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lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

mercredi 13 mars 2019

A propos d'un prétendu droit d'ingérence dans les affaires d'un Etat tiers


Il y a quelques années M. Bernard-Henri Lévy et quelques thuriféraires du nouvel ordre « libéral » décrétèrent un nouveau droit, le droit d’ingérence humanitaire et comme ces gens ne sont pas très précis sur les termes, ils transformèrent ce droit en un devoir. M. Kouchner, ministre de gauche et de droite mis en œuvre ce droit-/devoir d’ingérence en diverses occasions et pas seulement en se faisant photographier portant sur le dos un sac de riz. Tous ces militèrent ardemment pour l’intervention dans l’ex-Yougoslavie, soutinrent les « bombardements humanitaires » sur Belgrade et M. Kouchner finit comme gauleiter de l’OTAN au Kosovo. La plupart se retrouvèrent pour appuyer la guerre américaine en Irak ou encore pour le dynamitage du régime de Kadafi, ouvrant pour ce pays une période de chaos qui dure encore. On pourrait détailler les exploits des partisans du droit/devoir d’ingérence…  Leur bilan suffit pour condamner ces tristes pitres qui, pourtant, continuent de pontifier sur tous les écrans de télévision.
Depuis que l’on a commencé à théoriser la possibilité d’un droit international – on peut dire depuis Grotius, au XVIIe siècle et depuis le traité de Westphalie qui mit fin à la « Guerre de Trente Ans » (1648) on s’accorde généralement pour considérer que le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État tiers est au fondement de tout droit international dès lors qu’un tel droit vise à la paix. Que ce principe ait été allégrement violé par tous les fauteurs de guerre, on ne le sait que trop. Mais la violation répétée d’un principe ne suffit pas pour le rejeter ! Kant, un des partisans les plus rigoureux d’un droit international garantissant une « paix perpétuelle » soutient même que le « droit des gens », c'est-à-dire le droit des nations se résume à cette non-ingérence. Même si on désapprouve le régime politique d’un pays, on n’est pas plus fondé à lui faire guerre qu’on est fondé à intervenir contre un quidam dont on juge la conduite scandaleuse dès lors qu’elle ne met pas en cause le droit en tant règle universelle de la coexistence des libertés individuelles.
On le sait si bien que lorsqu’on a décidé de faire la guerre à un État, on invente toutes sortes de « fake news » pour l’accuser de menées agressives contre les autres États. Ainsi en fut-il des fameuses « armes de destruction massive » de Saddam Hussein, dont les photographies furent présentées sans vergogne dans des réunions internationales par le secrétaire d’État à la défense américain, le général Colin Powell.
On connaît cependant des cas d’ingérence légitime : par exemple, quand, en 1936, la République espagnole a appelé ses alliés, membres de la SDN, à l’aider à se défendre contre une guerre civile engagée par un général rebelle, la France et la Grande-Bretagne étaient fondées à porter secours à leur allié, et ce non seulement pour des raisons de principes mais aussi parce que les rebelles espagnols étaient soutenus par deux gouvernements qui avaient claqué la porte de la SDN et ne faisaient pas mystère de leurs ambitions guerrières notamment contre les pays démocratique. Dans ce cas où l’ingérence semblait presque naturelle, notons que la Grande-Bretagne et la France ont courageusement pris le parti de ne rien faire, de laisser la république espagnole se faire étrangler par ses bourreaux, ce qui a ouvert la voie à la seconde guerre mondiale ! Insistons : dans ce cas, l’intervention eût été légitime puisque la demande venait du gouvernement espagnol lui-même. On restait donc dans un cadre juridique strictement westphalien !
En revanche, ce à quoi nous avons assisté au cours des dernières décennies est quelque chose de très différent. Dans l’ex-Yougoslavie, en Irak (à deux reprises), en Lybie et en Syrie, des grandes puissances sont intervenues, invoquant des motivations humanitaires ou la défense de la démocratie pour abattre les gouvernements en place et, éventuellement, installer des gouvernements plus à leur goût. Que faut-il en penser ?
Dans cette affaire les bons sentiments, la pitié par exemple, brouillent notre jugement. Le régime intérieur d’un État peut-être parfaitement déplorable, juridiquement les autres États n’ont aucune raison d’intervenir directement pour le renverser. En tant qu’État démocratique ou à peu près démocratique nous ne sommes évidemment pas obligés de commercer avec un gouvernement tyrannique ni même d’avoir des relations diplomatiques (tout cela n’est qu’une question d’opportunité). Rien ne nous oblige à inviter le tyran dans la tribune officielle du 14 juillet (Bachar) ou le laisser planter sa tente dans le jardin de l’Élysée… Mais nous ne pouvons nous autoriser à renverser ces tyrans, renversement qui ne peut être que le fait de révolutions de palais ou populaires menées de l’intérieur. Encore une fois, c’est une question de droit.  Si on s’autorise ce genre d’intervention au motif que le gouvernement n’est pas démocratique et martyrise son peuple, il est à craindre que la liste des endroits où il faut procéder à des « bombardements démocratiques » ne soit fort longue. Pourquoi Kadafi et pas la monarchie saoudienne ?
En second lieu qui décidera que telle gouvernement est intolérable ? Ou fera-t-on passer la frontière entre les gouvernements pas vraiment démocratiques, plutôt autoritaires même et les gouvernements tyranniques ? Récemment, certains euroïnomanes ont cru bon de soutenir que l’Italie était devenue un pays fasciste. Doit-on prendre les armes pour faire rendre gorge à l’abominable gouvernement italien ?
En troisième lieu, l’expérience montre que toutes ces interventions « humanitaires » tournent régulièrement à la catastrophe. L’Irak a produit Daesh et sous l’égide de l’armée américaine s’est mis en place un gouvernement chiite aussi corrompu que les précédents et guère plus soucieux de la liberté des minorités – les chrétiens d’Irak (car l’Irak était un pays chrétien avant la conquête arabe) regrettent Saddam… L’affaire libyenne est la plus emblématique : le renversement de Kadafi a précipité ce pays dans la guerre civile et n’est pas pour rien dans ce qu’on a appelé la crise des migrants. On peut aussi évoquer l’échec de la coalition à direction US en Afghanistan ou encore la manière dont « nous » avons armé la soi-disant opposition démocratique à Bachar mais en fait, comme Hollande l’a confessé récemment, les groupes liés à Al-Qaida.
En quatrième lieu, il faut cesser de déplorer les réalités dont on chérit les causes qui les ont produites. Les talibans sont des types peu fréquentables. Mais pour reprendre une phrase d’un président américain, ces « fils de putes » sont « nos fils de putes ». Ils ont été propulsés, armés et soutenus par les services occidentaux, exactement comme l’a été l’organisation Bin Laden. Comme Saddam en son temps fut le bras armé des Occidentaux contre le nationalisme socialisant et les communistes puis contre l’Iran. La liste est longue des régimes tyranniques que « nous » avons soutenus pour ensuite intervenir au nom de l’humanité pour renverser ces mêmes régimes – quand le molossoïde qu’on a caressé montre sur la table et mange le repas, le maître se fâche. Commençons donc par cesser de soutenir les pires tyrans pour des motifs de « realpolitik » et nous aurons fait un grand pas en avant. Si l’on prend l’exemple de la Syrie, on aura un concentré de toutes les hypocrisies, tous les coups bas, toutes les manœuvres abjectes et de tous les effets pervers de l’intervention-ingérence.
Bref, il faut s’en tenir au principe que l’État reconnaît les États et pas les gouvernements. On pourrait d’ailleurs facilement se gausser des palinodies du gouvernement de M. Macron qui reconnaît que putschiste Guaido contre le gouvernement légal du Venezuela mais garde une prudence serpentine à l’égard des événements d’Algérie. Il a parfaitement raison de ne pas de mêler des affaires algériennes – et l’on sait que, du point de vue de la démocratie, une intervention française serait des plus contre-productive. Mais il a complètement tort de décider de reconnaître un prétendu président contre le président légal du Venezuela. Que le régime de Maduro soit un régime de bureaucrates corrompus et parfaitement incompétents et prompts à toutes les formes d’autoritarisme, on a de bonnes raisons de le penser. Mais ce régime est aussi, d’une certain manière le produit des interventions internationales, des sanctions économiques et des infiltrations de la CIA. Mais seul le peuple vénézuélien est fondé à se débarrasser de Maduro.
Bien sûr les partis, les associations, les individus ont le droit de juger comme bon leur semble les régimes des autres États, ils ont le droit d’apporter leur soutien moral et même matériel quand la situation l’exige aux mouvements révolutionnaires ou démocratiques dans d’autres pays. Mais les États doivent s’en tenir aux règles du droit international.
Denis Collin – 13 mars 2019

jeudi 28 février 2019

Pour Hegel

Prolégomènes à la lecture des Principes de la philosophie du droit

Ces lignes sont écrites en vue d’une étude plus approfondie des Principes de la philosophie du Droit. Il s’agit du prologue à un travail plus développé qui viendra par la suite.

vendredi 29 mai 2015

La tolérance a-t-elle des limites?

Que la tolérance ait des limites, cela va de soi, puisque le concept même de tolérance suppose la définition des limites. Le « Larousse » définit la tolérance au sens technique comme « Écart acceptable sur certaines grandeurs (dimensions, masse, fréquence, etc.) relatives à des fabrications mécaniques, à des composants électroniques, etc. » La tolérance définit donc notre capacité à accepter les écarts et en même temps la limite maximum « tolérable » de ces écarts. La question de la tolérance peut, cependant, se poser sur un double plan. Sur un plan juridique comme règle générale régissant les rapports des hommes dans la Cité, ou sur un plan moral, comme une  qu’on doit exiger de chacun. La définition des limites de la tolérance sera différente suivant que l’on aborde le premier ou le second aspect.

