit Sahlins, « Dans l’événement symbolique, une discontinuité radicale intervient entre culture et nature. L’isomorphisme entre celles-ci, qu’exige la thèse sociobiologique, n’existe pas. La culture comme système symbolique n’est pas la simple manifestation de la nature humaine : elle a une forme et une dynamique telles – correspondant à ses propriétés, en tant qu’elles sont dotées de signification – qu’elle est, bien plus, intervention dans la nature. » (op.cit. p.40) Il ajoute même : « La culture n’est pas ordonnée par les affects primordiaux de l’hypothalamus : ce sont les émotions qui sont organisées par la culture. » (ibid.) Les dispositions naturelles des hommes sont nécessaires en ce qu’elles deviennent les instruments d’un projet symbolique et par conséquent ne permettent jamais d’expliquer le contenu culturel spécifique de tel ou tel ordre social. J’ajouterai que ce qui est vrai du déterminisme naturel l’est aussi des différentes formes de déterminisme social entendu strictement. Les rapports sociaux de production ne déterminent jamais strictement les « superstructures » idéologiques, religieuses et juridiques. Ils ne font que les conditionner, mais dans des conditions données, les sociétés humaines inventent leurs propres organisations symboliques. On pourrait sans mal suivre Castoriadis quand il définit cet imaginaire radical, cette « institution imaginaire de la société ».

La question de la parenté et la « sociobiologie scientifique »

Le chapitre le plus important de l’essai de Marshall Sahlins est consacré à la critique de la thèse centrale de la sociobiologie, la thèse de la « sélection de parenté ». La question de la parenté est sans aucun doute la question la plus importante dont ait à traiter l’ethnologie et c’est elle qui permet d’articuler le plus clairement le rapport entre nature et culture – c’est le rôle que jouent la prohibition de l’inceste et son complément nécessaire, la règle d’exogamie, dans la pensée de Claude Lévi-Strauss. La question est de savoir si la parenté est ou non un fait biologique, autrement dit faut-il identifier parenté et « consanguinité » ? Il y a en biologie une opposition classique concernant la manière dont opère la sélection naturelle. La génétique des populations met l’accent sur la sélection de groupe : c’est le « pool » génétique d’un groupe qui est soumis à la pression sélective et le résultat de cette pression affectera la répartition des gènes à l’intérieur d’une population. Cependant la sélection s’opère au niveau de l’individu : le groupe ne se reproduit que par le truchement de l’individu. Il s’agirait donc non pas d’une sélection de groupe mais d’une sélection individuelle. Or, comme on le sait bien, on observe chez de très nombreuses espèces des comportements individuels de sacrifice pour le groupe. Selon la théorie standard, les gènes qui commandent ce type de comportements devraient disparaître du groupe : les individus qui se sacrifient pour la survie des autres étant voués à mourir plus vite et à avoir moins de descendance. Mais la disparition de tels individus pénaliserait le groupe tout entier. Il y aurait donc bien une opposition et même une contradiction entre sélection de groupe et sélection individuelle. Ce que cherche à faire la sociobiologie, c’est résoudre cette opposition en montrant que tous les comportements sont des comportements égoïstes, à condition de ne pas limiter l’égoïsme à l’égoïsme individuel mais de considérer que ce sont les gènes eux-mêmes qui sont égoïstes et disposent de stratégie de maximisation : le comportement « altruiste » de l’individu qui se sacrifie pour le groupe pourra dès lors être facilement expliqué comme un comportement qui favorise la multiplication de ses gènes : l’individu qui se sacrifie pour son frère préserve les gènes qu’il a en commun avec son frère.
La thèse du « gène égoïste » a été développée après la sociobiologie par Richard Dawkins dans le livre éponyme. Cette thèse ahurissante et qui a pourtant connu un très large succès peut se résumer ainsi : les individus et les organisations ne sont que des moyens pour les gènes de maximiser leur reproduction.

Excursus sur Richard Dawkins.

Dans La matière et l’esprit, j’avais consacré à Dawkins quelques développements dont je reprends ici un extrait.
Au point de vue darwinien de la lutte des individus, Dawkins propose de substituer « le point de vue du gène », qui présente « plusieurs avantages que l’on perçoit clairement si l’on considère deux concepts techniques, l’ingénierie inverse et l’utilité. »2 Or ces deux concepts sont typiquement téléologiques : ils caractérisent non pas les processus naturels mais l’activité d’individus conscients qui s’ordonne en fonction d’un certain but.
Prenons d’abord le concept d’ingénierie inverse : il consiste à se demander devant un objet fini pour quelle fonction il a été conçu et ensuite d’expliquer l’articulation de ses composants comme autant d’éléments permettant de réaliser cette fonction. En termes kantiens, cela s’appelle « jugement téléologique ». Kant distingue les produits de la nature « pris comme agrégats », et pour lesquels la nature procède « mécaniquement », c'est-à-dire selon une loi causale « aveugle »3, et les produits de la nature comme « systèmes » (tels les cristaux ou la structure interne des végétaux et des animaux), pour lesquels la nature agit techniquement. Si Kant admet que la considération générale de la nature exclut toute finalité – la science pour lui est la physique de Newton - il reste que :
Il est néanmoins légitime de tirer de l’étude de la nature une appréciation téléologique, du moins de façon problématique ; mais ce n’est que pour subordonner la nature, selon l’analogie avec la causalité selon des fins, aux principes de l’observation et de la recherche, sans se permettre de l’expliquer par là.4
On le voit, Kant ne réintroduit le jugement téléologique que très prudemment, en délimitant son usage. Dawkins n’a pas ces prudences pour la simple raison qu’il ne semble pas voir lui-même ce qu’il est en train de faire, puisque dès le départ il proclame que « la nature est sans but » pour, immédiatement ne raisonner qu’en termes de buts. Mais l’appellation même de « gène égoïste » n’a aucun sens scientifique. Pour Dawkins, cela signifie que les gènes sont sans pitié pour les individus et ne se préoccupent que de leur survie et de leur duplication. Mais tous ces termes ne peuvent être que les prédicats d’un être conscient. Tels que Dawkins les utilise, ils sont privés de sens, sauf si on fait des gènes de petits démons ayant leur propre finalité (« optimiser leur utilité », dit Dawkins). Quand un atome d’uranium émet un rayonnement qui va peut-être provoquer le cancer chez l’humain qui passe par là, personne ne songera à penser qu’il s’agit d’un atome égoïste. La tuile qui tombe du toit et fracasse le crâne du passant n’est pas non plus une « tuile égoïste ». Si le gène est une chose naturelle, il se « comporte » conformément aux lois de la nature et ne « cherche » rien. Spinoza s’en prenait à cette habitude que les hommes ont de projeter leur propre complexion sur les choses extérieures et faisait malicieusement remarquer que si la pierre qui tombe pouvait penser, elle croirait certainement tomber librement.
Tout le vocabulaire de Dawkins est pétri de cet anthropomorphisme superstitieux. Pourquoi faudrait-il que l’optimisation de la survie de l’ADN soit la clé du monde vivant. Depuis quand les molécules (puisque l’ADN est une molécule) pensent-elles ? Depuis quand « optimisent »-elles quelque chose ? Pour qu’elles puissent optimiser quelque chose, encore faudrait-il qu’elles soient liées à un système de valeurs immanentes, puisque « optimiser » veut dire « chercher le mieux ».
Toute cette théorie n’est qu’une bouillie superstitieuse5. Spinoza caractérise la superstition par le renversement des causes et des effets. Dawkins écrit ainsi :
La survie de l’ADN étant la fonction d’utilité du roitelet qui chante, rien ne peut arrêter la transmission d’un ADN qui n’a d’autre effet bénéfique que de rendre les mâles beaux aux yeux des femelles. Si quelques gènes donnent aux mâles des qualités que les femelles de leur espèce trouvent à leur goût, ces gènes survivront bon gré mal gré, même s’ils mettent en péril certains individus.6
La poule est une stratégie que les œufs ont trouvée pour se multiplier. Voilà la « science » de Dawkins. Mais cette métaphore elle-même n’est pas exacte : Dawkins parle de la survie de l’ADN. Donc l’ADN est éternel. Pourtant mes molécules d’ADN ne sont pas celles de mes parents, ce sont de nouvelles molécules. Alors qu’est-ce qui survit ? Tout simplement une forme désincarnée, une idée, un esprit. L’article d’ailleurs confond en permanence et sans le moindre souci de précision scientifique gène et ADN. L’ADN est une molécule, c'est-à-dire une entité physique observable qui entre en réaction avec d’autres entités chimiques et ce sont ces réactions qui expliquent d’ailleurs que la molécule semble – à travers un processus complexe – se dupliquer. Le gène, c’est tout autre chose : c’est un être de pensée imaginé pour construire une théorie analytique de l’hérédité, et construite du reste sans le moindre rapport avec l’ADN, puisque l’élucidation de la structure et du rôle de l’ADN intervient presque un siècle après l’invention des gènes. Du reste, les généticiens rigoureux ne confondent pas gène avec séquence d’ADN ; ils disent que telle séquence « code pour » tel ou tel gène. L’identification chez Dawkins du gène et de l’ADN – on parle indifféremment de survie des gènes et de survie de l’ADN signifie tout simplement que Dawkins ne s’intéresse pas à l’explicitation des processus physiques mais cherche plutôt à construire une machine explicative purement spéculative. Derrière l’apparent matérialisme, la biologie de Dawkins est un monde de fantômes.

