mardi 18 décembre 2018

Le « développement durable » n’est-il qu’un slogan publicitaire ?


Le thème du « développement durable » occupe maintenant une bonne partie de l’espace du marketing. Le label « développement durable » est un argument publicitaire de choix car personne ne voudrait être accusé de saccager la planète, de ne pas s’occuper des générations futures ou de vouloir un développement qui ne serait pas durable. On augmente les taxes sur les produits pétroliers : surtout ne pas dire qu’il s’agit seulement de boucher les trous du budget, soutenir qu’il s’agit d’œuvrer à la transition écologique. Il est assez facile de montrer que cette expression est un simple leurre, un slogan publicitaire qui peut attraper quelques gogos. D’ailleurs l’expression « développement durable » serait en elle-même une contradiction. Quand on se développe, il arrive bien un moment où l’on est totalement développé et où, par conséquent cesse le développement. Il semble en effet qu’un développement infini soit une perspective à peu près dépourvue de sens.
Cependant les expressions imprécises, voire insensées, peuvent, à l’usage prendre du sens. Quelque part, Wittgenstein remarquait que l’expression « j’ai mal à tes dents » est strictement dénuée de sens et cependant elle veut bien dire quelque chose. Le « développement durable » pourrait vouloir dire quelque chose à condition de mener autour de cette expression un travail conceptuel qui en fasse bien autre chose qu’un slogan publicitaire à disposition des spécialistes du « green washing ». « Développement durable » peut désigner deux idées complémentaires : 1° le développement capitaliste, la valorisation illimitée de la valeur et la consommation effrénée des ressources de la planète ne peuvent pas durer ; 2° cependant on ne peut pas se contenter de dire « croissance zéro » (comme dans le rapport du club de Rome de 1970) ou encore « décroissance » car si les riches peuvent se satisfaire de leur sort et admettre que deux voitures et quatre téléviseurs suffisent, l’immense majorité de l’humanité est encore en quête d’une vie simplement décente et pour elle la notion de développement est encore le nom de cette aspiration à une vie décente.
Pour comprendre la situation présente et éventuellement proposer quelques lignes prospectives, il est nécessaire de prendre les choses d’assez loin et d’assez haut, d’avoir une vue d’ensemble pour mieux juger du point où nous sommes arrivés dans l’histoire humaine. Nous commencerons par élucider ce rapport à la nature en que lieu d’habitation de l’homme tel qu’il s’est construit à l’époque moderne et qui est aujourd’hui entré dans une crise profonde, si profonde que même les plus entêtés commencent à admettre qu’on peut plus continuer comme avant. Dans un deuxième temps, nous montrerons la nécessité de substituer à cette conception « moderne » des rapports de l’homme à la nature une autre conception, tirée des propositions du géographe Augustin Berque, autour de la notion d’« écoumène ». En troisième lieu, nous déterminerons les formes de la crise de la domination technique de la nature qui affecte désormais tous les aspects de la vie humaine. Enfin nous proposerons quelques linéaments d’une éthique pour notre époque, d’une « éco-éthique » si l’on veut rependre la direction proposée par des penseurs comme Tomonobu Imamichi.

L’homme face au monde ou pourquoi nous nous sommes pensés comme maîtres et possesseurs de la nature

Il est évidemment toujours problématique de définir avec précision les grandes césures dans l’histoire de l’humanité, puisque ces césures ne se perçoivent qu’après coup – le plus souvent – et elles ne sont pas des faits objectifs mais des jalons posés par l’historien pour essayer de cartographier notre passé et en donner une interprétation. Cependant nous pouvons assez clairement déceler un changement de période dans l’histoire européenne des XVIe et XVIIe siècles. La Renaissance, terme très imprécis et très surchargé d’interprétations a bouleversé en deux siècles tout le terreau du monde ancien et a permis l’apparition du nouveau. On peut en citer quelques points nodaux :
-       L’éclatement définitif de l’unité du théologique et du politique avec la construction des États nationaux, la fin de la suprématie idéologique du catholicisme sérieusement ébranlé par le surgissement des protestantismes mais aussi des diverses formes d’incroyance encore souterraines mais très agissantes.
-       Le développement de l’industrie et du commerce avec la mise en route de la première mondialisation et la soumission à l’ordre européen d’une partie considérable du monde. Ne disait-on pas que, sur l’empire de Charles Quint le soleil ne se couchait jamais ?
-       La réappropriation de la culture antique (l’humanisme au sens strict) qui ouvre la voie à des disputes vives et à un nouveau sens de la liberté intellectuelle. La figure de Giordano Bruno peut ici nous éclairer. Lorsqu’il monte sur le bûcher à Rome, le 17 février 1600, en cette dernière année du XVIe siècle, c’est l’esprit de la Renaissance qui s’éteint, mêlant la plus vaste érudition aux spéculations les plus hasardeuses et aux intuitions scientifiques. Mais en même temps les dialogues de Bruno annoncent ceux de Galilée et c’est vraiment chez lui que l’idée d’un univers infini va s’affirmer contre le monde clos des Anciens (pour reprendre ici les analyses toujours éclairantes de Koyré).
Le XVIIe siècle, cet âge classique pour nous est le début du monde moderne. À la fin du XVIIe tout le paysage politique, philosophique, religieux, artistique de l’Europe occidentale sera transfiguré. En un siècle, les plus grands génies scientifiques et philosophiques se succèdent qui jettent les bases d’une compréhension de la nature et des méthodes d’investigation qui sont encore les nôtres :
-       Invention de la science expérimentale.  À l’encontre des spéculations théologiques et d’une expérience irréfléchie, Galilée et ses successeurs mettent au point des méthodes expérimentales qui combinent la description mathématique des phénomènes et la construction de dispositifs expérimentaux permettant de produire et de répéter ces phénomènes selon des conditions données.
-       On n’a plus à faire une « contemplation de la nature », mais à une action directe sur la nature avec des moyens techniques construits en vue de cette action. Dès ce niveau simplement expérimental, il s’agit bien de maîtriser cette nature et non de se laisser « conduite en laisse », comme le dit Kant.
-       La valeur de cette science découle de son caractère prédictif et la prédiction est elle-même une conséquence de la mathématisation de la connaissance scientifique, liée à la recherche de lois fondamentales invariantes. Dans un monde privé de centre et où il n’existe aucun repère privilégié, ces lois sont les invariants qui expliquent ce « branle éternel » de la nature.   
Il s’agit bien d’une « révolution scientifique », concept un peu galvaudé après le fameux livre de Thomas S. Kuhn (La structure des révolutions scientifiques). Il s’agit d’une révolution fondatrice et les révolutions qui vont suivre s’inscrivent dans la continuité de celle-ci. Mais cette révolution fondatrice a des préconditions sociales – les nouvelles catégories de la pensée ont toujours une genèse sociale – et elle accompagne ou entraîne un bouleversement philosophique essentiel.
Voyons d’abord les préconditions sociales. L’ordre féodal est entré dans une phase de décomposition depuis déjà un ou deux siècles. Les États-nations s’affirment et, dans le même temps, le commerce se généralise avec déjà les instruments modernes de circulation de l’argent. La première mondialisation qui s’opère dans le sillage des « grandes découvertes » fait éclater tous les carcans intellectuels du monde ancien. On peut concevoir le mouvement de la Terre dès lors qu’on en a fait le tour et qu’on peut en quelque sorte la considérer de l’extérieur, comme si on s’en était arraché, ce qui sera fait trois siècles et demi après les découvertes de Galilée et Newton. Dans ce monde nouveau, où la circulation égalise tous les hommes, il n’y a plus de point de vue privilégié et la physique galiléenne en posant l’équivalence de tous les repères inertiels. Genèse sociale des catégories, tel est dans l’optique de Lukács ou de Sohn-Rethel l’essence de la conception de Marx, de ce qu’on appelle le matérialisme historique. L’orée des temps modernes en donne un exemple particulièrement frappant.
Ces profondes transformations sociales vont de pair avec des transformations philosophiques majeures. La modernité, incarnée par Descartes et le rationalisme jusqu’à Kant extirpe l’homme de la nature pour le placer comme sujet (ego) face à l’objet (les phénomènes de la nature). Il n’a plus à chercher sa place dans une harmonie naturelle définitivement mise hors champ (voir l’appendice de la partie I de l’Éthique de Spinoza) mais il peut désormais prétendre transformer cette nature et se transformer lui-même selon les buts qu’il s’est fixés et en usant de tous ces nouveaux et puissants artifices que lui donne la « science nouvelle ». De ce point de vue la VIe partie du Discours de la méthode fait de ce texte le programme politique, social et économique de la modernité. En outre en faisant de l’ego cogito (moi, je pense) le « sol natal de la vérité », Descartes donne un fondement métaphysique à l’individualisme moderne.
Il faut mesure la profondeur de cette révolution. Certes, dans un premier temps, seule la physique se constitue véritablement comme science et elle accomplit très vite des progrès gigantesques au moment où les mathématiques avec la géométrie analytique et le calcul différentiel produit les instruments mathématiques de cette science. La chimie devra attendre Lavoisier pour se mettre elle aussi sur « la route sûre de la science » (Kant). Quant à la biologie, il faudra attendre la théorie cellulaire (Schleiden et Schwann, 1838), la théorie de l’évolution (Darwin, 1859) et la génétique (Mandel, 1865) pour qu’elle trouve enfin des fondements scientifiques stables. Mais en 1637, Descartes est bien un visionnaire : la science nouvelle sera un science « pratique » qui permettra de construire toutes sortes de machines pour alléger la peine des hommes, aura les effets les plus grands en médecine (par « la santé est le plus grand de tous les biens ») et même rendra les hommes « plus sages » par le moyen de la médecine car l’âme étant étroitement unie au corps, c’est bien par la médecine que l’on peut espérer améliorer l’esprit humain. Tout ce qui semblait n’être que la vision hallucinée du philosophe sorti de son poêle devient réalité à notre époque. Les biotechnologies ouvrent la voie d’une modification de l’homme par lui-même. Du « transgenre » au transhumanisme, la technoscience semble donner à la possibilité de se créer lui-même.
Du même coup, la distinction nette que l’on faisait par le passé entre science et technique tend à s’estomper, la technique devient une science appliquée et la science n’est qu’une théorie technique. Marx avait porté la plus grande attention à cette caractéristique du mode de production capitaliste qu’est la fusion de la science et des méthodes de production. La science dit-il dans les Grandisse devient une « force productive directe ». L’accumulation du capital exige à la fois une course effrénée à la productivité du travail (ici le fordisme et le toyotisme sont emblématiques) et une exploitation systématique de la nature au point que l’homme est devenu un facteur géologique direct – certains auteurs désignent notre époque comme l’anthropocène.
On ne peut qu’être frappé d’admiration ou de stupeur par les réalisations de ce programme. Ajoutons que pour ceux que l’on va appeler les Lumières, le progrès des sciences et des techniques devait s’accompagner d’un progrès moral et politique. La perfectibilité indéfinie de l’homme, telle est la foi suprême que partage même un philosophe aussi critique du progrès que Rousseau. Dans la Krisis (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale), Husserl souligne « cette chaleur et cette bousculade vers la culture, ce zèle pour une réforme philosophique de l’éducation et l’ensemble des formes sociales et politiques de l’humanité, qui font de l’époque de l’Aufklärung si souvent dépréciée une époque digne d’être honorée. »

