lundi 26 juin 2023

Progressisme et ectogenèse

 Nous avons, j’ai « cru au progrès ». La principale accusation que nous lancions contre le règne du capital était qu’il s’opposait au progrès, qu’il était « réactionnaire » et, à tout le moins conservateur, parce qu’il voulait conserver l’ordre existant. Ce fut une erreur profonde, erreur qui est au cœur du
dogme marxiste, c'est-à-dire de cet ensemble de « théories » à nette coloration religieuse qui ont permis de trouver des moyens pour s’accommoder du progrès capitaliste.  Mais si les marxistes avaient lu Marx – quand je dis lire, je parle de lire sérieusement, ligne à ligne en ne se contentant pas des résumés de marxisme, des abrégés du Capital et de toute cette littérature qui a tant fait pour enterrer le vieux Marx, avec une efficacité bien supérieure à celle des antimarxistes professionnels – alors ils auraient pu lire, en toutes lettres, que le mode de production capitaliste est  le mode production révolutionnaire par excellence, qu’il ne peut survivre qu’en révolutionnant continuellement ses propres bases et en faisant triompher non seulement le machinisme, mais, dans le même mouvement, le fétiche suprême, l’argent, en faisant table rase de toutes les communautés humaines et de toutes les valeurs qui venaient du passé.

Tout cela, je l’ai déjà développé si souvent que je ne vais pas reprendre ici l’argument. Je voudrais noter seulement que le progressisme propose, depuis le début, d’appliquer à l’être humain l’ingénierie machinique. Et tout naturellement, l’une des dimensions essentielles du capital est la réification de l’être humain, sa transformation en chose. Le nazisme avait semblé être un achèvement de ce processus de réification : les humains réduits à l’état de cadavres dont on réutilise les dents en or et les cheveux, d’un côté et, de l’autre côté, des fermes d’élevage pour humains parfaits, en tout cas améliorés (les Lebensborn). Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de beaucoup de jugeote pour se rendre compte que, par ces traits, le nazisme n'était nullement réactionnaire, mais plutôt complètement « progressiste ». Le seul défaut des nazis est d’avoir fait tout cela avec une grande cruauté et un brutalité qui nous est devenue insupportable – à juste titre.

Le « progressisme nouveau » promet de délivrer les humains de toutes les complications qu’il y a à être des humains. La fabrication des humains ne peut plus être laissée au hasard ; il faut des « projet d’enfant » et les bonnes vieilles méthodes éprouvées sont trop hasardeuses ; les nouvelles méthodes (PMA, GPA, etc.) restent tributaires du « facteur humain ». D’où le projet déjà ancien de l’ectogenèse, nom savant de l’utérus artificiel. Ce fut longtemps un thème de science-fiction (voir notamment Le meilleur des mondes) mais c’est en train de devenir une réalité. Des expériences de développement d’un embryon humain jusqu’à un stade avancé ont déjà été faite. En Chine, des pas importants ont été faits vers un dispositif contrôlé par une IA. Pour le professeur de médecine François Vialard, directeur de l’équipe Reproduction humaine et modèles animaux (RHuMA) à l’université Simone Veil-Santé de Montigny le-Bretonneux, « la question n’est pas de savoir si l’on va arriver un jour à créer cet utérus artificiel mais plutôt quand nous allons y arriver. » Des humains qui ne soient pas nés d’une femme ! Cela est présenté comme un progrès pour les femmes qui n’auront plus à supporter les ennuis de la grossesse. Mais, par la même occasion, il apparaîtra que la femme, tout l’homme, est devenue parfaitement inutile à la per-existence de l’humanité. Ce n’est nullement un hasard si, dans le même temps, se développe sous le nom d’euthanasie le gestion technique de la mort.

À peine ces sujets ont-ils été soulevés, on entend tout de même des protestations. Ce serait complètement inhumain ! Même chez les plus progressistes des progressistes, on hésite devant l’abîme. Effectivement, c’est une société d’humains inhumains que cette technologie nous prépare. Mais ce qui est difficile, c’est de voir où réside le problème, c’est trouver les raisons que nous pourrions avoir de ne pas accomplir cet ultime saut vers l’au-delà de l’humanité. En effet, si en matérialiste pur et dur, on pense que l’homme, comme tous les autres vivants, n’est qu’un assemblage de cellules, avec, en particulier un assemblage fort complexe de cellules neuronales et que donc rien n’est spécialement « sacré » dans l’être humain, rien ne le rend intouchable, puisque nous améliorons nos autos et nos robots ménagers, pourquoi ne pas améliorer l’homme et le rendre plus « performant » ? Pourquoi ne pas faire se développer les fœtus humains dans un environnement transparent, parfaitement surveillé, sans risque que l’inconduite de la mère ait de fâcheuses conséquences pour sa progéniture ? On objectera qu’il y a beaucoup d’interactions entre la mère et son enfant en gestation, qui concourent à le former. Mais, d'abord, on n’est pas certain que ces interactions soient si bonnes – les mères peuvent être stressées, dépressives, etc. – et, surtout, on pourrait produire de bonnes interactions par un développement de simulations pilotées par IA.