Commençons par le point de vue historique et juridique. Quand Henri IV impose l’édit de tolérance, dit Edit de Nantes, il s’agit de rappeler 1/ que le royaume de France reste catholique et que s’y applique le principe selon lequel la religion officielle est celle du Roi ; et 2/ que la « Religion Prétendument Réformée » peut être pratiquée dans certaines conditions. On a à la fois un progrès – dicté par la nécessité de revenir à la paix civile – et une limite importante de ce progrès : l’édit de Nantes ne décrète ni la liberté de religion ni la liberté de conscience.
Il est vrai qu’historiquement la liberté de conscience, cette « liberté des Modernes » la plus précieuse, est d’abord apparue sous la forme de la tolérance, c’est-à-dire de la nécessité pour chacun d’accepter l’écart des autres par rapport au dogme ou à la vérité révélée. Toute cette histoire doit être étudiée et méditée car c’est très largement là que se construisent les principes des droits de l’homme et de la démocratie moderne. Il faut faire leur place aux mouvements religieux, par exemple, les arminiens, très influents dans le protestantisme anglais, et qui fournissent à Locke le fondement de sa théorie de la tolérance. Il faut aussi noter l’influence de la philosophie anglaise sur les Lumières françaises – à commencer par Voltaire et Montesquieu. Mais en même temps, on doit noter immédiatement la limite de ce concept de tolérance. La tolérance nous invite d’un côté à reconnaître le droit de l’autre, mais elle n’est indispensable que lorsque le droit n’existe pas. On mesure le chemin accompli quand on passe de l’édit de Nantes à la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Il ne s’agit plus d’une tolérance dans certains cas, mais d’une garantie universelle. Nous n’avons pas à nous poser la question de savoir s’il faut tolérer telle ou telle opinion « même religieuse » puisque la manifestation de cette opinion est un droit, que cela nous plaise ou non. Jusqu’à des temps assez récents, nos sociétés condamnaient l’homosexualité, mais la tolérait quand elle restait dans certaines limites. À partir du moment où l’homosexualité n’est plus ni un crime ni un délit, toute discrimination à l’égard des homosexuels n’est plus une marque d’intolérance mais un déni du droit.
Si ce passage de la tolérance au droit semble clore la discussion, il reste que le vocabulaire de la tolérance peut encore être employé quand on veut définir les limites de la liberté garantie par le droit. Notons que c’est encore parce qu’il s’agit de définir des limites qu’on retourne à cette terminologie de la tolérance, par exemple ainsi que le fait Rawls dans la Théorie De La Justice. Lorsqu’il parle de la tolérance à l’égard des sectes intolérantes, Rawls ne fait que reposer, à nouveaux frais, la question soulevée par le mot d’ordre de Saint-Just, « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». La solution apportée par Rawls est intéressante en ceci : les limites de la tolérance sont déterminées à partir du droit conçu sur la base du principe d’égale liberté pour tous. Les intolérants ne sont nullement fondés à se plaindre d’être victimes de l’intolérance – en tant qu’intolérants, ils font de l’intolérance un principe général et donc ne subissent que ce qu’ils ont eux-mêmes réclamé. Cependant, la majorité tolérante n’est pas pour autant fondée à interdire la liberté d’expression de leurs idées intolérantes sans bonnes raisons – c’est-à-dire sans que la stabilité d’une société garantissant l’égale liberté pour tous soit menacée. Rawls s’appuie d’ailleurs sur des principes de la législation américaine. Ainsi la Cour Suprême a-t-elle établi que « les garanties constitutionnelles de la liberté d’expression et de la liberté de la presse ne permettent pas à État d’interdire ou de proscrire l’apologie du recours à la force ou à la violation de la loi, sauf si une telle défense vise à l’incitation ou à la production immédiates d’actions illégales et risque d’inciter ou de produire une telle action. »[1] Rawls commente ainsi cette décision : « Le genre de discours qui sera interdit doit donc être à la fois intentionnel et chercher à produire une action illégale de manière imminente ; il doit également être prononcé dans des circonstances qui rendent ce résultat probable. »[2] C’est la « règle du danger clair et présent » qui seul peut motiver une action contre ceux dont les paroles sont hostiles à la liberté et à la tolérance mutuelle.
Examinons maintenant la tolérance comme  . Comme sur le plan juridique, la tolérance apparaît ici redoutablement ambiguë. Être tolérant, c’est évidemment être ouvert aux autres, reconnaître qu’on ne possède pas la vérité absolue. C’est incontestablement une  nécessaire pour le citoyen qui veut vivre dans un régime démocratique, puisque la démocratie exclu l’idée que l’une des parties du corps politique possède a priori la vérité qui ne peut naître que de la confrontation des opinions. La tolérance permet également d’éviter de transformer la rigueur de la loi en un rigorisme absurde. Elle nous incite à l’indulgence à l’égard de la petite infraction et à envisager que la faute puisse avoir une excuse. Une société sans loi est impossible mais une société dans laquelle aucune marge d’écart à la loi n’est tolérée est invivable. Des esprits étroitement rationalistes pensent que si une loi n’est pas appliquée, elle doit être changée. Il peut pourtant être à la fois équitable et efficace de conserver une loi qu’on n’applique pas toujours dans toute sa rigueur.
Mais la tolérance nous apparaît aussi comme une  auxiliaire, une  qui n’a de sens que pour compléter d’autres vertus ou préparer à leur acquisition, un peu comme la politesse ou la civilité qui ne valent que comme premières formes du respect d’autrui. Car, comme le dit Vladimir Jankélévitch, « la  de tolérance tend à se rapetisser quelque peu lorsqu’on l’étudie de plus près ».[3] En effet, si la tolérance, comme le respect, se situe à mi-chemin entre la justice et l’amour, on peut tolérer sans respecter alors que le respect implique la tolérance. Alors que le respect est un mouvement qui vient de l’intérieur, la tolérance ne concerne que le comportement extérieur. Elle peut parfaitement s’accommoder de l’indifférence à l’autre ; en son fors intérieur, le tolérant pense « Cause toujours ! ». Comme le remarque encore Jankélévitch, la tolérance s’exprime essentiellement par des phrases négatives : le tolérant n’empêche pas l’autre de parler, ne le bâillonne pasne lui interdit pas d’aller écouter le prêche de qui lui plait, ne lui interdit pas d’aimer qui il veut aimer. « En fait, l’homme tolère ce qu’il ne comprend pas. Il tolère faute de pouvoir aimer. »
Que la tolérance ne soit qu’une  seconde, cela se marque encore à ceci que la tolérance n’est pas bonne en soi mais seulement relativement à ce qu’elle tolère. Un professeur de mathématiques qui tolérerait que les élèves écrivent 2+2=5 serait un mauvais professeur. S’il s’agit de la vérité ou de l’erreur en général, il n’est pas question de tolérance. Si la tolérance religieuse est nécessaire et conforme aux droits de l’homme, ce n’est pas faire preuve de tolérance que d’admettre qu’on enseigne comme une vérité scientifique l’interprétation littérale de la Bible. L’instruction publique admet les croyances des élèves mais ne tolère pas l’obscurantisme et les superstitions ­ ou, du moins, ne le devrait point. Si, pourtant, le théorème de Pythagore est méconnu, on peut le tolérer, car cela ne retire rien à sa vérité. Il n’en va pas de même en ce qui concerne les questions morales. Qu’un élève écrive 2+2=5, les mathématiques n’en mourront pas ! Mais qu’on professe l’intolérable, qu’on professe la destruction de l’homme et c’est l’humanité tout entière qui en est menacée. Par conséquent, moralement parlant, nous n’avons aucune obligation de tolérer l’intolérable, par exemple nous n’avons aucune obligation de tolérer le négationnisme, le racisme, etc.. Plus, nous avons le devoir – découlant de l’impératif catégorique kantien – de ne les point tolérer.
On le voit, l’examen de la tolérance sur le plan moral nous rejette à nouveau dans les apories d’où nous sommes partis. Mais si on s’en tient au plan moral, soit la tolérance est sans limite et se contredit elle-même – je dois tolérer l’intolérable – soit elle se limite mais cette limite apparaît arbitraire, purement subjective : qui va définir le moment à partir duquel une opinion est intolérable ? Encore une fois, seul le droit, l’existence d’un ordre légal, permet de sortir de cette difficulté. Je n’ai pas à tolérer les opinions qui me semblent intolérables, mais seul le droit, par la règle du danger clair et présent permet de définir les conditions de la tolérance sociale de ces opinions.
Deux leçons se tirent donc cet examen. Premièrement, concernant la tolérance, son caractère irrémédiablement relatif ou, au mieux, propédeutique aux autres vertus. Deuxièmement concernant le rapport entre la  et le droit, la nécessité de maintenir fermement la séparation entre eux, sans quoi le droit est soumis aux exigences infinies de la , ou la  soumise au caractère borné du droit.


[1] Arrêt Brandenburg vs. Ohio de la Cour Suprême (1969)
[2] J. Rawls :  politique, PUF, 1996, page 406
[3] V. Jankélévitch : Traité des Vertus : Les vertus et l’amour (tome 2) ; Champs Flammarion, page 86 et sq.

mercredi 7 décembre 2005

Que veut dire la laïcité?

