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dimanche 22 mars 2015

Vérité et fiction

Vérité et fiction apparaissent comme des antonymes. Si la vérité consiste à raconter les faits tels qu’ils se sont passés, la fiction raconte des faits imaginés. Les faits et les fictions : il faut choisir, comme il faut choisir entre la vérité et l’imagination. Il faut pourtant comme toujours entre les termes qui paraissent opposés déterminer ce qui les unit et les différencie dans le même mouvement, l’identité de l’identité et de la négation pour parler comme Hegel. C’est qu’en effet, la fiction comme toute idée a un idéat : l’objet de la fiction est un objet fictif. La fiction désigne tout à la fois le récit et l’objet imaginaire de ce récit. D’où une première difficulté : la fiction s’oppose-t-elle à la vérité ou à la réalité ? D’ailleurs on dit « la réalité dépasse la fiction » et non « la vérité dépasse la fiction ». En second lieu la fiction doit être séparée de l’erreur, du mensonge ou encore de l’illusion, bien qu’il lui arrive fréquemment d’avoir affaire avec les unes ou les autres. De là nous pourrons voir en quelle manière la fiction peut dire le vrai. Et, pour terminer, elle reste toujours une vérité cryptique que l’on doit séparer de la vérité telle que la raison la manifeste directement, en chair et en os pourrait-on dire.


Délimitations conceptuelles


Éclaircissons d’abord les premières difficultés qui surgissent de cette notion ambiguë de fiction. En suivant les définitions de Spinoza (cf. Traité de la réforme de l’entendement), l’idée fictive se distingue tout à la fois de l’idée fausse, de l’impossible et de l’idée vraie. Voyons comment.
Un récit de fiction est un récit qui raconte des faits qui n’ont pas eu lieu. Mais il est impossible d’en déduire que le récit de fiction est faux. Le faux témoin est celui qui raconte comme ayant eu lieu ce qui n’a pas eu lieu. Mais le conteur ou le romancier ne doivent pas être considérés comme des faux témoins. On peut comparer les propos du faux témoin à la réalité, mais à quelle réalité pourrait comparer la fiction ? Les fictions dont traite le récit de fiction ont un statut bien particulier. Si je dis : « Emma est l’épouse de Charles Bovary », cette phrase n’est, au strict, ni vraie ni fausse, pour la simple raison que ni Emma ni Charles Bovary ne sont des personnes réelles mais des inventions de Gustave Flaubert. On sait que Flaubert a puisé la matière première de son roman dans un fait divers ayant réellement eu lieu mais cela ne change rien au statut de fiction de son roman. Cependant, dans le monde fictif créé par Flaubert, il est vrai qu’Emma Rouault a épousé Charles Bovary. Comment le savoir ? Tout simplement en lisant Madame Bovary ! Ainsi la fiction apparaît comme un genre d’être particulier, une « irréalité » pourrait-on dire. La fiction propose donc le tableau d’une irréalité, quel que soit le degré d’invention dont elle fait preuve.
Quelles sont donc les caractéristiques de cette irréalité ? Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza commence sa « méthode » en définissant « l’idée fictive ». Une idée fictive est une idée que l’on peut feindre. Voyons ce que dit Spinoza :
Toute perception a pour objet, soit une chose considérée en tant qu’elle existe, soit seulement l’essence d’une chose ; mais comme la fiction ne s’applique guère qu’aux choses considérées en tant qu’elles existent, c’est de ce genre de perception que je parlerai d’abord : je veux dire celle où l’on feint l’existence d’un objet, et où l’objet ainsi imaginé est compris ou supposé compris par l’entendement. Par exemple, je feins que Pierre, que je connais, s’en va chez lui, vient me voir, et autres choses pareilles. À quoi se rapporte une telle idée? Elle se rapporte aux choses possibles, et non aux choses nécessaires ou aux choses impossibles.
Je peux en effet concevoir l’essence de quelque chose qui n’existe pas. Par exemple, l’architecte conçoit la maison qui n’existe pas. Il la conçoit dans son imagination avant d’en tracer les plans et de commander sa réalisation. Un concept, ainsi entendu au sens le plus large n’est pas une fiction. La fiction dit Spinoza, ne s’applique guère qu’aux choses en tant qu’elles existent. J’imagine qu’Emma Bovary existe ce qui suppose que mon entendement comprend Emma… qui n’existe pas. C’est le premier aspect. D’où découlent deux conclusions.
Premièrement, je ne peux feindre l’existence des choses nécessaires, c’est-à-dire des choses ne peuvent pas ne pas être ! C’est évident d’après la définition : une chose nécessaire existe nécessairement et donc elle ne peut être l’objet d’une idée fictive. C’est encore évident autrement : je peux feindre qu’Emma Bovary n’existe pas, ou qu’elle est morte avant d’avoir épousé Charles Bovary, etc. Mais je ne peux pas feindre qu’une chose nécessaire n’existe pas. Spinoza donne un exemple : qui connaît le vrai concept de Dieu (une substance éternelle et infinie ayant une infinité d’attributs exprimant une essence éternelle et infinie) ne peut pas feindre que Dieu n’existe pas – cela reviendrait à feindre qu’il n’y a aucune réalité, y compris celle du faiseur de fiction, ce qui est évidemment absurde.
Deuxièmement, je ne peux feindre les choses impossibles. Ce qui est impossible, c’est ce qui ne peut pas être, ce qui est contradictoire en soi. Personne ne peut imaginer un cercle carré, pas plus qu’un éléphant passant par le trou d’une aiguille. Tous les corps que j’imagine, je les imagine dans l’espace tridimensionnel de notre perception. Je ne peux pas imaginer un corps inétendu. La fiction ne peut donc imaginer qu’un monde « possible », même si ce monde ne suit pas les lois de la nature de notre monde. Dans Star Wars, certains vaisseaux spatiaux peuvent aller plus vite que la lumière, mais ce sont des vaisseaux tridimensionnels et le monde de Star Wars est un monde pré-relativiste (newtonien).
Il nous faut maintenant distinguer la fiction d’une hypothèse. Une hypothèse est bien un fait imaginé, c’est-à-dire une fiction qui peut servir d’explication à d’autres faits avérés. L’enquêteur ou le détective qui cherche des pistes conçoit des hypothèses. Ces hypothèses peuvent ne demeurer que des fictions, si par exemple elles sont invérifiables ; elles peuvent devenir des idées fausses au cas où elles sont invalidées et elles peuvent enfin devenir des idées vraies si l’expérimentation les a confirmées. On le voit : l’élément commun à l’hypothèse et à la fiction, est que l’on feint l’existence de quelque chose. Mais dans la fiction je feins un objet qui n’existe pas alors que l’hypothèse avoir pour objet une chose qui doit exister réellement. Et surtout l’hypothèse est destinée à être supprimée en tant qu’hypothèse, soit parce qu’elle invalidée soit parce qu’elle est transformée en vérité.
La fiction doit être distinguée du mensonge. Le mensonge construit, certes, un récit fictif – par exemple les manuels de l’histoire soviétique avaient éliminé jusqu’au nom du chef, fondateur et organisateur de l’Armée Rouge, Léon Trotski. Le procureur des procès de Moscou avait un inventé des rencontres imaginaires entre les accusés et les agents de l’Allemagne nazie dans un hôtel norvégien qui n’existait plus. Mais Staline et ses séides savaient très bien qu’il s’agissait de purs mensonges et leur intention était de tromper l’opinion publique soviétique aussi bien que mondiale en vue de justifier l’élimination de la plupart des hommes qui avaient dirigé la révolution russe. Dans la fiction, cette intention mensongère n’existe pas nécessairement. La fiction se présente comme une fiction et n’a nullement la prétention de rapporter les faits tels qu’ils se sont produits.
Enfin la fiction n’est pas une illusion. L’illusion peut avoir pour cause les lois de l’optique. C’est le problème des illusions des sens, problème qui peut finalement être réglé assez facilement. Il suffit de connaître les lois de l’optique pour comprendre pour quelle raison le bâton plongé dans l’eau apparaît brisé alors qu’il ne l’est point (connaître les lois de l’optique) pour n’être plus victime de l’illusion, pour n’en être plus le jouet. L’illusion a aussi pour cause le désir : je me construis des fictions en désirant ardemment qu’elles soient la réalité. Ou encore je m’imagine le pire en souhaitant que cela n’arrive pas (cf. Jean –Jacques Rousseau, Rêveries…). Parce qu’elles procèdent de la puissance impulsion de l’être à persévérer dans son être (ce que Spinoza nomme conatus) ces illusions sont les plus indéracinables. Selon Freud, la croyance religieuse procède de ce mécanisme illusoire ; il qualifie même la religion d’« illusion délirante de l’humanité ». On peut donc dire que l’illusion produit des fictions qui sont des perceptions fausses de la réalité.

