Le thème du « développement durable » occupe
maintenant une bonne partie de l’espace du marketing. Le label
« développement durable » est un argument publicitaire de choix car personne
ne voudrait être accusé de saccager la planète, de ne pas s’occuper des
générations futures ou de vouloir un développement qui ne serait pas durable.
On augmente les taxes sur les produits pétroliers : surtout ne pas dire
qu’il s’agit seulement de boucher les trous du budget, soutenir qu’il s’agit
d’œuvrer à la transition écologique. Il est assez facile de montrer que cette
expression est un simple leurre, un slogan publicitaire qui peut attraper
quelques gogos. D’ailleurs l’expression « développement durable »
serait en elle-même une contradiction. Quand on se développe, il arrive bien un
moment où l’on est totalement développé et où, par conséquent cesse le
développement. Il semble en effet qu’un développement infini soit une
perspective à peu près dépourvue de sens.
Pour comprendre la situation présente et éventuellement
proposer quelques lignes prospectives, il est nécessaire de prendre les choses
d’assez loin et d’assez haut, d’avoir une vue d’ensemble pour mieux juger du
point où nous sommes arrivés dans l’histoire humaine. Nous commencerons par
élucider ce rapport à la nature en que lieu d’habitation de l’homme tel qu’il
s’est construit à l’époque moderne et qui est aujourd’hui entré dans une crise
profonde, si profonde que même les plus entêtés commencent à admettre qu’on
peut plus continuer comme avant. Dans un deuxième temps, nous montrerons la
nécessité de substituer à cette conception « moderne » des rapports
de l’homme à la nature une autre conception, tirée des propositions du
géographe Augustin Berque, autour de la notion d’« écoumène ». En troisième lieu, nous déterminerons les formes
de la crise de la domination technique de la nature qui affecte désormais tous
les aspects de la vie humaine. Enfin nous proposerons quelques linéaments d’une
éthique pour notre époque, d’une « éco-éthique » si l’on veut
rependre la direction proposée par des penseurs comme Tomonobu Imamichi.
L’homme face au monde ou pourquoi nous nous sommes pensés comme maîtres et
possesseurs de la nature
Il est évidemment toujours problématique de définir avec
précision les grandes césures dans l’histoire de l’humanité, puisque ces
césures ne se perçoivent qu’après coup – le plus souvent – et elles ne sont pas
des faits objectifs mais des jalons posés par l’historien pour essayer de
cartographier notre passé et en donner une interprétation. Cependant nous
pouvons assez clairement déceler un changement de période dans l’histoire
européenne des XVIe et XVIIe siècles. La Renaissance, terme très imprécis et
très surchargé d’interprétations a bouleversé en deux siècles tout le terreau
du monde ancien et a permis l’apparition du nouveau. On peut en citer quelques
points nodaux :
-
L’éclatement définitif de l’unité du théologique
et du politique avec la construction des États nationaux, la fin de la
suprématie idéologique du catholicisme sérieusement ébranlé par le surgissement
des protestantismes mais aussi des diverses formes d’incroyance encore
souterraines mais très agissantes.
-
Le développement de l’industrie et du commerce
avec la mise en route de la première mondialisation et la soumission à l’ordre
européen d’une partie considérable du monde. Ne disait-on pas que, sur l’empire
de Charles Quint le soleil ne se couchait jamais ?
-
La réappropriation de la culture antique
(l’humanisme au sens strict) qui ouvre la voie à des disputes vives et à un
nouveau sens de la liberté intellectuelle. La figure de Giordano Bruno peut ici
nous éclairer. Lorsqu’il monte sur le bûcher à Rome, le 17 février 1600, en
cette dernière année du XVIe siècle, c’est l’esprit de la Renaissance qui
s’éteint, mêlant la plus vaste érudition aux spéculations les plus hasardeuses
et aux intuitions scientifiques. Mais en même temps les dialogues de Bruno
annoncent ceux de Galilée et c’est vraiment chez lui que l’idée d’un univers
infini va s’affirmer contre le monde clos des Anciens (pour reprendre ici les
analyses toujours éclairantes de Koyré).
Le XVIIe siècle, cet âge classique pour nous est le début du
monde moderne. À la fin du XVIIe tout le paysage politique, philosophique,
religieux, artistique de l’Europe occidentale sera transfiguré. En un siècle,
les plus grands génies scientifiques et philosophiques se succèdent qui jettent
les bases d’une compréhension de la nature et des méthodes d’investigation qui
sont encore les nôtres :
-
Invention de la science expérimentale. À l’encontre des spéculations théologiques et
d’une expérience irréfléchie, Galilée et ses successeurs mettent au point des
méthodes expérimentales qui combinent la description mathématique des
phénomènes et la construction de dispositifs expérimentaux permettant de
produire et de répéter ces phénomènes selon des conditions données.
-
On n’a plus à faire une « contemplation de
la nature », mais à une action directe sur la nature avec des moyens
techniques construits en vue de cette action. Dès ce niveau simplement
expérimental, il s’agit bien de maîtriser cette nature et non de se laisser
« conduite en laisse », comme le dit Kant.
-
La valeur de cette science découle de son
caractère prédictif et la prédiction est elle-même une conséquence de la
mathématisation de la connaissance scientifique, liée à la recherche de lois
fondamentales invariantes. Dans un monde privé de centre et où il n’existe
aucun repère privilégié, ces lois sont les invariants qui expliquent ce
« branle éternel » de la nature.
Il s’agit bien d’une « révolution scientifique »,
concept un peu galvaudé après le fameux livre de Thomas S. Kuhn (La structure des révolutions scientifiques).
Il s’agit d’une révolution fondatrice et les révolutions qui vont suivre
s’inscrivent dans la continuité de celle-ci. Mais cette révolution fondatrice a
des préconditions sociales – les nouvelles catégories de la pensée ont toujours
une genèse sociale – et elle accompagne ou entraîne un bouleversement
philosophique essentiel.
Voyons d’abord les préconditions sociales. L’ordre féodal
est entré dans une phase de décomposition depuis déjà un ou deux siècles. Les
États-nations s’affirment et, dans le même temps, le commerce se généralise
avec déjà les instruments modernes de circulation de l’argent. La première
mondialisation qui s’opère dans le sillage des « grandes
découvertes » fait éclater tous les carcans intellectuels du monde ancien.
On peut concevoir le mouvement de la Terre dès lors qu’on en a fait le tour et
qu’on peut en quelque sorte la considérer de l’extérieur, comme si on s’en
était arraché, ce qui sera fait trois siècles et demi après les découvertes de
Galilée et Newton. Dans ce monde nouveau, où la circulation égalise tous les
hommes, il n’y a plus de point de vue privilégié et la physique galiléenne en
posant l’équivalence de tous les repères inertiels. Genèse sociale des
catégories, tel est dans l’optique de Lukács ou de Sohn-Rethel l’essence de la
conception de Marx, de ce qu’on appelle le matérialisme historique. L’orée des
temps modernes en donne un exemple particulièrement frappant.
Ces profondes transformations sociales vont de pair avec des
transformations philosophiques majeures. La modernité, incarnée par Descartes
et le rationalisme jusqu’à Kant extirpe l’homme de la nature pour le placer
comme sujet (ego) face à l’objet (les
phénomènes de la nature). Il n’a plus à chercher sa place dans une harmonie
naturelle définitivement mise hors champ (voir l’appendice de la partie I de l’Éthique de Spinoza) mais il peut
désormais prétendre transformer cette nature et se transformer lui-même selon
les buts qu’il s’est fixés et en usant de tous ces nouveaux et puissants
artifices que lui donne la « science nouvelle ». De ce point de vue
la VIe partie du Discours de
la méthode fait de ce texte le programme politique, social et économique de
la modernité. En outre en faisant de l’ego
cogito (moi, je pense) le « sol natal de la vérité », Descartes
donne un fondement métaphysique à l’individualisme moderne.
Il faut mesure la profondeur de cette révolution. Certes,
dans un premier temps, seule la physique se constitue véritablement comme
science et elle accomplit très vite des progrès gigantesques au moment où les
mathématiques avec la géométrie analytique et le calcul différentiel produit
les instruments mathématiques de cette science. La chimie devra attendre
Lavoisier pour se mettre elle aussi sur « la route sûre de la
science » (Kant). Quant à la biologie, il faudra attendre la théorie
cellulaire (Schleiden et Schwann, 1838), la théorie de l’évolution (Darwin,
1859) et la génétique (Mandel, 1865) pour qu’elle trouve enfin des fondements
scientifiques stables. Mais en 1637, Descartes est bien un visionnaire :
la science nouvelle sera un science « pratique » qui permettra de
construire toutes sortes de machines pour alléger la peine des hommes, aura les
effets les plus grands en médecine (par « la santé est le plus grand de
tous les biens ») et même rendra les hommes « plus sages » par
le moyen de la médecine car l’âme étant étroitement unie au corps, c’est bien
par la médecine que l’on peut espérer améliorer l’esprit humain. Tout ce qui semblait
n’être que la vision hallucinée du philosophe sorti de son poêle devient
réalité à notre époque. Les biotechnologies ouvrent la voie d’une modification
de l’homme par lui-même. Du « transgenre » au transhumanisme, la
technoscience semble donner à la possibilité de se créer lui-même.