Il y a plus de deux décennies, Habermas avait, à juste titre, dénoncé « l’eugénisme libéral » qui mettait en cause « l’avenir de la nature humaine » (voir le livre éponyme). Un être qui serait, dans certaines déterminations essentielles (et Habermas incluait le sexe), le produit du projet d’un autre homme aurait perdu sa qualité d’être libre. En gros, nous ne sommes libres que parce que nous n’avons pas été voulus tels que nous sommes par d’autres humains, qui se sont contentés de procréer sans créer personne. On le voit : cet argument habermassien s’applique à plus forte raison aux projet d’ectogenèse.  Mais cet argument n’est pas scientifique. Il suppose quelque chose qui est hors de portée de la science et de la commune rationalité par les fins. Il suppose cette idée de la raison qu’est la liberté humaine. L’homme, en tant qu’il est un être raisonnable, est libre et celui lui confère une dignité, alors que les choses n’ont qu’un prix. Un athée radical ne croit pas que l’homme soit libre et il accepte parfaitement qu’on le considère comme une machine et même qu’on le traite comme tel : voir Sade, le seul athée radical des Lumières.

Jusqu’à présent, les partisans de la raison et des Lumières s’en tenaient, sans bien le savoir, à la théologie chrétienne : Dieu est en chaque homme et donc chaque homme est en quelque manière Dieu. Voilà qui suffit à poser des barrières : l’homme est sacré comme Dieu est sacré pour ceux qui croient en lui. Mais précisément ce que propose la technoscience, c’est ni plus ni moins que la déconstruction du sujet, la déconstruction n'est ici qu’une euphémisation du projet réel qui est la destruction du sujet. Il faut le dire et le redire : le projet de l’ectogenèse est, en son essence, un projet nazi, une nouvelle forme de l’apothéose du capital. La dénaturalisation radicale de l’homme est sa désubjectivation et sa transformation en matière première pour machine (le cyborg pour les plus perfectionnés). Les délires de Marcela Iacub, Thierry Hoquet ou Donna Haraway, ne sont pas de simples délires. D’abord, ce sont des délirants qui occupent d’importantes positions universitaires et, ensuite, ces « délires » sont l’expression de la rationalité du mode de production capitaliste qui, dans son mouvement incessant, ne doit rien laisser de sacré.

Si on pense que les idées philosophiques sont aussi un champ de bataille (Kampfplatz, disait Kant), alors il convient de procéder à une critique en règle, systématique et raisonnée du progressisme et de son soubassement sournois, le positivisme. Dans cette bataille, les humanistes, ceux qui pensent que l’homme est un Dieu pour l’homme, comme le disait Spinoza, se retrouveront du même côté de la barrière, face à ces matérialistes en bois brut et leurs amis déconstructeurs.

Le 26 juin 2023.

samedi 17 juin 2023

Téléologie vitale


La domination de la pensée « économiste », celle des universités, des écoles de commerce, des grands journaux, etc., interdit que soient posés convenablement les problèmes de notre époque. Par conséquent, bon nombre de propositions « alternatives » tombent à l’eau parce qu’elles se situent encore dans le cadre de la pensée dominante. Ajoutons à cela que la question de « l’environnement » est généralement plaquée par là-dessus, traitée à partir d’un point de vue pseudoscientifique, objectiviste qui finit par noyer toute discussion dans des arguties techniques, tout aussi discutables les unes que les autres.

dimanche 4 juin 2023

Devons-nous sauver la planète ?