La vérité de la fiction


Ainsi poser la question de la vérité de la fiction, c’est poser une question qui n’a pas de solution univoque. La fiction en tant qu’elle est en contradiction avec la perception vraie de réalité des choses peut être qualifiée de fausse. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Revenons au récit de fiction (fable, roman, mythes …) : ces récits parce qu’ils ne se posent pas comme discours de la vérité factuelle ne sont ni vrais ni faux. L’affirmation « le roi de France est chauve » n’est pas vraie puisqu’il n’y a pas de roi de France ; mais son opposée, « Le roi de France a des cheveux » n’est pas plus vraie, pour les mêmes raisons.
En un sens pourtant on peut parler de vérité de la fiction. En s’en tenant à une conception un peu rigide de la vérité, la phrase « Emma a épousé Charles » n’a pas de référent puisque ni Charles Bovary ni Emma ne sont des individus réels. Pourtant si je considère que le monde de la fiction de Flaubert comme un monde possible, alors l’affirmation « Emma a épousé Charles » est « vraie » et l’affirmation « Emma est restée fidèle à son mari » est fausse puisque, dans le monde possible du roman, le « fait » est qu’Emma a trompé Charles avec Rodolphe et Léon. Si nous pouvons attribuer à une proposition concernant des fictions un état de vérité (vrai ou faux), c’est parce que ce « monde possible » peut jouer le rôle de référence à nos propositions concernant Emma et Charles Bovary, Monsieur Homais, etc. Comment le sait-on ? Tout simplement en lisant le roman de Flaubert ! Mais ce roman n’est pas un « monde » ; c’est du texte, des signes, des signes qui créent un monde imaginaire, mais, pour que la fiction fonctionne, ce monde imaginaire doit être vraisemblable. Il ne peut être vraisemblable (sembler vrai) que s’il respecte certaines règles qui sont les lois de la pensée auxquelles tout discours prétendant au vrai doit se plier. Dans le cas du roman, d’ordinaire le monde fictif ressemble exactement au nôtre, les phénomènes y obéissent aux mêmes lois, les personnages sont humains, ils ont des caractères humains que nous pouvons facilement retrouver dans la vie réelle et s’y mêlent de nombreux éléments qui font référence à la réalité. La fiction peut être aussi celle d’un monde très différent du nôtre mais s’appuie toujours sur quelque possible de notre monde. Ainsi la science-fiction extrapole certaines tendances et possibilités inscrites dans la réalité que nous connaissons.
Il y a de la vérité dans la fiction en un deuxième sens. Une fable raconte une histoire. Une fabula en latin désigne d’abord ce qui se dit, les conversations de la foule ; ensuite, il en vient à désigner un récit sans garantie de véridicité et enfin un récit mythique ou un apologue. Dans les premiers sens une fable n’est qu’une vérité douteuse : « on dit qu’Homère était aveugle », mais en réalité on n’en sait rien et d’ailleurs on ne sait pas qui était Homère et même s’il y a eu un seul personnage qui soit l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée1. Dans le dernier sens, la fable n’a aucune prétention à raconter les choses qui se sont passées. D’ailleurs, elle utilise pour cela un procédé bien connu : elle introduit des animaux qui parlent, des loups capables de se déguiser en grand-mère, des êtres fabuleux, justement, comme les ogres ou les fées. La fable rapporte donc des « faits » purement fictifs, ceux d’un monde imaginaire et qui se donne comme tel. La fable, mais ceci vaudrait au même titre du mythe, n’est donc ni une erreur ni un mensonge.
Cependant la fable vise l’exposition de la vérité ou du moins une certaine forme de vérité. Dans Le loup et le chien, La Fontaine met en scène un loup famélique et un chien bien gras qui sont là comme symboles de deux caractères, de deux types humains : ceux qui font de la liberté la valeur suprême (les loups) et ceux qui sont prêts à se laisser enchaîner pour faire bonne chère. La fable dès lors est « vraie » si la description que La Fontaine fait du loup et du chien représente bien deux types de caractères réellement existant parmi les humains. La fable ou le mythe peuvent ainsi être analysés à deux niveaux : premièrement, l’énonciation d’une fiction (les loups et les chiens ne devisent ensemble des avantages et des inconvénients de la liberté) ; deuxièmement, le monde fictif créé par le récit symbolise une vérité concernant notre monde. Le mot « loup » est un signe linguistique dont le signifié est l’image d’un loup (image que peut se représenter quiconque connaît la signification du mot « loup ». L’image du loup est un symbole, une image désignant une abstraction, ici la liberté, le courage pour le lion et ainsi de suite. Ce que l’auteur attend du lecteur, c’est qu’il soit capable de transformer ces symboles en vérité, par exemple « la liberté vaut mieux que l’opulence » et donc il vaut mieux être loup que chien ! La fable ne fait donc pas sens immédiatement comme les propositions du type « le chat est sur le tapis » font sens immédiatement. La fable doit être interprétée : il s’agit de faire sens (to make sense of, comme disent les Anglais) à partir d’images mentales qui ne parlent pas clairement.
Ce que nous venons de dire de la fable vaut aussi généralement pour le roman. Balzac, en entreprenant d’écrire La Comédie Humaine se proposait de faire œuvre philosophique. Eugénie Grandet ne traite du père Grandet, riche vigneron de Saumur et de sa pauvre fille Eugénie, mais de l’argent et de sa puissance destructrice. Le cinéma, quand il ne se limite pas aux effets spéciaux et autres procédés destinés à abrutir le spectateur, crée lui aussi un monde fictif qui parle du nôtre. Mais dans le roman comme dans le cinéma ou le théâtre, il arrive, trop souvent, qu’aucun effet de vérité ne soit attendu, que la fiction ne soit là que comme « divertissement », presque au sens pascalien, une manière de nous détourner de notre propre condition. En ce cas, la fiction si elle ne peut être qualifiée de fausseté apparaît cependant comme un moyen d’obstruer les voies de la vérité, ou d’empêcher que ne soient entendues les voix de la raison.