Du même coup, la distinction nette que l’on faisait par le
passé entre science et technique tend à s’estomper, la technique devient une
science appliquée et la science n’est qu’une théorie technique. Marx avait
porté la plus grande attention à cette caractéristique du mode de production
capitaliste qu’est la fusion de la science et des méthodes de production. La
science dit-il dans les Grandisse
devient une « force productive directe ». L’accumulation du capital
exige à la fois une course effrénée à la productivité du travail (ici le
fordisme et le toyotisme sont emblématiques) et une exploitation systématique
de la nature au point que l’homme est devenu un facteur géologique direct –
certains auteurs désignent notre époque comme l’anthropocène.
On ne peut qu’être frappé d’admiration ou de stupeur par les
réalisations de ce programme. Ajoutons que pour ceux que l’on va appeler les
Lumières, le progrès des sciences et des techniques devait s’accompagner d’un
progrès moral et politique. La perfectibilité indéfinie de l’homme, telle est
la foi suprême que partage même un philosophe aussi critique du progrès que
Rousseau. Dans la Krisis (La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale), Husserl souligne « cette chaleur et
cette bousculade vers la culture, ce zèle pour une réforme philosophique de
l’éducation et l’ensemble des formes sociales et politiques de l’humanité, qui
font de l’époque de l’Aufklärung si
souvent dépréciée une époque digne d’être honorée. »
Pourquoi nous ne pouvons plus vivre dans l’espérance des Lumières
Nous pourrions suivre les réflexions des grands philosophes
du XXe siècle sur la crise des Lumières : Husserl évidemment,
mais aussi Dialectique de la Raison de
Theodor Adorno et Max Horkheimer.
Comment cette confiance dans le pouvoir de la raison s’est transformée
en autodestruction de la raison au cours du siècle passé, voilà sans doute
l’interrogation la plus douloureuse. Mais plutôt qu’une investigation
philosophique, commençons par quelques constats que nous livre l’histoire plus
ou moins récente.
En premier lieu, le progrès technoscientifique a des effets
contradictoires. La machinerie, produit de la fusion de la science et de la
technique n’allège pas la peine des hommes comme l’espérait Descartes. C’est
presque le contraire. La machinerie a permis d’augmenter infiniment la journée
de travail. En abaissant l’importance de la force physique dans le procès de
travail et en utilisant l’énergie de la nature (vapeur, électricité) elle a
permis d’englober d’embrigader femmes et enfants dans le procès de production.
Si l’ouvrier d’antan se servait de ses outils, l’ouvrier moderne est, au
contraire, devenu le serviteur de la machine. Il faudrait ici reprendre les
analyses fouillées de Marx sur les effets de la machinerie (voir Capital, livre I). Certes, nous ne
sommes plus au XIXe siècle et la condition ouvrière s’est
notoirement améliorée, mais cela ne tient pas à la dynamique propre du progrès
technique mais aux luttes ouvrières et à la menace que ces luttes ont fait
peser sur les privilèges des classes dominantes. Le progrès, telle la langue
d’Esope, est à la fois la meilleure et la pire des choses.
On peut aussi considérer avec Gunther Anders que notre
époque est d’abord l’époque de la bombe atomique. La science la plus développée
a permis la conception de la première arme capable de détruire entièrement
l’humanité. Jusqu’à Hiroshima, les pires guerres laissaient la possibilité d’un
nouveau départ. Hiroshima indique que les hommes sont devenus capables de
supprimer l’humanité et avec elle sans doute une bonne partie des vivants. Que
l’on se serve de la bombe, comme les USA en 1945 ou qu’elle soit un élément de
l’équilibre de la Terre ne change rien sur le plan moral. Comme le dit Anders,
« aussi longtemps que l'auteur ne supprime pas l'instrument - aussi
longtemps qu'il fait peser la menace par le simple fait de le détenir ; aussi
longtemps qu'il poursuit ses actions qu'il nomme à tort des « essais » - aussi
longtemps il devra être considéré comme coupable. Et attendu que l'effet de son
acte consiste en une annihilation, il devra être considéré comme coupable de
nihilisme, de nihilisme à la plus grande échelle. Nous en sommes ainsi arrivés
à la formulation de notre dernière thèse les maîtres de la bombe sont des
nihilistes en acte. »
On peut aller encore plus loin. Il ne s’agit pas simplement
des effets pervers des avancées de la technoscience, mais peut-être de
l’essence de la technoscience elle-même. La volonté de transformer l’homme que
l’on trouve aussi bien dans le nazisme que dans le « communisme historique
du XXe siècle » n’est pas une invention née de cerveaux
pervertis mais quelque chose qui s’enracine dans le projet même du progrès tel
qu’on le trouve formulé dans le Discours
de la méthode. Adorno et Horkheimer soutiennent que l’Aufklärung est la philosophie qui identifie la vérité à la science,
une science qui n’a aucune conscience d’elle-même. L’idéal des Lumières, selon
nos deux auteurs, trouve sa réalisation dans l’homme sadien : « l’œuvre du
marquis de Sade montre « l’entendement non dirigé par un autre », c'est-à-dire
le sujet bourgeois libéré de toute tutelle. » Si on veut comprendre ce
qu’on appelle les totalitarismes du XXe siècle – encore cette
dénomination soit très contestable – on ne doit pas les considérer comme des
retours en arrière vers des âges des tyrannies mais bien comme des expressions
de la « modernité », des manifestations du progrès, même s’il agit
d’un progrès qui avance par le mauvais côté. Le fascisme met en œuvre une
conception « scientifique » de l’homme qui réduit l’homme à une
machine, définitivement débarrassée de tous les sentiments moraux. Et
encore : le fascisme que nous avons connu historiquement n’est-il qu’une
tentative grossière et trop violente, trop sanguinaire, de la domestication
radicale de l’homme par un système machinal, efficace scientifiquement. Ce qui
se profile avec l’IA, l’interconnexion de tous les systèmes d’information et de
surveillance et la toute-puissance de la propagande rebaptisée
« communication » ou « information » pourrait-il produire
une société encore plus terrifiante et donc le contrôle sur les individus sera
encore plus total.
Même si le pire n’est pas toujours certain, il reste que nous
sommes sans doute arrivés à un point où le développement ne peut plus suivre la
ligne suivie jusqu’ici. Le « progrès » a été soutenu par une double
croissance, croissance de la production matérielle et croissance de la
population. Or cette double croissance est aujourd’hui confrontée à une impasse
qui résulte à la fois des limites intrinsèques du mode de production capitaliste
et des limites matérielles de la Terre. Les limites intrinsèques du mode de
production capitaliste, analysées il y a longtemps par Marx tiennent en un
mot : le capital, c’est la valorisation de la valeur dans un cycle infini.
Mais plus la production s’accroit et plus « le mort saisit le vif »,
c'est-à-dire plus le capital se heurte à son principal obstacle, lui-même en
tant que rapport sociaux hypostasié sous la forme de l’argent. Le cycle
d’accumulation ne peut se poursuivre que si interviennent de temps à autres des
phases de crises au cours desquelles le capital est massivement dévalué, où la
production et les moyens de travail sont massivement détruits. Les deux grandes guerres mondiales du siècle
passé donnent une bonne indication de la réalité de ces processus. La tentative
d’éviter ces crises passe par toutes sortes de recettes magiques qui montrent
tout à tour leur inanité. La course à la productivité par l’hybris
technologique conduit à expulser toujours plus le travail de la production et à
abaisser massivement le taux de profit. Le recours au capital fictif (dettes,
produits dérivés, etc.) fonctionne pour un temps, mais vient toujours un moment
où les comptes doivent être apurés. L’expansion des champs d’accumulation du
capital n’est pas illimitée. L’entrée frénétique de l’Afrique dans la ronde du
capital fera sans doute son effet pendant un temps… Mais on doit penser avec
Immanuel Wallerstein et les co-auteurs du livre Le capitalisme a-t-il avenir ? (2014) que les plus grands
bouleversements sont inévitables au cours du prochain demi-siècle.