Quelques réflexions sur le loi de 1905

  1. Les anniversaires, aussi formels qu’ils soient, ne sont pas seulement des instruments efficaces pour former et entretenir cette mémoire collective si bien analysée par Maurice Halbwachs ; ils sont aussi de bonnes occasions d’envisager avec un peu de recul les questions auxquelles nous sommes directement confrontés. De ce point de vue, la discrétion qui préside aux célébrations de la loi de séparation des églises et de l'État, adoptée en 1905, ne manquera pas d’étonner quand on sait à quelles points ces affaires ont agité et continuent d’agiter l’opinion publique aussi bien que la représentation politique. Laissons cependant de côté cet aspect proprement politique de l’affaire. Je voudrais seulement montrer ici que la loi de 1905 concentre quelques questions essentielles de philosophie politique et de droit. En premier lieu, la loi de 1905 parachève le combat séculaire pour la liberté de conscience, un combat dont les grandes figures philosophiques sont ces géants de la pensée que sont Spinoza, Kant et quelques autres. En second lieu, je dirai pourquoi elle enracine dans notre droit un des principes fondamentaux d’une société juste, d’une « société bien ordonnée », comme le dirait John Rawls. Enfin, je montrerai que cette loi a, à juste titre, un caractère constitutionnel, au sens où elle constitue un des normes fondamentale qui définissent la République, dans la grande tradition républicaniste et spécialement dans la tradition française du républicanisme.
  2. Le combat pour la liberté de conscience comme principe politique remonte sans aucun doute à la Réforme et aux guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe. Progressivement a émergé l’idée du primat de la conscience individuelle dans les questions religieuses : la religion ne peut plus être imposée aux individus. Le christianisme n’est pas totalement étranger à cela, puisque le principe du consentement individuel y est essentiel et la foi ne peut reposer que sur cette adhésion du coeur et sur ce libre arbitre dont Augustin a été l’un des premiers grands penseurs. Il reste que, historiquement, le christianisme s’est imposé comme religion l'État, l'Église se présentant comme l’héritière de l’Empire romain, un empire qui s’étend sur les consciences, ce que les pires tyrans parmi les anciens empereurs n’avaient jamais prétendu... On peut dire que premier acte est l’adoption du principe « cujus regio, ejus religio » selon lequel les sujets doivent avoir la religion de leur prince. Cela signifie que l’autorité n’appartient plus obligatoirement au Pape, intermédiaire entre Dieu et les fidèles, mais au pouvoir politique « national ». La souveraineté céleste est en train de redescendre sur Terre. Le deuxième acte est l’adoption de fait ou de droit du principe de tolérance. On ne reviendra pas sur l’édit de tolérance dit édit de Nantes qui autorise en France, en certains lieux définis, la pratique de la RPR (religion prétendument réformée!) Ce principe de tolérance s’applique très tôt dans les Provinces Unies et en Angleterre. Mais on doit en souligner immédiatement les limites : il s’agit de la liberté accordée aux religions monothéistes, c’est-à-dire aux diverses sectes chrétiennes et aux juifs. Par exemple, le traité d’Utrecht (1579) affirme : « tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte ». Mais cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. Quand, en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnaît officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur impose de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant ». À la place, d’une orthodoxie, on a maintenant plusieurs orthodoxie. Mais les « hétérodoxes » n’échappaient pas aux sanctions et aux condamnations, ainsi un Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme qui se suicida en 1640.
  3. C’est précisément contre cette « tolérance » que Spinoza, dans le Traité Théologico-politique, va poser le principe de la séparation radicale du politique et du théologique. Il affirme d’abord que, si on peut commander aux langues, on ne peut pas commander aux pensées. Par conséquent, si un État veut gouverner les pensées, il s’impose une tâche au-delà de sa puissance et du même coup il engendre le désordre et rend impossible la paix publique. Que Spinoza soit athée ou pas, c’est une question philosophique compliquée. En tout cas, il est le premier à revendiquer ouvertement l’absolue liberté de penser en dehors de tout dogme religieux. Mais il va un peu plus loin. Sans dire clairement que l’État doit être neutre au plan religieux, il affirme que s’occuper des affaires religieuses n’entre pas dans le champ du contrat par lequel les individus transfèrent leur pouvoir à un Souverain et la seule « religion » d'État possible – mais s’agit-il encore d’une religion ? - est la religion de la patrie qui repose sur la justice, la charité et concorde.
  4. Pour montrer d’ailleurs combien est forte la position de Spinoza, on peut la comparer à la défense de la tolérance par John Locke. Locke est certainement le véritable père fondateur des États-Unis et en tout l’inspirateur de la conception anglo-saxonne de la démocratie. Après avoir fait l’apologie de la tolérance religieuse, ce très célèbre père de la démocratie ajoute : « ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D'ailleurs, ceux qui professent l'athéisme n'ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. »1On voit donc clairement que la laïcité et la tolérance religieuse sont deux choses très différentes. Et que notre « exception française » inventée par un Juif hollandais d’origine portugaise du XVIIe siècle vaut bien l’exception anglo-saxonne...
  5. En deuxième lieu, pour quitter l’histoire de la philosophie, je voudrais montrer que la laïcité est incluse dans les « principes de justice », tels que les définit John Rawls. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un Étatlaïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
  6. Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. »2 De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
  7. Un historien pourra aisément montrer que la laïcité va de pair avec l’établissement et la consolidation de la République dans notre pays. Des lois Ferry de 1882 à la loi de 1905, la question de la laïcité concentre toutes les batailles menées pour la défense du régime républicain. Mais si nous voulons en apprécier la valeur aujourd’hui, il faut montrer toute sa place dans la pyramide des normes. Une constitution peut être modifiée quant à l’organisation des pouvoirs publics, et on ne s’en est pas privé ! Mais cette organisation des pouvoirs publics renvoie elle-même à une norme plus fondamentale qui réside dans la déclaration de droits de 1789 et dans quelques principes qui ont fini par être ceux à partir desquels on peut juger de la validité ou non d’une organisation particulière des pouvoirs publics. Notre conception de la pyramide des normes interdit qu’un parti ou un gouvernement puisse soumettre au suffrage populaire un projet qui violerait le principe d’égalité ou le principe de liberté. Bien que ce ne soit pas toujours très clair dans la présentation, il y a une différence de niveau hiérarchique entre le préambule de notre constitution (« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. ») ou son article premier (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ») et, par exemple, l’article 49 qui définit les conditions dans lesquelles le gouvernement est responsable devant le Parlement. On peut supprimer le 49-ter ou l’article 16 (qui confie les pleins pouvoirs au président) sans bouleverser l’édifice de fond en combles. Mais si on supprime la référence à 1789 ou à 1946, c’est une autre affaire !
  8. Sans que la séparation de l’État et des églises figure formellement dans ces textes, il me semble qu’on peut considérer qu’elle est la conséquence logique du principe de liberté (qui inclut au premier chef la liberté de conscience) et du principe d’égalité. Comme, en outre, l’instruction publique laïque et obligatoire figure au rang des principes fondamentaux (préambule de 1946) et que la France est définie comme une République laïque, on peut sans interprétation exagérée considérer que principes posés par la loi de 1905 appartiennent au rang des principes inviolables sauf à entreprendre une véritable sédition contre l’État républicain.
  9. Pour terminer je dirai quelques mots de la question religieuse aujourd’hui. La loi sépare les églises et l’État et garantit la liberté religieuse. On nous dit ici et là qu’il faudrait aujourd’hui une laïcité plus ouverte – c’est la reprise « soft » d’un discours tenu par les sectaires religieux contre le soi-disant « intégrisme laïque ». On nous propose d’enseigner « le fait religieux » comme si les programmes actuels d’histoire ou de philosophie ignoraient ces questions. La confusion de ces discours à la mode tient à une chose : les églises sont des institutions relativement faciles à définir. La religion, c’est une autre affaire ! Nous n’en avons aucun concept précis. On peut la définir comme phénomène appartenant à l’ordre culturel qui mérite donc étude comme tous les phénomènes culturels. Et de ce point de vue aucune ne peut faire prévaloir ses droits sur les autres, même en invoquant la force du nombre. Il y a des religions sans Dieu, le bouddhisme en est une à certains égards – et encore faudrait s’entendre sur ce qu’est le bouddhisme dont il y a presque autant de variantes que dans le christianisme. Il y a aussi des phénomènes sociaux et politiques dont la nature religieuse est évidente : comment ne pas repérer le religieux dans le culte (heureusement disparu) du « petit père de peuples » ? Il y a des attitudes religieuses sans religion : je pense à la « religion cosmique » d’Einstein ou à la « vraie religion » dont parle Spinoza. Nous avons eu la « religion civique » de Rousseau et même le culte de l’Être Suprême. Et notre République elle-même qui parle de « droits sacrés », nos droits, nous qui sommes « les enfants de la patrie », elle est encore à sa manière dans la transcendance et dans la distinction entre le sacré et le profane, c’est-à-dire dans le religieux. Bref, nous n’en avons pas fini avec le religieux.
  10. On voit bien à l’énoncé de cette liste (non limitative) qu’il est impossible de parler de « la » religion ou « des » religions comme cela allait de soi, comme nous avions affaire à des entités claires et distinctes. En vérité, quand on demande une « laïcité ouverte », une « nouvelle laïcité », il ne s’agit pas de la ou des religions, mais bien de la réintroduction du pouvoir clérical dans l’espace public. L’ouverture prétendue serait en réalité une grande marche arrière dans notre histoire et constituerait un viol de la liberté de conscience de cette grande majorité de citoyens qui se passent de religion ou qui vivent leur religion à leur manière comme un aventure métaphysique.


1Lettre sur la tolérance, 1686 – traduction de Jean Le Clerc, 1710
2Libéralisme politique, V,§4, page 236 de la traduction française.

lundi 1 septembre 2003

Le droit et la morale dans la tourmente

En guise d’introduction : Vers la paix perpétuelle …
En 1794, Kant écrivait l’un de ses textes les plus remarquables, l’un de ceux qui donnent le mieux le sens de la préoccupation politique du vieux maître de Königsberg. Son Projet de traité de paix perpétuelle, écrit dans l’urgence du temps, au moment où les armées de la réaction se sont liguées contre la France révolutionnaire, est bien autre chose qu’un texte de circonstances : il s’agit d’une des réflexions les plus profondes et les plus actuelles sur la politique internationale. Faute d’une espèce de « contrat social universel », la paix risque bien d’être la paix des cimetières. À deux reprises au cours du XXe siècle, la paix des cimetières fut en effet la seule paix que les hommes pussent espérer.
En mars 2003, les États-Unis d’Amérique lancent leur formidable armada, bourrée de haute technologie, à l’assaut de l’Irak, un pays exsangue, maintenu sous embargo depuis 10 ans, très largement désarmé par les inspecteurs de l’ONU, capable d’aligner surtout des chars soviétiques datant des années 70 et des bandes plus ou moins organisées armées de vieilles kalachnikovs. L’opération est complètement illégale au regard même des règles de l’ONU qui est fondée sur le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres. Elle est illégale parce qu’elle n’a pu recevoir l’appui d’une majorité du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais les vainqueurs n’en ont cure. Richard Perle, un des conseillers les plus influents du président des États-Unis ne cache pas ses intentions : « Merci seigneur d’avoir détruit l’ONU », écrit-il. L’ONU est admise à gérer les conséquences humanitaires de la guerre, mais certainement pas à édicter le droit au nom de la « communauté internationale ».
Après l’effondrement des régimes staliniens en Europe de l’Est et en Russie, on annonça l’arrivée d’un nouvel ordre international, dont Georges Bush père s’était fait l’un des apôtres. Sous couvert humanitaire, on demanda un « droit d’ingérence » pour la « communauté internationale ». Faute de « communauté internationale » prête à partager leurs vues, les mêmes ou presque donnent aujourd’hui aux États-Unis les pleins pouvoirs pour administrer le monde. Comme feu Brejnev l’avait jadis fait pour les pays dits du glacis, Georges Bush fils a défini une théorie de la souveraineté limitée appliquée au monde entier. Les États-Unis ne sont pas en guerre contre les nations, affirment-ils, mais ils se réservent le droit de changer les régimes qui leur déplaisent.
Appuyée sur une puissance militaire sans rivale, l’hégémonie impériale des États-Unis semble ne plus rencontrer aucune limite. Les États-Unis ont des bases militaires dans 60 pays et des accords militaires – souvent secrets – avec 93 pays. Le budget militaire de la « nouvelle Rome » est supérieur à la somme des 25 suivants !
Ce que les thuriféraires des maîtres du moment nomment « anti-américanisme » n’est souvent que la crainte diffuse que fait naître cette volonté de domination mondiale totale, exprimée avec une brutalité sans précédent par Rumsfeld, Wolfovitch et Perle, les leaders des « faucons » de la Maison Blanche. Il semble donc qu’à nouveau, tout est possible, à commencer par le pire. Le chaos en Irak et Afghanistan montre que les scénarios pessimistes se réalisent.
Kant croyait discerner dans la marche chaotique de l’histoire mondiale la trace d’un dessein de la Providence conduisant à réaliser un ordre juridique mondial, une société des nations.
Cette espérance fut reprise, sous une autre forme, par l’internationalisme ouvrier des première et deuxième internationales. Il y a, en effet, plus de continuité que de rupture entre les révolutions démocratiques et nationales en Europe et la naissance du mouvement ouvrier. La Première Internationale mêlait syndicalistes anglais et nationalistes italiens ou issus des nations soumises à l’Empire austro-hongrois. Et l’opposition à la guerre fut, jusqu’en 1914, l’un des motifs unificateurs des différents partis socialistes et ouvriers dont les perspectives sur les autres plans étaient très diverses.
Force nous est, aujourd’hui de questionner cet horizon historique, à la lumière des récents développements de l’histoire mondiale.
-         Je commencerai par rappeler brièvement la première problématique kantienne de l’histoire conçue du point de vue cosmopolitique, une problématique à laquelle il a dû faire subir quelques inflexions décisives dont nous encore mesurer toute la portée.
-         En deuxième lieu, je montrerai à quelles conclusions politiques catastrophiques conduit la confusion entre morale et droit, une confusion contre laquelle pourtant la philosophie kantienne nous met en garde.
-         Enfin, j’essaierai de montrer en quoi peuvent résider l’actualité et les limites du projet kantien de paix perpétuelle, en prenant, l’un après l’autre, les trois piliers de ce projet : la constitution républicaine des États, le droit des gens et la société des nations, le droit cosmopolitique.