Vico et la vérité des mythes et fables anciennes


La « Science Nouvelle2 » de Giambattista Vico inclut l’interprétation des mythes et des fables qui deviennent autant de documents historiques, puisque « les fables ont été des histoires vraies et sérieuses des coutumes des très anciens peuples de la Grèce » (7)3. Le rôle attribué aux mythes provient de ce « nouvel art critique » qui en permet une lecture et une interprétation adéquates. Il s’agit, en réduisant la philologie à « la forme d’une science » de découvrir « le dessein d’une histoire idéale éternelle ».
À l’encontre de saint Augustin, sévère contempteur de fables de la mythologie surtout remarquables par leur obscénité, les principes de la science nouvelle permettent d’éviter cet inconvénient en montrant que
de telles fables furent, à leur commencement, toutes vraies, sévères et dignes des fondateurs des nations, et que c’est ensuite, quand de longues années se furent écoulées, qu’elles prirent les significations obscènes avec lesquelles elles nous sont parvenues, en partie à cause de l’obscurcissement de leur signification, en partie à cause du changement des mœurs qui, de sévères qu’elles étaient, devinrent dissolues, et parce que les hommes voulaient pour rassurer leur conscience, pécher avec l’autorité des dieux. (81)
Vico donne une explication de la vérité des fables anciennes :
… les premiers hommes du paganisme étaient aussi simples que des enfants, qui sont véridiques par nature, les premières fables ne purent rien inventer de faux : aussi durent-elles être nécessairement (…) vraies. (408)
L’argument est évidemment bien peu convaincant. Vico étant père d’une importante progéniture, on eût pu croire sa connaissance de la psychologie enfantine un peu plus élaborée. Mais comme toujours avec Vico, il faut éviter de s’en tenir aux arguments isolés. Il perçoit, même si ce n’est pas toujours très clairement, il faut le reconnaître, qu’il y a une vérité essentielle dans les mythes anciens, ce que Freud soutiendra deux siècles plus tard d’une manière peu différente, au fond. De même que les rêves donnent accès à un inconscient qui est toujours une régression dans l’enfance du sujet, de même les mythes (voir le rôle central d’Œdipe chez Freud) donnent accès à l’inconscient infantile de l’humanité. Ce parallélisme entre l’histoire individuelle du sujet et l’histoire de l’humanité et cette idée d’enfance de l’humanité qui constituent un des points essentiels de la méthode de Vico, se retrouvent plus tard chez Freud, notamment dans L’avenir d’une illusion, où il s’agit d’expliquer l’origine de la religion, ou dans Totem et tabou.
Michelet, traducteur de Vico, tenait en piètre estime sa mythologie. Mais le problème est seulement de savoir si la supposition que les fables sont vraies est une supposition féconde pour cette science nouvelle que veut fonder Vico. En rappelant que les Égyptiens avaient coutume d’attribuer à Hermès Trismégiste toutes leurs découvertes utiles à la vie humaine, il peut conclure :
Maintenant, en nous appuyant sur cette nature des enfants et sur cette coutume des anciens Égyptiens, nous pouvons affirmer que le langage poétique, en  de ces caractères poétiques, peut nous permettre de nombreuses et importantes découvertes relativement à l’antiquité. (413)
Quand on dit que les mythes sont vrais, il faut en déduire qu’ils parlent de la réalité historique des peuples et que, par conséquent, ils « ne racontent pas des histoires », c’est-à-dire qu’ils ne peignent pas cette réalité historique sous des couleurs chatoyantes et puisque l’histoire obéit à une loi éternelle de progrès – même après qu’elle a été rejetée en arrière dans le cas d’un retour à la barbarie – on en conclut que les personnages des mythes ne sont pas des modèles moraux et intellectuels pour notre époque. Ils ne peuvent être jugés selon nos critères et nous devons pour les comprendre être capables d’un décentrement du regard. Ainsi, à propos des actions de Pâris, de Jason ou de Thésée, Vico fait remarquer
… c’étaient là des actions réputées héroïques, alors qu’avec nos sentiments présents elles semblent, comme elles le sont effectivement, des actions d’hommes scélérats. (611)
Le chapitre consacré à l’héroïsme des anciens peuples (Livre II, chap. VIII) développe abondamment ce thème en partant de l’Odyssée. Ainsi, Achille en colère contre Agamemnon,
… permet qu’Hector fasse un massacre de Grecs, et, contre ce que lui dicte la dévotion qui est due à la patrie, il s’obstine à venger une offense personnelle au prix de la ruine de la  tout entière. (…) Voilà donc le héros qu’Homère qualifie toujours d’« irréprochable » et qu’il chante en le proposant aux Grecs comme exemple de  héroïque ! (667)
De même, le brigandage a été longtemps été considéré comme une action héroïque (636). Vico ne reproche pas aux poètes anciens de n’être pas au niveau de sagesse des philosophes modernes, puisque « les poètes théologiens furent le sens et les philosophes l’intellect de la sagesse humaine. » (779)
La table chronologique qui commence la version 1725 et se trouve reprise dans l’édition de 1744 est justifiée par le recours à ces fables et mythes et elle s’arrête même à partir du moment où Tite-Live considère que l’histoire romaine est certaine c’est-à-dire à partir de la seconde guerre contre Carthage. C’est que cette chronologie ne présente aucune certitude absolue.
On voit, d’après tout ce qui a indiqué dans ces Annotations, que tout ce qui nous est parvenu au sujet des anciennes nations païennes, jusqu’aux temps où s’arrête notre Table est totalement incertain. (118)
Mais c’est précisément pour cette raison que la fantaisie des fables peut s’imposer. Vico a un raisonnement un peu curieux :
Aussi sommes-nous entrés dans tout cela comme s’il s’agissait de ce qu’on appelle des res nullius, dont la règle de droit veut que « occupanti conceduntur » ; c’est pourquoi nous ne croyons pas léser le droit de personne en raisonnant de façon différente et parfois même entièrement contraire aux opinions qui ont été reçues jusqu’ici au sujet des principes de l’humanité des nations. (118)
Cette application du droit du premier occupant au domaine des théories scientifiques pourrait être comprise de manière ironique : Vico nous avertit de ne pas accorder une valeur scientifique démesurée à toutes ses spéculations. Il se donne le droit de créer là où, de toute façon, nous sommes dans la plus grande incertitude.
Ainsi, c’est en s’appuyant sur la lecture et l’interprétation des mythes ou de ces « fables anciennes » que Vico entreprend de fonder une véritable anthropologie, une science totale de l’homme combinant la culture, le droit, la politique, les structures familiales ou encore la linguistique. Et le point de départ de cette entreprise, c’est l’idée que les fables anciennes sont vraies, autrement dit qu’il faut accorder la plus grande attention au caractère véritatif de ces fictions.