Retour à la sélection de parenté

La sociobiologie part donc de la « conversion de l’altruisme sociale en égoïsme génétique » (Sahlins, op.cit. p.52). Il s’ensuit que les individus agissent soit positivement soit négativement pour prendre l’avantage sur les autres. C’est une conception qui est « dans l’air » depuis pas mal de temps et Marshall Sahlins la fait remonter au moins à Hobbes. Quelle que soit la conscience des individus – et celle-ci est la plupart du temps une fausse conscience selon Wilson – il faut découvrir dans les relations de parenté la stratégie des gènes. Or, Marshall Sahlins montre, à partir de nombreux exemples tirés des études ethnologiques, que la thèse de la sociobiologie est contraire aux faits, ce qui est très gênant pour une théorie qui se veut scientifique. Les règles effectives de parenté font très souvent que les individus consacrent leurs soins à des « parents » génétiquement éloignés aux dépens de parents génétiquement plus proches. Pour expliquer ce mystère, il faut précisément changer d’approche, délaisser l’approche biologique pour une approche sociale-culturelle et admettre que « les êtres humains ne perpétuent pas leur être physiologique mais leur être social. » (op.cit. p.78) C’est qu’en effet, les hommes sont les seuls êtres immortels : ils se perpétuent par leur nom et par la mémoire qu’en gardent les vivants. À partir de nombreux exemples, Sahlins montre que ce n’est pas la généalogie biologique qui détermine la parenté mais au contraire la parenté qui reconfigure la généalogie (cf. p.96).
En réalité, la sociobiologie a une fâcheuse tendance à présenter les comportements de la classe moyenne new-yorkaise ou londonienne comme caractéristiques de l’humanité en général. Si le gène est présenté comme un entrepreneur, c’est que la sociobiologie entre clairement en résonance avec le discours de l’économie capitaliste dominante : « Le discours économique que, de façon caractéristique, les sociobiologistes ont adopté laisse entrevoir un problème ethnocentrique du même genre. Dans leurs considérations sur la sélection de parenté, ils n’ont été que trop disposés à mettre en avant, comme qualités de l’humanité tout entière, ce qui est l’apanage d’une société qui va, en effet, jusqu’à mettre ses propres enfants au nombre des « avoirs » (confer l’école de Chicago en économie). » (op.cit. p.108) La « sélection de parenté » n’est qu’une reprise de la bonne vieille idéologie utilitariste, cette « apparente niaiserie qui consiste à réduire les multiples rapports que les hommes ont entre eux à cet unique rapport d’utilisation possible, cette abstraction d’apparence métaphysique » qui « a pour point de départ le fait que dans la société bourgeoise tous les rapports sont pratiquement réduits et subordonnés au seul rapport monétaire abstrait » (Marx & Engels, Idéologie allemande, cité par Marshall Sahlins, p.109).
Sahlins tire quelques conclusions de cette étude qu’il suffit de citer ici :
1) « aucun système de rapports de parenté ne suit chez l’homme un agencement conforme aux coefficients de liaison génétique tels que les sociobiologistes les envisagent. » (op.cit. p.111)
2) « comme ce sont les rapports de parenté, constitués sur le plan culturel qui président aux processus effectifs de coopération à la production, de propriété, d’aide mutuelle, et d’échange matrimonial, les systèmes ordonnant l’avantage reproductif chez l’homme ne relèvent aucunement d’un mode de calcul prévu par la sélection de parenté, ni – conséquence logique – par une sélection naturelle. » (op.cit. p.112)
3) « la parenté est une caractéristique des seules sociétés humaines, qui se distingue précisément par cette autonomie vis-à-vis des relations naturelles. » (op.cit. p.114) La généalogie dans les sociétés humaines situe bien les individus les uns par rapport aux autres mais en lien avec des valeurs qualitatives sans rapport avec les liens génétiques.
4) « les êtres humains ne reproduisent pas seulement leur être physique ou biologique, mais bien leur être social » (op.cit. p.117)
5) « la culture est la condition indispensable de ce système d’organisation et de reproduction des hommes » (op.cit. p.118).
La culture est indissociable du langage, c’est-à-dire de la symbolisation. La sociobiologie réduit le langage à un moyen de communication qui ne se différencie que par le degré de complexité des moyens de communication des animaux. Mais le langage est bien autre de chose que cela puisqu’il est d’abord ce par quoi sont instituées des significations. Bref, il faut prendre au sérieux la vieille définition grecque de l’homme comme animal qui possède le logos. Et c’est pourquoi le comportement social des hommes se définit d’abord en termes d’attributs symboliques (cf. p.119).