L’histoire au point de vue cosmopolitique

Le projet kantien repose sur une idée-force : l’humanité qui est constituée comme une communauté par la loi morale doit nécessairement le devenir juridiquement. Le droit et la morale doivent coïncider parce que l’un et l’autre puisent dans la même source, celle de la raison pure dans son usage pratique.
Mais Kant ne pense pas que cette coïncidence du droit et de la morale puisse être le simple résultat de la volonté morale. Les lois mêmes de la nature humaine (ce qu’il appelle « l’insociable sociabilité » de l’homme) doivent conduire à ce résultat. L’histoire est chargée d’accomplir ce que la raison exige.
Alors que Rousseau se demandait si la République dessinée dans le Contrat Social n’était pas un régime fait pour des dieux plutôt que pour des hommes, pour Kant, « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement). »[2]
Kant retrouve les idées classiques des philosophes des Lumières, de Locke, Smith et Montesquieu. L’égoïsme développe le commerce et l’industrie, qui exigent à leur tour que tous les talents humains puissent s’épanouir et finalement, pour leurs propres intérêts, et en raison même de dispositions en elles-mêmes peu sympathiques, les hommes seront conduit à former une société politique à l’échelle de toute la Terre.
Bref, ce premier schéma kantien dessine tout simplement l’horizon d’une mondialisation heureuse, ou d’une mondialisation heureuse possible ainsi que la pensent les théoriciens de « l’alter-mondialisation » ou les disciples de Toni Negri.
De la même manière que l’intérêt et le développement économique ont abattu les rivalités tribales ou féodales pour créer les modernes Etats de droit, de même le développement du commerce mondial abat les frontières nationales et finalement va liquider les États nations, le chauvinisme et les haines nationales qui vont avec lui. Et la dynamique même des problèmes auxquels l’humanité est confrontée la poussera à établir un ordre mondial ou plutôt une « régulation » mondiale qui pourrait même, selon les plus optimistes, être une régulation démocratique.
Hélas ! Ce beau rêve semble être à ranger au magasin de songes creux. Ou des utopies terrifiantes. Kant fut justement l’un des premiers à en percer les raisons. Entre L’Idée d’une histoire universelle et Théorie et pratique et surtout La paix perpétuelle, Kant procède une importante rectification de sa conception. La Providence divine, dit-il, a voulu que les hommes fussent organisés en peuples séparés : ils parlent des langues différentes – la vieille malédiction qui date de la tour de Babel ; ils sont séparés par des mers, des déserts, des montagnes et leur existence juridique se constitue dans des contrats sociaux spécifiques qu’on ne peut pas annuler par un décret arbitraire d’un entendement abstrait.
Que cela soit le fait de la providence divine ou des hasards de l’histoire humaine, il est évident qu’on ne peut abolir les frontières nationales et les différences entre les peuples au moyen de décrets aussi rationnels qu’ils paraissent. Ainsi que le ferait remarquer un disciple de Hegel, l’universel n’existe que dans le particulier et ces particularités propres à chaque nation constituent justement l’universel dans la mesure où elles s’articulent les unes aux autres, s’organisent les unes avec les autres, échangent des marchandises, des idées … et parfois des coups de fusils ou des bombes. Mais cette articulation des différences, qui forment une unité plus élevée, présuppose justement ces différences.
L’universalité  de l’espèce humaine n’est pas une idée abstraite mais un processus socio-historique et culturel pratique, un processus qui se déroule dans la confrontation des singularités nationales. C’est pourquoi le schéma de la paix selon Kant repose sur une triptyque :
(1)   Concernant les rapports entre les citoyens et l’État, la garantie de la paix est la constitution républicaine : si le peuple est législateur, l’État sera plus pacifique car, à la différence des monarchies et des  tyrannies, dans la république, celui qui décide la guerre est aussi celui qui assume les charges et les sacrifices.
(2)   Concernant les rapports entre les nations – ce qu’on appelait le « droit des gens » - l’indépendance de chaque nation doit être garantie, la paix était assurée par une « société des nations », une association libre des peuples.
(3)   Enfin, les hommes sont citoyens du monde et ils jouissent à ce titre d’un droit cosmopolitique que Kant réduit à l’universelle hospitalité.
Cette conception différenciée de l’universalité s’oppose à l’universalisme « abstrait » au nom duquel les États-Unis essaient d’imposer leur propre vision au monde entier. Les citoyens des États-Unis sont souvent fiers de leur supposée mission (la manifest destinity) et de la supériorité autoproclamée de leurs valeurs. Mais en réalité ils ne sont jamais ou presque confrontés avec l’autre. Cette affirmation peut sembler paradoxale dans ce pays de « melting pot », ce pays d’immigration massive. Pourtant l’autre immigrant est un autre qui veut au plus vite devenir un états-unien moyen. L’autre est ainsi absorbé par la machine à intégrer des États-Unis. Mais l’autre qui résiste, qui continue à être lui-même, qui défend sa frontière et ne communie par le culte du dollar, celui-là est proprement incompréhensible pour une grande partie des états-uniens qui n’ont jamais vu leur pays envahi, qui n’ont jamais été confrontés à des frontières, des frontières qui unissent et séparent tout à la fois.
Symboliquement, construit sur le mythe de la frontière, ce pays s’est aussi construit sur l’extermination comme non-humain de celui qui était opposé à l’extension indéfinie de la frontière. Rappelons que l’anti-esclavagiste Lincoln pensait néanmoins que les Noirs ne pourraient jamais s’intégrer à la nation et qu’il faudrait songer à leur « rapatriement » en Afrique.  Ainsi l’universel états-unien n’est que la généralisation au monde entier des idiosyncrasies des États-Unis. Bref, cet universel raté, c’est l’Empire. L’Empire que Negri et ses amis voient comme le creuset d’où sortira la véritable révolution sociale… On y revient plus loin.
Kant perçoit clairement que l’unification des nations sous un gouvernement mondial unique conduit soit à un Empire tyrannique, soit au chaos. Il affirme que l’existence d’états indépendants, séparés, « vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant toutes les autres et se transformant une monarchie universelle » (VIII-367). En voulant réaliser la république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à une forme de gouvernement contraire à la liberté.
Kant en donne l’explication :
« en effet, les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement quand même dans l’anarchie. »
Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Autrement dit l’impossibilité d’un gouvernement mondial n’est pas à regretter. Ce sont au contraire les tentatives de réaliser une telle utopie qui apparaissent les plus terrifiantes.
Il est assez facile de voir, en s’appuyant sur l’existence des deux derniers siècles, combien était pertinente la rectification kantienne. L’unification du monde sous la direction de l’une ou l’autre des puissances dominantes a conduit à la première guerre mondiale ; la domination mondiale et l’unification du monde, tel était encore l’enjeu de la seconde guerre mondiale. Toutes les tentatives d’incorporation plus ou moins autoritaire des nations dans des ensembles plus vastes se sont soldées par des échecs. L’Union Soviétique a disparu et la fédération yougoslave a encore moins bien résisté.
Comme le remarquait déjà Otto Bauer[3], les revendications nationales et l’affirmation des singularités propres à un peuple ne sont pas la preuve de l’arriération de ce peuple mais au contraire le signe le plus évident qu’il est en train d’entrer dans le grand tourbillon des affaires mondiales. Dans les vieilles nations européennes, non seulement les particularismes anciens restent tenaces, mais même des questions qui semblaient réglées ressurgissent avec violence.
Donc si la nation est le moyen terme le plus adéquat entre un universel abstrait et un particularisme enfoncé dans l’ethnique, voire le biologique, un particularisme incapable de s’élever jusqu’au politique, il faut en tirer la conclusion que la seule unification juridique possible est celle d’une « alliance des peuples » et non d’un « État des peuples », car les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas », ainsi que le dit Kant.
L’idée d’une « mondialisation » uniformisant les nations, dissolvant les frontières et nécessitant donc une « gouvernance mondiale » est une de ces fausses évidences qui aveuglent trop d’essayistes et de politiques. Faute d’une alliance des peuples reconnus à égalité de droits et de respect, la soi-disant mondialisation se retourne en exacerbation des conflits nationaux, affirmation des visées impériales, tentatives de remodeler le monde selon les desseins de telle ou telle clique. La junte bushiste au pouvoir à Washington est un exemple typique de ces nouveaux groupes de pouvoir, mélange étonnant de mafia, de secte intégriste, d’affairistes corrompus et d’illuminés dangereux. Le festival de haine chauvine, à la limite du racisme le plus stupide dont la presse anglo-saxonne (singulièrement celle du groupe Murdoch) s’est rendue coupable entre septembre 2002 et mars 2003 a démontré combien le vernis mondialiste et cosmopolite des classes dirigeantes était mince. L’odeur du pétrole, la perspective de contrats juteux, la volonté d’éliminer les concurrents et une soif de puissance inextinguible ont balayé en quelques jours les bonnes manières des patriciens guindés qui dirigent le parti républicain des États-Unis. A propos de l’Irak, Richard Perle parlait ouvertement de « gâteau à partager » : on ne pourrait dire plus crûment la réalité des choses.
Faut-il en tirer la conclusion que nous devrions abandonner une perspective kantienne (ou peut-être marxienne) sur l’histoire mondiale au profit d’une perspective hobbesienne ? Le droit des nations ne s’étend-il pas seulement jusqu’où s’étend leur force qu’aucun autre interdit ne peut venir limiter sur l’arène internationale précisément en l’absence d’un commandement souverain qui puisse s’imposer à tous ?
Un monde démocratique de nations pacifiques collaborant entre elles pour l’intérêt de chacun et le bonheur de tous, c’était la « fin de l’histoire » dans sa version Fukuyama qui prétendait s’appuyer non sur Kant mais sur un Hegel relu et corrigé par Kojève. Le réalisme ne-commanderait-il pas plus sûrement de regarder du côté de Huntington et de son Clash of the Civilizations ? D’un autre côté, la concomitance des manifestations contre la guerre dans le monde entier, y compris aux États-Unis, pourrait fournir un argument majeur en faveur de ceux qui voient dans cette formation d’une véritable opinion publique mondiale un des gages de la paix à venir.