L’expérience fictive : l’expérience de pensée selon Einstein


Il est encore un autre domaine où la fiction peut produire de la vérité, celui de la pensée scientifique. L’« expérience de pensée » dont Einstein fit un grand usage est une tentative pour résoudre un problème en n’utilisant que la puissance de l’imagination. Si on trouve déjà ces expériences de pensée chez Galilée, c’est Ernst Mach (1838-1912) qui en fournit l’idée précise à Einstein. Mach veut étendre le principe de relativité galiléen. Ce principe affirme que les lois de la physique se conservent dans des repères en déplacement inertiel, autrement dit le mouvement est toujours relatif à repère et il est impossible de déterminer en se plaçant dans un repère en déplacement rectiligne uniforme si ce repère est « au repos » ou non. Par exemple quand deux trains se croisent à vitesse uniforme, le voyageur de l’un de train et ne dispose pas d’autre repère que son train ne peut pas savoir si son train en mouvement ou si c’est le train sur l’autre voie qui est en mouvement. Mach se demande il y a un sens à parler dans l’absolu de mouvement accéléré ou de mouvement de rotation. Il propose ainsi une expérience : supposons un astronaute flottant au milieu d'un espace vide de toute matière et de tout point de repère. Aucune étoile, aucune source d'énergie n'est présente, quelle que soit la distance considérée. L'astronaute dispose-t-il d'un moyen de déterminer s'il est en rotation sur lui-même ou non, et ce malgré l'absence de point de repère. Si le principe de Mach est faux, c’est-à-dire si les forces d'inertie existent même en l'absence de toute matière ou énergie, alors l'astronaute pourrait le savoir, en ressentant des forces d'inertie, comme par exemple la force centrifuge qui poussent ses bras vers l'extérieur. Cette idée heurte le sens commun, dans la mesure où il est difficile de concevoir un mouvement, en l'occurrence une rotation, sans aucun point de référence. Cela impliquerait la notion d'un espace et d'un référentiel absolu, ce qui est remis en cause par le principe de relativité générale. Nous avons bien ici une fiction au sens strict du terme : aucun astronaute ne pourra jamais se trouver dans un espace vide de matière ! Et pourtant cette « expérience fictive » permet d’éclairer un problème de physique fondamentale.
Einstein utilise le même procédé quand il formule le principe d’équivalence de la masse inertielle et de la masse gravitationnelle. Il suppose un ascenseur dans le vide astral, tiré dans la direction « haut » par une force constante. À l’intérieur de l’ascenseur, un physicien observerait que tous les objets qu’il laisse tomber tombent à vitesse constante et il en déduirait qu’il est dans un champ de gravitation constant, comme s’il était immobile sur la terre ou sur toute autre planète. À l’extérieur de l’ascenseur, un physicien observerait que tous les objets que lâche notre physicien astronaute sont propulsés à vitesse constante (celle de l’ascenseur au moment où le physicien astronaute les lâche) selon le principe d’inertie. De cette fiction, Einstein déduit que la masse inertielle et la masse gravitationnelle sont équivalentes, principe fondamental de la théorie de la relativité générale.
Nous avons ici encore une fiction (l’expérience est purement imaginaire) mais cette fiction conduit à la formulation d’une loi de la physique, non pas d’un monde fictif mais du monde réel dont la physique cherche à « dire la vérité », c’est-à-dire à formuler les lois constantes des phénomènes.
Il existe encore un usage licite logiquement de la fiction, il s’agit des contrefactuels (ou énoncés conditionnels contraires aux faits). « Si la casserole avait été mise sur le feu, l’eau aurait bouilli » est un énoncé vrai bien que la casserole n’ait pas été mise sur le fait. On pourrait dire que dans ce cas, cet énoncé n’est qu’une conséquence logique d’une loi générale de la nature. Mais l’énoncé « Si je m’étais réveillé plus tôt, je ne serais pas arrivé en retard à ce rendez-vous » peut difficilement être considéré comme l’instanciation d’une loi générale de la nature. Il peut pourtant être parfaitement vrai. On use de nombreux contrefactuels dans tous les raisonnements expérimentaux : si l’hypothèse H était fausse, on devrait observer le fait F. À partir de ces remarques nécessairement trop sommaire, on voit bien que la théorie de la vérité-correspondance n’est guère tenable sauf à en modifier profondément la formulation.