De l’idéologie

La dernière partie de l’essai montre comment la sociobiologie s’inscrit dans les figures de l’idéologie. Il y a ici des remarques intéressantes sur le destin du darwinisme – au grand dam parfois de Darwin lui-même. C’est bien connu, le concept darwinien de « sélection naturelle » a subi de nombreux dévoiements. Plusieurs auteurs ont rappelé, d’ailleurs, que Darwin lui-même n’était pas très satisfait de cette expression dont il a tout de suite signalé le caractère métaphorique et les ambiguïtés qu’il recelait. Les concepts darwiniens ont été introduits dans la théorie économique et sociale (le « darwinisme social ») et les concepts de la théorie économique ont à leur tour été réintroduits dans la biologie. Ce mouvement de va-et-vient est très intéressant à tous égards et pose des questions non pas quant au travail scientifique de Darwin mais quant à la propension de la société capitaliste à réduire la vie sociale à la vie naturelle et, cette réduction étant faite, à user de toutes sortes de façons de la théorie darwinienne. De ce point de vue, il y a un darwinisme qui finit par former un socle commun à toutes sortes de développements philosophiques ou idéologiques. Peter Singer, utilitariste revendiqué, soutient une conception coopérative du darwinisme – privilégiant la sélection de groupe et tente par-là de fonder une  qui vaille pour les hommes et pour les animaux. Dans un tout autre ordre d’idée, mon ami Yvon Quiniou soutient que le matérialisme a prouvé sa vérité grâce à la théorie darwinienne qui assure justement le passage du biologique au niveau social humain. Ni Singer ni Quiniou ne peuvent être soupçonnés d’être des partisans du capitalisme et du tout-marché. Cependant en faisant du darwinisme la théorie scientifique fondatrice et unificatrice, ils entrent dans les mêmes sophismes – le sophisme naturaliste qu’avait déjà dénoncé G.E. Moore7 – que la sociobiologie et participent, bien involontairement, à la reproduction idéologique.
Nous avons un cas typique de « théorie scientifique » conçue pour justifier un certain ordre social. Sahlins note à juste titre qu’avec la sociobiologie, il pourrait bien arriver aux savants occidentaux ce qui est arrivé aux Soviétiques avec Lyssenko… D’ailleurs, la  utilitariste naturaliste de Singer n’est pas sans rappeler directement certains procédés de Lyssenko prétendant justifier le communisme par le comportement coopératif des plantes !
Comme chez Dawkins, le caractère idéologique de la sociobiologie apparaît clairement dans sa reprise de la téléologie dont l’esprit scientifique avait eu tant de mal à se débarrasser (cf. p.146). De même l’interprétation de l’évolution en termes d’optimisation des investissements montre la propension de ces savants à comprendre la nature par projection de leur nature propre, bien qu’ils prétendent par ailleurs éclairer la nature humaine au moyen d’une science générale de la nature.
Sahlins montre enfin comment les différentes reformulations du concept de sélection suivent les étapes successives du capitalisme. « Depuis Hobbes, au moins, on a confondu l’esprit de concurrence et la recherche du gain caractéristiques de l’homme occidental, avec la nature ; et la nature ainsi configurée à l’image de l’homme a fourni à son tour une explication de l’homme occidental. » (op.cit. p.163) Lisant Hobbes selon l’interprétation de C.B. Macpherson, Sahlins en fait la matrice qui permet de comprendre la société capitaliste. La lecture de Macpherson est peut-être discutable et il n’est pas certain que l’on puisse réduire Hobbes à « l’individualisme possessif »8, mais ce n’est pas l’essentiel pour comprendre la démarche de Marshall Sahlins. Il s’agit pour lui de montrer comment, à chaque époque, à chaque décennie presque, « on nous montre une idée plus affinée de l’homme comme espèce biologique et une espèce plus affinée de « sélection naturelle » à allure humaine. » (op.cit. p.164) Il y a ainsi un cycle d’interprétation de la nature et de la culture qui est propre à la pensée occidentale.
À quoi correspond cette volonté de naturaliser à tout prix la culture humaine ? D’abord, comme Marx l’avait déjà dit, à la nécessité pour l’idéologie dominante de présenter le mode de production capitaliste comme le seul mode de production conforme à la nature et donc toute tentative d’en sortir comme perverse, et donc « contre nature ». Mais aussi, et ce n’est pas secondaire, à présenter l’homme comme une bête qui doit être domestiquée, ce qui permet de justifier l’État garantissant « la loi et l’ordre » du capital.

En conclusion

Du point de vue de la théorie sociale et de l’anthropologie, l’urgence est donc de sortir de l’utilitarisme et du fonctionnalisme. C’est la conclusion que tire Sahlins de son essai. J’en tirerai une autre : le matérialisme n’est pas en lui-même une philosophie critique. Bien au contraire, la classe dominante et ses idéologues ont depuis longtemps récupéré le matérialisme dans ses versions biologisantes, mécanistes aussi bien que sous la forme de l’utilitarisme comme une pensée parfaitement adaptée à la défense de l’ordre social existant. Cela ne veut pas dire qu’il faut, a contrario, récuser tout matérialisme : les sciences de la nature sont, « par nature », matérialistes ! Mais il est impossible de rabattre les « affaires humaines » sur les sciences de la nature. Les sciences des affaires humaines si elles existent sont des sciences de la culture, des sciences de l’ordre symbolique et des significations. Comme le disait Marx, les « choses sociales » n’ont pas grand-chose à voir avec les phénomènes naturels qu’étudie la physique. Ce sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens ». Les phénomènes physiques (ou biologiques) ne « veulent » rien dire. Au contraire les pratiques sociales « veulent » dire quelque chose, elles doivent être interprétées. Bref, elles sont l’objet de la réflexion philosophique au sens le plus large. Et c’est ici que réside encore pour nous l’immense valeur de la philosophie idéaliste.
Le 24 juillet 2015
1Pour la distinction entre « matérialisme fort » et « matérialisme faible » ou matérialisme méthodologique indispensable dans les sciences de la nature, voir mon livre, La Matière et l’Esprit.
2 R. Dawkins, « La loi des gènes », Pour la Science, n° 219, janvier 1996
3 voir Kant : Critique de la faculté de juger, Première introduction, xx-217-218
4 Kant, op. cit., §61, v-360.
5 La seule interprétation charitable qu’on puisse faire du travail de Dawkins, c’est qu’il s’agit d’un canular à la Sokal que personne n’a encore décelé !
6 Dawkins, op. cit.
7G.E. Moore, dans Principia Ethica (1912, traduction française PUF, 1998), qualifie de « sophisme naturaliste » le raisonnement qui consiste à affirmer, par exemple, que le bien est ce qui est désiré et que donc poursuivre l’obtention de l’objet de son désir est bien. On passe par un sophisme de la description d’un comportement à une norme éthique (cf. Moore, op. cit. p. 49 et sq.). Moore rappelle, à propos de la théorie de l’évolution, que la survie du plus adapté « ne signifie aucunement la survie de ce qui est le plus adapté pour atteindre un but considéré comme bon » (p.94).
8On peut lire Hobbes – et ceci contre Rousseau – comme un analyste lucide du monde qui se met en place à son époque et le Léviathan serait une tentative de conjurer les forces qui sont en train de se déchaîner et de définir les règles d’un « État de droit » limitant la toute-puissance des appétits capitalistes. Au fond Hobbes ne dit sans doute pas la vérité de la nature humaine, mais à coup sûr la vérité de la nature du mode de production capitaliste.