La morale contre le droit

Ce qui rend particulière la situation actuelle, c’est que la bataille semble se livrer à front renversé. Traditionnellement, les pacifistes étaient les défenseurs de la morale et les bellicistes les partisans déclarés de cette « Realpolitik » que Kant pourfend dans Théorie et pratique. La guerre contre l’Irak, après les bombardements de l’OTAN au Kosovo se présente comme une guerre morale, voire « humanitaire ».
Évidemment, le syntagme « guerre humanitaire » semble sorti tout droit de la novlangue de 1984, si bien qu’on hésite à l’employer ouvertement. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Des arguments de nature morale, inspirés par la compassion à l’égard des victimes de régimes tyranniques ont constitué la principale justification des interventions militaires et des bombardements de villes tant en 1999 au Kosovo qu’en 2003 en Irak.
Dans les années 70, les organisations humanitaires se sont créées en s’appuyant sur l’idée d’un devoir d’ingérence humanitaire. Trente ans plus tard, on réclame un « droit d’ingérence », qui, du reste, est mis en œuvre en dehors de toute légalité internationale. L’OTAN a bombardé Belgrade en 1999 sans la moindre résolution de l’ONU l’y autorisant. L’Union européenne a approuvé ces opérations, leur fournissant ainsi un semblant de légalité internationale. En réalité, l’UE, l’Otan et les États-Unis se sont attribué à cette occasion le pouvoir de police internationale, le pouvoir de punir les États dont ils estimaient le comportement scandaleux. Ils renouaient ouvertement avec le colonialisme le plus classique, celui par lequel, à l’aide de la canonnière, les grandes puissances se donnaient l’autorisation d’aller civiliser toutes sortes de sauvages Avec l’Irak, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont montré que 1999 était bien un tournant
Il y a cependant une différence importante entre les deux situations. Bien qu’illégale du point de vue du droit international, l’intervention au Kosovo pouvait produire en sa faveur deux justifications : d’une part, une approbation plus ou moins passive de l’opinion publique et, d’autre part, le fait que le Kosovo fût manifestement une nation en train d’affirmer son indépendance. Dans la Paix perpétuelle, Kant condamne toute intervention dans les affaires intérieures d’un État comme « atteinte aux droits d’un peuple », quelque scandaleux que son comportement puisse apparaître.
Il fait cependant une exception : dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre l’autre est admissible. L’exception est d’ailleurs intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France, s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime anglais, dont Kant estime régulièrement qu’il n’a que les apparences de la constitution de droit mais qu’il est, en fait, une sorte de despotisme.
Dans le cas irakien, ces justifications n’existent pas. D’une part l’opinion publique (y compris dans les pays bellicistes comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne, et partiellement aux États-Unis) a condamné la guerre sans la moindre équivoque. D’autre part, la dictature de Saddam Hussein opprimait le peuple irakien depuis des décennies sans qu’on s’en soit ému outre mesure, dans la mesure même où Saddam semblait un bon gardien des intérêts occidentaux dans la région – il faut rappeler que le Baas a pris le pouvoir contre Kassem, avec le soutien des USA et, à l’intérieur du Baas, c’est Saddam qui avait leur préférence. Quand il pendait les communistes et les juifs aux lampadaires de Bagdad, toutes les puissances occidentales lui livraient les armes et les technologies dont il avait besoin. Le « gazage » des Kurdes, un des arguments décisif répétés pendant toute la préparation de la guerre, datait de 1988, c'est-à-dire au moment où Saddam était encore soutenu par les Occidents dans son agression contre l’Iran. Enfin, on rappellera que les « alliés » de 1991 qui venaient de remporter une victoire militaire écrasante ont laissé Saddam écraser sous leurs yeux l’insurrection chiite.
Il y a un autre argument qui aurait justifié une « guerre préventive » (alors même qu’une guerre de ce genre est explicitement condamnée par la charte de l’ONU), c’est le caractère menaçant pour la sécurité collective d’un régime qui disposait d’armes de destruction massives. Les États-Unis qui ont toujours refusé de signer les conventions internationales bannissant les armes  bactériologiques et chimiques ne sont évidemment pas les mieux placés pour donner des leçons dans ce domaine. La querelle autour des inspections a montré assez clairement que les accusations anglo-américaines étaient gratuites – souvent fondées su des faux grossiers et MM. Blair et Bush n’ont jamais été capables, en dépit de leurs affirmations, de produire la moindre preuve convaincante que Saddam Hussein possédait et développait de telles armes. On a même appris depuis comment les dossiers avaient été trafiqués pour les rendre « plus sexy » selon les mots de feu Kelly.
Du reste, la guerre elle-même a prouvé que les accusations anglo-américaines étaient non fondées. En guise de terrible menace pour ses voisins, le gouvernement irakien n’a pu aligner qu’une armée qui s’est débandée parce que le régime n’avait plus aucun appui dans le pays mais aussi parce que l’armement obsolète – vieux chars russes T72, dont le numéro indique l’âge et kalachnikovs – rendait tout espoir de résistance illusoire. Et alors même qu’il n’avait plus rien à perdre, le régime de Bagdad n’a même pas utilisé ces fameuses armes de destruction massive. Enfin, les alliés anglo-américains qui contrôlent le pays n’ont toujours pas[4] trouvé ces fameuses armes dont, pourtant, à les en croire, ils savaient où elles se trouvaient.
Les États-Unis ont bien tenté de justifier leur intervention en Irak au nom de la résolution 1441 et des multiples résolutions violées par Saddam Hussein. Mais l’argument ne vaut pas mieux que les autres puisque la résolution 1441 qui lance un ultimatum au gouvernement irakien précise que ce Conseil de sécurité reste en charge du dossier et, donc, à aucun moment, l’ONU n’a, même implicitement, transféré son pouvoir de sanction au gouvernement de Washington. En outre, s’il fallait bombarder tous les pays qui violent impudemment les résolutions de l’ONU, il faudrait s’en prendre à Israël qui viole depuis plus d’un demi-siècle la légalité internationale, en rendant impossible le partage décidé à la création de l’État juif, occupe illégalement la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza et multiplie les implantations coloniales en violation des engagements que le gouvernement israélien lui-même avait pris à Oslo…
Au total, toutes les justifications pour mener l’offensive contre l’Irak sont des arguties qui ne résistent à aucun examen sérieux. En outre, si on acceptait ces arguties, si on les considéraient comme exprimant des normes dûment fondées, elles vaudraient pour tout autre pays possédant des armes de destruction massives et opprimant son peuple. Cela vaudrait bien sûr pour la Corée du Nord où le régime dynastique de Kim Il Song et maintenant de Kim Jong Il surpasse en horreur, et de très loin la dictature saddamiste. Mais cela vaudra aussi pour un certain nombre d’autres pays, y compris certains des alliés des États-Unis qui sont loin d’être des modèles en matière d’État de droit. Signalons simplement que, pendant que les Kurdes d’Irak faisaient verser des larmes de crocodiles, le gouvernement de Washington ne s’inquiétait pas du sort des Kurdes de Turquie, puisque ce pays est un des piliers de l’OTAN.
Toutes ces considérations renvoient simplement à la légalité internationale telle qu’a été établie par l’ONU ou au « droit des gens » là où la légalité explicite pourrait faire défaut. Or cet état du droit international est rejeté par un argument décisif, un argument de type moral. Il faut maintenant violer cette loi internationale obsolète pour faire valoir quelque chose qui est supérieur au droit, savoir la morale.
Si vous voyez quelqu’un en train de se faire estourbir par un coupe-jarret, vous allez essayer d’intervenir, appeler la police, etc. Si vous voyez le peuple irakien opprimé par Saddam Hussein, vous devez intervenir de la même façon. Tel est l’argument répété à satiété par les gouvernements anglo-américains et par les partisans français de la guerre, intellectuels gauchistes comme Romain Goupil, philosophes médiatiqus comme André Glucksmann, ou hommes politiques de droite comme Alain Madelin. Ils ont élaboré une véritable « doctrine morale de la politique » appelée à succéder aux théories traditionnelles du droit international.
Alors que dans la conception traditionnelle du droit international, les États figurent comme des personnes morales[5], la conception morale de la politique consiste à nier l’autonomie des États. C’est bien pourquoi il n’y a plus de guerre. Les belligérants sont représentés d’un côté comme le bras armé de la « communauté internationale » et de l’autre comme des « voyous » et, par conséquent, la guerre est transformée en simple opération de police à laquelle les lois de la guerre ne s’appliquent plus. Les prisonniers ne sont plus des prisonniers de guerre, ainsi dans le cas des « talibans » enfermés à Guantanamo et la tête des dirigeants vaincus est mise à prix selon les vieilles lois du western. En matière de droit international, la doctrine morale de la politique nous conduit à une régression en-deçà du vieux « droit des gens », en-deçà du « droit de la paix et de la guerre » de Grotius !
Mais il faut aller plus loin : c’est le principe même de la souveraineté des États qui est radicalement mis en cause par la conception morale de la politique. Au mieux, les États ne sont des organes d’administration de la « gouvernance mondiale », mais ils ne possèdent aucune légitimité politique propre. Ce terme de « gouvernance » qui appartient à la nouvelle langue de bois des élites, est lui-même révélateur. Il a son origine dans les institutions internationales et selon une définition de Pascal Lamy, il désigne l’émergence de règles à partir de transactions (?) régulières. Mais Lamy lui-même doit que reconnaître que les sources de légitimité de cette gouvernance restent problématiques.
La « bonne gouvernance », explique Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c'est « un outil idéologique pour une politique de l'Etat minimum ». Un Etat où, selon Ali Kazancigil, directeur de la division des sciences sociales, de la recherche et des politiques à l'Unesco, « l'administration publique a pour mission non plus de servir l'ensemble de la société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs, au risque d'aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays ».[6]
La « gouvernance » est le complément idéologico-politique nécessaire au « marché global ».
Il y a, sur cette question, un curieux rapprochement qui doit être signalé entre les « humanitaires », plus ou moins inspirés par les principes de la démocratie chrétienne et d’un humanisme à l’eau de rose assez écœurant, les impérialistes traditionnels … et une certain gauche radicale et alternative, notamment celle qui se revendique des thèses défendues par Toni Negri et Hardt dans Empire.
Voici par exemple ce qu’écrit Negri :
« nous devons admettre qu’il est nécessaire que nous nous déplacions sur le terrain de la globalisation. Parce que l’État–nation, l’État–nation traditionnel, celui qui battait monnaie et organisait les armées, est en déclin partout, il est failli, il est déjà mort. »[7]
Negri ajoute :
« Maintenant l'empire est le nouveau sujet politique qui règle les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde. »
Mais cette nouvelle situation n’appelle aucun regret :
« Le vieil État–nation qui avait massacré les citoyens et nous avait dégoûté, avec ce concept de patrie qui est une grande infamie, ou celui de nation qui est une grande honte, a laissé la place à une situation tragique et pesante, où se construit une nouvelle forme de souveraineté globale, où les puissants sont en compétition pour savoir qui commandera l'Empire et où la guerre commence à fonctionner comme forme de légitimation de l'Empire. »
Pour autant, Negri ne propose une « lutte anti-impérialiste » :
« Les nouveaux maîtres du monde ont lancé la guerre contre nous. Mais nous, nous ne voulons pas la guerre, elle ne nous intéresse pas, nous la réfutons, et nous ne voulons pas non plus répondre par une autre guerre. C’est pourquoi nous serons désobéissants et nous organiserons l’exode de tout cela ; nous ferons comme les premiers chrétiens qui refusaient l’Empire. Nous célébrerons la désertion, et nous nous irons de ce monde dans lequel il n’y a plus de dehors. »
Nous avons ici une version « radicale » des théorisations les plus hasardeuses des néo-libéraux, sur la fin des États, la délocalisation d’un monde désormais structuré par les réseaux. Puisque l’Empire est arrivé, la question de savoir qui dirige l’Empire est sans importance et même la question du pouvoir elle-même est forclose, parce que la politique traditionnelle est morte et qu’il faut retourner l’attitude des premiers chrétiens. François d’Assise est d’ailleurs un des héros de Empire.
Cette destitution de l’État et du politique au profit, soit de la morale, soit de la « sécession », des nouveaux mouvements radicaux explique certains des rapprochements étonnants auxquels on a assisté à l’occasion de l’attaque anglo-américaine contre l’Irak. En effet, ce qui surprend, finalement, ce n’est pas de voir certains anciens gauchistes ou les héros de l’humanitaire se transformer en « intellectuels embarqués ». C’est que ces ralliements soient restés assez limités. Mais c’est plus par un réflexe hérité  du passé que par véritable réflexion que la grande majorité de la gauche radicale s’est finalement retrouvée du côté des manifestations pacifistes. Car, si la destruction des États–nations est une bonne chose, l’élimination de ce parangon du nationalisme arabe qu’était Saddam ne pouvait apparaître que comme une bonne chose, quel que soit l’agent historique qui accomplît cette tâche.[8]
Quoi qu’il en soit, il y a un retournement plus étonnant. Les humanitaires et bellicistes moraux ont longtemps semblé des défenseurs du droit international et du rôle des Nations Unies. Il apparaît aujourd’hui que, pour eux, le droit international existant doit être soumis à une exigence encore plus haute, une exigence de nature morale. Ils veulent bien admettre que la guerre américaine est illégale mais la considèrent comme légitime, dans la mesure où le renversement du tyran Saddam est légitime au regard de la morale. Or, indépendamment de la question précise des règles de droit qui devraient être choisies (souveraineté ou non des États), cette prise de position est très problématique.
Le rapport entre morale et droit est une question controversée. Pour Kant, droit et morale puisent à la même source, celle de la raison pure pratique, puisque la seule instance normative légitime est la raison – Kant refuse tous les autres modes de fondement des normes, qu’il s’agisse du bonheur commun, de la tradition, de la religion, etc..
Cependant, on n’en doit point tirer que le droit est subordonné à la morale. C’est bien plutôt l’inverse. Kant affirme la priorité de la loi, non pas seulement de la loi morale en générale, mais aussi et surtout de la loi positive, sur toute autre considération. En aucun cas, même si j’estime que la loi est injuste, et même si elle l’est effectivement, je ne peux mettre ma propre appréciation subjective au-dessus de la loi en vigueur. La seule chose qui m’est possible est de travailler à réformer la loi injuste. Le formalisme de Kant le conduit de fait à un genre de positivisme juridique, ce qu’a très bien vu Hans Kelsen. Dans le cas d’espèce qui nous occupe, le position morale au sens kantien, consistait à convaincre les membres de l’ONU de changer de position ou d’épuiser toutes les voies légales de pression sur le régime irakien.
La position kantienne peut apparaître comme plutôt conservatrice. Il peut sembler plus révolutionnaire, plus démocratique, plus progressiste, etc. de défendre la légitime révolte morale contre l’ordre établi. Antigone contre Créon : vieux débat ! La gauche est pour Antigone et la droite pour Créon. Il s’agit cependant d’un lieu commun où les préjugés et l’absence de pensée ont fini par tout embrouiller. D’une part, on pourrait faire remarquer que l’opposition d’Antigone à Créon est d’abord présentée comme l’opposition de la loi divine à la loi des hommes, et il peut sembler pas très judicieux de considérer que l’émancipation humaine est du côté de la loi divine. Hegel juge de ces questions-là plus subtilement que bien des « progressistes » et « humanistes » : présenter son  propre point de vue comme une expression de la loi divine, c’est une vieille ficelle … et c’est d’ailleurs celle qu’à utilisée M. Bush. Deuxièmement Antigone affirme la priorité de la loi de la famille, celle des liens du sang sur la loi civile. Cela non plus ne semble pas une figure emblématique du progressisme. Enfin et surtout, la position progressiste ne peut consister dans la relativisation, voire la marginalisation de la loi. La position républicaine la plus constante est la défense de la liberté par la loi, pas de la liberté contre la loi. Donc elle ne peut donc pas faire de l’affirmation morale subjective une instance supérieure au droit – sauf cas particulier, c'est-à-dire quand l’état légal s’est écroulé, comme dans les situations révolutionnaires[9].
En second lieu, abolir la différence entre morale et droit et n’accepter le droit que comme mise en œuvre des revendications morales, c’est une position qui, en son essence même est totalitaire. Le droit est irréductible à la morale et doit s’imposer y compris contre telle ou telle de nos revendications morales – ou plutôt telle ou telle manifestation du pathos moralisateur qui a saisi nos intellectuels – parce que précisément le droit ne s’intéresse qu’à la coexistence extérieure des volontés selon une loi universelle de la liberté, pour parler comme Kant. Si on accepte l’idée qu’il faut punir même les actions que la loi n’a pas déclarées punissables, on est sur le chemin de la tyrannie. Et s’il faut exiger de tous les individus qu’ils agissent moralement, alors c’est l’organisation de la soumission des consciences qui s’impose et c’est l’inverse de la vie morale, puisque la vie morale, précisément présuppose la volonté libre et la possibilité toujours ouverte pour le sujet de ne pas obéir l’ordre de sa conscience morale.
Enfin, et pour des raisons qu’on vient d’évoquer, alors que le conflit moral est inextinguible, le droit définit au contraire les procédures du compromis, du cessez-le-feu, etc.. On ne peut pas en effet transiger sur les valeurs morales. Un salaud reste un salaud même si aux yeux de la loi il ne peut être puni. Les trahisons de l’amitié, de la parole donnée sont souvent impardonnables mais on ne met pas encore en prison celui qui s’est rendu coupable du crime de haute trahison de l’amitié. Bref, à vouloir faire déborder la morale sur le droit, on tombe directement dans ce fanatisme moral que Kant dénonçait tout autant que le soi-disant réalisme politique et le philistinisme.
Ces questions qui semblent presque triviales dans le domaine du droit national prennent une acuité plus grande dans le domaine des relations internationales précisément parce que le droit y est plus embryonnaire et parce que la seule force permettant de « donner force à la loi » est la bonne volonté des États participants à une entente internationale. En même temps, c’est cela qui explique que les théories du « droit naturel » aient autant de force dans le droit international et, du même coup, on comprend pourquoi la tentation est grande de mêler droit et morale – puisque cette quasi confusion est le propre du droit naturel.
Quand l’autorité politique est assez forte – forte du consensus des citoyens, par exemple – la protestation de la légitimité morale contre la légalité injuste peut se convertir facilement en protestation politique légale utilisant les mécanismes institutionnels prévus. On peut même et on doit accepter la possibilité de la désobéissance civile dans certaines circonstances particulières[10]. Mais faire valoir les droits moraux contre la légalité dans le domaine des relations internationales, c’est ipso facto faire du libre arbitre de chaque État la seule base des relations internationales. De fait, c’est donner à certains États le droit d’en punir d’autres. Et procéder ainsi, c’est ruiner tout droit international et retourner à « l’état de nature » entre États. Kant l’affirme nettement : Quand il y a guerre, « aucune des deux parties ne peut être déclarée ennemi injuste » (VIII-346). En effet, l’état de guerre est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisque, en l’état de nature, « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre supérieur et subordonné » (VIII-347).
En redonnant la voix prédominante à la guerre contre le droit international, on a ainsi créé les conditions dans lesquelles il n’est plus de possibilité de déclarer l’ennemi injuste. On a également discrédité la valeur des prétentions morales qui pouvaient être émises contre tel ou tel régime.
Si en effet, il est moral de faire la guerre contre Saddam, il l’est encore plus de faire la guerre contre Kim Jong Il. Mais les bellicistes français et leurs inspirateurs américains se sont bien gardés de tirer cette conclusion logique. Avec une certaine candeur, les Goupil, Madelin et Kouchner se sont défendus en arguant du fait que la guerre avec Saddam s’imposait parce que Saddam n’était pas assez fort pour créer des ennuis graves à ses adversaires, alors que Kim Jong Il possédant l’arme atomique, une telle opération est exclue.
Cette « défense » des bellicistes « moraux » est tout à faire extraordinaire : d’une part, elle revient à dire qu’il faut punir encore plus sévèrement les petits voyous qu’on n’a pas les moyens de s’en prendre aux gros. D’autre part, on reconnaît du même coup que Saddam n’est pas dangereux alors que tout l’argumentaire états-unien reposait au contraire sur l’extrême dangerosité du despote irakien.
Derrière la prétention de faire valoir l’exigence morale contre les règles d’un droit international obsolète, il n’y a qu’un sac de sophismes où s’entremêlent les intérêts des uns et la bêtise brouillonne des autres – par charité, on s’abstiendra de mettre des noms, car la liste serait longue et on pourrait faire des jaloux. Machiavel avait fait scandale en établissant la différence entre la vertu politique et la vertu morale privée. Nos moralistes n’ont pas de mots assez durs pour s’en prendre au machiavélisme. Mais leur prétendue morale politique ou leur politique moralisante constitue une véritable corruption du sens moral.