Enfin notre foi dans le pouvoir de la technique a été
sérieusement ébranlée. D’une part les effets pervers de la technique sont bien
connus : l’automobile finit par ralentir la circulation. L’augmentation
des moyens de s’informer ne fait guère progresser la culture et c’est avec
raison que l’on considère souvent que ces « mass médias » ont surtout
fait progresser l’inculture. Et peut-être pourrait, en partie du moins, suivre
Ivan Ilitch quand il soutient que le système de santé est devenu la première
source pathogène.
On doit aussi reconnaître des limites objectives à la
maîtrise technique. La médecine et surtout l’amélioration générale de l’hygiène
et des conditions de vie ont produit une considérable augmentation de
l’espérance de vie, mais du même coup un nombre considérable de vieillards dont
une grande majorité sont considérablement affaiblis et ont besoin d’assistance.
Le nombre des centenaires a été multiplié par vingt au cours du dernier
demi-siècle et devrait encore être multiplié par dix au cours du prochain
demi-siècle. Si l’espérance de vie en bonne santé continuait de croître, ce
vieillissement de la population ne serait pas trop grave et des sociétés riches
comme les nôtres pourraient le soutenir sans grande difficulté. Mais ce n’est
pas le cas. L’espérance de vie en bonne santé est assez stable en France (donc
on vit plus longtemps en mauvaise santé) et se dégrade dans d’autres pays. Quelques
médecins ont cru bon de faite des annonces publicitaires sur l’augmentation
indéfinie de la durée de la vie, il n’y a pas le plus petit indice pour
corroborer ces affirmations. La « doyenne » des Français a 114 ans et
vit en EPHAD depuis bientôt 40 ans et elle est encore loin d’égaler le record absolu
de Jeanne Calment, morte à plus de 122ans. Les progrès de la médecine, pour
impressionnants qu’ils soient par ailleurs, semblent atteindre ici une limite
absolue. L’hybris médicale pourrait bien ne plus faire illusion pendant trop
longtemps et nous devons accepter, une bonne fois pour toutes, que nous sommes
bien des mortels et que finalement ce n’est pas une mauvaise chose si on
raisonne non à l’aune de sa propre vie mais du point global de l’humanité. Les
vieux doivent partir pour faire de la place aux jeunes !
Les progrès de la science devaient nous « rendre plus
sages » pensait Descartes. On doit tout au contraire constater qu’ils nous
ont souvent rendus plus fous. L’illusion de la maîtrise déchaîne des forces
que, tels l’apprenti-sorcier de la fable, nous ne savons plus maîtriser. Si
l’on suit l’avis de la très majorité des scientifiques spécialistes du climat,
le réchauffement de la planète est un fait patent dont la cause principale
réside dans l’activité humaine. Les conséquences prévisibles de ce
réchauffement sont catastrophiques, mais nous sommes dans l’incapacité de faire
demi-tour. Et donc nous devons nous préparer au pire.
Ainsi le « progressisme », cette croyance au
progrès scientifique et technique comme moteur d’une humanité qui deviendrait
plus libre et plus heureuse est-il aujourd’hui dans une impasse terrible.
Changer notre façon de voir les choses
Il faut prendre les choses à la racine et non se contenter
de prendre tel problème, puis tel autre sans aucun ordre, sans saisir le lien
théorique et pratique qui les unit. Ce qui aboutit à toutes sortes
d’aberrations : par exemple, des défenseurs de la nature deviennent des
partisans du « transgenrisme » sans que cela leur paraisse
contradictoire. Il nous faut une nouvelle approche globale du rapport entre
l’homme et la nature, une approche dont on pourrait trouver les linéaments dans
les Manuscrits de 1844 de Marx quand
est explicité la thèse selon laquelle la nature est le corps non organique de
l’homme.
Le grand mérité de l’écologie (l’écologie en tant que
discipline des sciences de la nature et non la prétendue « écologie
politique ») est de tenter de penser l’être vivant dans son habitat (oïkos) est de chercher à comprendre les
interactions entre l’être et son environnement, interactions qui sont à la fois
l’action de l’être sur son environnement – ce sont les organismes
unicellulaires qui ont d’abord produit l’oxygène qui a transformé l’atmosphère
terrestre et l’a rendue habitable par des organismes aérobies – et l’action de
l’environnement sur l’être vivant – par exemple dans tous les processus de la
sélection naturelle. On aurait don intérêt à introduire la dimension
« écologique » dans la compréhension des rapports entre l’homme et
son environnement et ce dans tous les domaines de la recherche philosophique.
Ainsi Tetsuya Kono propose-t-il une sorte de psychologie écologique qui ouvre
des perspectives très intéressantes pour sortir des apories du vieux « mind-body problem »
(« problème esprit-corps). Mais on doit immédiatement reconnaître
l’importante différence entre l’écologie animale et « l’écologie
humaine ». « L’écologie humaine », si une telle science peut
exister est une science humaine, qui a affaire à un monde de significations et
pas seulement à des phénomènes observables et mesurables. Les végétaux et les
animaux ne peuvent pas changer volontairement de comportement ou de modes de
vie, alors que les hommes habiter des cavernes, bâtir des cabanes en bois ou
des gratte-ciels. Alors que les animaux n’agissent sur le environnement que par
leur corps animal, les hommes agissent par leur corps social ou leur
« corps médial » pour reprendre la terminologie d’Augustin Berque.
C’est effectivement vers
Augustin Berque nous devons nous tourner plus que vers Ernst Haeckel ! Le
concept d’écoumène (dont on trouve l’origine chez Strabon au 1er
siècle avant l’ère courante) permet en effet de penser « l’homme dans son
environnement » ou encore « la terre en tant que l’homme l’habite ».
Il ne s’agit de s’opposer à l’écologie mais de comprendre que « Le
fonctionnement de cette interrelation effective entre l’écologique et le symbolique
dépend de la non moins effective interrelation des hommes entre eux. » Chez les
humains l’écologique est social et symbolique. L’homme habite la terre et s’y
construit des « niches écologiques », mais la manière dont il le fait
renvoie à un ordre symbolique. Par exemple, le jardin japonais, c’est à la fois
du naturel et du symbolique ou plus exactement c’est l’interaction entre les
deux. L’organisation de l’espace exprime la structure de la vie sociale.
Qu’est-ce donc que
l’écoumène ? Suivons encore Berque : « L’écoumène, c’est
l’ensemble et la condition des milieux humains, en ce qu’ils ont de proprement
humain, mais non moins d’écologique et de physique. C’est cela l’écoumène qui
est pleinement la demeure (oikos) de l’être humain ». Il y a un parti
pris philosophique : ne pas séparer l’homme de la nature, et Berque de
protester contre les philosophies qui ont « sevré la culture de la nature ».
« L’écoumène est une relation : la relation à la fois écologique,
technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre. » À la fois
mesurable et incommensurable, tel est l’écoumène : « Notre être
s’étend au-delà du bout de nos doigts […] jusqu’aux confins de
l’univers. » (Écoumène, Belin, 2009, p.17)
Pour comprendre comment se
construit cette relation de l’homme au monde qu’il habite, on fera un détour
par les travaux d’André Leroi-Gourhan. Anthropologue et spécialiste de
paléontologie, son livre Le geste et la
parole constitue un apport irremplaçable à la compréhension du devenir
humain. Ce devenir est triple. Il s’agit d’abord de l’Hominisation, c'est-à-dire la transformation biologique (à partir
de la station verticale) qui conduit à l’homo
sapiens. Depuis les travaux de Leroi-Gourhan nous avons appris beaucoup de
choses nouvelles à ce sujet mais rien qui contredise vraiment l’auteur de La Geste et la Parole, sinon que l’on
doit faire remonter beaucoup plus loin en arrière l’hominisation. La découverte
de « Toumaï » vieux de 7 millions d’années dans le Tchad, les progrès
que nous avons fait dans la connaissance d’Homo
habilis et d’Homo erectus, l’hybridation
entre sapiens et neandertalensis confirme bien plutôt la conception évolutionniste
de Leroi-Gourhan qui montre qu’évolution biologique et l’évolution technique
sont étroitement intriquées. Une récente confirmation de ces vues est à
retrouver dans un petit livre, clair et rigoureux, Dernières nouvelles de sapiens, par Silvana Condemi et François Savatier
(Flammarion, 2018). Avec l’hominisation s’entrelace donc l’anthropisation, c'est-à-dire la transformation objective des choses
par le développement des techniques, qui commence avec homo habilis voici peut-être 2,5 millions d’années. Enfin l’Humanisation est la transformation
subjective des choses par le symbole qui, pour l’heure, en attendant peut-être
de nouvelles découvertes est le fait de l’homme de Néandertal et de l’homo sapiens pour qui nous possédons des
traces de cette activité symbolique sans pouvoir affirmer que d’autres variétés
antérieures du genre humain n’aient pas pu accéder à la pensée symbolique grâce
à un langage articulé dont elles possédaient les réquisits biologiques
(existence de l’aire de Broca, asymétrie du cerveau, existence du gène Foxp2).