Pourquoi nous ne pouvons plus vivre dans l’espérance des Lumières

Nous pourrions suivre les réflexions des grands philosophes du XXe siècle sur la crise des Lumières : Husserl évidemment, mais aussi Dialectique de la Raison de Theodor Adorno et Max Horkheimer.  Comment cette confiance dans le pouvoir de la raison s’est transformée en autodestruction de la raison au cours du siècle passé, voilà sans doute l’interrogation la plus douloureuse. Mais plutôt qu’une investigation philosophique, commençons par quelques constats que nous livre l’histoire plus ou moins récente.
En premier lieu, le progrès technoscientifique a des effets contradictoires. La machinerie, produit de la fusion de la science et de la technique n’allège pas la peine des hommes comme l’espérait Descartes. C’est presque le contraire. La machinerie a permis d’augmenter infiniment la journée de travail. En abaissant l’importance de la force physique dans le procès de travail et en utilisant l’énergie de la nature (vapeur, électricité) elle a permis d’englober d’embrigader femmes et enfants dans le procès de production. Si l’ouvrier d’antan se servait de ses outils, l’ouvrier moderne est, au contraire, devenu le serviteur de la machine. Il faudrait ici reprendre les analyses fouillées de Marx sur les effets de la machinerie (voir Capital, livre I). Certes, nous ne sommes plus au XIXe siècle et la condition ouvrière s’est notoirement améliorée, mais cela ne tient pas à la dynamique propre du progrès technique mais aux luttes ouvrières et à la menace que ces luttes ont fait peser sur les privilèges des classes dominantes. Le progrès, telle la langue d’Esope, est à la fois la meilleure et la pire des choses.
On peut aussi considérer avec Gunther Anders que notre époque est d’abord l’époque de la bombe atomique. La science la plus développée a permis la conception de la première arme capable de détruire entièrement l’humanité. Jusqu’à Hiroshima, les pires guerres laissaient la possibilité d’un nouveau départ. Hiroshima indique que les hommes sont devenus capables de supprimer l’humanité et avec elle sans doute une bonne partie des vivants. Que l’on se serve de la bombe, comme les USA en 1945 ou qu’elle soit un élément de l’équilibre de la Terre ne change rien sur le plan moral. Comme le dit Anders, « aussi longtemps que l'auteur ne supprime pas l'instrument - aussi longtemps qu'il fait peser la menace par le simple fait de le détenir ; aussi longtemps qu'il poursuit ses actions qu'il nomme à tort des « essais » - aussi longtemps il devra être considéré comme coupable. Et attendu que l'effet de son acte consiste en une annihilation, il devra être considéré comme coupable de nihilisme, de nihilisme à la plus grande échelle. Nous en sommes ainsi arrivés à la formulation de notre dernière thèse les maîtres de la bombe sont des nihilistes en acte. »
On peut aller encore plus loin. Il ne s’agit pas simplement des effets pervers des avancées de la technoscience, mais peut-être de l’essence de la technoscience elle-même. La volonté de transformer l’homme que l’on trouve aussi bien dans le nazisme que dans le « communisme historique du XXe siècle » n’est pas une invention née de cerveaux pervertis mais quelque chose qui s’enracine dans le projet même du progrès tel qu’on le trouve formulé dans le Discours de la méthode. Adorno et Horkheimer soutiennent que l’Aufklärung est la philosophie qui identifie la vérité à la science, une science qui n’a aucune conscience d’elle-même. L’idéal des Lumières, selon nos deux auteurs, trouve sa réalisation dans l’homme sadien : « l’œuvre du marquis de Sade montre « l’entendement non dirigé par un autre », c'est-à-dire le sujet bourgeois libéré de toute tutelle. » Si on veut comprendre ce qu’on appelle les totalitarismes du XXe siècle – encore cette dénomination soit très contestable – on ne doit pas les considérer comme des retours en arrière vers des âges des tyrannies mais bien comme des expressions de la « modernité », des manifestations du progrès, même s’il agit d’un progrès qui avance par le mauvais côté. Le fascisme met en œuvre une conception « scientifique » de l’homme qui réduit l’homme à une machine, définitivement débarrassée de tous les sentiments moraux. Et encore : le fascisme que nous avons connu historiquement n’est-il qu’une tentative grossière et trop violente, trop sanguinaire, de la domestication radicale de l’homme par un système machinal, efficace scientifiquement. Ce qui se profile avec l’IA, l’interconnexion de tous les systèmes d’information et de surveillance et la toute-puissance de la propagande rebaptisée « communication » ou « information » pourrait-il produire une société encore plus terrifiante et donc le contrôle sur les individus sera encore plus total.
Même si le pire n’est pas toujours certain, il reste que nous sommes sans doute arrivés à un point où le développement ne peut plus suivre la ligne suivie jusqu’ici. Le « progrès » a été soutenu par une double croissance, croissance de la production matérielle et croissance de la population. Or cette double croissance est aujourd’hui confrontée à une impasse qui résulte à la fois des limites intrinsèques du mode de production capitaliste et des limites matérielles de la Terre. Les limites intrinsèques du mode de production capitaliste, analysées il y a longtemps par Marx tiennent en un mot : le capital, c’est la valorisation de la valeur dans un cycle infini. Mais plus la production s’accroit et plus « le mort saisit le vif », c'est-à-dire plus le capital se heurte à son principal obstacle, lui-même en tant que rapport sociaux hypostasié sous la forme de l’argent. Le cycle d’accumulation ne peut se poursuivre que si interviennent de temps à autres des phases de crises au cours desquelles le capital est massivement dévalué, où la production et les moyens de travail sont massivement détruits.  Les deux grandes guerres mondiales du siècle passé donnent une bonne indication de la réalité de ces processus. La tentative d’éviter ces crises passe par toutes sortes de recettes magiques qui montrent tout à tour leur inanité. La course à la productivité par l’hybris technologique conduit à expulser toujours plus le travail de la production et à abaisser massivement le taux de profit. Le recours au capital fictif (dettes, produits dérivés, etc.) fonctionne pour un temps, mais vient toujours un moment où les comptes doivent être apurés. L’expansion des champs d’accumulation du capital n’est pas illimitée. L’entrée frénétique de l’Afrique dans la ronde du capital fera sans doute son effet pendant un temps… Mais on doit penser avec Immanuel Wallerstein et les co-auteurs du livre Le capitalisme a-t-il avenir ? (2014) que les plus grands bouleversements sont inévitables au cours du prochain demi-siècle.
Enfin notre foi dans le pouvoir de la technique a été sérieusement ébranlée. D’une part les effets pervers de la technique sont bien connus : l’automobile finit par ralentir la circulation. L’augmentation des moyens de s’informer ne fait guère progresser la culture et c’est avec raison que l’on considère souvent que ces « mass médias » ont surtout fait progresser l’inculture. Et peut-être pourrait, en partie du moins, suivre Ivan Ilitch quand il soutient que le système de santé est devenu la première source pathogène.
On doit aussi reconnaître des limites objectives à la maîtrise technique. La médecine et surtout l’amélioration générale de l’hygiène et des conditions de vie ont produit une considérable augmentation de l’espérance de vie, mais du même coup un nombre considérable de vieillards dont une grande majorité sont considérablement affaiblis et ont besoin d’assistance. Le nombre des centenaires a été multiplié par vingt au cours du dernier demi-siècle et devrait encore être multiplié par dix au cours du prochain demi-siècle. Si l’espérance de vie en bonne santé continuait de croître, ce vieillissement de la population ne serait pas trop grave et des sociétés riches comme les nôtres pourraient le soutenir sans grande difficulté. Mais ce n’est pas le cas. L’espérance de vie en bonne santé est assez stable en France (donc on vit plus longtemps en mauvaise santé) et se dégrade dans d’autres pays. Quelques médecins ont cru bon de faite des annonces publicitaires sur l’augmentation indéfinie de la durée de la vie, il n’y a pas le plus petit indice pour corroborer ces affirmations. La « doyenne » des Français a 114 ans et vit en EPHAD depuis bientôt 40 ans et elle est encore loin d’égaler le record absolu de Jeanne Calment, morte à plus de 122ans. Les progrès de la médecine, pour impressionnants qu’ils soient par ailleurs, semblent atteindre ici une limite absolue. L’hybris médicale pourrait bien ne plus faire illusion pendant trop longtemps et nous devons accepter, une bonne fois pour toutes, que nous sommes bien des mortels et que finalement ce n’est pas une mauvaise chose si on raisonne non à l’aune de sa propre vie mais du point global de l’humanité. Les vieux doivent partir pour faire de la place aux jeunes !
Les progrès de la science devaient nous « rendre plus sages » pensait Descartes. On doit tout au contraire constater qu’ils nous ont souvent rendus plus fous. L’illusion de la maîtrise déchaîne des forces que, tels l’apprenti-sorcier de la fable, nous ne savons plus maîtriser. Si l’on suit l’avis de la très majorité des scientifiques spécialistes du climat, le réchauffement de la planète est un fait patent dont la cause principale réside dans l’activité humaine. Les conséquences prévisibles de ce réchauffement sont catastrophiques, mais nous sommes dans l’incapacité de faire demi-tour. Et donc nous devons nous préparer au pire.
Ainsi le « progressisme », cette croyance au progrès scientifique et technique comme moteur d’une humanité qui deviendrait plus libre et plus heureuse est-il aujourd’hui dans une impasse terrible.