La guerre comme continuation de la politique

Il ne s’agit pas de croire naïvement que tous les conflits pourraient être réglés pacifiquement, par la voie du droit et la soumission volontaire des récalcitrants. On sait bien qu’un État doit disposer de la force pour faire appliquer la loi et que c’est justement dans cet usage possible de la force que s’exprime le droit. La guerre peut être le triste expédient par lequel un peuple défend ses droits tout simplement à exister.
S’il n’est pas de guerre juste, du moins certaines guerres apparaissent-elles comme les dernières solutions permettant de maintenir ouverte « l’espérance en des temps meilleurs » dont Kant dit qu’elle est nécessaire pour échauffer les cœurs en vue du bien commun et influence les « esprits droits ».
Entre les pays de l’Axe et la coalition anti-nazie, aucune sorte de neutralité ne pouvait être permise. De même, dans les guerres d’émancipation coloniale, tout républicain honnête se devait d’être du côté des peuples qui voulaient recouvrer leur liberté. Dans les deux cas, les prises de positions se devaient d’être inconditionnelles, c'est-à-dire totalement indépendante de toute appréciation sur la direction politique. Chipoter sur la lutte pour l’indépendance de l’Algérie au motif que le FLN n’était pas un mouvement au-dessus de tout soupçon eût été indigne.
On le sait bien : on peut abattre par les armes étrangères un régime tyrannique, mais on ne peut « exporter » la révolution (démocratique ou pas) par les armes. On retrouve curieusement chez les anciens marxistes passé à la « démocratie américaine » le même fétichisme de la violence accoucheuse de l’histoire qui les égaraient quand ils se faisaient les thuriféraires de « la longue marche », des guerres de guérilla ou du « foco » cher à Guevara. Aujourd’hui, indépendamment du fait de savoir qui détient les armes et quels sont ses objectifs de guerre, nous sommes invités à soutenir au nom d’un prétendu « droit d’ingérence » des aventures armées contre des États dits « voyous ». Comme si la violence était par elle-même purificatrice. Comme si la guerre n’était pas la continuation de la politique par d’autres moyens mais possédait en elle-même sa propre valeur.
C’est une vieille question. La révolution française y a été confrontée dès 1792. Curieusement, pour l’opinion courante d’aujourd’hui, les plus radicaux, les partisans de Robespierre par exemple, étaient opposés aux guerres extérieures – fidèles en cela à la doctrine du contrat social rousseauiste qui limite le recours aux armes à la défense de la patrie. Inversement, les modérés et les girondins furent des partisans de l’exportation de la révolution. Et le retour à l’ordre, la consolidation du régime bourgeois se fera sous l’égide de Bonaparte qui mettra bientôt l’Europe à feu et à sang.
Ce lien entre le bonapartisme – qui est une forme politique bien plus générale que ses deux expériences archétypiques française – la guerre menée comme une mission n’est pas contingent. Domenico Losurdo dans son Democrazia o bonapartismo[11] y voit une donnée structurelle. Fac à l’irruption des masses sur la scène historique, le bonapartisme est la forme générale sous laquelle les classes dominantes vont chercher à imposer un nouveau tuteur aux multitudes « infantiles ». Dès la fin de la guerre d’indépendance, les dirigeants des États-Unis se posent simultanément la question de la mission à la puissance extérieure du nouvel État et celle et du renforcement du pouvoir exécutif. Dès 1776, au congrès de Philadelphie, le délégué Drayton (un riche planteur du Sud) avait célébré l’indépendance comme « la naissance d’un nouvel empire » qui « avec la bénédiction du Seigneur promet d’être le plus glorieux de tous les temps. » Même le très républicain Jefferson défend l’idée que les États-Unis, avec l’annexion de Cuba et du Canada sont « destinés à posséder un empire pour la liberté ». On retrouvera les mêmes accents à quelques années de distance dans les aventures napoléoniennes.
Il semble bien que ce soit une caractéristique des États modernes, spécialement ceux qui sont issus d’une révolution démocratique : un exécutif fort qui fait d’un homme le représentant de la nation, une nation qui se veut le guide des autres nations et donc une nation guerrière et impériale – c’est le modèle de la Rome Antique qui va longtemps jouer un rôle central – et, enfin, un système de justification universaliste, avec des tendances plus ou moins clairement religieuses. C’est en tout cas une constante des gouvernements états-uniens pendant les 220 ans de leur existence.
Il est clair que les déferlements actuels de la morale en politique internationale ont donc des précédents bien connus et ne représentent donc pas un quelconque progrès de la conscience humaine universelle. Comme le colonisateur d’antan était toujours suivi – parfois précédé – du missionnaire, l’impérialiste du XXIe est accompagné par le spécialiste des traités de morale. Un « moraliste embarqué », pourrait-on dire, par analogie avec les « journalistes embarqués » pendant la deuxième guerre d’Irak. Ainsi comprise, cette « morale » n’a plus rien à voir avec quelque entreprise normative que ce soit. Il s’agit au sens strict d’une idéologie, c'est-à-dire d’un système de légitimation de la politique de force. Faudra-t-il dire que la morale est la poursuite de la guerre par d’autres moyens ?