lundi 6 juillet 2015

Des bêtes et des philosophes

Les bêtes semblent préoccuper de nombreux philosophes. Le « devenir bête de l’homme » est même chez certains la nouvelle perspective philosophique qui vient remplacer le progrès des Lumières ou le développement de l’esprit absolu. Comme les modes atteignent même l’institution scolaire, les élèves des séries littéraires ont été interrogés au baccalauréat sur l’épineuse question de savoir s’il existe un devoir moral de respecter tout être vivant. Et derechef, certains professeurs ont ressorti leurs manuels d’antispécisme et le programme de la « libération animale » de Peter Singer. Toute une myriade d’idées plus ou moins absurdes défendues comme « philosophiques » et qui rejoignent la secte d’illuminés des « Vegan », une secte dont on ne saurait trop dire s’il s’agit de doux foldingues ou d’une espèce d’allumés un peu plus dangereux. Essayons de voir plus clair et de réfléchir aux moyens propres à arrêter cette progression de la bêtise – au sens propre du terme – en philosophie.

Une très ancienne querelle


La question des animaux est une vieille affaire philosophique. On sait que Montaigne, puisant force anecdotes plus ou moins controuvées chez Plutarque, soutient qu’il y a souvent moins de différence d’homme à bête que d’homme à homme. Mais il serait absurde de lire Montaigne en prenant son propos à la lettre. Tout comme il est aussi absurde de prendre à la lettre la fameuse « théorie cartésienne » des « animaux-machines ». Dès que la discussion Descartes versus Montaigne est replacée dans son contexte historique et intellectuel, on voit assez clairement que tout cela est sans rapport avec les débats (ou pseudo débats) actuels sur la souffrance des bêtes ou la libération animale.
Pour Montaigne, si l’homme n’est pas au sommet, il est rabaissé au même rang que les autres créatures et plus bas : « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. »(3441) Sa supériorité supposée sur les animaux, l’homme ne la tient que de son ignorance des «branles internes et secrets des animaux ». C’est de notre ignorance que nous concluons à leur bêtise. Or « quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle. » (345) Si les animaux ne communiquent pas avec nous, n’est-ce pas aussi parce que nous ne savons communiquer avec eux tout comme nous sommes incapables de communiquer avec « les Basques et les Troglodytes ». En outre les animaux savent communiquer avec nous : « nous flattent, nous menacent et nous requièrent » (345). Le langage et la parole ne sont pas identiques. Alors que Descartes voit dans le langage le signe évident qu’il a en face de lui un être pensant et non une machine bien faite, Montaigne rejette catégoriquement ce type d’argument. D’ailleurs les muets peuvent communiquer par les mains et la gestuelle joue un rôle important dans toute communication : « Il n’est mouvement qui ne parle ». Et même se taire peut être un « taire parlier et bien intelligible ».
Montaigne prête aux animaux une âme et une intelligence qui pour être différentes des nôtres n’en sont pas moins aussi subtiles et couvrent aussi bien les mœurs, l’organisation sociale qu’une certaine «science». Reprenant des arguments de la théologie naturelle, il montre qu’en perfection, c’est-à-dire en adaptation à leurs conditions naturelles les bêtes nous surpassent le plus souvent et « leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités tout ce que peut notre divine intelligence». Montaigne essaie de montrer que l’homme est un être aussi naturel que les autres animaux et que la nature l’a pourvu de tout (y compris le langage) avant qu’intervienne la société. Chez Montaigne les animaux et les hommes sont frères car « il n’y a point d’apparence d’estimer que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareilles effets pareilles facultés et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voie que nous tenons à ouvrer, c’est aussi celle des animaux. »
Les exemples innombrables que donnent Montaigne ne visent qu’à une seule conclusion « Tout ce qui est étrange nous le condamnons et que nous n’entendons pas». Montaigne ne se soucie pas nécessairement de la véracité des faits rapportés ni du crédit qu’on doit porter en ces matières à Plutarque ou à Pline le Jeune. Il s’agit seulement de définir un champ de possibles qui rabattent ce « cuider ».
C’est pourquoi les animaux sont capables de sentiments moraux ... et des mêmes furies. Les animaux ne surpassent pas seulement l’homme en aptitudes naturelles et en perfection dans l’art de vivre mais aussi dans le sens moral. L’amitié, ils l’ont « sans comparaison plus vive et plus constante que l’ont les hommes. » Mais si Montaigne montre que malice, ruse et quelques autres vices se trouvent chez les animaux, dans le domaine du mal c’est encore l’homme qui est le pire : « ce furieux monstre à tant de bras et à tant de têtes, c’est toujours l’homme faible, calamiteux et misérable. » (362) Reprenant une ancienne distinction entre les désirs naturels et nécessaires (boire, manger), naturels et non nécessaires (« l’accointance des femelles ») et ni naturels ni nécessaires, Montaigne affirme que tous ceux des hommes sont de la dernière sorte. Ce sont des « cupidités» «toutes superflues et artificielles. » Malgré tout, y compris dans les vices s’affirme la naturalité de l’homme puisqu’on a vu « certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe » et que la fidélité conjugale de certaines espèces est loin d’être une règle générale.
En fait, Montaigne cherche surtout à montrer l’unité d’un monde naturel dont l’homme fait partie, l’identité des mécanismes qui mettent en mouvement les hommes et les animaux, les puissants et les misérables (« les âmes des Empereurs et des savetiers sont jetées à même moule »). « Ils veulent tout aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant. »(363) C’est seule la confiance absurde dans sa raison qui pousse l’homme à exprimer plus complètement tous les vices qui résident dans sa nature.
On le voit : les animaux jouent chez Montaigne un rôle stratégique dans la défense du scepticisme (relativiste) de l’Apologie de Raymond Sebon, un scepticisme à visée politique dans un contexte historique où les contemporains de l’auteur des Essais s’étripent sans vergogne au nom de leur vérité. On n’en peut rien tirer de plus. Et surtout pas qu’il faudrait devenir végétarien ou plutôt végétalien. Montaigne ne propose pas une nouvelle « éthique animale » ni quoi que ce soit de ce genre. Mobiliser Montaigne au service de la « cause animale », c’est un évident abus du principe d’autorité.
Inversement, la thèse cartésienne des « animaux-machines » n’est pas une thèse sur les animaux, mais une thèse épistémologique : la connaissance des êtres vivants est, en droit, réductible à la connaissance des lois physiques d’une nature entièrement géométrisée. Du point de vue strictement scientifique, au demeurant, on a du mal à donner tort à Descartes. Tout le progrès de la biologie a suivi la voie réductionniste visant à expliquer les phénomènes propres aux êtres vivants par des mécanismes physico-chimiques. La synthèse en laboratoire de certaines bactéries confirme la justesse de cette orientation méthodologique. Il est vrai que les métaphores machiniques de Descartes peuvent sembler erronées. Il y a bien une différence entre un organisme vivant et une machine (comme un automate ou un robot). Cette distinction est posée par Spinoza (IIe partie de l’Éthique) et par Leibniz (notamment la monadologie). Un organisme vivant est un individu, c’est-à-dire un corps composé qui maintient entre ses parties des rapports constants. On pourrait reprendre ici la définition lapidaire d’Henri Laborit : un être vivant est un être qui maintient sa structure.