Changer notre façon de voir les choses

Il faut prendre les choses à la racine et non se contenter de prendre tel problème, puis tel autre sans aucun ordre, sans saisir le lien théorique et pratique qui les unit. Ce qui aboutit à toutes sortes d’aberrations : par exemple, des défenseurs de la nature deviennent des partisans du « transgenrisme » sans que cela leur paraisse contradictoire. Il nous faut une nouvelle approche globale du rapport entre l’homme et la nature, une approche dont on pourrait trouver les linéaments dans les Manuscrits de 1844 de Marx quand est explicité la thèse selon laquelle la nature est le corps non organique de l’homme.
Le grand mérité de l’écologie (l’écologie en tant que discipline des sciences de la nature et non la prétendue « écologie politique ») est de tenter de penser l’être vivant dans son habitat (oïkos) est de chercher à comprendre les interactions entre l’être et son environnement, interactions qui sont à la fois l’action de l’être sur son environnement – ce sont les organismes unicellulaires qui ont d’abord produit l’oxygène qui a transformé l’atmosphère terrestre et l’a rendue habitable par des organismes aérobies – et l’action de l’environnement sur l’être vivant – par exemple dans tous les processus de la sélection naturelle. On aurait don intérêt à introduire la dimension « écologique » dans la compréhension des rapports entre l’homme et son environnement et ce dans tous les domaines de la recherche philosophique. Ainsi Tetsuya Kono propose-t-il une sorte de psychologie écologique qui ouvre des perspectives très intéressantes pour sortir des apories du vieux « mind-body problem » (« problème esprit-corps). Mais on doit immédiatement reconnaître l’importante différence entre l’écologie animale et « l’écologie humaine ». « L’écologie humaine », si une telle science peut exister est une science humaine, qui a affaire à un monde de significations et pas seulement à des phénomènes observables et mesurables. Les végétaux et les animaux ne peuvent pas changer volontairement de comportement ou de modes de vie, alors que les hommes habiter des cavernes, bâtir des cabanes en bois ou des gratte-ciels. Alors que les animaux n’agissent sur le environnement que par leur corps animal, les hommes agissent par leur corps social ou leur « corps médial » pour reprendre la terminologie d’Augustin Berque.
C’est effectivement vers Augustin Berque nous devons nous tourner plus que vers Ernst Haeckel ! Le concept d’écoumène (dont on trouve l’origine chez Strabon au 1er siècle avant l’ère courante) permet en effet de penser « l’homme dans son environnement » ou encore « la terre en tant que l’homme l’habite ». Il ne s’agit de s’opposer à l’écologie mais de comprendre que « Le fonctionnement de cette interrelation effective entre l’écologique et le symbolique dépend de la non moins effective interrelation des hommes entre eux. » Chez les humains l’écologique est social et symbolique. L’homme habite la terre et s’y construit des « niches écologiques », mais la manière dont il le fait renvoie à un ordre symbolique. Par exemple, le jardin japonais, c’est à la fois du naturel et du symbolique ou plus exactement c’est l’interaction entre les deux. L’organisation de l’espace exprime la structure de la vie sociale.
Qu’est-ce donc que l’écoumène ? Suivons encore Berque : « L’écoumène, c’est l’ensemble et la condition des milieux humains, en ce qu’ils ont de proprement humain, mais non moins d’écologique et de physique. C’est cela l’écoumène qui est pleinement la demeure (oikos) de l’être humain ». Il y a un parti pris philosophique : ne pas séparer l’homme de la nature, et Berque de protester contre les philosophies qui ont « sevré la culture de la nature ». « L’écoumène est une relation : la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre. » À la fois mesurable et incommensurable, tel est l’écoumène : « Notre être s’étend au-delà du bout de nos doigts […] jusqu’aux confins de l’univers. » (Écoumène, Belin, 2009, p.17)
Pour comprendre comment se construit cette relation de l’homme au monde qu’il habite, on fera un détour par les travaux d’André Leroi-Gourhan. Anthropologue et spécialiste de paléontologie, son livre Le geste et la parole constitue un apport irremplaçable à la compréhension du devenir humain. Ce devenir est triple. Il s’agit d’abord de l’Hominisation, c'est-à-dire la transformation biologique (à partir de la station verticale) qui conduit à l’homo sapiens. Depuis les travaux de Leroi-Gourhan nous avons appris beaucoup de choses nouvelles à ce sujet mais rien qui contredise vraiment l’auteur de La Geste et la Parole, sinon que l’on doit faire remonter beaucoup plus loin en arrière l’hominisation. La découverte de « Toumaï » vieux de 7 millions d’années dans le Tchad, les progrès que nous avons fait dans la connaissance d’Homo habilis et d’Homo erectus, l’hybridation entre sapiens et neandertalensis confirme bien plutôt la conception évolutionniste de Leroi-Gourhan qui montre qu’évolution biologique et l’évolution technique sont étroitement intriquées. Une récente confirmation de ces vues est à retrouver dans un petit livre, clair et rigoureux, Dernières nouvelles de sapiens, par Silvana Condemi et François Savatier (Flammarion, 2018). Avec l’hominisation s’entrelace donc l’anthropisation, c'est-à-dire la transformation objective des choses par le développement des techniques, qui commence avec homo habilis voici peut-être 2,5 millions d’années. Enfin l’Humanisation est la transformation subjective des choses par le symbole qui, pour l’heure, en attendant peut-être de nouvelles découvertes est le fait de l’homme de Néandertal et de l’homo sapiens pour qui nous possédons des traces de cette activité symbolique sans pouvoir affirmer que d’autres variétés antérieures du genre humain n’aient pas pu accéder à la pensée symbolique grâce à un langage articulé dont elles possédaient les réquisits biologiques (existence de l’aire de Broca, asymétrie du cerveau, existence du gène Foxp2).
On peut résumer ainsi les principales étapes de l’anthropisation, des primates hominidés à l’homme. Chez les primates hominidés, l’action et l’outil se confondent (par exemple quand le chimpanzé se saisit d’une branche pour attraper le fruit convoité). Chez les premiers « anthropiens », l’outil est séparable de la main en prise directe : ainsi le « chopper » à partir duquel vont se développer toutes sortes d’outils de plus en plus travaillés. Enfin, au néolithique, on voit apparaître les premières machines manuelles avec une prise indirecte (par exemple les propulseurs). C’est un processus qui rejette peu à peu tous les instruments humains hors de l’homme et modifie en même temps son rapport à l’espace et donc son écoumène.
Ce double processus, hominisation et anthropisation ouvre la voie à la construction d’un « corps social » qui est proprement l’écoumène. Le corps social se substitue au corps biologique. Ce corps social est le milieu humain, et ceci nous permet de comprendre le sens fort que l’on doit donner à l’expression aristotélicienne qui fait de l’homme l’animal politique par excellence, « plus politique que les abeilles et les autres animaux grégaires ». La naissance de l’écoumène n’est rien d’autre que le processus d’engendrement du corps social ou « corps médial ». L’histoire de l’humanité suit la croissance de ce corps médial. D’abord parce que nous avons toujours plus besoin de choses – jusqu’à cette hypertrophie de nos besoins qui caractérise la « société de consommation ». Cette croissance des besoins repousse les frontières du monde : les épices et l’or (auri sacra f           ames) sont les ingrédients de cette première mondialisation qu’ont constitué les « grandes découvertes ».
Mais impossible de repousser les frontières à l’infini.  Nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes. Nous ne nous pouvons nous passer du foyer de cette « mouvance » : notre corps animal. De ce point de vue, le monde des réseaux est un monde aliéné, un monde où l’on se donner l’illusion de l’abolition de l’espace et de l’ubiquité. Les hommes construisent leur écoumène à partir de la biosphère. Nous sommes installés sur cette Terre qui est notre seul foyer possible. Même si on installe un jour une petite colonie humaine sur la planète Mars, chose encore fort problématique aujourd’hui, ce ne sera jamais une véritable implantation humaine pour la simple raison qu’il n’y a pas d’atmosphère respirable sur Mars et que ce n’est pas un lieu de villégiature très attrayant.
En suivant les indications de Leroi-Gourhan, on peut isoler la triple source de l’écoumène, né de la biosphère : écologique, technique, symbolique. Notre environnement est « symbolisé » et le déploiement de l’espace se fait suivant cette ligne :  un hectare de rizière ou un hectare de sol d’une grande ville comptent plus qu’un ha de savane du pléistocène ! Une œuvre (un poème, un livre…) compte bien plus que la surface de papier où elle est écrite !
Pendant longtemps, Jusqu’au moustérien (-70000/-35000 ou avant), l’évolution physique va avec l’évolution de l’outillage – elle suit et rétroagit sur le volume de l’encéphale. Il y a déconnexion ensuite : l’individu ne change plus sur le plan biologique mais la technique se développe de manière exponentielle. Ainsi, l’évolution de l’écoumène parait dépendre uniquement de notre développement symbolique et technique. Mais il y a des « poches » de groupes de sapiens qui restent en dehors de ce mouvement. Par exemple les populations des Hautes Terres de Papouasie-Nouvelle Guinée, « découvertes » seulement en 1930, descendant de population arrivée sur l’île il y a environ 21000 ans, ont maîtrisé l’agriculture il y a environ 7000 ans, un peu comme partout ailleurs sur la Terre, mais ne sont pas allées beaucoup plus loin sur le plan technique. On les a longtemps considérés comme des sortes de témoins de la préhistoire, ce qui est fort discutable : la stagnation de l’évolution technique, en raison des conditions naturelles, n’a pas empêché le développement d’une vie sociale complexe.
Notre civilisation est marquée par le souci de maîtriser les objets. Elle s’occupe peu de notre être, de notre corporéité, de notre vie intérieure. Il y a donc un divorce entre la maîtrise des choses et la maitrise de soi. Ce qui explique la propension que nous avons à traiter notre corps comme un objet. Il a une nécessité d’humaniser notre corps, question qui est la grande absente de la philosophie moderne, à l’exception de la phénoménologie, singulièrement dans son développement chez Maurice Merleau-Ponty. Berque fait encore remarquer que l’on a trop sous-estimé le tissu relationnel er qu’il est nécessaire de réhabiliter le symbolique ! La civilisation occidentale a trop mis l’accent sur le mesurable (topos) et c’est cela l’essence même de la science moderne mais en sous-estimant le tissu nécessaire à l’être (la chôra platonicienne).
De ce trop rapide aperçu des conceptions d’Augustin Berque retenons qu’il s’agit d’une pensée globale de l’homme dans son environnement et non d’une pensée structurée autour de l’opposition de l’homme, « maître et possesseur » de la nature et d’une nature instrumentalisée. Comme on l’a dit plus haut cette vision du géographe retrouve des intuitions philosophiques plus anciennes. Comme nous l’avons montré ailleurs (L’homme dans la nature), Spinoza, à la différence des autres penseurs rationalistes part de l’identité de l’homme et de la nature, et de Spinoza on peut passer à Marx qui voit la nature comme le corps non organique de l’homme. À la différence des diverses variantes de l’écologie, notamment les plus radicales, Berque défend une approche « anthropocentrée » : le monde est toujours le monde de l’homme et donc l’action sur le monde extérieur à nous est une action sur nous-mêmes !