Une nouvelle voie est-elle possible ?

Le danger imminent

La critique du moralisme injecté à haute dose dans la politique et le droit international ne doit donc pas être prise comme une volonté de retour à je ne sais quelle « Realpolitik ». Elle vise au contraire à rétablir la réflexion morale dans son rôle qui est d’éclairer nos perspectives d’action.
Quelles perspectives peuvent être défendues en matière de droit international ? La doctrine officielle des dirigeants américains tend à prendre de plus en plus nettement ses distances avec tout système de sécurité collective. Des coalitions à géométrie variable montées en fonction des intérêts de l’empire états-unien, voilà à peu près à quoi se réduisent les idées stratégiques du « brain trust » de Bush. Le prêchi-prêcha sur la mission que Dieu aurait confiée à l’Amérique s’accompagne du cynisme politique le plus cru. Bush a découvert la vérité au fond de l’alcool et il en est né une seconde fois. Pearl ne s’embarrasse pas de théologie et sa morale se réduit à la loi de la jungle. Mais de cette vision du monde ne peut sortir que le chaos et le retour à une situation que nous avons connue dans le passé et qui avait conduit les survivants à dire « plus jamais ça ».
Ce danger n’est pas virtuel. Quand certains dirigeants états-uniens se vantent d’avoir « cassé » l’Europe, on ne peut qu’être inquiet. Même ceux qui critiquent le plus durement la politique de UE et le mode d’organisation qui prévaut aujourd’hui ne peuvent souhaiter un retour en arrière. L’unité européenne a mis hors jeu la guerre en Europe pour la période la plus longue que nous ayons jamais connue.
Au-delà des calculs politiciens et des proclamation velléitaires, quand MM. Chirac et Schröder, au début de 2003, défendent (et oublient presque aussitôt) quelque chose qui ressemble à une fédération franco-allemande avec une quasi bi-nationalité, tous ceux qui connaissent un peu l’histoire tragique de notre continent ne pouvaient s’empêcher de penser que, pour une fois, on ouvrait une perspective un peu exaltante.
La destruction de l’unité européenne signifierait d’abord une régression économique terrible – l’essentiel du commerce des nations européennes est du commerce intra-européen et l’UE est l’ensemble le plus auto-centré du monde. Soit dit en passant, le fait que 70% du commerce extérieur des pays d’Europe est du commerce intra-européen montre que, s’ils étaient doués de volonté politique, ces pays disposeraient de grandes marges de manœuvre à l’égard de la puissance états-unienne. Ensuite ce serait le retour aux conflits – aggravés par les revendications régionalistes et communautaires – que nous avons connus par le passé. Quand la Yougoslavie a explosé, on ne voyait que les défauts de cette structure bancale conçue par Tito et soumise à la dictature plus ou moins bienveillante de son parti unique. Mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’on regrette la paix que cette union avait permise en ces terres troublées. Personne n’a vraiment envie de tenter à nouveau cette expérience à grande échelle sur l’arène européenne.
Mais le danger le plus pressant ne vient pas de là. À peine acquise, dans les conditions que l’on sait, l’élection de M.Bush, le Pentagone faisait procéder à des simulations d’une guerre contre la Chine. Une guerre dont la version non virtuelle était prévue pour 2015 – les experts du Pentagone avaient calculé qu’au-delà de cette date la Chine serait trop puissante pour que les États-Unis puissent espérer avoir le dessus. Le 11 septembre semble avoir différé ses projets. Mais il est clair que les États-Unis cherchent à contrôler « la route de la soie » : la Méditerranée orientale jusqu’aux confins de la Chine, avec l’explosion de l’URSS et la guerre en Afghanistan, les États-Unis disposent maintenant d’un véritable continuum territorial où ils ont déployé leurs bases. Cette stratégie peut paraître folle, mais Norman Mailer interprète ainsi la politique suivie par junte Bush :
« Le seul obstacle qui se dresse encore sur le chemin qui conduit à l'empire est, dans l'esprit des bushistes, la Chine. En effet, l'une des plus grandes craintes de l'administration Bush au sujet du déclin américain est que les études fondamentales, telles que les sciences, la technologie, l'ingénierie, sont toutes en train de s'appauvrir dans les Universités US. Le nombre de doctorants américains mais le nombre d'Asiatiques obtenant des doctorats dans ces mêmes études fondamentales croît à un fort taux.
En regardant 20 ans en avant, l'administration perçoit qu'il viendra un temps où la Chine aura une technologie supérieure à celle de l'Amérique. Si ce temps vient, l'Amérique pourrait très bien dire à Chine que « nous pouvons travailler ensemble », nous allons être comme les Romains et vous les Grecs. Vous allez être nos esclaves extraordinaires et bien cultivés, mais n'essayez pas de nous dominer. Ce serait pour vous un désastre. C'est ce scénario que certains des plus brillants conservateurs sont en train de méditer. »[12]

L’internationalisme

Face à cette situation, il serait vain de rêver à la reconstruction d’un ordre passé (plus ou moins mythique). « Charbonnier est maître chez soi » dit le proverbe. Mais la possibilité pour les nations de rester maîtresse de leur destinée présuppose la reconstruction d’un ordre mondial pacifique, basé sur la coopération. L’utopie communiste se proposait comme le cadre de construction d’un ordre de ce genre. L’Union Soviétique ne se voulait ni une nouvelle nation ni un Empire, mais l’embryon d’une République universelle appelée à se développer. C’est au nom de cette perspective révolutionnaire que les dirigeants soviétiques, Lénine en tête, refusaient la « Société des Nations » qualifiée de « caverne des brigands ». Les rêves de révolution mondiale ayant fait long feu, l’Union Soviétique s’est retrouvée parmi les puissances fondatrices de la nouvelle société des nations, reconstruite au lendemain de la seconde guerre mondiale.
L’internationalisme prolétarien était conçu comme la seule force capable de s’opposer à la guerre et le principe même de l’organisation future du monde. Jamais pourtant, il n’a été capable d’être une force suffisante pour contre-balancer la puissance des poussées nationalistes. Les seules formes un tant soit peu marquantes de cet internationalisme au cours des dernières décennies ont été celles des mouvements de solidarité avec les peuples colonisés luttant pour leur émancipation, qu’il s’agisse de la solidarité des intellectuels et des étudiants français avec les nationalistes algériens ou qu’il s’agisse de celle des étudiants des États-Unis opposés à la guerre au Vietnam. Un internationalisme, au total, assez peu prolétarien.
On doit donc prendre acte de ce que « l’internationalisme prolétarien » aussi généreux et moralement sublime qu’il puisse être, se réduit à n’être qu’un idée creuse ou, au mieux, un sentiment de solidarité universelle ; il n’est ni une stratégie politique, ni un principe normatif. 

La société des nations

En leur principe, la SDN comme l’ONU sont des formes institutionnelles assez proches de ce que Kant entendait dans le « projet de paix perpétuelle ». L’expérience historique ne semble pas très concluante ou alors franchement dépassée par rapport à la situation actuelle. Dans La Paix perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Habermas essaie d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes tendances l'expliquent :
« 1) le caractère pacifique de républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ; 3) la fonction de l’espace public politique. »[13]
Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent d’une dialectique bien singulière ».
-         Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre.
-         En ce qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances. En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère.
-         Enfin, le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point : l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle. L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle. Cette nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-nation, celui dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale mondiale ­ la « globalisation ».
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nüremberg ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité d’une avancée du droit cosmopolitique.