Un rapide point sur la situation présente


La biologie comme science n’étudie donc pas « la vie » mais une certaine catégorie d’êtres, les êtres vivants, caractérisés de manière assez précise par l’existence d’un milieu intérieur et d’une séparation entre intérieur et extérieur et des mécanismes internes assurant le maintien de la structure interne et le reproduction de ces êtres. Les êtres vivants que nous connaissons sont composés à base de radicaux carbonés et se dupliquent par le mécanisme ARN/ADN. On a toutes les raisons de penser que ces êtres vivants sont tous apparentés et dérivent les uns des autres par mutations et compositions et ce depuis au moins 3,5 milliards d’années, date d’apparition probable des premières protobactéries. La biologie moléculaire et la théorie de l’évolution établissent sans doute raisonnablement la profonde unité du vivant tel qu’il existe sur Terre.
Si on accepte cette vision scientifique du vivant, il est clair qu’il n’existe pas une rupture ontologique entre l’homme (« créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ») et les animaux. Il y a au contraire une profonde continuité et on a sans doute raison de qualifier l’homme comme « le troisième chimpanzé » (voir le livre éponyme de Jared Diamond).
Du même coup, on voit que parler des animaux en général ou du « règne animal », c’est une manière de parler à peu près dépourvue de sens : les bonobos et les paramécies sont également des animaux et il y a évidemment moins de différence entre l’homme et le gorille qu’entre le babouin et la poule !
Ces constats de bon sens qu’il faut commencer par faire ne règlent pourtant en rien la question de l’animalité. Même si on considère que la conscience émerge chez l’homme comme le résultat de processus purement naturels, il reste que la biologie, la théorie de l’évolution ni la génétique ne nous permettent jamais de saisir l’homme comme sujet. Inutile de penser une âme séparée du corps et qui nous serait donnée par Dieu ! En tant que sujet, j’ai l’expérience de l’irréductibilité de la subjectivité à toute objectivité. C’est au contraire l’objectivité (la capacité à former une connaissance objective du monde) qui est fondée sur la subjectivité. Et cette subjectivité, d’une part, me sépare du monde et d’autre part me fait saisir l’autre homme comme une autre conscience de soi – comme membre du genre humain – ce qui fait de l’homme dans sa relation aux autres hommes un être générique (Gattungswesen) pour parler comme Marx.
Donc objectivement parlant, l’homme est un animal comme les autres, mais il ne le sait que parce qu’il se pose lui-même comme n’étant pas un animal comme les autres, opération rendue possible en raison du triple processus qui fait la singularité humaine, processus d’hominisation qui donne à l’espèce ses caractères biologiques spécifiques (station verticale, usage de la main, développement de la boîte crânienne et du néocortex), processus d’anthropisation par le développement des techniques qui permettent à l’homme de s’approprier la nature, processus de symbolisation qui organise l’espace à partir de significations et qui est indissociable du langage.
Il est donc impossible de s’en tenir au strict plan de la science « positive » qu’est la biologie – aussi précieuses soient ses découvertes – et l’approche philosophique ne peut être éliminée, bien au contraire. L’homme est un être naturel mais il est aussi esprit – même si l’on soutient que l’esprit et le corps sont la même chose considérée sous deux attributs différents. Il convient ici d’être quelque peu dialecticien.


Quel rapport l’homme entretient-il avec les autres êtres naturels ?


Chaque être vivant est immergé dans un espace de vie qui lui est propre. Son oïkos, son habitation est aussi un objet d’étude. C’est précisément au sens strict l’objet de l’écologie : étudier les interactions entre un groupe d’êtres vivants et l’environnement naturel.
Si on se place de ce point de vue, il n’y a pas différence (sinon d’ampleur de l’espace occupé) entre l’écologie de l’espèce humaine et celle des grenouilles dans une mare. Toujours « objectivement », on remarquera que l’homme est un prédateur dont l’action destructrice sur l’environnement en fait « le pire des animaux » quand il n’est soumis à aucune loi, comme le disait Aristote. Mais, comme tous les êtres naturels, l’homme vit de son rapport de consommation avec les autres êtres naturels. Le petit oiseau mange des insectes, des petites graines ou des vermisseaux. Les gros poissons mangent les petits. Les carnivores comme les félins s’attaquent à d’autres mammifères et notamment à de paisibles herbivores. Tous transforment d’ailleurs leur environnement et peuvent le saccager en peu de temps : les taupes ravagent une prairie, les sauterelles détruisent la végétation, les microbes tuent massivement. Rien dans la nature de cette belle harmonie des êtres vivants ni de cette divine providence sur lesquelles s’extasient les niais.
La différence entre l’homme et les autres animaux tient en ce que, comme le disait Hegel, il ne reste pas enfermé dans le cercle de ses besoins limités et des moyens limités de les satisfaire. La nature extérieure n’est pas pour lui un donné avec lequel il doit faire mais elle devient l’objet d’une transformation – c’est précisément ce que fait le travail, métabolisme de l’homme et de la nature. La première et la plus décisive de ces transformations est l’invention de l’agriculture. La domestication des bêtes et des plantes introduit un changement fondamental, une rupture entre l’homme et les autres animaux et l’ensemble des êtres vivants sur le plan de cette « écologie » de base.
Tous les discours sur la souffrance des bêtes oublient tout simplement ce fait. Il ne s’agit pas pour l’homme de ce rapport « naturel » d’un animal à un autre animal – l’homme primitif chasse comme le lion – mais du rapport de l’homme à des animaux qu’il a lui-même « inventés » : vaches, moutons, poules, cochons sont des produits de la domestication, de la sélection et des soins prodigués par les hommes.
De ce point de vue les bavardages philosophiques ou anthropologiques sur les « techniques » animales, voire la « culture » animale n’ont rigoureusement aucun sens. D’une certaine manière, évidemment, les animaux semblent manifester de la technique. Mais comme le disait Marx : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, livre I, section III, ch. VII) Donc, qu’on le veuille ou non, l’homme se pose aussi comme la négation de la nature donnée et comme le sujet qui transforme cette nature pour l’humaniser, pour s’y reconnaître lui-même et lui ôter « son caractère farouchement étranger » (Hegel).