La fiction, une vérité toujours cryptique


Quels que soient les effets de vérité de la fiction et, comme nous l’avons vu, ils sont fort nombreux, la vérité ne se donne jamais directement dans la fiction, comme elle ne se donne jamais directement dans les paraboles du Nouveau Testament. Flaubert donne à Madame Bovary le sous-titre de « Mœurs de province ». Il s’agit de faire un tableau aussi exact que possible des mœurs de province, comme le ferait un observateur impartial, un ethnologue par exemple, chargé de « dire la vérité » sur les mœurs ayant cours dans cette région de Normandie où l’intrigue est située. Balzac, dont La femme de trente ans a aussi inspiré le roman de Flaubert, voulait faire œuvre philosophique en écrivant La Comédie Humaine. On pourrait sans problème noter des intentions du même genre chez Zola et chez tous les grands romanciers du XIXe et du XXe siècle. Leur génie est d’avoir atteint cet objectif par les moyens de la fiction. Cependant, il y a une grande différence entre le travail du romancier et celui du philosophe ou du sociologue. Dans la fiction, la vérité apparaît sous une forme voilée. La fiction manifeste la vérité mais seulement en la repliant dans les procédés romanesques.
La vérité que livre la fiction est donc une vérité qui ne peut surgir que d’une interprétation jamais terminée. La vérité dans la fiction semble au fond inatteignable un peu à la façon dont la pensée du rêve résiste toujours dans l’interprétation du rêve. Dans L’interprétation du rêve, Freud écrit ainsi : « Chaque rêve a au moins un endroit où il est insondable, pareil à l’ombilic, par lequel il est rattaché à l’Unerkannt, l’inconnu, le non connu. »

Vérité et fiction en histoire



Le problème est particulièrement aigu quand on s’intéresse à l’histoire. L’histoire des historiens et non les histoires que nous nous racontons, vise, selon le mot de Ranke à raconter ce qui s’est passé, comme cela s’est passé. L’histoire se présente donc d’abord comme narration et elle ressemble extérieurement au récit de fiction. C’est du reste une des raisons qui a poussé les historiens contemporains comme ceux de l’école des Annales (Bloch, Febvre et leurs héritiers comme Fernand Braudel) à vouloir casser les codes de l’histoire narrative et à construire enfin une science historique très proche dans ses fondements épistémologiques de la sociologie de Durkheim. À l’inverse Paul Ricœur soutient que l’histoire ultimement est narrative : écrire l’histoire est toujours finalement ce que Ricœur appelle encore la « mise en intrigue ». Première difficulté : comment distinguer dans cette « mise en intrigue » qu’opère l’historien ce qui dit les choses qui se sont passées comme elles se sont passées et les liens et explications causales que l’historien introduit entre les événements, et qui relèvent de choix interprétatifs ? Une certaine présentation des faits et la sélection inévitable des faits disponibles peuvent aisément transformer le récit historique en une sorte de fiction, une légende dorée ou une légende noire selon les intentions de l’historien.
Problème encore plus complexe : celui des fictions historiques. Ainsi dans Horace de Corneille, l’argument de la pièce reprend un épisode situé dans les premiers temps de l’histoire de Rome. Corneille s’appuie essentiellement sur deux sources antiques : l’Histoire romaine de Tite-Live (-59 ou -64 – 10), qu’il cite, et les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (historien grec, -1er s.), traduites dès 1480 en latin, et qu’il ne cite pas. Si Tite-Live est un historien honnête, il s’appuie essentiellement sur ce qui s’est transmis de l’histoire romaine et, en particulier, la vérité historique de la fameuse bataille des Horace et des Curiace est sujette à caution. Mais en outre, Corneille réécrit l’histoire : il élimine quelques personnages importants de cette affaire et son propos n’est pas raconter ce qui s’est passé comme cela s’est passé mais bien d’en dégager une portée universelle. Ici donc l’histoire fonctionne à la manière des mythes et des fables. Personne ne confondra la pièce de Corneille et la réalité historique, mais il en demeure tout de même une certaine vision de l’histoire qui, dans la tradition des « humanités » classiques, occupe les esprits des lecteurs reste trop souvent une histoire fictive.
Les fictions historiques – et pas seulement les mythes – semblent nécessaires à chaque peuple. L’inscription des sociétés humaines dans l’histoire n’est sans doute pas d’abord ce qu’elle deviendra plus tard, une recherche des enseignements de l’histoire basée sur une connaissance aussi exacte que possible des faits. Les textes sacrés des grandes civilisations comme les mythes sont des histoires des origines. Chaque peuple, chaque civilisation, trouve dans ces récits l’explication de ce qu’il est, de ses lois, de ses mœurs ou de sa langue. Si l’on considère l’histoire comme nous la considérons aujourd’hui, c’est-à-dire depuis la fin du xixe siècle, comme une science humaine ou sociale, la recherche des origines n’a guère de sens : l’origine est toujours mythique – Marc Bloch (1886-1944) dénonçait « l’obsession des origines ». Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’Exode a réellement eu lieu ou si le père de tous les membres de la tribu est un léopard ou un ours. Même quand l’origine se donne comme réalité historique, elle est une reconstitution en vue de produire un récit des origines. Longtemps dans les écoles de la République française, les enfants durent apprendre « nos ancêtres les Gaulois ». Mais les ancêtres des Français ne sont pas plus des Gaulois que des Romains, des Germains, des Arabes, etc. Au demeurant les populations celtiques que les Romains appelaient Gaulois étaient elles-mêmes des populations récemment installées sur le territoire de la Gaule. Ainsi que le montre Claude Nicolet4, la question des origines fut l’objet d’une longue bataille entre historiens, mais aussi et surtout une bataille politique. La noblesse française se prétendait la descendante des guerriers francs (donc des « germains ») et tenait les paysans et plus généralement les roturiers pour les descendants des gallo-romains vaincus. Cette victoire originelle devait légitimer les privilèges de la noblesse comme une race dominante, une domination fondée sur le principe du sang. C’est seulement à la fin du xixe siècle, notamment avec le Second Empire et la volonté de Napoléon iii de faire de Vercingétorix un héros national et du site archéologique d’Alise Sainte Reine le lieu présumé de la bataille d’Alésia que les Gaulois sont véritablement érigés en ancêtres de la . Que la  soit une  gauloise et non une  issue des peuples germaniques comme les Francs, cela avait évidemment une importance politique capitale au moment où la rivalité franco-allemande était devenue le problème majeur en Europe, et ce indépendamment de la vérité historique objective.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces mythes originels. Toutes les questions de datation renvoient à des mythes concurrents. Quand commence donc l’histoire de France proprement dite ? Est-ce avec le baptême de Clovis, ce roi des Francs dont le nom est germanique (« Chlodwig », c’est-à-dire l’illustre combattant) ? Est-ce avec le traité de Verdun où les petits-fils de Charlemagne se partagent l’empire carolingien entre la Francie occidentale qui deviendra « royaume de France » en 1205, la Francie médiane qui deviendra la Lotharingie et la Francie orientale qui forme le noyau du futur « Saint-Empire Romain germanique » ? Est-ce encore l’avènement de la dynastie capétienne qui impose la règle de la primogéniture et met fin au partage des royaumes à la mort du père selon la vieille tradition franque ? Mais peut-être pourrait-on encore penser que ce conglomérat de provinces aux coutumes et aux langues différentes, réunies de force sous la coupe des descendants d’Hugues Capet ne devient véritablement une  que lors de la « levée en masse » de 1792 et de la très symbolique bataille de Valmy où l’armée des sans-culottes repousse les monarchies coalisées de toute l’Europe au cri de « Vive la  ! » ? Il y a autant d’origines que de points de vue, que de rapports subjectifs à la tradition, tout simplement parce que, du point de vue d’une histoire objective, il n’y a pas d’origine !
Il n’est cependant pas toujours facile de distinguer cette histoire mythique d’une histoire fondée uniquement sur la considération de l’exactitude des faits. Tite-Live racontant l’histoire romaine est mu par un souci de la vérité qui permet de le compter parmi les fondateurs de la discipline historique telle que nous la définissons aujourd’hui. Cependant, il fait l’histoire de Rome « ab urbe condita », depuis la fondation de la ville, et intègre à cette histoire la fuite d’Énée après la chute de Troie et le mythe de la fondation de Rome par les deux jumeaux Romulus et Remus élevés par une louve.
Il ne faut pas penser que cette manière de procéder serait propre à des historiens qui méconnaissent encore les méthodes de recherche de la vérité en histoire et restent guidés par la volonté de montrer comme la Fortune a veillé sur le destin de Rome. Un grand historien allemand du xxe siècle, Ernst Kantorowicz (1895-1965) consacre en 1927 un important ouvrage à L’Empereur Frédéric II, un livre à la gloire de l’Empereur qui a permis par la fusion des divers peuples germaniques de « donner naissance à l’Allemand, cette créature unique qui contient en elle l’univers »5. L’érudition austère d’un grand médiéviste produit ici un « mythe national » dont l’utilisation politique effraiera un peu plus tard son auteur, d’origine juive, contraint à quitter l’Allemagne et qui refusera, après la seconde guerre mondiale, de faire rééditer son livre, « écrit dans l’excitation des années vingt, avec tous ses espoirs en un triomphe de l’Allemagne cachée et une rénovation du peuple allemand par la contemplation de son plus grand empereur »6.
Dans tous ces cas de récits, y compris dans le cas des récits d’histoire que nous venons d’évoquer, la vérité doit en quelque sorte être extraite et ne se présente jamais directement, « en chair et en os ». Si la fiction est plus plaisante que l’histoire scientifique, si elle peut même contribuer à développer le goût de l’histoire dans le public, elle doit cependant être soigneusement distinguée de la vérité. Une des tentations que l’on devrait repousser avec force est de faire l’histoire avec des « si » : « le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court, toute la face aurait changé » (Pascal, Pensées, L413-B162). En histoire, à la différence des sciences de la nature, on doit bannir les contrefactuels.