La crise de la domination technique : les limites sont atteintes

Partons des faits, de ce que chacun peut constater et qu’on ne peut nier sauf à perdre tout bon sens. Le mode de développement économique et technique s’exprime dans la conception moderne de la science et dans la perception dominante de la séparation de l’homme et de la nature ou encore de l’opposition radicale de la nature et de la culture.
En premier lieu, le développement suivant la loi de l’accumulation du capital est un processus sans fin et sans sujet qui le gouverne. Le but du capital, c’est « la valorisation de la valeur », c'est-à-dire la production de marchandises incorporant toujours plus de travail humain et paradoxalement, en vertu des lois immanentes du mode de production capitaliste, réduisant toujours plus la part du travail vivant relativement au travail mort. « Le mort saisit le vif » dit Marx d’une formule lapidaire. Cette formule prend tout son sens quand on constate toutes les pollutions qui étouffent et empoisonnent lentement notre biosphère. Pollution chimique d’abord, pollution des sols des sites industriels, pollution des rivières, comme, par exemple, avec les sites d’extraction minière, pollution des végétaux (la dioxine, les glyphosates) et plus généralement de toute forme de vie (perturbateurs endocriniens). Pollution par les déchets ensuite, comment ceux qui flottent dans cet invraisemblable « continent » agglomérés dans le Pacifique, sur une superficie égale à trois fois celle de la France. Pollution de l’air par la combustion des sources d’énergie fossiles, par les particules fines, etc. On objectera que la qualité de l’air dans les grandes villes était sans doute bien pire au XIXe siècle, à l’époque où l’industrie et le chauffage domestique tournaient au bois et au charbon. C’est peu contestable. La contrepartie de cette relative amélioration des métropoles des pays riches est la pollution accélérée dans les pays qui deviennent les usines du monde. Le pays qui subit les pires pollutions est la Chine, premier producteur de CO2 par habitant… et pays le plus peuplé du monde !
En second lieu, le développement de l’accumulation du capital produit l’épuisement des ressources naturelles, qu’il s’agisse du pétrole ou du charbon qui ne sont pas seulement à économiser comme sources d’énergie mais aussi comme matière première. La déforestation massive en Amazonie (pour la production du soja) ou en Asie (pour la production de l’huile de palme) produit des effets globaux sur l’atmosphère qui entrent dans la composition de ce changement climatique menaçant. La destruction des terres arables par bétonnage et goudronnage. En France seulement, l’artificialisation des sols représente au moins 82000 hectares par an et, très souvent, ce sont les meilleurs sols qui sont ainsi perdus. Dans le monde, le recul des terres arables est d’environ 10 millions d’hectares par an. Avec 20% de la population mondiale, la Chine ne dispose que de 9% des terres arables et cette part diminue très rapidement sous la pression de l’industrialisation. À l’horizon de profile une lutte pour les terres qui se déroule aujourd’hui à grande échelle sur le terrain africain, mais touche tous les pays. Le plus grand ranch du monde, en Australie, a été racheté par un investisseur chinois. Ce sont aussi des investisseurs chinois qui rachètent des terres dans le département de l’Allier. Mais évidemment les Chinois ne sont pas les seuls sur les rangs. La concurrence la plus féroce ne règne dans les hautes technologies mais dans cette très antique bataille pour la terre. Ce qui est en jeu, c’est l’alimentation pour demain, pour une population mondiale qui va croître de 50% dans le prochain demi-siècle. À cela il faut ajouter l’épuisement des ressources halieutiques : la surexploitation actuelle menace 30% du total des réserves. Tout un marché spéculatif sur les quotas de pêche commence à se développer. Dans le même temps la mainmise sur le plateau littoral et sur les espaces maritimes nationaux devient une affaire de la plus haute importance dans la compétition que se livrent les différentes nations. Signalons pour terminer la question de la gestion de l’eau qui est déjà problématique dans de nombreuses régions du monde et qui risque de l’être encore dans le contexte d’un réchauffement climatique global.
Peut-être est-il donc utile d’adopter le concept d’anthropocène, développé par un certain nombre de savants et d’essayistes qui considèrent que nous sommes entrés depuis le XIXe siècle environ dans une nouvelle ère géologique, une ère où le premier facteur géologique est l’homme dans son activité industrielle et ses modes de consommation. Et de fait les principales caractéristiques d’un changement d’ère sont là.  Tout d’abord une extinction massive des espèces et il ne s’agit de quelques mammifères apparemment sympathiques comme le panda, cet ours mal fichu condamné au régime végétarien ! il s’agit des oiseaux et des insectes et parmi ces derniers les plus utiles à l’homme que sont les pollinisateurs. À l’échelle mondiale, une espèce d’oiseaux sur huit est directement menacée. En France seulement, un tiers des oiseaux des campagnes a disparu au cours des quinze dernières années. Et tous ces cas, c’est l’activité humaine qui est clairement le facteur principal, notamment en raison de la disparition des insectes dont se nourrissent les oiseaux. Même les éoliennes sont mises en cause. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un massacre général des oiseaux, les éoliennes éloignées des villes, implantées à proximité des sites naturels protégés, et selon une étude récente, les éoliennes menacent particulièrement les espèces protégées… On n’a peu d’études précises sur l’impact des éoliennes en mer. Les optimistes affirment que l’éolien n’est pas plus dangereux que les autres installations modernes (autoroutes, lignes à haute tension, etc.), ce qui n’est pas spécialement rassurant ! En ce qui concerne les insectes, la situation est encore pire : 75% de la population des insectes volants a disparu en moins de trente ans en Allemagne. D’autres études donnent le chiffre de 80% pour toute l’Europe. En France, 25% à 30% des abeilles disparaissent chaque hiver. Comme les insectes volants constituent une part de la nourriture de oiseaux, l’impact de ces disparitions affecte l’ensemble de l’écosystème. Nous avons évoqué plus haut la disparition des espèces maritimes, en premier lieu les poissons. Ces extinctions sont, selon les spécialistes, plus rapides que lors des précédentes grandes extinctions.