C’est devenu une rengaine, un mot d’ordre mille fois répété, usé jusqu’à la corde. N’importe quelle ânerie est demandée pour « sauver la planète ». N’importe quelle ânerie en effet, car il y a des trous dans la raquette des sauveurs de planète – j’y reviens plus loin. « Mangia bio, per te e per la planeta » dit la publicité de Carrefour, ici en Italie. Je suppose qu’ils font la même en France. Cette injonction à « sauver la planète » est profondément stupide, à bien des égards, et empêche que soient posés les véritables problèmes de la survie de l’humanité.

Tout d’abord, à terme humain et même au-delà, la planète ne risque rien ! Elle est tranquille pour un ou deux milliards d’années au moins. Il lui arrivera, c’est une certitude statistique, d’être percutée par des météorites de belle taille, peut-être même s’en détachera-t-il un morceau qui fera un nouveau satellite pour tenir compagnie à la Lune, mais rien de plus. Sans doute cela détruira-t-il une bonne partie de la vie sur Terre, mais les bactéries pourraient résister et un bon nombre de protozoaires en tous genres.

À plus long terme, la planète disparaîtra et personne n’y peut rien. Les modèles dont nous disposons permettent de prévoir que le Soleil va grossir, la température sur la Terre s’élèvera, les océans seront vaporisés et probablement à ce moment toute trace de vie disparaîtra. Un peu plus tard, le Soleil grossira tellement qu’il engloutira toutes les planètes du système solaire pour les faire disparaître comme combustible jusqu’à ce que, tout le carburant étant consommé (même la fusion nucléaire n’est pas éternelle), il devienne une « naine blanche », une étoile mourante, sans éclat. Cela nous mènerait vers cinq milliards d’années. Les modèles de la mort thermique de l’Univers, qui datent déjà de la fin du XIXe siècle, prédisent même à beaucoup plus long terme l’extinction complète de l’Univers qui deviendra froid et parfaitement homogène et isotrope. Il y a même des films qui racontent ce scénario ! 

Mais quoi qu’il en soit toute cette histoire n’est absolument rien pour nous. Nous pouvons aligner des phrases, des calculs, tout cela n’a pas de sens ! Quelqu’un peut-il dire quel sens a 10100 années ?  Déjà à 109 nous avons beaucoup de mal à compter. En fait, nous pouvons penser l’Univers sans nous et même parler de la fin de l’Univers dans 10100 années, mais ce ne sont que des formules – au demeurant l’incertitude scientifique est large puisque certains scientifiques parlent de la fin de l’univers dans seulement 2,8 milliards d’années (2,8*109). Il y aurait 1090 particules élémentaires dans tout l’univers… Mais comment les a-t-on comptées ? Au sens kantien du terme, nous n’avons affaire qu’à des idées qui peuvent être utiles pour guider une réflexion scientifique ou qui peuvent frapper les esprits ignorants, mais nullement à des objets que nous pourrions connaître. Les artefacts dont usent les sciences ne sont pas la « réalité ».

De ces considérations, il découle, premièrement, que l’objectif de « sauver la planète » est absurde à tous égards, et, deuxièmement, que la science ne nous dit rien, du moins rien qui ait du sens pour nous, rien à quoi nous pourrions accorder une valeur. Que l’univers soit ou ne soit pas, voilà la reprise de la vieille question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », une question qui n’a pas d’autre solution que théologique – et encore, les théologiens ne s’accordent pas sur la réponse.

En vérité, le seul monde existant, est un monde pour nous, un monde dans lequel nous sommes. Et alors la question peut se reformuler autrement : faut-il défendre la possibilité de notre monde, d’un monde vivable pour les humains ? Ou encore, faut-il vraiment empêcher l’humanité d’organiser son suicide collectif ? Si la seule question philosophique sérieuse est, comme l’a dit Camus, la question du suicide, elle se pose aussi à l’échelle de la communauté humaine. Du point de vue « scientifique », objectif, purement matérialiste, il n’y a pas de réponse à ce genre de question puisque la science est « libre de valeur » (Wertfrei comme disait Max Weber). Pour donner une valeur à la vie humaine et donc à la vie tout court, il faut sortir de cet objectivisme au ras des pâquerettes, de cette absence de pensée que nous laisse la considération scientifique du monde, selon les « sciences de faits » (Husserl) d’aujourd’hui. En dehors de nous, il y a un X, mais un X dont on ne peut rien dire. Quand nous décrivons les « confins de l’univers » (expression douteuse…) nous ne décrivons que notre univers visible, directement ou par nos instruments ou par nos supputations. Donc l’anéantissement possible de l’univers dans 1010 ou 10100 années n’est pas une affaire qui nous concerne. Ce n’est pas le ciel étoilé au-dessus de moi qui est le plus admirable, mais la possibilité qui m’est donnée de l’admirer. L’objectivité scientifique elle-même n’est qu’un résultat, un déploiement de nos possibilités subjectives. Pascal avait saisi tout cela dans sa fameuse méditation sur le « roseau pensant ».