On peut résumer ainsi
les principales étapes de l’anthropisation, des primates hominidés à l’homme. Chez
les primates hominidés, l’action et l’outil se confondent (par exemple quand le
chimpanzé se saisit d’une branche pour attraper le fruit convoité). Chez les
premiers « anthropiens », l’outil est séparable de la main en prise
directe : ainsi le « chopper » à partir duquel vont se
développer toutes sortes d’outils de plus en plus travaillés. Enfin, au
néolithique, on voit apparaître les premières machines manuelles avec une prise
indirecte (par exemple les propulseurs). C’est un processus qui rejette peu à
peu tous les instruments humains hors de l’homme et modifie en même temps son
rapport à l’espace et donc son écoumène.
Ce double processus,
hominisation et anthropisation ouvre la voie à la construction d’un
« corps social » qui est proprement l’écoumène. Le corps social se
substitue au corps biologique. Ce corps social est le milieu humain, et ceci
nous permet de comprendre le sens fort que l’on doit donner à l’expression
aristotélicienne qui fait de l’homme l’animal politique par excellence,
« plus politique que les abeilles et les autres animaux grégaires ».
La naissance de l’écoumène n’est rien d’autre que le processus d’engendrement
du corps social ou « corps médial ». L’histoire de l’humanité suit la
croissance de ce corps médial. D’abord parce que nous avons toujours plus besoin
de choses – jusqu’à cette hypertrophie de nos besoins qui caractérise la
« société de consommation ». Cette croissance des besoins repousse
les frontières du monde : les épices et l’or (auri sacra f ames)
sont les ingrédients de cette première mondialisation qu’ont constitué les
« grandes découvertes ».
Mais impossible de
repousser les frontières à l’infini.
Nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes. Nous ne nous pouvons nous
passer du foyer de cette « mouvance » : notre corps animal. De
ce point de vue, le monde des réseaux est un monde aliéné, un monde où l’on se
donner l’illusion de l’abolition de l’espace et de l’ubiquité. Les hommes
construisent leur écoumène à partir de la biosphère. Nous sommes installés sur
cette Terre qui est notre seul foyer possible. Même si on installe un jour une
petite colonie humaine sur la planète Mars, chose encore fort problématique
aujourd’hui, ce ne sera jamais une véritable implantation humaine pour la
simple raison qu’il n’y a pas d’atmosphère respirable sur Mars et que ce n’est
pas un lieu de villégiature très attrayant.
En suivant les
indications de Leroi-Gourhan, on peut isoler la triple source de l’écoumène, né
de la biosphère : écologique, technique, symbolique. Notre environnement
est « symbolisé » et le déploiement de l’espace se fait suivant cette
ligne : un hectare de rizière ou un
hectare de sol d’une grande ville comptent plus qu’un ha de savane du
pléistocène ! Une œuvre (un poème, un livre…) compte bien plus que la
surface de papier où elle est écrite !
Pendant longtemps, Jusqu’au
moustérien (-70000/-35000 ou avant), l’évolution physique va avec l’évolution
de l’outillage – elle suit et rétroagit sur le volume de l’encéphale. Il y a
déconnexion ensuite : l’individu ne change plus sur le plan biologique
mais la technique se développe de manière exponentielle. Ainsi, l’évolution de
l’écoumène parait dépendre uniquement de notre développement symbolique et
technique. Mais il y a des « poches » de groupes de sapiens qui
restent en dehors de ce mouvement. Par exemple les populations des Hautes
Terres de Papouasie-Nouvelle Guinée, « découvertes » seulement en
1930, descendant de population arrivée sur l’île il y a environ 21000 ans, ont
maîtrisé l’agriculture il y a environ 7000 ans, un peu comme partout ailleurs
sur la Terre, mais ne sont pas allées beaucoup plus loin sur le plan technique.
On les a longtemps considérés comme des sortes de témoins de la préhistoire, ce
qui est fort discutable : la stagnation de l’évolution technique, en raison
des conditions naturelles, n’a pas empêché le développement d’une vie sociale
complexe.
Notre civilisation est marquée par le souci de maîtriser les
objets. Elle s’occupe peu de notre être, de notre corporéité, de notre vie
intérieure. Il y a donc un divorce entre la maîtrise des choses et la maitrise
de soi. Ce qui explique la propension que nous avons à traiter notre corps
comme un objet. Il a une nécessité d’humaniser notre corps, question qui est la
grande absente de la philosophie moderne, à l’exception de la phénoménologie,
singulièrement dans son développement chez Maurice Merleau-Ponty. Berque fait
encore remarquer que l’on a trop sous-estimé le tissu relationnel er qu’il est
nécessaire de réhabiliter le symbolique ! La civilisation occidentale a
trop mis l’accent sur le mesurable (topos)
et c’est cela l’essence même de la science moderne mais en sous-estimant le
tissu nécessaire à l’être (la chôra platonicienne).
De ce trop rapide aperçu des conceptions d’Augustin Berque
retenons qu’il s’agit d’une pensée globale de l’homme dans son environnement et
non d’une pensée structurée autour de l’opposition de l’homme, « maître et
possesseur » de la nature et d’une nature instrumentalisée. Comme on l’a
dit plus haut cette vision du géographe retrouve des intuitions philosophiques
plus anciennes. Comme nous l’avons montré ailleurs (L’homme
dans la nature), Spinoza, à la différence des autres penseurs
rationalistes part de l’identité de l’homme et de la nature, et de Spinoza on
peut passer à Marx qui voit la nature comme le corps non organique de l’homme.
À la différence des diverses variantes de l’écologie, notamment les plus
radicales, Berque défend une approche « anthropocentrée » : le
monde est toujours le monde de l’homme et donc l’action sur le monde extérieur
à nous est une action sur nous-mêmes !
La crise de la domination technique : les limites sont atteintes
Partons des faits, de ce que chacun peut constater et qu’on
ne peut nier sauf à perdre tout bon sens. Le mode de développement économique
et technique s’exprime dans la conception moderne de la science et dans la
perception dominante de la séparation de l’homme et de la nature ou encore de
l’opposition radicale de la nature et de la culture.
En premier lieu, le développement suivant la loi de
l’accumulation du capital est un processus sans fin et sans sujet qui le
gouverne. Le but du capital, c’est « la valorisation de la valeur »,
c'est-à-dire la production de marchandises incorporant toujours plus de travail
humain et paradoxalement, en vertu des lois immanentes du mode de production
capitaliste, réduisant toujours plus la part du travail vivant relativement au
travail mort. « Le mort saisit le vif » dit Marx d’une formule
lapidaire. Cette formule prend tout son sens quand on constate toutes les
pollutions qui étouffent et empoisonnent lentement notre biosphère. Pollution
chimique d’abord, pollution des sols des sites industriels, pollution des
rivières, comme, par exemple, avec les sites d’extraction minière, pollution
des végétaux (la dioxine, les glyphosates) et plus généralement de toute forme
de vie (perturbateurs endocriniens). Pollution par les déchets ensuite, comment
ceux qui flottent dans cet invraisemblable « continent » agglomérés
dans le Pacifique, sur une superficie égale à trois fois celle de la France.
Pollution de l’air par la combustion des sources d’énergie fossiles, par les
particules fines, etc. On objectera que la qualité de l’air dans les grandes
villes était sans doute bien pire au XIXe siècle, à l’époque où l’industrie et
le chauffage domestique tournaient au bois et au charbon. C’est peu
contestable. La contrepartie de cette relative amélioration des métropoles des
pays riches est la pollution accélérée dans les pays qui deviennent les usines
du monde. Le pays qui subit les pires pollutions est la Chine, premier
producteur de CO2 par habitant… et pays le plus peuplé du monde !