Le respect des êtres vivants ou de certains d’entre eux


Il est évident que la notion d’« être vivant » est si large que les catégories de la philosophie  lui sont inapplicables en tant que telles. Respecter tout être vivant est-il un devoir moral ? En posant cette question aux candidats bacheliers, on se place dans une situation où l’on voit mal quelle autre réponse serait possible sinon une réponse négative. Faut-il respecter les bactéries et champignons ? Il suffit de poser ces questions pour en voir immédiatement la pure absurdité. Limitons la question et demandons-nous si c’est un devoir moral que de respecter les animaux ? Là encore on tombe dans les mêmes absurdités. Celui qui écrase un moustique qui menace de le piquer a-t-il manqué de respect à l’égard du moustique ? Le fermier doit-il respecter la vache qu’il va traire ? Encore une question dépourvue de sens. Le fermier va essayer de bien traiter sa bête, de ne pas lui causer de « stress », dans un souci strictement utilitariste, mais aussi parfois parce qu’il aime bien ses bêtes et compatit à leur souffrance. Mais dans cette attitude raisonnable il n’y a rien qui rappellerait la notion de respect au sens moral.
On peut certes admettre qu’il existe certaines formes de respect qui ne s’adressent pas directement à des êtres raisonnables. Si on lit l’injonction « respectez les espaces verts » ou « respectez la propreté de ces lieux », il ne s’agit cependant que d’une formule qui renvoie indirectement au travail des hommes. Respecter les espaces verts, c’est respecter le travail des jardiniers et respecter les autres promeneurs qui ont le droit de jouir des beautés du jardin. Mais évidemment ce n’est ni l’espace vert, ni les lieux d’aisance qui seraient en eux-mêmes respectables !
En second lieu, quand bien même on aurait identifié un devoir moral de respecter une certaine catégorie d’êtres vivants, les êtres humains, on n’en aurait pas pour autant prouvé qu’il s’agit de respecter leur vie. On ne peut identifier respecter une personne (devoir kantien) et respecter sa vie. Kant justifie même la peine de mort par le respect dû à l’humanité en la personne de l’assassin. L’adage de base de la médecine est « Ne pas nuire ». Mais à quoi faut-il ne pas nuire : à l’existence biologique ou à l’existence en tant que personne? C’est le problème que l’on rencontre, par exemple, avec des individus plongés dans des états végétatifs incurables.
Ainsi, le respect de la vie personnelle ne coïncide pas toujours avec la conservation à tout prix de la vie biologique. Ici on pourrait montrer l’opposition entre la qualité de la vie et le caractère sacré de la vie ! Le problème est très épineux : qui décide de la qualité de la vie ?
Si le respect ne s’adresse ni aux êtres unicellulaires ni aux bactéries et pas même aux moustiques et aux vaches, mais seulement aux humains (en tant qu’êtres raisonnables, comme dirait Kant), nous ne savons même pas vraiment quand un être vivant devient un être humain. Où commence la vie de l’être vivant ? Où commence la vie humaine ? Le savoir biologique actuel récuse l’idée d’un instant « t » qui marquerait la rupture ontologique, le surgissement instantané de la personne. Qu’est-ce qui autorise à considérer l’œuf tout juste fécondé comme une personne humaine alors que les caractères spécifiquement humains lui font défaut ? Y a-t-il même un individu dès la fécondation ? L’immunologie ne se manifeste pas avant la deuxième semaine. Il est impossible de passer du fait biologique au pur décret juridico-moral qu’est l’énoncé du type : « la personne commence à la fécondation. » Dire qu’un œuf tout juste fécondé est un humain potentiel est très exagéré. L’œuf tout juste fécondé n’est pas une réalité au destin univoque. Les biologistes disent que c’est une cellule « totipotente ». Il peut évoluer pour former une « môle » ou une tumeur ! Ajoutons que la plupart des cellules issues de la division cellulaire produiront non pas l’embryon mais son placenta. Jusqu’à la troisième semaine l’embryon lui-même peut se diviser pour former des jumeaux. Et enfin de 50 à 80% des embryons avortent spontanément dans les premiers jours et sont évacués spontanément à l’insu des femmes qui les portaient. L’origine absolue est bien un mythe. Là comme ailleurs.
Au total, nous sommes bien démunis pour définir quelque chose qui serait un respect dû aux êtres vivants, en tant qu’ils sont des êtres vivants, même si on sélectionne parmi les êtres vivants certaines catégories tout particulièrement dignes de respect et si on laisse à leur triste sort les bactéries, les amibes et les huîtres...