Revenons donc au sol stable, celui de notre existence comme êtres vivants qui se sentent vivants, comme êtres qui éprouvent en eux-mêmes cette vie à la fois indéfinissable (toute définition la perd) et impossible à représenter (la représentation la perd tout autant). De cette vie, nous sommes chacun d’entre nous une manifestation. Même celui qui veut y échapper ne le fait qu’en utilisant les ressorts vitaux qui le constituent. C’est pourquoi, la plupart du temps, nous ne nous posons pas la question : « pourquoi vivre alors que nous allons mourir ? », parce que cette question est absurde, au sens premier du terme, elle ne peut s’entendre. En réalité, nous n’allons pas mourir, car notre vie est entièrement dans le présent et le futur n’a d’autre existence que celle des pensées par laquelle nous tentons de l’appréhender. Pourquoi vivre ? Parce que nous vivons ! Ce n’est pas plus difficile que ça. Pourquoi l’humanité ne doit pas mourir ? Parce que nous sommes l’humanité, parce que chacun de nous est l’humanité. Mais la vie humaine se tient dans un milieu, dans un « Lebenswelt », un monde de la vie qui englobe la Terre entière, en tant que l’homme l’habite, pour reprendre la définition de l’écoumène par le géographe Strabon et reprises par Augustin Berque.

Arrivés à ce point, nous voyons clairement que le problème n’est pas « la planète » mais notre milieu vital et donc nous-mêmes. Ce milieu vital n’est pas quelque chose qui nous serait extérieur ; on peut reprendre ici l’expression de Marx : la nature est le corps non organique de l’homme et nos activités, au premier chef le travail comme production des moyens de subsistance de l’homme et donc comme production de la vie humaine elle-même, sont une sorte de métabolisme entre l’homme et la nature. Ce qui est menacé, c’est non pas la planète, mais nous-mêmes ! Et nous sommes menacés seulement par nous-mêmes, par la logique aveugle des rapports de production et d’échange.

Voilà ce dont il faudrait partir, plutôt que de proposer toutes sortes de mesures de pénitence pour « sauver la planète ». « Sauver la planète » à l’énorme avantage de pouvoir professer n’importe quelle bêtise ; les bêtises végans occupent évidemment une place de choix dans le bêtisier. On a même vu la Cour des Comptes s’en prendre aux vaches dont les rots expulsent du méthane qui est un gaz à effet de serre. Comme dans la fable de la Fontaine, Les animaux malades de la peste, à la fin tous se mettent d’accord pour crier « Haro sur le baudet ! », le baudet ici est un bovidé qui mange l’herbe et la transforme en protéines, ce que nous, humains, ne savons pas faire. Ne parlons pas de sauver la planète avec des voitures électriques, dernier gag des aréopages qui prétendent gouverner le monde.

En revanche, nous sauver nous-mêmes est impératif : « producteurs, sauvons-nous nous-mêmes » disent les paroles de l’Internationale ; et cela exige une transformation radicale de nos modes de production (et donc de consommation) et la destruction des rapports de propriétés capitalistes. Dès que l’on dit ça, tous les sauveurs de planète prennent leurs jambes à leur cou : « les vaches, vous dis-je ! » On ne parlera donc pas de l’énorme gaspillage dans tous les secteurs, pour la bonne raison que si nous cessions de gaspiller, des pans entiers de l’économie s’effondreraient. Si nous n’achetions pas des vêtements qui ne sont portés que trois fois, combien d’empires disparaîtraient ? Si nous produisions « local » tout ce qui peut l’être, il faudrait mettre fin au dogme de la concurrence libre et non faussée et augmenter les salaires. Il faudrait… la liste est longue et parfaitement connue des actions qui permettraient de préserver notre milieu vital et de ne pas gaspiller les ressources de la Terre. Mais personne, parmi les « grands » ne veut en parler. On amuse la galerie avec ce slogan stupide de « développement durable » et on s’en sert pour justifier encore plus de privilèges pour ceux qui ont déjà tout et encore plus de restrictions pour ceux qui n’ont rien.