Le deuxième facteur plaidant en faveur de l’idée de changement d’ère géologique est le réchauffement climatique. Il semble aujourd’hui que la réalité du réchauffement globale soit attestée – mais si parfois on a eu du mal à l’admettre, les raisons des « climatosceptiques » sont loin d’être toujours infondées. Disposons-nous de statistiques sur un temps suffisant ? N’y a-t-il pas déjà eu des oscillations climatiques de ce genre suivies d’un refroidissement ? Après tout, dans les années 1980, beaucoup de chercheurs prédisaient plutôt un refroidissement et une nouvelle ère glaciaire ! Si on admet, et on doit sans doute l’admettre, qu’il y a bien un réchauffement global en cours, reste à déterminer la part de l’action humaine dans ce réchauffement. Là encore, elle semble jouer le rôle principal, même si on peut chercher d’autres facteurs (intensité de l’activité solaire par exemple). Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de discussions complexes mais simplement à constater que ce réchauffement climatique aura des conséquences difficiles à prévoir dans le détail – il pourrait entrainer des baisses importantes des températures en Europe de l’Ouest en raison de l’inversion du Gulf Stream – mais il est certain qu’il entraînera des catastrophes aux conséquences humaines considérables.
Enfin l’activité humaine modifie la surface de la Terre a un rythme bien plus rapide que celui de l’érosion naturelle, accélérant parfois celle-ci (ruissellement sur les routes et autoroutes comme accélérateur des inondations).
Toutes ces questions ne datent pas d’hier. Dès 1972, le rapport Meadows sur Les Limites à la croissance (dans un monde fini) soulignait l’impossibilité d’une croissance continue et alertait sur les catastrophes à venir. Il proposait une approche en montrant l’interaction des différents facteurs : démographie, croissance économique, épuisement des ressources, augmentation des coûts, etc. La crise pétrolière de 1973 (consécutive à la guerre entre Israël et les pays arabes limitrophes) confirmer les prédictions du rapport Meadows. Le changement violent des méthodes de régulation du mode de production capitaliste avec le « néolibéralisme » promu d’abord par Mrs Thatcher et Ronald Reagan, l’insertion des pays de l’Asie dans le marché mondial (les « dragons » japonais, coréens, singapouriens), puis la conversion de la Chine au capitalisme l’effondrement du « bloc de l’est » ont ouvert une nouvelle phase de développement et d’accumulation du capital. Mais tout cela ne pouvait avoir qu’un temps. Les prochaines années verront sans doute une intégration à marche rapide de l’Afrique dans le système capitaliste mondial. Mais cette intégration elle-même sera sans doute plus difficile et plus convulsive que celle du Sud-est asiatique. Mais inéluctablement arrive le mot où « Hic Rhodus, hic salta » (« voici Rhodes, c’est là qu’il faut sauter »), comme le disait Ésope (et Marx avec lui). On ne peut que donner raison à Kenneth Ewart Boulding : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste ».
Le développement d’une nouvelle « science », la « collapsologie » est l’indice que l’idée se répand que l’humanité ne peut plus continuer comme avant et que la menace d’une destruction de l’habitat humain sur Terre est devenue une possibilité réelle. Nous savions depuis Hiroshima et Nagasaki que les hommes disposaient maintenant de réaliser, ce qui était impensable auparavant, la destruction totale de la vie humaine. Mais aujourd’hui nous savons que même si nous restons pacifiques, même si nous restreignons les guerres dans des limites relativement restreintes, la destruction de l’humanité est rendue possible par la simple dynamique du système de production et de la satisfaction des besoins.
Jad Diamond dans Effondrement analyse la disparition de quelques sociétés historiques qui ont épuisé les ressources naturelles à leur disposition sans pouvoir s’adapter aux nouvelles circonstances, climatiques par exemple. Ainsi les établissements vikings au Groenland à partir du début du Xie siècle et qui disparurent complètement au cours du XVe siècle, avec le refroidissement qui conduit à ce qu’on a appelé un petit âge glaciaire au XVIIe et XVIIIe siècle. Dans son livre, Diamond analyse les causes de cet effondrement et montre que désormais c’est l’établissement humain sur la Terre qui se trouve finalement dans ces circonstances analogues, mutatis mutandis, à celles de la colonie viking du Groenland.
Sommes-nous véritablement face à la possibilité d’un effondrement de ce type ? Il faut se garder de faire du catastrophisme une prévision scientifique et la tendance est forte qui ferait ressembler les « collapsologues » au professeur fou de Tintin et l’étoile mystérieuse, annonçant la fin des temps et invitant les hommes à se repentir. Mais face aux questions qui se posent à nous, les méthodes habituelles utilisées dans la prise de décision à partir du calcul coût-bénéfice sont totalement inadaptée. Je peux risquer de perdre une partie de ce que j’ai avec l’espoir de gagner le gros lot, mais aucune personne sensée ne jouera à la roulette russe même avec l’espoir de gagner le gros lot dans 5 cas sur 6 ! Donc, même en imaginant que l’hypothèse de l’effondrement ait une probabilité de 1/6, nous devrions faire comme si cette hypothèse était cependant la plus probable. C’est le sens que l’on peut donner au « catastrophisme éclairé » que réclame Jean-Pierre Dupuy. Ajoutons que si l’effondrement n’est pas certain, il existe de nombreuses autres hypothèses de développement qui, pour n’être pas totalement catastrophiques sont assez peu enviables et la probabilité que la croissance reprenne impétueuse et sans nous apporter d’autres dégâts qui les habituels coûts de tout progrès est à peu proche de zéro. En vérité, c’est toute notre manière de penser qu’il faut radicalement changer.   