En second lieu, le développement de l’accumulation du
capital produit l’épuisement des ressources naturelles, qu’il s’agisse du
pétrole ou du charbon qui ne sont pas seulement à économiser comme sources
d’énergie mais aussi comme matière première. La déforestation massive en
Amazonie (pour la production du soja) ou en Asie (pour la production de l’huile
de palme) produit des effets globaux sur l’atmosphère qui entrent dans la
composition de ce changement climatique menaçant. La destruction des terres
arables par bétonnage et goudronnage. En France seulement, l’artificialisation
des sols représente au moins 82000 hectares par an et, très souvent, ce sont
les meilleurs sols qui sont ainsi perdus. Dans le monde, le recul des terres
arables est d’environ 10 millions d’hectares par an. Avec 20% de la population
mondiale, la Chine ne dispose que de 9% des terres arables et cette part
diminue très rapidement sous la pression de l’industrialisation. À l’horizon de
profile une lutte pour les terres qui se déroule aujourd’hui à grande échelle
sur le terrain africain, mais touche tous les pays. Le plus grand ranch du
monde, en Australie, a été racheté par un investisseur chinois. Ce sont aussi
des investisseurs chinois qui rachètent des terres dans le département de
l’Allier. Mais évidemment les Chinois ne sont pas les seuls sur les rangs. La
concurrence la plus féroce ne règne dans les hautes technologies mais dans
cette très antique bataille pour la terre. Ce qui est en jeu, c’est
l’alimentation pour demain, pour une population mondiale qui va croître de 50% dans
le prochain demi-siècle. À cela il faut ajouter l’épuisement des ressources
halieutiques : la surexploitation actuelle menace 30% du total des
réserves. Tout un marché spéculatif sur les quotas de pêche commence à se
développer. Dans le même temps la mainmise sur le plateau littoral et sur les
espaces maritimes nationaux devient une affaire de la plus haute importance
dans la compétition que se livrent les différentes nations. Signalons pour
terminer la question de la gestion de l’eau qui est déjà problématique dans de
nombreuses régions du monde et qui risque de l’être encore dans le contexte
d’un réchauffement climatique global.
Peut-être est-il donc utile d’adopter le concept
d’anthropocène, développé par un certain nombre de savants et d’essayistes qui
considèrent que nous sommes entrés depuis le XIXe siècle environ dans une
nouvelle ère géologique, une ère où le premier facteur géologique est l’homme
dans son activité industrielle et ses modes de consommation. Et de fait les
principales caractéristiques d’un changement d’ère sont là. Tout d’abord une extinction massive des
espèces et il ne s’agit de quelques mammifères apparemment sympathiques comme
le panda, cet ours mal fichu condamné au régime végétarien ! il s’agit des
oiseaux et des insectes et parmi ces derniers les plus utiles à l’homme que
sont les pollinisateurs. À l’échelle mondiale, une espèce d’oiseaux sur huit
est directement menacée. En France seulement, un tiers des oiseaux des
campagnes a disparu au cours des quinze dernières années. Et tous ces cas,
c’est l’activité humaine qui est clairement le facteur principal, notamment en
raison de la disparition des insectes dont se nourrissent les oiseaux. Même les
éoliennes sont mises en cause. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un
massacre général des oiseaux, les éoliennes éloignées des villes, implantées à
proximité des sites naturels protégés, et selon une étude récente, les
éoliennes menacent particulièrement les espèces protégées… On n’a peu d’études
précises sur l’impact des éoliennes en mer. Les optimistes affirment que
l’éolien n’est pas plus dangereux que les autres installations modernes
(autoroutes, lignes à haute tension, etc.), ce qui n’est pas spécialement
rassurant ! En ce qui concerne les insectes, la situation est encore pire :
75% de la population des insectes volants a disparu en moins de trente ans en
Allemagne. D’autres études donnent le chiffre de 80% pour toute l’Europe. En
France, 25% à 30% des abeilles disparaissent chaque hiver. Comme les insectes
volants constituent une part de la nourriture de oiseaux, l’impact de ces
disparitions affecte l’ensemble de l’écosystème. Nous avons évoqué plus haut la
disparition des espèces maritimes, en premier lieu les poissons. Ces
extinctions sont, selon les spécialistes, plus rapides que lors des précédentes
grandes extinctions.
Le deuxième facteur plaidant en faveur de l’idée de
changement d’ère géologique est le réchauffement climatique. Il semble
aujourd’hui que la réalité du réchauffement globale soit attestée – mais si
parfois on a eu du mal à l’admettre, les raisons des
« climatosceptiques » sont loin d’être toujours infondées.
Disposons-nous de statistiques sur un temps suffisant ? N’y a-t-il pas
déjà eu des oscillations climatiques de ce genre suivies d’un refroidissement ?
Après tout, dans les années 1980, beaucoup de chercheurs prédisaient plutôt un
refroidissement et une nouvelle ère glaciaire ! Si on admet, et on doit
sans doute l’admettre, qu’il y a bien un réchauffement global en cours, reste à
déterminer la part de l’action humaine dans ce réchauffement. Là encore, elle
semble jouer le rôle principal, même si on peut chercher d’autres facteurs
(intensité de l’activité solaire par exemple). Nous n’avons pas à entrer ici
dans le détail de discussions complexes mais simplement à constater que ce
réchauffement climatique aura des conséquences difficiles à prévoir dans le
détail – il pourrait entrainer des baisses importantes des températures en
Europe de l’Ouest en raison de l’inversion du Gulf Stream – mais il est certain
qu’il entraînera des catastrophes aux conséquences humaines considérables.
Enfin l’activité humaine modifie la surface de la Terre a un
rythme bien plus rapide que celui de l’érosion naturelle, accélérant parfois
celle-ci (ruissellement sur les routes et autoroutes comme accélérateur des
inondations).
Toutes ces questions ne datent pas d’hier. Dès 1972, le
rapport Meadows sur Les Limites à la
croissance (dans un monde fini) soulignait l’impossibilité d’une
croissance continue et alertait sur les catastrophes à venir. Il proposait une
approche en montrant l’interaction des différents facteurs : démographie,
croissance économique, épuisement des ressources, augmentation des coûts, etc.
La crise pétrolière de 1973 (consécutive à la guerre entre Israël et les pays
arabes limitrophes) confirmer les prédictions du rapport Meadows. Le changement
violent des méthodes de régulation du mode de production capitaliste avec le
« néolibéralisme » promu d’abord par Mrs Thatcher et Ronald Reagan, l’insertion
des pays de l’Asie dans le marché mondial (les « dragons » japonais,
coréens, singapouriens), puis la conversion de la Chine au capitalisme
l’effondrement du « bloc de l’est » ont ouvert une nouvelle phase de
développement et d’accumulation du capital. Mais tout cela ne pouvait avoir
qu’un temps. Les prochaines années verront sans doute une intégration à marche
rapide de l’Afrique dans le système capitaliste mondial. Mais cette intégration
elle-même sera sans doute plus difficile et plus convulsive que celle du
Sud-est asiatique. Mais inéluctablement arrive le mot où « Hic Rhodus, hic salta »
(« voici Rhodes, c’est là qu’il faut sauter »), comme le disait Ésope
(et Marx avec lui). On ne peut que donner raison à Kenneth Ewart Boulding :
« celui qui croit qu’une croissance exponentielle est possible dans un
monde fini est soit un fou soit un économiste ».
Le développement d’une nouvelle « science », la
« collapsologie » est l’indice que l’idée se répand que l’humanité ne
peut plus continuer comme avant et que la menace d’une destruction de l’habitat
humain sur Terre est devenue une possibilité réelle. Nous savions depuis
Hiroshima et Nagasaki que les hommes disposaient maintenant de réaliser, ce qui
était impensable auparavant, la destruction totale de la vie humaine. Mais
aujourd’hui nous savons que même si nous restons pacifiques, même si nous
restreignons les guerres dans des limites relativement restreintes, la
destruction de l’humanité est rendue possible par la simple dynamique du
système de production et de la satisfaction des besoins.
Jad Diamond dans Effondrement
analyse la disparition de quelques sociétés historiques qui ont épuisé les
ressources naturelles à leur disposition sans pouvoir s’adapter aux nouvelles
circonstances, climatiques par exemple. Ainsi les établissements vikings au
Groenland à partir du début du Xie siècle et qui disparurent complètement au
cours du XVe siècle, avec le refroidissement qui conduit à ce qu’on a appelé un
petit âge glaciaire au XVIIe et XVIIIe siècle. Dans son livre, Diamond analyse
les causes de cet effondrement et montre que désormais c’est l’établissement
humain sur la Terre qui se trouve finalement dans ces circonstances analogues, mutatis mutandis, à celles de la colonie
viking du Groenland.