Repenser nos rapports avec la nature suppose que soient repensés, de fonds en combles, les rapports entre les hommes et les conceptions que nous nous faisons du sens de la vie. Au lieu que la vie soit un moyen de la production de « valeur » qui s’accumule, retourner donc à la téléologie vitale, celle qui fait de la production et de l’échange les moyens de la vie.

Réforme morale, disait Gramsci. On ne peut y échapper.

Le 4 juin 2023

 

 

Le « biocentrisme », la perspective marxiste

 

par Carlos X. Blanco

On parle souvent aujourd’hui de « biocentrisme » et on en parle trop dans les milieux intellectuels et politiques qui se réclament, d’une manière ou d’une autre, des héritiers du marxisme. Il est temps d’élever la voix. Nous, marxistes, sommes — et ne pouvons cesser d’être - anthropocentristes. L’homme est au centre du « tout », et il n’y a pas ici d’autre ontologie possible pour qui se réclame du marxisme et se bat pour une stratégie anticapitaliste internationale.

Le monde lui-même, aussi grand soit-il, est d’une certaine manière le produit de la praxis humaine. Le monde est le monde en tant que monde connu. Il n’est pas étranger au marxisme, et certainement apparenté à l’idéalisme allemand, de voir que l’univers dans son ensemble est un produit, un résultat temporaire (toujours extensible et révisable) des opérations humaines.

Les opérations humaines spécialisées de la science et de la technologie constituent la sphère des relations que, depuis de nombreuses années, j’appelle « relations enveloppantes ». L’homme, en tant que microcosme ou sous-système de la nature, se limite le plus souvent à observer — avec une objectivité croissante — ce qu’est l’environnement, entendant par environnement l’ensemble des objets et des structures « parmi lesquels » se déroule notre vie opérationnelle. L’explosion d’une supernova, les échos du big bang, la dérive des continents, l’évolution des espèces, sont autant de processus et de relations dans lesquels notre vie opérationnelle n’est guère plus que théorique, contemplative : il y a la praxis, car tout dans l’homme est praxis, mais une praxis qui ne vise qu’à constater.

La science que l’homme a déployée plus récemment, au moins depuis les grandes révolutions du XIXe siècle, a pris une direction beaucoup plus transformatrice. C’est une science qui a eu un impact sur l’autre type de relations que notre espèce établit épistémiquement : des relations qui ne sont pas enveloppantes, mais opérables. Ce sont les types de relations entre objets par lesquelles les objets eux-mêmes et les systèmes qu’ils forment sont « sérieusement » altérés, mutés dans leur essence. C’est là qu’interviennent les progrès spectaculaires du génie génétique, de l’agro-ingénierie, de la manipulation mentale de masse et de tant d’autres.

Alors que nous nous considérions comme des microcosmes, des sous-systèmes de la nature, nous sommes devenus les moteurs et les transformateurs de cette même nature, les architectes de l’ontologie globale elle-même. L’homme est le démiurge, car il réussit à balayer le domaine des relations enveloppantes par des relations opérables. À la limite (dans un nombre inconnu de siècles), l’homme englobera tellement de choses en termes de rayon et de profondeur de ce qu’il peut transformer, que la nature elle-même, en tant qu’idée (ontologique), finira par perdre tout son sens.

Il me semble que lorsque Marx parlait du « côté actif de l’idéalisme », le philosophe révolutionnaire se plaçait lui-même du côté de l’idéalisme. Déjà, le simple fait de constituer des relations enveloppantes (Kant : « le ciel étoilé au-dessus de moi ») est un début, un degré de base de la tendance anthropologique — alimentée par le mode de production capitaliste — à transformer de telles relations en relations opérables. Il n’y a pas de contemplation sans praxis, et la différence est que la contemplation (theoria) n’aboutit pas à des transformations majeures des systèmes objectifs (il est impossible d’arrêter l’explosion d’une supernova ou la dérive d’un continent), à court et moyen terme, mais à long terme et de manière collatérale.

Je ne suis pas du tout d’accord avec les visions « biocentriques » qui dominent l’écosocialisme d’aujourd’hui. Même ceux qui semblent avoir une approche plus scientifique et rationnelle font trop de concessions au mysticisme et, perdant l’anthropocentrisme, s’orientent vers l’hypothèse Gaia, l’écologie profonde (avec des racines ésotériques et idéalistes, voire fascistes), le New Âge....