Crise de la domination technique : aller au fond des choses

Les aspects que nous venons d’évoquer aussi importants qu’ils soient ne mettent pas en question les contradictions internes qui sont le moteur du développement historique depuis trois ou quatre siècles. On pourrait objecter à ces limites du développement on pourra toujours trouver des solutions, par exemple, limiter la consommation de l’énergie grâce à des techniques plus économes : c’est déjà le cas puisque le rendement du bon vieux moteur à explosion a maintenant un rendement bien supérieur à ce qu’il était au moment du boom du culte de la « bagnole ». Bien que grosse consommatrice d’énergie (10% de la consommation mondiale), l’informatique pourrait en diminuer considérablement les besoins dans tous les autres secteurs : réunions en vidéo qui peuvent remplacer des voyages en avion ou en train, diminution du nombre de locaux pour les banques et assurances en lignes, etc. Les économies d’énergie grâce à de nouvelles technique feront baisser la demande de chauffage. On construit des immeubles qui non seulement produisent leur propre énergie mais peuvent en revendre une partie sur le réseau. Les technophiles ont des tas de belles histoires de ce genre à nous raconter. Le capitalisme vert, le capitalisme à « développement durable » viendrait sauver le capitalisme et permettre une « croissance soutenable », écologique pour tout dire.
Contre ce discours, typique du « green washing », il faut d’abord souligner que si la technique vient remédier aux problèmes de la technique, il faudra encore de nouvelles techniques pour remédier aux problèmes posés par les remèdes aux problèmes posés par la technique et ainsi de suite. La propagande pour la voiture électrique pour en finir avec la pollution par des gaz à effet de serre et ainsi « sauver la planète » ou « sauver le climat » est un archétype de ce discours idéologique, renversant la réalité. La voiture électrique suppose d’une part des batteries et toutes sortes d’organes gros consommateurs de terres rares qui sont pour l’essentiel détenues par la Chine et certains pays d’Afrique équatoriale ou d’Amérique Latine. Donc on retrouverait à plus ou moins brève échéance les problèmes d’épuisement des ressources naturelles. Il faut aussi produire de l’électricité et à part l’électricité d’origine nucléaire, on ne dispose pas de moyens de produire de l’électricité verte pour l’équivalent du parc actuel de véhicules automobiles. Comme toujours, les technophiles annoncent pour demain de nouvelles sources d’énergie électriques et de nouvelles batteries révolutionnaires. Ces annonces finissent le plus souvent dans le cimetière des miracles annoncés du progrès technique. Il serait temps de faire la liste des dégâts du « développement durable ».
Mais il est surtout temps de comprendre qu’il faut rompre avec le monde illusoire du progrès technique et matériel permanent. L’accumulation de richesses matérielles ne produit aucune réelle satisfaction dès lors qu’elle excède une certaine mesure, toute élastique, convenons-en. La possession d’une voiture donne une certaine liberté mais la possession d’une deuxième voiture ne donne aucune liberté supplémentaire ! Disposer d’un engin pouvant aller 300 km/h est une parfaite idiotie, puisque la vitesse moyenne des voitures en région parisienne n’excède pas les 16 km/h avec des points à 17 au mois d’août ! Nos maisons sont remplies d’objets achetés et jamais utilisés ou utilisés une fois, quand ils ne sont pas tout simplement restés dans les cartons d’emballage. Consommer pour consommer et non consommer pour satisfaire nos besoins, voire nos désirs, telle est la grande maxime de la société techniquement avancée qui est la nôtre. L’ensemble du système de production en peut fonctionner qu’en nous proposant toujours plus de choses désirables, toujours plus nouveau, plus éblouissant. Mais ces choses à peine en notre possession révèlent le plus souvent nos frustrations, car le désir n’a pas pour objet réel ces choses.
Ce que nous recherchons, les grandes compagnies la Silicon Valley l’ont bien compris, c’est atteindre l’immortalité, c'est-à-dire échapper définitivement à la condition humaine. Si comme le disait Descartes la santé est le plus grand de tous les biens, et si c’est bien cela que promet la « science nouvelle », « pratique » qu’annonçait le Discours De La Méthode, alors oui nous espérons que la médecine va nous donner cet élixir de vie éternelle. Mais, si l’espérance de vie a augmenté considérablement, la durée maximale de la vie reste à peu près inchangée. Le record de Jeanne Calment (122 ans) est invaincu, la plus vieille des Françaises ne dépassant pas, à l’heure où nous écrivons les 114 ans. On escompte une augmentation du nombre de centenaires et sans doute aussi d’ultra-centenaires, mais des individus vivant 150 ou 200 ans sont seulement sortis de l’imagination propagandiste de certains médecins ou hommes d’affaires ou les deux à la fois. Pire : l’espérance de vie en bonne santé, qui est la seule chose vraiment sérieuse, non seulement stagne mais semble même reculer dans certains pays avancés. Aux États-Unis, le pays qui dépense le plus pour la santé, l’espérance de vie a même commencé à reculer.
Décidément cet homme imparfait, produit du hasard des mutations naturelles, doit être remplacé. Le « successeur » doit arriver. Le transhumanisme n’est pas resté une fantaisie d’amateurs de science-fiction. C’est un projet technique et industriel poursuivi par des très sérieuses entreprises qui ne sont pas connues pour jeter leur argent pas les fenêtres. Il est déjà en route : l’internet est déjà conçu comme une « augmentation » de l’être humain. D’une part, il nous fournit gracieusement des prothèses mnésiques et d’autres part il inclut chacun de nous comme un élément d’un vaste réseau dont les interactions font émerger quelque chose de nouveau. L’étude du fonctionnement du cerveau humaine et le développement de l’IA sont censés permettre l’augmentation des capacités intellectuelles humaines. Mais comme cela se heurte visiblement aux difficultés propres à ces êtres biologiques que nous sommes, on à remplacer l’homme par la machine, une machine déjà tellement plus intelligente que nous puisqu’elle peut battre le champion du monde de go. Le rouge de la « honte prométhéenne » (cf. Gunter Anders, Obsolescence de l’homme) nous monte au front. Le transhumanisme émerge d’un autre côté : puisque le sexe n’est rien et que le genre n’est qu’une construction sociale, l’individu humain doit être en mesure de se choisir lui-même en choisissant d’être homme, femme ou tout autre genre possible (la liste s’allonge chaque jour).  Tels Dieu, nous voulons être causa sui, « cause de soi-même ».
Si, comme le dit Hans Jonas, la technique a cessé pour nous d’être le moyen pour faire face aux nécessités de la vie pour devenir une fin que nous poursuivons pour elle-même, c’est à cette question que nous devons nous attaquer, parce que la recherche dans laquelle nous serions engagé est une recherche infinie dans laquelle se perd tout sens. Elle est une recherche de la toute-puissance proprement infantile – Freud a montré l’importance de ce phantasme de toute-puissance infantile et par voie de conséquence la nécessité d’apprendre la frustration comme condition de toute éducation à la vie sociale. Sommes-nous capables de sortir de ce phantasme ?