Sommes-nous véritablement face à la possibilité d’un
effondrement de ce type ? Il faut se garder de faire du catastrophisme une
prévision scientifique et la tendance est forte qui ferait ressembler les
« collapsologues » au professeur fou de Tintin et l’étoile mystérieuse, annonçant la fin des temps et
invitant les hommes à se repentir. Mais face aux questions qui se posent à
nous, les méthodes habituelles utilisées dans la prise de décision à partir du
calcul coût-bénéfice sont totalement inadaptée. Je peux risquer de perdre une
partie de ce que j’ai avec l’espoir de gagner le gros lot, mais aucune personne
sensée ne jouera à la roulette russe même avec l’espoir de gagner le gros lot
dans 5 cas sur 6 ! Donc, même en imaginant que l’hypothèse de
l’effondrement ait une probabilité de 1/6, nous devrions faire comme si cette
hypothèse était cependant la plus probable. C’est le sens que l’on peut donner
au « catastrophisme éclairé » que réclame Jean-Pierre Dupuy. Ajoutons
que si l’effondrement n’est pas certain, il existe de nombreuses autres
hypothèses de développement qui, pour n’être pas totalement catastrophiques
sont assez peu enviables et la probabilité que la croissance reprenne
impétueuse et sans nous apporter d’autres dégâts qui les habituels coûts de
tout progrès est à peu proche de zéro. En vérité, c’est toute notre manière de
penser qu’il faut radicalement changer.
Crise de la domination technique : aller au fond des choses
Les aspects que nous venons d’évoquer aussi importants
qu’ils soient ne mettent pas en question les contradictions internes qui sont
le moteur du développement historique depuis trois ou quatre siècles. On
pourrait objecter à ces limites du développement on pourra toujours trouver des
solutions, par exemple, limiter la consommation de l’énergie grâce à des
techniques plus économes : c’est déjà le cas puisque le rendement du
bon vieux moteur à explosion a maintenant un rendement bien supérieur à ce
qu’il était au moment du boom du culte de la « bagnole ». Bien que
grosse consommatrice d’énergie (10% de la consommation mondiale),
l’informatique pourrait en diminuer considérablement les besoins dans tous les
autres secteurs : réunions en vidéo qui peuvent remplacer des voyages en
avion ou en train, diminution du nombre de locaux pour les banques et
assurances en lignes, etc. Les économies d’énergie grâce à de nouvelles
technique feront baisser la demande de chauffage. On construit des immeubles
qui non seulement produisent leur propre énergie mais peuvent en revendre une
partie sur le réseau. Les technophiles ont des tas de belles histoires de ce
genre à nous raconter. Le capitalisme vert, le capitalisme à
« développement durable » viendrait sauver le capitalisme et
permettre une « croissance soutenable », écologique pour tout dire.
Contre ce discours, typique du « green washing », il faut d’abord souligner que si la technique
vient remédier aux problèmes de la technique, il faudra encore de nouvelles
techniques pour remédier aux problèmes posés par les remèdes aux problèmes
posés par la technique et ainsi de suite. La propagande pour la voiture
électrique pour en finir avec la pollution par des gaz à effet de serre et ainsi
« sauver la planète » ou « sauver le climat » est un archétype
de ce discours idéologique, renversant la réalité. La voiture électrique
suppose d’une part des batteries et toutes sortes d’organes gros consommateurs
de terres rares qui sont pour l’essentiel détenues par la Chine et certains
pays d’Afrique équatoriale ou d’Amérique Latine. Donc on retrouverait à plus ou
moins brève échéance les problèmes d’épuisement des ressources naturelles. Il
faut aussi produire de l’électricité et à part l’électricité d’origine
nucléaire, on ne dispose pas de moyens de produire de l’électricité verte pour
l’équivalent du parc actuel de véhicules automobiles. Comme toujours, les
technophiles annoncent pour demain de nouvelles sources d’énergie électriques
et de nouvelles batteries révolutionnaires. Ces annonces finissent le plus
souvent dans le cimetière des miracles annoncés du progrès technique. Il serait
temps de faire la liste des dégâts du « développement durable ».
Mais il est surtout temps de comprendre qu’il faut rompre
avec le monde illusoire du progrès technique et matériel permanent.
L’accumulation de richesses matérielles ne produit aucune réelle satisfaction
dès lors qu’elle excède une certaine mesure, toute élastique, convenons-en. La
possession d’une voiture donne une certaine liberté mais la possession d’une
deuxième voiture ne donne aucune liberté supplémentaire ! Disposer d’un
engin pouvant aller 300 km/h est une parfaite idiotie, puisque la vitesse
moyenne des voitures en région parisienne n’excède pas les 16 km/h avec des
points à 17 au mois d’août ! Nos maisons sont remplies d’objets achetés et
jamais utilisés ou utilisés une fois, quand ils ne sont pas tout simplement
restés dans les cartons d’emballage. Consommer pour consommer et non consommer
pour satisfaire nos besoins, voire nos désirs, telle est la grande maxime de la
société techniquement avancée qui est la nôtre. L’ensemble du système de
production en peut fonctionner qu’en nous proposant toujours plus de choses
désirables, toujours plus nouveau, plus éblouissant. Mais ces choses à peine en
notre possession révèlent le plus souvent nos frustrations, car le désir n’a
pas pour objet réel ces choses.
Ce que nous recherchons, les grandes compagnies la Silicon
Valley l’ont bien compris, c’est atteindre l’immortalité, c'est-à-dire échapper
définitivement à la condition humaine. Si comme le disait Descartes la santé
est le plus grand de tous les biens, et si c’est bien cela que promet la
« science nouvelle », « pratique » qu’annonçait le Discours De La Méthode, alors oui nous
espérons que la médecine va nous donner cet élixir de vie éternelle. Mais, si
l’espérance de vie a augmenté considérablement, la durée maximale de la vie
reste à peu près inchangée. Le record de Jeanne Calment (122 ans) est invaincu,
la plus vieille des Françaises ne dépassant pas, à l’heure où nous écrivons les
114 ans. On escompte une augmentation du nombre de centenaires et sans doute
aussi d’ultra-centenaires, mais des individus vivant 150 ou 200 ans sont
seulement sortis de l’imagination propagandiste de certains médecins ou hommes
d’affaires ou les deux à la fois. Pire : l’espérance de vie en bonne
santé, qui est la seule chose vraiment sérieuse, non seulement stagne mais
semble même reculer dans certains pays avancés. Aux États-Unis, le pays qui
dépense le plus pour la santé, l’espérance de vie a même commencé à reculer.
Décidément cet homme imparfait, produit du hasard des
mutations naturelles, doit être remplacé. Le « successeur » doit
arriver. Le transhumanisme n’est pas resté une fantaisie d’amateurs de
science-fiction. C’est un projet technique et industriel poursuivi par des très
sérieuses entreprises qui ne sont pas connues pour jeter leur argent pas les
fenêtres. Il est déjà en route : l’internet est déjà conçu comme une « augmentation »
de l’être humain. D’une part, il nous fournit gracieusement des prothèses
mnésiques et d’autres part il inclut chacun de nous comme un élément d’un vaste
réseau dont les interactions font émerger quelque chose de nouveau. L’étude du
fonctionnement du cerveau humaine et le développement de l’IA sont censés
permettre l’augmentation des capacités intellectuelles humaines. Mais comme
cela se heurte visiblement aux difficultés propres à ces êtres biologiques que
nous sommes, on à remplacer l’homme par la machine, une machine déjà tellement
plus intelligente que nous puisqu’elle peut battre le champion du monde de go.
Le rouge de la « honte prométhéenne » (cf. Gunter Anders, Obsolescence de l’homme) nous monte au
front. Le transhumanisme émerge d’un autre côté : puisque le sexe n’est
rien et que le genre n’est qu’une construction sociale, l’individu humain doit
être en mesure de se choisir lui-même en choisissant d’être homme, femme ou
tout autre genre possible (la liste s’allonge chaque jour). Tels Dieu, nous voulons être causa sui, « cause de
soi-même ».
Si, comme le dit Hans Jonas, la technique a cessé pour nous
d’être le moyen pour faire face aux nécessités de la vie pour devenir une fin
que nous poursuivons pour elle-même, c’est à cette question que nous devons
nous attaquer, parce que la recherche dans laquelle nous serions engagé est une
recherche infinie dans laquelle se perd tout sens. Elle est une recherche de la
toute-puissance proprement infantile – Freud a montré l’importance de ce
phantasme de toute-puissance infantile et par voie de conséquence la nécessité
d’apprendre la frustration comme condition de toute éducation à la vie sociale.
Sommes-nous capables de sortir de ce phantasme ?