Ne nous y trompons pas. La vie, sans la conscience anthropologique de ce qu’est la vie, n’aurait pas de sens dans l’univers. À notre connaissance, seul l’homme donne de la valeur aux objets, il donne de la valeur à la vie et la met au centre. Toute pensée biocentrique est fondamentalement anthropocentrique, mais elle est mal dissimulée ou a des intentions obscures. La belle vie d’un arbre, d’un animal domestique, de la flore et de la faune sauvages, etc. est une vie précieuse « pour moi », par analogie avec ma propre vie en tant qu’être humain rationnel et conscient. Un être humain rationnel et conscient qui, par la praxis (encore la praxis), c’est-à-dire par l’étude ou l’éducation, a appris à valoriser d’autres vies analogues à la sienne. Je valorise l’arbre, l’animal domestique, la réserve naturelle, le paysage vierge de toute industrie, parce que je me valorise moi-même, membre de la seule espèce terrestre capable d’une praxis respectueuse de la nature, capable de la jardiner et de ne pas l’épuiser. L’homme peut être un jardinier — toujours en train de tailler, de faucher, de transformer — ou un pirate de la nature. Mais il ne peut pas être « une créature comme les autres ».

Mettre la nature en danger et la piller brutalement sont les deux faces d’une même médaille. Elles sont le produit de la conscience malheureuse créée par le mode de production capitaliste. Des dualités similaires dans d’autres sphères « identitaires » cachent ou aliènent les objectifs de la lutte des travailleurs. Par exemple, le dénigrement des femmes, leur objectivation et leur animalisation croissantes (visibles dans les vêtements et dans les déformations visibles dans la publicité) vont de pair, du moins en Occident, avec le discours stupide de l’« empowerment ». Dans la pensée écologiste, qui est largement antimarxiste, la même fausse conscience est détectable. Labels verts, scooters électriques, alimentation végétalienne, « conscience holistique » et bureaucratie sans fin sur les « études d’impact environnemental »… Tout ce que vous voulez, mais la détérioration de la planète et le laminage des fondements existentiels de notre espèce sont des faits qui se poursuivent, sans relâche.

Je crois que toutes les questions concernant l’environnement et la détérioration de la planète sont inséparables de l’autre grande détérioration : la grande détérioration de l’espèce humaine. Le capitalisme est un mode de production qui exige la dégradation anthropologique, il exige même sa mutation et sa compartimentation en différents quanta qui peuvent être lancés sur le marché, des sous-parties de ce que nous appelions la « personne ».

Le socialisme, qui a un fort noyau marxiste, ne peut pas placer l’être humain à la périphérie ontologique. Il doit se présenter comme le véritable anthropocentrisme qui vise à l’émancipation de l’espèce, en faisant de ses « relations opératoires » des relations de jardinage et non de tonte. Pour cela, il est essentiel de ne jamais perdre la perspective de classe. Les classes populaires ne doivent pas être dupes de l’environnementalisme mystique ou de l’environnementalisme technocratique. Les classes populaires doivent se réapproprier les espaces naturels et acquérir la capacité opérationnelle de les transformer humainement, non de se diluer dans l’animalité ou le végétal.

samedi 3 juin 2023

Espérance ?

 Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.


Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni  Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !

Si l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité : « No future ! » Nous sommes devenus résolument athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs. La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde, pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.

Aujourd’hui, des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines, sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.

La seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance », c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.

Avant de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels « cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires, difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le « la », les « intellectuels cristallisés » gardent les valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé… Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand nombre de nos contemporains.

Au milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes, incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus « intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le « buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille (voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des « droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique. Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu, elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel « intégrisme » religieux.

Il est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la civilisation européenne[i]. Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin, quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme communiste...).

1) Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine, l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre), s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de « morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs devoirs.

2) Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »), l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure, éternel.

3) Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.

1.    Est conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et conduit les individus au repli égoïste.

2.    Est conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi Deus non daretur, écrit Grotius).

Ces deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser. Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques de céréales pour le petit déjeuner…

Mais la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une « vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité, un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.

Liberté-égalité-fraternité : rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos yeux.

4) Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer) aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du capital.

Connaître sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement : perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand nombre.

Trouver sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir, servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Sur les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille. Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.

***

Rien de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement. Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable. Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de saccager la culture et ce qui fait le lien social.

De tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente ou plus lointaine.

Le 2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la naissance de la république.

 



[i]     C’est entendu : les Occidentaux ont commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens, pétris de culture chrétienne...

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