Les défis à relever

Il est nécessaire pour commencer de se dépouiller de toutes les illusions qui sont nées avec le grand mouvement des Lumières. Le progrès des sciences et techniques ne s’accompagne pas nécessairement du progrès moral et politique, du progrès de la Raison. Bien au contraire, le progrès des sciences et des techniques s’est souvent payé de l’asservissement croissant des hommes et d’un contrôle des vies bien plus serré que ne le pouvaient les anciennes tyrannies. Le progrès des moyens de communication (téléphone, internet) s’accompagne du progrès des moyens de surveillance. Le progrès du machinisme s’accompagne de la destruction des métiers et des savoir-faire ouvriers et de la généralisation du « travail en miettes », y compris dans le domaine du travail intellectuel. Les normes de qualité qui permettent une production plus fiable et un meilleur service s’accompagnent de la normalisation de la pensée et des âmes.
« On n’arrête pas le progrès », dit l’adage, parfois ironiquement. C’est de ce fatalisme et de cet impératif du progrès, qu’il faut tenter de sortir aujourd’hui en n’oubliant que l’humanité ne s’est pas toujours imposé le fardeau du progrès. Valoriser l’ancien contre le moderne, la sagesse antique contre la folie moderne, ce fut longtemps ce qui allait de soi. Évidemment, il ne s’agit de retourner en arrière ni de répéter « c’était mieux avant », parce que c’était loin d’être « mieux avant ». Pour autant, la modernité ou la contemporanéité ne sont pas des gages de vertu. La philosophie de Platon est le fait d’un vieux mâle blanc et mort depuis 2350 ans environ, mais elle reste infiniment supérieure à l’essentiel de la production de nos contemporains. « Du passé, faisons table rase », disent les paroles de L’Internationale. Sans vouloir offenser la mémoire de l’auteur de ce grand chant d’espoir, « du passé faisons table rase » est un mot d’ordre absurde et finalement très dangereux. Car nous ne pouvons construire aucun avenir sans prendre appui sur le passé, sur toute cette civilisation qui nous a construits et qui est partie prenante de notre biosphère. Nous faisons société aussi avec les morts, comme l’avait déjà dit Auguste Comte.
Le mot progrès indique la marche en avant. Mais il reste à déterminer où se trouve l’avant et où se trouve l’arrière. On se rappellera une chanson de Greame Allwright, « Jusqu’à la ceinture » … La bombe atomique est un progrès relativement à la bombarde de la Renaissance. Si on juste chaque chose à son efficacité relativement au but que l’on s’était fixé en la produisant, on peut effectivement donner une mesure du progrès. Mais cette mesure de l’efficacité si elle satisfait les utilitaristes montre vite ses limites et ses absurdités. Il n’y a pas de progrès en art. Les TGV vont bien plus vite que les carrosses ou les premiers à vapeur, le « plug anal » exposé place de la Concorde ou les cochonneries de Jef Koons peuvent difficilement être jugés comme des progrès par rapport au Bernin ou à Rodin. Il en va de même en morale : les professeurs d’éthique des affaires (une expression très étrange) sont ils meilleurs de Socrate ou Épictète ? Progrès de quoi, pour atteindre quel but, telle est la question première à poser, et la poser conduit inévitablement à démolir tout l’édifice intellectuel de ce « progressisme » qui tient lieu de pensée commune depuis si longtemps.
Ces considérations préliminaires faites, il devient clair que le passé peut aussi nous servir de modèle. L’agriculture pratiquée sous nos latitudes jusqu’à une date assez récente était le plus souvent une agriculture intégrée dans laquelle polyculture et élevage se combinaient. Les boivins donnaient le lait, servaient d’animaux de trait et très secondairement de la viande. Les déjections animales servaient d’engrais et les restes humains ou les ratés des productions végétales engraissaient des animaux de basse-cour. On avait une sorte d’agriculture « symbiotique » (voir Isabelle Delannoy, L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société) dont les grands principes pourraient fort bien être repris aujourd’hui avec les outils techniques modernes et les connaissances en agronomie permettait d’optimiser ce lien entre les diverses activités agricoles. Une telle agriculture demande des bras et des têtes et donc de la coopération et c’est la plus à même de se passer d’engrais chimiques et de biocides en tous genres.
Après le syndrome du « avançons toujours sur la voie du progrès », voyons le syndrome du gigantisme : toujours plus grand. Pendant toute la période de naissance et de développement capitaliste, on a cru que l’augmentation de taille produisait des économies d’échelle. Ce dogme concerne non seulement l’industrie mais aussi l’urbanisme. La doctrine française des métropoles visant à vider les campagnes pour concentrer l’habitat autour de quelques grands pôles urbains en est une expression. Mais cette doctrine est largement erronée. Ernst Schumacher, en 1972, publiait son Small is beautiful qui soulignait l’importance des « déséconomies d’échelles ». Les coûts de l’urbanisme galopant, coûts indirects autant que directs, devraient être établis avant la démesure des aménageurs et des entrepreneurs de bâtiment ne nous aient définitivement fait basculer dans un monde cauchemardesque.
Il faut suivre les réflexions d’Olivier Rey qui donne aux questions de taille toute leur place. La vieille question grecque de la « juste mesure », du metron, de ce « rien de trop » qui définissait la recherche de la sagesse est la question même de la survie de notre écoumène. Certes, il n’est pas facile de trouver la juste mesure en toutes choses et chacun aura tendance à trouver qu’il n’y a jamais assez de ce qui lui permet de combler ses désirs et trop de ce qui lui est indifférent, mais une philosophie morale pour notre temps devrait se fixer l’objectif d’une réflexion approfondie sur ce sujet. Nous pouvons demander à la médecine qu’elle nous aide à triompher des maladies et nous accompagne sans trop souffrir vers l’instant fatal, mais nous ne pouvons pas lui demander d’augmenter notre taille ou de choisir notre sexe ou de transformer notre corps en machine performante. Est-il bien raisonnable de chercher à faire naître des enfants hors du ventre maternel ? Et pourtant l’exogenèse occupe des chercheurs et obtient des investissements. La juriste Marcela Iacub en fait l’éloge considérant qu’il n’y aura pas de véritable émancipation des femmes tant que la gestation sera leur « tâche naturelle ». La FIVETE est sans doute tout à fait légitime quand elle permet à un couple infertile d’avoir un enfant, mais elle ne doit plus l’être quand elle permet la sélection du sexe de l’enfant. Toutes les questions qui portent sur les pouvoirs de la technique médicale renvoient d’une manière ou d’une autre à des conceptions éthiques globales et ne peuvent en aucun cas abandonnées aux « techniciens ».
On peut aborder beaucoup d’autres questions sur le même mode.
Derrière cette mise en cause du politique, la modernité tardive pourrait bien remettre en cause toutes les promesses de la modernité, fondée sur la double maîtrise de la nature par la science et la technique et des évolutions sociales par la décision politique, cette double maîtrise définissant les conditions de l’autonomie des individus. La conquête du monde et le désir d’aller toujours au-delà (plus ultra était la devise de Charles-Quint) rendent de plus en plus halluciné notre rapport à l’espace. Augustin Berque écrit : « Il n’y a de lien social qu’en référence à des lieux, c’est-à-dire en fin de compte à la nature. La relation des sociétés à l’étendue terrestre fonde les relations sociales. C’est pourquoi l’utopie moderne, en abolissant les lieux dans son espace universel a ravagé le lien social. C’est pourquoi encore toute politique sociale, toute politique urbaine digne de ce nom doit se préoccuper de la qualité de lieux. Du paysage en somme. N’en déplaise à tous ceux qui n’y verraient encore que la surface des choses, le paysage est essentiel à la société. Il la motive. » L’impératif de la mobilité exigé par le mode de production capitaliste au stade actuel se complète du désir de mobilité de plus en plus rapide. Nous voulons voyager, voir le monde et au-delà (se préparent des agences de voyages au-delà de la stratosphère), pouvoir « faire » tous les lieux qu’il faut « avoir faits » pour appartenir à ce monde nouveau, ce village global construit par la troisième mondialisation capitaliste. Mais le voyageur est un voyageur pressé. En informatique on appelle « temps réel » l’immédiateté de la réponse, ce qui n’a pas besoin d’être différé. Le voyageur moderne veut voyager « en temps réel », c'est-à-dire dans un temps parfaitement irréel qui ne fait qu’exprimer le désir d’être partout, comme Dieu ! Et donc de n’être plus de nulle part. Il s’agit d’imiter le mode d’existence de la classe dominante, cette classe capitaliste transnationale analysée par Leslie Sklair. Ainsi ce pseudo-philosophe qui vend sa villa luxueuse au Maroc parce qu’il n’y a pas assez de semaines dans l’année pour habiter toutes ses demeures. Ainsi ce PDG (passé par la case prison au Japon) qui possède les nationalités française, brésilienne et libanaise, installe aux Pays-Bas le siège de son entreprise franco-nipponne, laquelle a des sites de construction non seulement au Japon et en France mais aussi en Espagne, en Belgique, en Roumanie, en Russie, au Maroc, en Turquie, en Corée, en Iran, au Pakistan, et dans plusieurs pays d’Amérique Latine et bien d’autres encore. Conquête et annihilation de l’espace, l’instauration de ce dominium mundi que proclamait l’Église catholique, telle est la dynamique de la modernité. Et contre cette dynamique, il s’agit de reconstruire l’espace, un espace enraciné, loin de ces non-lieux que sont les aéroports.