Les défis à relever
Il est nécessaire pour commencer de se dépouiller de toutes
les illusions qui sont nées avec le grand mouvement des Lumières. Le progrès
des sciences et techniques ne s’accompagne pas nécessairement du progrès moral
et politique, du progrès de la Raison. Bien au contraire, le progrès des sciences
et des techniques s’est souvent payé de l’asservissement croissant des hommes
et d’un contrôle des vies bien plus serré que ne le pouvaient les anciennes
tyrannies. Le progrès des moyens de communication (téléphone, internet)
s’accompagne du progrès des moyens de surveillance. Le progrès du machinisme
s’accompagne de la destruction des métiers et des savoir-faire ouvriers et de
la généralisation du « travail en miettes », y compris dans le
domaine du travail intellectuel. Les normes de qualité qui permettent une
production plus fiable et un meilleur service s’accompagnent de la
normalisation de la pensée et des âmes.
« On n’arrête pas le progrès », dit l’adage,
parfois ironiquement. C’est de ce fatalisme et de cet impératif du progrès,
qu’il faut tenter de sortir aujourd’hui en n’oubliant que l’humanité ne s’est
pas toujours imposé le fardeau du progrès. Valoriser l’ancien contre le
moderne, la sagesse antique contre la folie moderne, ce fut longtemps ce qui
allait de soi. Évidemment, il ne s’agit de retourner en arrière ni de répéter
« c’était mieux avant », parce que c’était loin d’être « mieux
avant ». Pour autant, la modernité ou la contemporanéité ne sont pas des
gages de vertu. La philosophie de Platon est le fait d’un vieux mâle blanc et
mort depuis 2350 ans environ, mais elle reste infiniment supérieure à
l’essentiel de la production de nos contemporains. « Du passé, faisons
table rase », disent les paroles de L’Internationale.
Sans vouloir offenser la mémoire de l’auteur de ce grand chant d’espoir,
« du passé faisons table rase » est un mot d’ordre absurde et
finalement très dangereux. Car nous ne pouvons construire aucun avenir sans
prendre appui sur le passé, sur toute cette civilisation qui nous a construits
et qui est partie prenante de notre biosphère. Nous faisons société aussi avec
les morts, comme l’avait déjà dit Auguste Comte.
Le mot progrès indique la marche en avant. Mais il reste à
déterminer où se trouve l’avant et où se trouve l’arrière. On se rappellera une
chanson de Greame Allwright, « Jusqu’à la ceinture » … La bombe
atomique est un progrès relativement à la bombarde de la Renaissance. Si on
juste chaque chose à son efficacité relativement au but que l’on s’était fixé
en la produisant, on peut effectivement donner une mesure du progrès. Mais
cette mesure de l’efficacité si elle satisfait les utilitaristes montre vite
ses limites et ses absurdités. Il n’y a pas de progrès en art. Les TGV vont
bien plus vite que les carrosses ou les premiers à vapeur, le « plug
anal » exposé place de la Concorde ou les cochonneries de Jef Koons
peuvent difficilement être jugés comme des progrès par rapport au Bernin ou à
Rodin. Il en va de même en morale : les professeurs d’éthique des affaires
(une expression très étrange) sont ils meilleurs de Socrate ou Épictète ?
Progrès de quoi, pour atteindre quel but, telle est la question première à
poser, et la poser conduit inévitablement à démolir tout l’édifice intellectuel
de ce « progressisme » qui tient lieu de pensée commune depuis si
longtemps.
Ces considérations préliminaires faites, il devient clair
que le passé peut aussi nous servir de modèle. L’agriculture pratiquée sous nos
latitudes jusqu’à une date assez récente était le plus souvent une agriculture
intégrée dans laquelle polyculture et élevage se combinaient. Les boivins
donnaient le lait, servaient d’animaux de trait et très secondairement de la
viande. Les déjections animales servaient d’engrais et les restes humains ou
les ratés des productions végétales engraissaient des animaux de basse-cour. On
avait une sorte d’agriculture « symbiotique » (voir Isabelle
Delannoy, L’économie symbiotique.
Régénérer la planète, l’économie et la société) dont les grands principes
pourraient fort bien être repris aujourd’hui avec les outils techniques
modernes et les connaissances en agronomie permettait d’optimiser ce lien entre
les diverses activités agricoles. Une telle agriculture demande des bras et des
têtes et donc de la coopération et c’est la plus à même de se passer d’engrais
chimiques et de biocides en tous genres.
Après le syndrome du « avançons toujours sur la voie du
progrès », voyons le syndrome du gigantisme : toujours plus grand. Pendant
toute la période de naissance et de développement capitaliste, on a cru que
l’augmentation de taille produisait des économies d’échelle. Ce dogme concerne
non seulement l’industrie mais aussi l’urbanisme. La doctrine française des
métropoles visant à vider les campagnes pour concentrer l’habitat autour de
quelques grands pôles urbains en est une expression. Mais cette doctrine est
largement erronée. Ernst Schumacher, en 1972, publiait son Small is beautiful qui soulignait l’importance des
« déséconomies d’échelles ». Les coûts de l’urbanisme galopant, coûts
indirects autant que directs, devraient être établis avant la démesure des
aménageurs et des entrepreneurs de bâtiment ne nous aient définitivement fait
basculer dans un monde cauchemardesque.
Il faut suivre les réflexions d’Olivier Rey qui donne aux
questions de taille toute leur place. La vieille question grecque de la
« juste mesure », du metron,
de ce « rien de trop » qui définissait la recherche de la sagesse est
la question même de la survie de notre écoumène. Certes, il n’est pas facile de
trouver la juste mesure en toutes choses et chacun aura tendance à trouver
qu’il n’y a jamais assez de ce qui lui permet de combler ses désirs et trop de
ce qui lui est indifférent, mais une philosophie morale pour notre temps
devrait se fixer l’objectif d’une réflexion approfondie sur ce sujet. Nous
pouvons demander à la médecine qu’elle nous aide à triompher des maladies et nous
accompagne sans trop souffrir vers l’instant fatal, mais nous ne pouvons pas
lui demander d’augmenter notre taille ou de choisir notre sexe ou de
transformer notre corps en machine performante. Est-il bien raisonnable de
chercher à faire naître des enfants hors du ventre maternel ? Et pourtant
l’exogenèse occupe des chercheurs et obtient des investissements. La juriste
Marcela Iacub en fait l’éloge considérant qu’il n’y aura pas de véritable
émancipation des femmes tant que la gestation sera leur « tâche
naturelle ». La FIVETE est sans doute tout à fait légitime quand elle
permet à un couple infertile d’avoir un enfant, mais elle ne doit plus l’être
quand elle permet la sélection du sexe de l’enfant. Toutes les questions qui
portent sur les pouvoirs de la technique médicale renvoient d’une manière ou
d’une autre à des conceptions éthiques globales et ne peuvent en aucun cas
abandonnées aux « techniciens ».
On peut aborder beaucoup d’autres questions sur le même
mode.
Derrière cette mise en cause du politique, la modernité
tardive pourrait bien remettre en cause toutes les promesses de la modernité,
fondée sur la double maîtrise de la nature par la science et la technique et
des évolutions sociales par la décision politique, cette double maîtrise
définissant les conditions de l’autonomie des individus. La conquête du monde
et le désir d’aller toujours au-delà (plus ultra était la devise de
Charles-Quint) rendent de plus en plus halluciné notre rapport à l’espace.
Augustin Berque écrit : « Il n’y a de lien social qu’en référence à
des lieux, c’est-à-dire en fin de compte à la nature. La relation des sociétés
à l’étendue terrestre fonde les relations sociales. C’est pourquoi l’utopie
moderne, en abolissant les lieux dans son espace universel a ravagé le lien
social. C’est pourquoi encore toute politique sociale, toute politique urbaine
digne de ce nom doit se préoccuper de la qualité de lieux. Du paysage en somme.
N’en déplaise à tous ceux qui n’y verraient encore que la surface des choses,
le paysage est essentiel à la société. Il la motive. » L’impératif de la
mobilité exigé par le mode de production capitaliste au stade actuel se
complète du désir de mobilité de plus en plus rapide. Nous voulons voyager,
voir le monde et au-delà (se préparent des agences de voyages au-delà de la
stratosphère), pouvoir « faire » tous les lieux qu’il faut
« avoir faits » pour appartenir à ce monde nouveau, ce village global
construit par la troisième mondialisation capitaliste. Mais le voyageur est un
voyageur pressé. En informatique on appelle « temps réel »
l’immédiateté de la réponse, ce qui n’a pas besoin d’être différé. Le voyageur
moderne veut voyager « en temps réel », c'est-à-dire dans un temps
parfaitement irréel qui ne fait qu’exprimer le désir d’être partout, comme
Dieu ! Et donc de n’être plus de nulle part. Il s’agit d’imiter le mode
d’existence de la classe dominante, cette classe capitaliste transnationale
analysée par Leslie Sklair. Ainsi ce pseudo-philosophe qui vend sa villa
luxueuse au Maroc parce qu’il n’y a pas assez de semaines dans l’année pour
habiter toutes ses demeures. Ainsi ce PDG (passé par la case prison au Japon)
qui possède les nationalités française, brésilienne et libanaise, installe aux
Pays-Bas le siège de son entreprise franco-nipponne, laquelle a des sites de
construction non seulement au Japon et en France mais aussi en Espagne, en
Belgique, en Roumanie, en Russie, au Maroc, en Turquie, en Corée, en Iran, au
Pakistan, et dans plusieurs pays d’Amérique Latine et bien d’autres encore.