Fondements possibles d’une justification directe du respect de la vie


N’y aurait-il pas des raisons de respecter la vie en général ? Si la vie s’identifie à ce que nous offre la nature, à l’environnement que nous trouvons tout prêt, ne peut-elle pas être tout à la fois l’objet d’un sentiment particulier et d’un devoir moral ?
On peut fonder le respect de la vie sur une vision religieuse particulière. La « deep ecology » conçoit la Terre-Mère (Gaïa) comme un être vivant dont nous dépendons. On trouve de nombreux courants semblables dans l’idéologie « new age ». Ces idéologies ont quelque chose de commun : un anti-humanisme radical – certains vont même jusqu’à à comparer l’homme à un parasite dont il faudrait débarrasser la planète – comparaison assez gênante quand on se souvient de ce qu’a été le nazisme. Le respect de la vie suppose alors la soumission de l’homme. C’est une thèse de ce genre que soutient Hans Jonas quand il affirme que seul un gouvernement autoritaire pourra imposer les mesures nécessaires qui empêcheront les hommes de détruire la nature.
Cette philosophie/religion de la nature est fondée sur des postulats scientifiques erronés ou plutôt sur des superstitions archaïques et sur une approche  régressive. Jonas propose ainsi de « considérer les hommes comme des enfants ». Il semble donc qu’il s’agit d’une voie que l’on devrait abandonner.
On peut fonder un principe moral sur l’idée de la valeur intrinsèque de la vie. Toute l’éthique peut être considérée comme la recherche de ce qui a une valeur intrinsèque (GE Moore). Le respect de la vie lié à l’idée d’une valeur intrinsèque de la vie (de la nature). Mais l’idée d’une valeur intrinsèque de la vie est mystérieuse. Pour Hume, une chose ou un événement n’a de valeur que s’il sert les intérêts de quelque chose ou de quelqu’un – ce qui semble exclure l’idée de valeur intrinsèque.
On peut définir trois idées de la valeur :
  1. Valeur instrumentale : la médecine a une valeur instrumentale.
  2. Valeur subjective : qui concerne ce que seulement certaines personnes aiment (le vin ou le football !)
  3. Valeur intrinsèque : elle est indépendante de ce que les gens aiment ou de ce dont ils ont besoin (par exemple œuvres d’art).
Nous pensons couramment que la vie présente ces trois valeurs à la fois ! La préservation d’une large diversité d’êtres vivants a bien une valeur instrumentale – la biodiversité présente de très nombreux avantages et, inversement, une diminution drastique de la biodiversité mettrait directement en cause la vie humaine elle-même. En second lieu, la vie sous toutes ses formes nous ravit ! Nous sommes toujours en admiration devant la prodigieuse diversité du vivant autant que devant des paysages naturels sublimes. Enfin, la vie humaine et la vie en général – celles de certains animaux, de certains végétaux au moins – semble bien présenter une valeur intrinsèque.
Cette notion de valeur intrinsèque renvoie à celle de sacré. Elle a bien une origine religieuse, avec des fortes nuances. Les religions archaïques pratiquaient les sacrifices humains : les mythes grecs y font de nombreuses références, bien que leur réalité n’ait jamais été prouvée, mais les Étrusques ou les Carthaginois les pratiquaient tout comme les Incas et Aztèques au moment de la conquête espagnole. Et les religions monothéistes, si elles condamnent les sacrifices humains, n’ont jamais reculé devant l’immolation des hérétiques et autres mécréants. Les sacrifices d’animaux sont très fréquents et apparaissent souvent comme des substituts des sacrifices humains : l’agneau pour représenter le sacrifice d’Abraham.
Dans la tradition biblique : chaque individu est une représentation et non simplement une production de Dieu (Dieu a créé l’homme à son image) l’homme en tant que tel est le sacré (voire : l’homme est Dieu !) Mais à cette sacralisation de l’homme, un matérialiste peut aussi souscrire (par exemple : nous admirons le processus de l’évolution darwinienne qui culmine dans l’être le plus complexe qu’est l’être humain).
Si des désaccords importants existent sur le caractère sacré de la vie en général, nous pensons tous ou presque qu’il y a une valeur intrinsèque de la vie humaine. C’est la source des désaccords sur l’avortement, l’euthanasie ou la peine de mort : personne ne défend ou ne condamne l’une de ces pratiques sinon en raison de l’argument du caractère sacré de la vie.
Nous considérons comme sacré ce dont la destruction volontaire nous déshonorerait. Une chose est sacrée soit par ce qu’elle représente (symbole) soit par son histoire. La vie naturelle présente ce caractère. Nous protégeons les espèces animales et végétales pas seulement pour des raisons utilitaires ou subjectives mais parce que nous estimons qu’un monde sans baleines et sans éléphants aurait moins de valeur. Si nous condamnons les mauvais traitements et les tortures infligées aux bêtes, c’est non parce que les bêtes sont les objets d’un respect absolu, mais parce qu’infliger des souffrances sans la moindre nécessité déshonore l’homme qui s’y adonne.


Respect de la vie humaine : trouver un « consensus par recoupement »


Par exemple, il est facile de concevoir qu’on protège les espèces – mais on trouvera tout aussi normal d’abattre un tigre échappé d’un zoo et qui menace la vie des personnes humaines (même s’il appartient à une variété de tigre en voie de disparition). On peut donc admettre comme un devoir sacré la protection des espèces naturelles soit parce qu’elles témoignent de la prolixité et de la beauté de la création divine, soit parce qu’elles constituent autant de formes admirables en soi de l’évolution naturelle. Mais on n’est pas obligé pour autant de se prosterner devant les vaches ! Tous les points qui peuvent faire l’objet d’un consensus peuvent être traduits en termes juridiques.
Peut-on aller plus loin ? Peut-on réconcilier des perspectives métaphysiques profondément divergentes concernant la vie en général et le respect qui lui est dû. Sur certaines questions épineuses, le consensus ne semble pas possible. Les anti-IVG considèrent que la vie est sacrée depuis l’instant de la conception. Les pro-IVG conçoivent aussi que la vie est sacrée mais ils ne fixent pas au même moment le commencement de la vie humaine. Mais on peut donc légaliser l’IVG au nom de la vie de la mère, sans attenter au droit des anti-IVG et sans remettre en cause le caractère sacré de la vie !
Le respect de la vie ne peut se fonder uniquement sur un sentiment intérieur. Il faut qu’il y ait une obligation qui s’impose à tous (quelles que soient les convictions métaphysiques ou religieuses.) Il est nécessaire de séparer  et droit. Une personne au sens moral n’est pas une personne au sens du droit. Ronald Dworkin insiste sur ces distinctions :
Défendre le caractère sacré de la vie et affirmer que l’embryon est une personne qui a des droits (des intérêts, etc.) ce n’est pas la même chose. La plupart des gens qui s’opposent à l’IVG ne considèrent pas réellement que l’embryon est, dès la conception, une personne au sens juridique (« constitutionnel ») mais seulement dans le sens où la vie humaine en général est sacrée moralement. Dans la condamnation de l’avortement, il y a deux types d’arguments :
  1. Des arguments dérivés : on condamne l’IVG en raison du fait que l’embryon est supposé être une personne « constitutionnelle » dirait Dworkin.
  2. Des arguments détachés qui condamnent l’IVG au nom de la défense du caractère sacré de la vie humaine.
On retrouve les deux types d’arguments dans la discussion sur l’euthanasie. L’argument (2) n’a pas besoin de supposer que l’embryon et l’individu à l’état végétatif sont des personnes de plein droit. En réalité, pratiquement aucun des opposants à l’IVG ne croit (1) – s’ils le disent, ils ne le croient pas réellement : les catholiques n’enterrent pas les résidus de fausse couche ! Donc si c’est un crime, c’est un crime « cosmique » mais non un crime au sens juridique. Donc l’État ne peut que promouvoir une législation libérale en ce domaine qui s’accorde aux convictions des uns et des autres.
Ici encore, on voit que l’extension abusive de la  au droit conduit tout droit à l’affrontement et à l’intolérance alors que leur séparation permet la coexistence d’éthiques (de conceptions compréhensives de la vie) différentes.
Mais on ne peut pas admettre que le respect de la vie puisse se tourner contre la vie, ce qui est le cas avec les témoins de Jéhovah qui refusent la transfusion sanguine, non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour leurs enfants.