Fiction et dogme


Il peut enfin arriver que la fiction se présente comme vérité indiscutable, à prendre sans discussion. C’est précisément ce que l’on appelle dogme. Toutes les vérités doivent pouvoir être logiquement déduites du dogme. C’est particulièrement net dans ce qui concerne les dogmes religieux. L’un des raisonnements utilisés contre l’hypothèse héliocentrique de Copernic était le suivant : si Copernic a raison, comment ne pas en déduire que la « sainte écriture » a tort. En effet, après que Dieu ait fait tomber des grêlons pour aider Josué à mettre en déroute les Gabaonites :
Alors Josué parla à l’Éternel, le jour où l’Éternel livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit en présence d’Israël : Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon !
Et le soleil s’arrêta, et la lune suspendit sa course, Jusqu’à ce que la  eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil s’arrêta au milieu du ciel, Et ne se hâta point de se coucher, presque tout un jour. (Josué, 10, 12-13)
Or la « sainte écriture » ne peut que dire la vérité et donc Copernic a tort… Le dogme ici ne peut être critiqué qu’en sortant du discours religieux et en se plaçant du point de vue d’une autre légitimité, en l’ccurrence celle de la science astronomique ou de l’histoire – Josué est censé avoir pris la ville de Jéricho en abattant ses murailles (grâce aux fameuses trompeuses, mais les fouilles archéologiques ont montré que Jéricho n’avait pas de murailles…).
On peut cependant que le droit a lui aussi une structure dogmatique. Les principes de droit posent ce qui doit être et doit être assumé comme vérité dans tout ce qui concerne les relations entre les hommes qui tombent dans le domaine du droit. Prenons un seul exemple qui fait comprendre ce dont il s’agit. Dans le cas d’une adoption plénière, l’acte adopté devient le fils ou la fille de ses parents adoptifs exactement comme s’il s’agissait de ses parents « biologiques ». Ainsi l’acte de naissance est modifié. Cela peut paraître curieux : un acte de naissance enregistre un fait, dûment constaté et enregistré par l’officier d’état civil. Modifier un acte de naissance revient à modifier rétrospectivement les faits, un peu comme on réécrit l’histoire dans 1984 en fonction des volontés du « parti » ! Mais il n’y a rien de tel : pour le droit la filiation n’est précisément pas quelque chose que l’on peut identifier à un processus naturel. La filiation, établie par un acte de droit, ne procéder que du droit. Pour l’enfant adopté selon la procédure de l’adoption plénière, après son adoption ses parents adoptifs sont réputés être ses « vrais » parents. Le droit ne découle pas ici des propositions énonçant ce que l’on peut tenir pour vrai « en réalité ». Il crée son ordre propre, un ordre fictionnel, un peu de la manière dont l’écrivain crée son monde de fiction (Ronald Dworkin établit entre textes littéraires et textes juridiques une intéressante analogie7).

Conclusion



La complexité des rapports entre fiction et vérité est telle qu’il est donc impossible de les tenir pour des antonymes, bien qu’il soit absolument nécessaire de maintenir la distinction la plus rigoureuse entre les deux. Que la vérité puisse porter sur des faits imaginaires, sur des fictions, cela devrait cependant nous conduire balayer toutes les confusions des conversations de la vie commune où les mots « vrai » et « réel » sont trop souvent mis l’un pour l’autre, comme on confond vérité et réalité. Cela soit également permettre de mettre hors circuit la version frustre de la théorie de la vérité-correspondance qui affirme qu’un énoncé est vrai si et seulement si il correspond à un état du monde.