Rawls et le droit des gens

À l’inverse de Habermas, Rawls reste strictement dans le cadre du « droit des gens » kantien, mais étendu. Mais il part de la situation réelle contemporaine, c'est-à-dire celle où existent des organisations « sujettes au jugement du droit des gens démocratique, dont le rôle est de régir la coopération entre ces peuples et d’endosser certains devoirs acceptés ». Certaines de ces organisations comme l’ONU « peuvent avoir l’autorité de condamner les institutions internes qui violent les droits de l’homme et dans certains cas extrêmes de les punir en imposant des sanctions économiques ou même en intervenant militairement ».[14]
Rawls tente d’élargir au droit des gens les principes employés dans la Théorie de la justice[15]. La situation est cependant nettement plus compliquée puisque si on veut construire une théorie réaliste il faut partir d’une situation où n’existent pas seulement des sociétés « libérales »[16] régies par des principes de justice (correspondant en gros aux États à constitution républicaine de Kant) mais aussi des sociétés non libérales. Rawls procède en plusieurs étapes.
La première, la plus simple, consiste à construire le droit des gens régissant un ensemble de société libérales régies par des principes de justice (même si ces principes ne sont pas ceux de la justice comme équité).
La seconde étape consiste à traiter du cas de la coexistence entre des sociétés libérales et des sociétés non libérales raisonnables. Par là Rawls désigne, faute de mieux des sociétés « hiérarchiques », c'est-à-dire qui ne reconnaissent pas tous les hommes comme des citoyens libres et égaux ni la liberté de conscience, mais néanmoins pratiquent la tolérance religieuse – distincte de la liberté de conscience qui suppose la séparation de l’État et de la religion. L’hypothèse d’un droit des gens concernant les sociétés non libérales suppose donc une conception plus faible des droits de l’homme, distincts des droits démocratiques des citoyens.
Ainsi entendus, les droits de l’homme sont « une condition nécessaire de la légitimité et de l’acceptabilité » d’un société non libérale et leur respect « suffit également à exclure l’intervention justifiée et forcée des autres peuples ». Enfin ils établissent « une limite au pluralisme parmi les peuples »[17]. Cette deuxième étape définit encore une « théorie idéale », indispensable pour déterminer les lignes de l’action dans une situation non idéale. Face à des régimes expansionnistes ou ignorants les droits de l’homme au sens faible, l’association des « sociétés bien ordonnées » (libérales ou non) peut, au mieux, chercher un modus vivendi. Mais elle est fondée à se défendre contre les menaces que font peser sur elles ces régimes expansionnistes.
La position de Rawls est donc moins ambitieuse que celle de Habermas. Elle ne vise pas à penser au-delà de l’État-nation qui reste le cadre indépassable de la politique internationale, mais seulement à définir les conditions d’une cohabitation raisonnable des États existants. Il n’est pas pourtant un défenseur du statu quo. Il dénonce ainsi les tendances oligarchiques et expansionnistes de certaines sociétés par ailleurs libérales.
Parmi les facteurs de guerre ou de crise, Rawls souligne le rôle que jouent les inégalités entre les nations et l’extrême pauvreté de certaines d’entre elles. Pourtant, s’il y a un devoir des pays riches à aider les pays pauvres, une justice distributive internationale ne lui semble pas possible. La source du problème le plus difficile à transformer réside en ceci : « la culture politique publique enracinée dans la structure sociale d’arrière-plan »[18]. Il rejoint Amartya Sen pour qui le développement économique et le progrès social ne sont possibles que par la démocratie (la République au sens de Kant). Au total, donc, Rawls reste dans le schéma kantien : il n’est pas d’autre moyen de garantir la paix mondiale que par l’extension continue de l’association des sociétés qui reconnaissent en leur fondement des principes de justice libéraux.
Certes, le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui de Kant et de nouveaux et angoissants problèmes se posent à l’humanité. Sans doute la confiance dans le progrès de la raison ne peut sans doute plus être celle de Kant. Pourtant, bien que travaillant dans des directions différentes, Habermas et Rawls montrent comment les concepts de Vers la paix perpétuelle restent finalement des plus pertinents.

Le déséquilibre de la puissance

Entre la position « modeste » de Rawls et les ambitions « post-nationales » de Habermas, il y a au moins un point commun : la « paix perpétuelle » présuppose des États démocratiques. Or nos États se transforment progressivement en oligarchies portées presque naturellement à la politique de puissance. Quand Rousseau définit le contrat social, il précise les conditions auxquelles la liberté peut être garantie et parmi celles-ci, la plus importante est que les inégalités de condition restent limitées : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme, et personne ne doit être pauvre au point d’être obligé de se vendre. Si la paix mondiale est comme un « contrat social universel » ainsi que le dit Kant, dans lequel les citoyens sont les nations, mutatis mutandis, aucun État ne doit être puissant pour ne pas craindre la riposte de la coalition de quelques-uns des autres et aucun État ne doit faible au point de pas pouvoir garantir sa possibilité de défendre ses intérêts. Mais sur l’arène internationale, il est impossible de réglementer l’accumulation de richesse et de puissance. On ne pas demander le démantèlement de la Chine ou des EU comme on exigerait le démantèlement d’un trust ! L’époque de Kant était encore celle de l’équilibre des puissances – cet « balance des nations » bien incapable de faire un paix durable puisqu’elle ressemblait à une maison « construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. »[19]
Ni l’actuel déséquilibre en faveur de « l’hyper-puissance », ni le retour à l’équilibre de la terreur ne sont souhaitables. Les Nations-Unies étaient réduites à jouer les utilités au temps de la guerre froide puisque les deux grandes puissances se neutralisaient réciproquement. Maintenant qu’il ne reste plus qu’une seule grande puissance, surpassant militairement toutes ses rivales potentielles, les Nations-Unies semblent condamnées soit à l’impuissance – comme ce fut le cas lors de la deuxième guerre du Golfe, soit à n’être que l’agent auxiliaire de la puissance états-unienne. Pour tous ceux qui rêvent d’un « gouvernement mondial », il s’avère que ce gouvernement serait celui des États-Unis d’Amérique !
Il y a aujourd’hui en Europe une discussion, relancée périodiquement par Hubert Védrine, par exemple, sur le concept « d’Europe-puissance ». Face à l’hyper-puissance états-unienne, un Europe politique et militaire forte pourrait être le contrepoids garant de la paix et de la justice internationales. Cette idée peut paraître très séduisante après les déconvenues que les peuples européens ont dû subir lors que la guerre de Bush et Blair contre l’Irak. Cette perspective se heurte cependant à deux objections majeures :
1)      l’Europe est divisée sur le plan de la politique étrangère parce qu’une partie des nations qui la composent font des États-Unis leur allié privilégié. Les Polonais sont tout à fait preneurs de l’Europe tant qu’il s’agit de recevoir des subventions agricoles, mais nettement moins quand cela pourrait les conduire à une confrontation avec les dirigeants de Washington. Sous un certain angle, c’est la puissance des USA qui explique la faiblesse persistante de l’union européenne. Ainsi l’Europe-puissance est la réponse à un problème qu’il faut supposer résolu pour qu’elle puisse exister.
2)      Si on admet que cette objection peut être levée et que l’Europe devenue une entité véritablement supra-nationale peut se poser en concurrente et en rivale militaire des USA, il n’est pas certain que nous soyons en meilleure situation. Les USA se sont déjà préparés à cette hypothèse qui ferait de la confrontation entre les deux rives de l’Atlantique le nouveau foyer de tous les dangers. Dans les années 20, à la lumière des projets énoncés notamment par Wilson, Trotsky voyait dans l’affrontement Europe-Amérique l’axe du prochain grand conflit mondial. L’irruption du nazisme et des fascismes a bouleversé la situation et invalidé ces prévisions. On pourrait craindre que l’Europe-puissance ne redonne une seconde jeunesse à ces textes anciens.

Une orientation pour la paix perpétuelle

En quel sens donc pouvons-nous rester fidèle à la perspective dégagée par Kant ? Il faudrait réformer les Nations-Unies, pour en faire véritablement une « société des nations », des nations libres, s’entend.
-         L’existence des membres permanents et leur droit de veto sont des vestiges de la seconde guerre mondiale et ne voit pas de quel droit la Chine compte plus que l’Inde, la France plus que le Brésil ou les USA plus que l’Allemagne ou le Japon.
-         Il serait cependant tout aussi difficile de donner force de loi internationale à des résolutions sur les droits de l’homme votées par des majorités de circonstances comprenant des pays comme la Libye, le Nigeria, le Soudan ou Singapour.
-         Une réforme des Nations-Unies suppose un consensus et une transformation minimale d’une part importante des pays membres et ceci nous semble aujourd’hui plutôt chimérique.
Plutôt que spéculer et construire des plans sur la comète, il me semble préférable de s’en tenir à la méthode kantienne qui est d’abord de partir de ce que nous devons – et par conséquent pouvons – faire là où nous sommes. Dans une conférence de novembre 2002 à l’Université Humboldt de Berlin, Étienne Balibar rappelait les responsabilités qui incombent aux Européens, y compris face aux attentes des intellectuels et des libéraux américains confrontés aux menaces sur les libertés civiles et à la militarisation de leur pays. Ce ne sont évidemment pas seulement des responsabilités en termes d’élaboration théorique. C’est d’abord notre responsabilité à faire de l’Europe un exemple de ce qui est possible.
-         Non pas en construisant un super-État européen, sur le modèle des USA, mais bien en faisant vivre une confédération de nations libres, démocratiques et pacifiques.
-         Cela demande que nous en finissions avec les attitudes et les politiques impérialistes – par exemple, la France ne pourra donner des leçons au monde que lorsqu’elle sera au clair dans ses rapports avec l’Afrique.
-         Cela demande aussi que nous renoncions à défendre des privilèges (plus ou moins chimériques) de grande puissance ; contre l’unilatéralisme des USA, on ne peut pas opposer un « bilatéralisme » Europe/USA mais un véritable multilatéralisme qui donne toute leur place aux nations qui n’appartiennent pas au club huppé des pays riches.
-         Cela demande enfin une révision radicale des rapports Nord-Sud. La coopération des pays du bassin méditerranéen pourrait en fournir le point de départ. Elle suppose que la démocratisation de l’Algérie et du Maroc se poursuive. Mais elle suppose aussi que les Européens traitent ces pays en partenaires égaux en droit – je pense à la politique des visas. Il y aurait peut-être là quelque chose d’important à faire pour casser la logique du « choc des civilisations ».
J’ai bien conscience que tout cela est moins « mobilisateur » que les slogans du type « droit d’ingérence ». Et c’est une voie politique plus difficile puisque ce ne sont pas les autres qui doivent être transformés selon nos propres lubies du moment, mais au contraire un effort de réforme politique qui nous concerne nous, là où nous vivons et agissons comme citoyens. Par là, je crois que nous retrouvons bien le lien entre morale, droit et politique.
Le 20 août 03
Denis Collin


[1] GIPRI : Geneva International Peace Research Institute. Site WEB: http://gipri.free.fr/  


[2] Kant : Projet de paix perpétuelle. C’est certainement à Rousseau que pense Kant quand il parle de pour qui la constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (VIII-366) Je donne la pagination de l’édition de l’Académie de Berlin. (VIII-366)
[3] voir La question nationale et la social-démocratie, EDI, 1987, traduit de l’allemand par Nicole BRUNE-PERRIN et Johannès BRUNE. 2 volumes
[4] fin  août … Par contre, on sait maintenant que toutes les soi-disant preuves étaient bidons et MM. Blair et Bush ont sans la moindre pudeur menti à leurs concitoyens, à leurs parlements et à leurs alliés.
[5] C’est la position non seulement des juristes classiques du droit naturel mais aussi de Kant.
[6] Bernard Cassen, Le Monde Diplomatique, juin 2001
[7] La Stampa 11/9/2002
[8] C’était une partie de l’argumentation de Romain Goupil.
[9] C’est d’ailleurs pourquoi Kant soutient la légitimité du pouvoir politique issu de la Révolution Française.
[10] voir à ce sujet John Rawls, Théorie de la justice, §57
[11] Bolletti Boringhieri, Torino, 1993, à paraître en français aux éditions « Le Temps des Cerises ».
[12] Publié dans l’International Herald Tribune du 25 février 2003
[13] Jürgen Habermas : La paix perpétuelle, Cerf, p.27
[14] John Rawls : Le droit des gens, p.66
[15] John Rawls : Théorie de la justice, 1971, trad. française par Catherine Audard, Seuil, 1987, coll. Points, 1997. Sur le droit des gens, voir en particulier §58 (pp.418-422) sur la justification de l’objection de conscience et le concept de « guerre juste ».
[16] Le mot « libéral » doit être entendu chez Rawls au sens américain du libéralisme politique, différent du sens français qui désigne couramment la défense de l’économie de marché, indépendamment de toute conception de la justice sociale.
[17] op. cit. p. 94
[18] op. cit. p. 104
[19] Kant, Théorie et pratique, AK, VIII, 312
Ecrit par dcollin le Mercredi 23 Mars 2005,

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