La domination de l’espace se complète de la domination du temps et l’accélération généralisée, de la course à la vitesse. Paradigme : la circulation de l’argent sans temps de circulation dans le trading haute fréquence. Ainsi l’accélération générale des machines et de la vie sociale, analysée par Hartmut Rosa (Accélération, La Découverte, 2010). H. Rosa montre les conséquences de l’accélération sur les sujets. On trouvera à ce propos des analyses fouillées qui abordent toutes les dimensions de l’existence depuis les plus triviales jusqu’aux plus élaborées culturellement. Ainsi son analyse de la dépression comme maladie typique de la modernité tardive. Mais il y a aussi des conséquences politiques importantes. Après avoir été des éléments moteurs de l’accélération, l’État – notamment par la rationalisation bureaucratique si finement analysée par Weber – et l’armée deviennent aujourd’hui des freins. Ainsi, l’auteur affirme-t-il : « Toutes ces évolutions semblent indiquer que le temps de la poli­tique est révolu. Parce que la politique reste dans son horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les transfor­mations dans l'économie et la société, elle ne peut plus jouer son rôle (qui lui reste cependant assigné culturellement) pour fixer la cadence de l'évolution sociale ou pour façonner l’histoire. Là où elle maintient son ambition de diriger, elle n'apparaît plus comme un élément de progrès, mais littéralement comme un « frein à la modernisation ». C'est la raison pour laquelle elle figure dans la liste des accélérateurs de la modernité classique qui sont devenus des freins dans la modernité avancée. Pour autant que la distinction entre politique de droite et politique de gauche ait encore un sens, les « progressistes », aujourd'hui, se retrouvent de nos jours davantage du côté des partisans de la décélération parce qu'ils défendent le contrôle politique de l'économie, les processus de négociation politique, de même que la protection de l'environ­nement et des particularités locales — ce qui correspond à une inversion radicale. En effet, les « conservateurs » semblent poursuivre une stratégie d'accélération au détriment de la véritable politique, dans la mesure où ils militent en faveur de l'introduction rapide de nouvelles technologies, de l'abolition des obstacles à la circulation globale, de l'hégémonie du marché et de formes accélérées de prise de décision. » (p.326)
Où conduit l’accélération ? Laissée à elle-même, l’auteur ne cache pas son pessimisme : renouvelant la perspective déjà tracée par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, il affirme que l’accélération engendrera toujours plus de souffrance, toujours plus d’aliénation et peut conduire à la catastrophe finale (catastrophe écologique, nucléaire ou autre). H. Rosa considère comme désormais non pertinentes non seulement les perspectives de la théorie critique première manière (celles qui étaient encore liées à l’espérance révolutionnaire prolétarienne) mais aussi de la théorie critique deuxième manière (celles d’Habermas) et également celles de la « reconnaissance » développées par Axel Honneth. Il écarte toutes les solutions réformistes. Il n’y a pas de solution individuelle – les zones de décélération ne peuvent exister qu’à l’intérieur de l’accélération globale et celui qui se soustrairait à cette loi le paierait très cher. Les solutions visant à imposer une régulation étatique de l’accélération sont à la fois utopiques et inefficaces. C’est à partir de la défense de l’idéal d’autonomie qu’une théorie critique peut prendre appui face à la modernité tardive. Seule solution, face à la catastrophe finale, une révolution radicale que l’auteur évoque sans la préciser plus et qui ne serait pas une perspective beaucoup plus encourageante.
Tout ceci conduit à reprendre le chantier de l’éco-éthique, une nouvelle éthique défendue par le philosophe japonais Tomonobu Imamichi et d’autres philosophes et essayistes. Tomonobu Imamichi par de l’idée selon laquelle l’humanité a connu une première révolution éthique vers le Ve et IVe siècle avant l’ère courante, celle par laquelle les sociétés sont passées de la domination des valeurs de la force, du courage, de l’héroïsme, etc. aux valeurs de la justice, du respect, du souci de l’autre. La pensée de Confucius en Chine trouve son double dans la philosophie grecque et notamment dans la figure de Socrate, puis dans l’éthique d’Aristote. Notre nouvelle puissance d’agir et notamment la généralisation de toutes les possibilités d’action à distance exige d’inclure notre rapport à la nature dans la réflexion éthique. Ainsi Tomonobu Imamichi explique-t-il : « Nous devons apprendre à mieux évaluer nos actes à distance et ne pas être dépendant de ce qu'il est permis de faire par les technologies. La possibilité technique doit appeler une évaluation morale et s'accompagner d'un niveau de responsabilité qui soit proportionné à la puissance qui est désormais entre nos mains grâce aux moyens technologiques dont nous disposons au quotidien. Ici se joue une forme de rénovation de la vertu de responsabilité qui s'étend désormais à des actions qui impliquent une virtualité ainsi qu'une certaine invisibilité. »
Le débat public se caricature parfois en opposant les tenants de la croissance et les partisans de la décroissance dont Serge Latouche s’est fait le théoricien talentueux, les partisans du désir des choses contre ceux du désir de convivialité. Mais les adversaires semblent partager une même problématique, même s’ils apportent des réponses diamétralement opposées. Latouche soutient ainsi que l’expression « développement durable » est un oxymore. À voir : le développement n’est pas synonyme de la croissance. Développer des techniques économes en énergie, développer des techniques qui permettent une meilleure symbiose entre diverses productions, ce n’est pas courir après la croissance. Si d’ailleurs on continue de mesurer la croissance en termes de PIB, toute technique économe faire décroître le PIB, de même que la « démarchandisation » d’un certain nombre d’activités le fait mécaniquement baisser. Il faut ajouter les impératifs d’augmentation de la production pour qu’une grande partie de l’humanité puisse arriver non pas à l’opulence mais simplement à un niveau de vie décent. Le niveau de vie américain n’est certainement pas soutenable pour toute l’humanité, mais on ne saurait interdire aux plus pauvres de vouloir bénéficier du minimum de confort qui est celui que l’on peut espérer obtenir par un travail honnête dans les pays les plus riches. On pourrait dire que les riches (y compris les pauvres des pays riches) doivent se serrer la ceinture. Mais si l’ascétisme peut être un choix éthique individuel, on ne peut en faire une politique. Plus fondamentalement se pose la question de la manière et du niveau auxquels les besoins doivent être socialement satisfaits et il est à craindre que la « décroissance » ne conduise à une nouvelle forme de « dictature sur les besoins », comme a pu l’être, dans un autre genre, le système de planification bureaucratique de l’Union Soviétique.
On ne peut éviter de poser la question plus radicalement, c'est-à-dire sur le plan philosophique. Pouvons-nous construire cette nouvelle éthique ? Les qualités humaines sélectionnées au néolithique, sens de la compétition, volonté d’accumulation, goût de la domination, toutes ces qualités qui ont permis le développement prodigieux de la civilisation humaine peuvent-elles être domptées ? Les Grecs connaissaient bien cette difficulté, eux qui misaient toute leur éducation sur l’apprentissage de la limite et de la maîtrise de soi (voir La République de Platon). Les Modernes ont cru que la liberté d’entreprendre et de commercer finiraient par civiliser l’humain : Montesquieu et Kant, pour les plus connus et Mandeville et sa Fable des Abeilles pour les plus inquiétants sont les expressions les plus claires cette illusion que l’égoïsme individuel pourrait être converti en contribution au bien de tous (Hegel). Mais nous sommes peut-être arrivés à un point où, nécessité faisant vertu, nous serons obligés d’entamer cette douloureuse conversion, où nous serons obligés d’être tous en quelque manière philosophes.
Le 18 décembre 2018





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