Annexe : les poètes sont des menteurs

Platon – extrait de La République – Livre ii

(Socrate) -- Quoi ! tu ne sais pas que les premiers discours qu'on tient aux enfants sont des fables! Elles ont du vrai, mais en général le mensonge y domine. On amuse les enfants avec ces fables avant de les envoyer au gymnase.
(Adimante) -- Cela est vrai.
-- Voilà pourquoi je disais qu'il faut commencer par la musique plutôt que par la gymnastique.
-- À la bonne heure.
-- Tu n'ignores pas qu'en toutes choses la grande affaire est le commencement, [377b] surtout à l'égard d'êtres jeunes et tendres; car c'est alors qu'ils se façonnent et reçoivent l'empreinte qu'on veut leur donner.
-- Tu as raison.
-- En ce cas, souffrirons-nous que les enfants écoutent toutes sortes de fables imaginées par le premier venu, et que leur esprit prenne des opinions la plupart du temps contraires à celles dont nous reconnaîtrons qu'ils ont besoin dans l'âge mûr?
-- Non, jamais.
-- Il faut donc nous occuper d'abord de ceux qui composent des fables, [377c] choisir leurs bonnes pièces et rejeter les autres. Nous engagerons les nourrices et les mères à raconter aux enfants les fables dont on aura fait choix, et à s'en servir pour former leurs âmes avec encore plus de soin qu'elles n'en mettent à former leurs corps. Quant aux fables dont elles les amusent aujourd'hui, il faut en rejeter le plus grand nombre.
-- Lesquelles ?
-- Nous jugerons des petites compositions de ce genre par les plus grandes ; car, grandes et petites, [377d] il faut bien qu'elles soient faites sur le même modèle et produisent le même effet. N'est-il pas vrai?
-- Oui ; mais je ne vois pas quelles sont ces grandes fables dont tu parles.
-- Celles d'Hésiode, d'Homère et des autres poètes ; car toutes les fables qu'ils ont débitées et qu'ils débitent encore aux hommes sont remplies de mensonges.
-- Quelles fables encore, et qu'y blâmes-tu?
-- J'y blâme ce qui mérite avant et par-dessus tout d'être blâmé, des mensonges d'un assez mauvais caractère.
-- Que veux-tu dire?
-- [377e] Des mensonges qui défigurent les dieux et les héros, semblables à des portraits qui n'auraient aucune ressemblance avec les personnes que le peintre aurait voulu représenter.
-- Je conviens que cela est digne de blâme : mais comment ce reproche convient-il aux poètes ?
-- D'abord il a imaginé sur les plus grands des dieux le plus grand et le plus monstrueux mensonge , celui qui raconte qu'Uranus a fait ce que lui attribue Hésiode, et comment [378a] Cronus s'en vengea, Quand la conduite de Cronus et la manière dont il fut traité à son tour par son fils seraient vraies, encore faudrait-il, à mon avis, éviter de les raconter ainsi à des personnes dépourvues de raison, à des enfants; il vaudrait mieux les ensevelir dans un profond silence, ou s'il est nécessaire d'en parler, le faire avec tout l'appareil des mystères, devant un très petit nombre d'auditeurs, après leur avoir fait immoler, non pas un porc, mais quelque victime précieuse et rare, afin de rendre encore plus petit le nombre des initiés.
-- Sans doute, car de pareils récits sont dangereux.
-- [378b] Aussi, mon cher Adimante, seront-ils interdits dans notre État. Il n'y sera pas permis de dire à un enfant qu'en commettant les plus grands crimes il ne fait rien d'extraordinaire, et qu'en tirant la plus cruelle vengeance des mauvais traitements qu'il aura reçus de son père, il ne fait qu'une chose dont les premiers et les plus grands des dieux lui ont donné l'exemple.
-- Non, par Jupiter; ce ne sont pas là des choses qui soient bonnes à dire.

Nietzsche

Poète et menteur. — Le poète voit dans le menteur son frère de lait de qui il a volé le lait ; c’est pourquoi celui-ci est demeuré misérable et n’est même pas parvenu à avoir une bonne conscience.8

1  Vico soutient que c’est le peuple grec qui est le véritable auteur de ces deux grands poèmes épiques.
2  C’est le titre de l’ouvrage majeur de Giambattista Vico, auquel il travaillait encore, pour une nouvelle édition, à sa mort en 1744.
3  La pagination est celle de l’édition de la Science Nouvelle par Alain Pons.
4  Voir Claude Nicolet : La fabrique d’une . La France entre Rome et les Germains, Perrin, 2003
5  E ; Kantorowicz, Frédéric II, in Œuvres, Gallimard, collection « Quarto », p.565
6  Op. cit. p. 1234
7  Voir R. Dworkin, Une question de principe, Chap. 6, PUF, 1996.
8  F. Nietzsche, Le gai savoir, IIIe partie, §222

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Ecrit par dcollin le Dimanche 22 Mars 2015, 17:48 dans "Enseigner la philosophie" Lu 3420 fois. Version imprimable

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vendredi 12 décembre 2014

Zeev Sternhell, Vico et les prétendues "anti-Lumières"

Zeev Sternhell (Les anti-Lumières, Librairie Arthème Fayard, 2006) place Vico dans la trilogie des premiers grands adversaires du rationalisme et des Lumières. Sternhell reconnaît que « chacun trouve dans Vico ce qu'il cherche, car sa manière s'y prête » et que de multiples interprétations sont possibles de cette œuvre protéiforme. Sternhell doit aussi concéder qu'en se réclamant de Bacon, Vico cherche à prendre part au « grand bond en avant des Lumières ». Mais le verdict tombe immédiatement après : Vico « se dresse en réalité contre la révolution intellectuelle de son temps » et il importe donc, sans procéder à une « analyse globale » de l’œuvre de Vico, de « s'arrêter sur les éléments fondamentaux de cette première attaque contre les Lumières. »[1]
Le procédé laisse songeur. On commence par écarter tout ce qui pourrait contredire la thèse qu'on va soutenir – quand Vico se place explicitement dans le courant de son temps, on dit qu'il « semble prendre part » – et on ne va retenir que ce qui permet d'illustrer la thèse. On pourrait faire remarquer que l'anti-cartésianisme de Vico n'en fait pas ipso facto un adversaire des Lumières puisque les Lumières ne sont pas nécessairement cartésiennes et que la tradition de Bacon et de l'empirisme anglo-saxon est un des courants parfaitement légitimes des Lumières, ou plus exactement de ce que l'on va nommer outre-Manche entlightment. En fait, pris dans cette logique particulière de l'histoire des idées qui conduit le plus souvent à traiter les œuvres des grands auteurs uniquement sous le prisme de problématiques choisies a priori, Sternhell veut à tout prix faire rentrer Vico dans le lit de Procuste de sa thèse visant à opposer d'un côté les Lumières (les Français, Kant) et de l'autre leurs ennemis, en commençant autant que possible par les adversaires les plus caricaturaux du rationalisme et du progrès.[2] Mais rien ne justifie que Vico se retrouve dans le box des accusés aux côtés de Burke et de Herder[3].