Conquête et annihilation de l’espace, l’instauration de ce dominium mundi que proclamait l’Église catholique, telle est la
dynamique de la modernité. Et contre cette dynamique, il s’agit de reconstruire
l’espace, un espace enraciné, loin de ces non-lieux que sont les aéroports.
La domination de l’espace se complète de la domination du
temps et l’accélération généralisée, de la course à la vitesse.
Paradigme : la circulation de l’argent sans temps de circulation dans le trading haute fréquence. Ainsi
l’accélération générale des machines et de la vie sociale, analysée par Hartmut
Rosa (Accélération, La Découverte,
2010). H. Rosa montre les conséquences de l’accélération sur les sujets.
On trouvera à ce propos des analyses fouillées qui abordent toutes les
dimensions de l’existence depuis les plus triviales jusqu’aux plus élaborées
culturellement. Ainsi son analyse de la dépression comme maladie typique
de la modernité tardive. Mais il y a aussi des conséquences politiques
importantes. Après avoir été des éléments moteurs de l’accélération, l’État –
notamment par la rationalisation bureaucratique si finement analysée par Weber
– et l’armée deviennent aujourd’hui des freins. Ainsi, l’auteur
affirme-t-il : « Toutes ces évolutions semblent indiquer que le temps
de la politique est révolu. Parce que la politique reste dans son
horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les
transformations dans l'économie et la société, elle ne peut plus jouer
son rôle (qui lui reste cependant assigné culturellement) pour fixer
la cadence de l'évolution sociale ou
pour façonner l’histoire. Là où elle maintient son ambition de
diriger, elle n'apparaît plus comme un élément de progrès, mais
littéralement comme un « frein à la modernisation ». C'est la
raison pour laquelle elle figure dans la liste
des accélérateurs de la modernité classique qui sont devenus
des freins dans la modernité avancée. Pour autant que la
distinction entre politique de droite et politique de gauche ait encore un
sens, les « progressistes », aujourd'hui, se retrouvent de nos
jours davantage du côté des partisans de la décélération parce qu'ils
défendent le contrôle politique de l'économie, les processus de
négociation politique, de même que la protection de l'environnement et des
particularités locales — ce qui correspond à une inversion radicale. En effet,
les « conservateurs » semblent poursuivre une stratégie
d'accélération au détriment de la véritable politique, dans la mesure où
ils militent en faveur de l'introduction rapide de nouvelles technologies,
de l'abolition des obstacles à la circulation globale, de l'hégémonie du
marché et de formes accélérées de prise de décision. » (p.326)
Où conduit l’accélération ? Laissée à elle-même,
l’auteur ne cache pas son pessimisme : renouvelant la perspective déjà
tracée par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, il affirme que l’accélération engendrera
toujours plus de souffrance, toujours plus d’aliénation et peut conduire à la
catastrophe finale (catastrophe écologique, nucléaire ou autre). H. Rosa
considère comme désormais non pertinentes non seulement les perspectives de la
théorie critique première manière (celles qui étaient encore liées à
l’espérance révolutionnaire prolétarienne) mais aussi de la théorie critique
deuxième manière (celles d’Habermas) et également celles de la
« reconnaissance » développées par Axel Honneth. Il écarte toutes les
solutions réformistes. Il n’y a pas de solution individuelle – les zones de
décélération ne peuvent exister qu’à l’intérieur de l’accélération globale et
celui qui se soustrairait à cette loi le paierait très cher. Les solutions
visant à imposer une régulation étatique de l’accélération sont à la fois
utopiques et inefficaces. C’est à partir de la défense de l’idéal d’autonomie
qu’une théorie critique peut prendre appui face à la modernité tardive. Seule
solution, face à la catastrophe finale, une révolution radicale que l’auteur
évoque sans la préciser plus et qui ne serait pas une perspective beaucoup plus
encourageante.
Tout ceci conduit à reprendre le chantier de l’éco-éthique,
une nouvelle éthique défendue par le philosophe japonais Tomonobu Imamichi et
d’autres philosophes et essayistes. Tomonobu Imamichi par de l’idée selon
laquelle l’humanité a connu une première révolution éthique vers le Ve et IVe
siècle avant l’ère courante, celle par laquelle les sociétés sont passées de la
domination des valeurs de la force, du courage, de l’héroïsme, etc. aux valeurs
de la justice, du respect, du souci de l’autre. La pensée de Confucius en Chine
trouve son double dans la philosophie grecque et notamment dans la figure de
Socrate, puis dans l’éthique d’Aristote. Notre nouvelle puissance d’agir et
notamment la généralisation de toutes les possibilités d’action à distance
exige d’inclure notre rapport à la nature dans la réflexion éthique. Ainsi Tomonobu
Imamichi explique-t-il : « Nous devons apprendre à mieux évaluer nos
actes à distance et ne pas être dépendant de ce qu'il est permis de faire par
les technologies. La possibilité technique doit appeler une évaluation morale
et s'accompagner d'un niveau de responsabilité qui soit proportionné à la
puissance qui est désormais entre nos mains grâce aux moyens technologiques
dont nous disposons au quotidien. Ici se joue une forme de rénovation de la
vertu de responsabilité qui s'étend désormais à des actions qui impliquent une
virtualité ainsi qu'une certaine invisibilité. »
Le débat public se caricature parfois en opposant les
tenants de la croissance et les partisans de la décroissance dont Serge
Latouche s’est fait le théoricien talentueux, les partisans du désir des choses
contre ceux du désir de convivialité. Mais les adversaires semblent partager
une même problématique, même s’ils apportent des réponses diamétralement
opposées. Latouche soutient ainsi que l’expression « développement
durable » est un oxymore. À voir : le développement n’est pas
synonyme de la croissance. Développer des techniques économes en énergie,
développer des techniques qui permettent une meilleure symbiose entre diverses
productions, ce n’est pas courir après la croissance. Si d’ailleurs on continue
de mesurer la croissance en termes de PIB, toute technique économe faire
décroître le PIB, de même que la « démarchandisation » d’un certain
nombre d’activités le fait mécaniquement baisser. Il faut ajouter les
impératifs d’augmentation de la production pour qu’une grande partie de
l’humanité puisse arriver non pas à l’opulence mais simplement à un niveau de
vie décent. Le niveau de vie américain n’est certainement pas soutenable pour
toute l’humanité, mais on ne saurait interdire aux plus pauvres de vouloir
bénéficier du minimum de confort qui est celui que l’on peut espérer obtenir
par un travail honnête dans les pays les plus riches. On pourrait dire que les
riches (y compris les pauvres des pays riches) doivent se serrer la ceinture.
Mais si l’ascétisme peut être un choix éthique individuel, on ne peut en faire
une politique. Plus fondamentalement se pose la question de la manière et du
niveau auxquels les besoins doivent être socialement satisfaits et il est à
craindre que la « décroissance » ne conduise à une nouvelle forme
de « dictature sur les besoins », comme a pu l’être, dans un
autre genre, le système de planification bureaucratique de l’Union Soviétique.
On ne peut éviter de poser la question plus radicalement,
c'est-à-dire sur le plan philosophique. Pouvons-nous construire cette nouvelle
éthique ? Les qualités humaines sélectionnées au néolithique, sens de la
compétition, volonté d’accumulation, goût de la domination, toutes ces qualités
qui ont permis le développement prodigieux de la civilisation humaine
peuvent-elles être domptées ? Les Grecs connaissaient bien cette
difficulté, eux qui misaient toute leur éducation sur l’apprentissage de la
limite et de la maîtrise de soi (voir La
République de Platon). Les Modernes ont cru que la liberté d’entreprendre
et de commercer finiraient par civiliser l’humain : Montesquieu et Kant,
pour les plus connus et Mandeville et sa Fable
des Abeilles pour les plus inquiétants sont les expressions les plus
claires cette illusion que l’égoïsme individuel pourrait être converti en
contribution au bien de tous (Hegel). Mais nous sommes peut-être arrivés à un
point où, nécessité faisant vertu, nous serons obligés d’entamer cette
douloureuse conversion, où nous serons obligés d’être tous en quelque manière
philosophes.
Le 18 décembre 2018
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