Retour à la question animale

Certains philosophes en viennent à étendre les arguments en faveur de la vie humaine à des thèses concernant le rapport aux animaux. Est affirmé le principe de « l’égalité animale ». C’est ici la position défendue par Peter Singer. Pour Singer et ceux qui défendent ses thèses, l’homme ne peut pas utiliser la nature à son gré, ni disposer des animaux comme il l’entend. Remarquons au passage que cette position est contradictoire avec la tradition biblique/chrétienne]. Singer dénonce « le spécisme » (mépris des autres espèces que la nôtre !). Dans « Libération animale », Singer défend un principe d’égalité animale (tous les animaux y compris l’homme ont un « égal droit à la vie »), même si Singer admet que certaines vies ont plus de valeur de d’autres. Comment déterminer que certaines vies aient plus de valeur que d’autres sinon en violant ce principe d’égalité animale ? En réalité Singer tombe dans les contradictions de toutes les morales utilitaristes.
Le principe de l’utilitarisme est le suivant : « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. » C’est au nom de ce principe que Jeremy Bentham inclut les animaux dans le champ de l’éthique : comme nous, les animaux sentent et peuvent souffrir ; mais, on le dit moins, c’est au nom du même principe que les droits de l’homme lui semblent une invention arbitraire et même dénuée de sens.
On peut reprendre ici la critique de Rawls contre l’utilitarisme à qui il fait grief de ne pas admettre que « chaque membre de la société possède une inviolabilité qui a priorité sur tout, même sur le bien-être de tous les autres » comme si les droits et les libertés de base des individus pouvaient être soumis à des marchandages politiques ou des calculs d’intérêts sociaux. »
Mais si les principes utilitaristes s’appliquent universellement à tous les êtres vivants, on va tomber dans un imbroglio complet. Les lions qui mangent les gazelles semblent assez ignorants de la souffrance qu’ils causent à ces pauvres animaux. Peut-être faut-il convertir les lions à l’alimentation végétarienne pour qu’ils se conforment aux règles des sectateurs du principe d’utilité ? Il faudrait transformer les animaux, au motif de l’égalité animale, en sujets de droit. Mais s’ils sont sujets de droits, ils doivent pouvoir répondre, à la barre du tribunal et, le cas échéant être condamnés. La solution de Singer consiste à dire que les animaux pourraient être représentés par des tuteurs, exactement comme les enfants en bas âge et les débiles profonds. Il oublie que les enfants en bas âge sont placés sous la responsabilité et la surveillance de leurs parents qui doivent justement les empêcher d’attenter aux biens et à la vie d’autrui. Si des parents n’exercent pas cette responsabilité parentale, ils sont d’ailleurs susceptibles de poursuites en justice. Qui va être chargé de la surveillance des lions, des loups qui s’attaquent aux troupeaux de moutons ou des serpents venimeux ?
Disons-le clairement : cette « égalité animale » est une histoire à dormir de debout. Il est assez inquiétant que tout cela soit maintenant pris au sérieux en philosophie. L’idée de « libération animale » ne vaut pas mieux. Les animaux ne sont pas des êtres libres. Il y a une petite histoire d’un scorpion qui demande à la grenouille de lui faire traverser la rivière sur son dos. La grenouille commence par refuser en faisant remarquer au scorpion qu’il la piquera dès qu’il sera sur son dos. Le scorpion cependant la convainc au moyen d’arguments utilitaristes : « je n’ai aucun intérêt à te piquer car alors je ne pourrai plus traverser la rivière ». Notre grenouille qui a lu Bentham embarque donc le scorpion, qui, à peine le milieu de la rivière atteint, la pique. Au moment où les deux vont couler, le scorpion est contraint d’avouer : « c’est ma nature ». Les animaux, sauvages ou domestiques, ne sont pas libres, car seul l’esprit est libre. C’est aussi simple que cela. Et donc la « libération animale » est une ineptie.

Conclusion provisoire

Les animaux n’étant ni nos égaux ni des êtres libres, ils ne peuvent être les objets d’un devoir moral. A fortiori, parler de devoir moral à l’égard des êtres vivants en général est une expression dépourvue de sens. Ce qui doit être respecté, c’est l’humanité comme fin en soi. Sur ce plan on ne peut pas dire autre chose que ce que Kant avait déjà dit.
Nous avons cependant des devoirs indirects envers la nature et envers les animaux : saccager la nature, milieu de vie de l’homme, ou exercer sa cruauté à l’égard des animaux, c’est mépriser l’humanité et la rendre méprisable. Il faut ensuite préciser l’attitude à tenir dans toute une série de cas particuliers. La disparition de nombreuses espèces est dommageable pour l’humanité, pas pour la nature qui s’en moque car elle n’a ni intérêt ni sentiment. Ainsi, nous savons que les abeilles nous sont précieuses, compte-tenu de leur rôle dans la pollinisation. Mais l’éradication du bacille de Koch serait plutôt une bonne chose ! Maintenir des populations d’animaux sauvages, dont l’humanité n’a pourtant aucune utilité, fait partie de nos devoirs envers l’humanité parce que nous considérons qu’une nature avec tous ces animaux sauvages est plus intéressante que ne le serait une nature d’où ils auraient disparu. Les animaux domestiques sont élevés pour que nous les mangions ou que leurs œufs ou leur lait servent à notre alimentation. En ce domaine, ce sont les pratiques de l’élevage industriel qui sont condamnables parce qu’elles traitent ces bêtes comme de la matière inerte, sans préoccupation de leur souffrance. Peut-être faut-il aussi envisager de traiter avec un soin tout particulier les animaux les plus proches de l’homme, comme le sont les hominidés (chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outangs) qui font presque partie de « la famille » : on devrait résolument en condamner la chasse et préserver les populations menacées.
Mais encore fois, dans tous ces cas, il ne s’agit de respect par devoir moral. Il s’agit d’un point de vue résolument anthropocentré, c’est-à-dire humaniste. Du reste, si on sort de ce point de vue anthropocentré, il n’est plus aucun devoir prescriptible, puisque la notion même de devoir implique la capacité à émettre des jugements de valeur, à se donner une loi  et à pouvoir en répondre librement, ce qui n’est possible que pour l’homme.
1Pagination de l’édition Arlea.

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