Rentrons dans le détail. Premier élément de l'acte d'accusation : Vico privilégie l'imagination au détriment de la raison. Sternhell s'appuie sur une remarque de Paul Hazardqui fait de Vico le découvreur du rôle de l'imagination qui devient la faculté première contre la raison et regrette qu'il ait été méconnu. Sternhell poursuit en critiquant Hazard, car si la raison n'avait pas été tenue pour notre faculté première par les penseurs du XVIIIe siècle, les idées de tolérance et de liberté n'auraient jamais pris. Mais cette polémique où l'on utilise Hazard pour viser Vico est parfaitement sophistique et repose sur des contresens flagrants. Car si Vico considère que l'imagination est la faculté première de l'enfance, l'âge adulte donne la place première à la raison, et, de la même manière, l'imagination domine l'âge des dieux et l'âge des héros mais elle cède la place au droit et à la rationalité philosophique à l'âge des hommes qui est conçu, chez Vico, comme chez une grande partie des philosophes des Lumières, comme l'âge des républiques populaires[4] (même si la forme monarchique s'impose parce qu'elle permet le repos des peuples) et d'une liberté raisonnable. En outre, contrairement à ce que laisse entendre Sternhell, il n'y a chez Vico aucune nostalgie de l'âge d'or, puisque la Science Nouvelle réfute radicalement cette idée d'âge d'or, contrairement à ce que pouvaient laisser penser les œuvres antérieures de Vico comme le livre sur l'Antique Sagesse de l'Italie. Autrement dit ce premier élément de l'acte d'accusation de Sternhell contre Vico ne tient pas.
Il faut ajouter que Vico n'est pas le premier à souligner le rôle essentiel de l'imagination dans la formation de l'esprit humain. Toute l'Éthique de Spinoza, qu'on ne pourra pas classer parmi ces anti-Lumières qui préfèrent l'échauffement des sentiments à la froideur de la raison, montre que la première et la plus naturelle manière de penser des humains est la manière imaginative. Spinoza évidemment n'en fait pas la voie royale pour atteindre la connaissance adéquate, puisque les hommes souvent errent parce qu'il leur est plus facile d'imaginer que de concevoir. Cependant, Spinoza ne dévalue pas l'imagination, qu’il tient pour une puissance de l'esprit humain dont nous pouvons user à des fins fort utiles. Enfin, il semble de simple bon sens de constater que le recours à l'imagination fait partie des ressources majeures de l'éducation des enfants. Vico n'a d'ailleurs pas tort de penser qu'aucune éducation n'est pensable sur le modèle de la table rase et du doute méthodique cartésiens – et du reste tel n'était pas le propos de Descartes.
Passons au deuxième acte d'accusation : l'anti-cartésianisme de Vico en fait un ennemi du rationalisme et donc un ennemi (même inconscient) des Lumières. Or, sur ce plan encore, Sternhell fait fausse route. Tout d'abord parce que l'identification des Lumières au cartésianisme est contraire à ce qu'enseigne la connaissance la plus élémentaire des philosophies (car elles sont plurielles) des penseurs des Lumières. Leibniz et Spinoza, chacun à sa manière, sont des critiques, parfois féroces, de Descartes. Plus féroces la plupart du temps que ne l'est Vico. Le matérialisme d'un Diderot ou d'un d'Holbach est également anti-cartésien car, primo, il réfute la thèse cartésienne de la séparation de l'âme et du corps et parce que, secundo, comme Leibniz, il admet que la matière est vivante dans la moindre de ses parties. Sternhell expose ainsi la critique vichienne de Descartes, à partir de la thèse du verum-factum :
Les hommes ne comprennent que ce qu'ils ont créé et, le monde civil ayant été l’œuvre des hommes, cette œuvre a besoin de la science et peut être objet d'une science. En d'autres termes puisque la création est une activité, elle exige un créateur. C'est dans cet ouvrage [De l'Antique Sagesse …] que mûrit la contestation de Vico à l'égard de Descartes : si nous ne pouvons prouver ou connaître que ce que nous avons créé nous-mêmes, nous ne pouvons prouver l'existence de Dieu que si nous l'avons créé nous-mêmes. Voilà pourquoi « quiconque essaie de prouver l'existence de Dieu a priori doit être condamné pour curiosité impie ».[5]
Si on met de côté la condamnation de la curiosité impie qui fait partie des figures de style obligées, surtout quand on est relu en direct par un inquisiteur papal et qu'on vit à Naples au XVIIIe siècle, force est de reconnaître que c'est Vico qui a raison contre Descartes et qu'il n'existe aucune preuve a priori de l'existence de Dieu et que celles de Descartes reposent sur un paralogisme : Descartes invente un concept de Dieu auquel il attribue l'existence et ensuite « prouve » l'existence qui avait été admise par hypothèse au début du raisonnement. Kant – que Sternhell loue hautement – dira avec plus de détail et un appareil conceptuel beaucoup plus sophistiqué la même chose que Vico. Donc Vico ne défend pas un irrationalisme religieux contre le rationalisme cartésien mais, au contraire, il procède à une sorte de critique de la raison au sens kantien, c’est-à-dire à une critique rationnelle des pouvoirs de la raison contre les pouvoirs exorbitants que lui attribue Descartes.
Quant à la thèse du verum-factum, elle n'a rien de particulièrement irrationnel. Bien au contraire et pas seulement parce que Marx la cite en l’approuvant ou parce qu'Engels, sans faire mention de Vico, la reformule à sa manière dans sa critique de l'inconnaissabilité kantienne de la chose-en-soi.[6] La thèse du verum-factum rend les « affaires humaines » justiciables d'une connaissance rationnelle, d'une science, ce qui s'inscrit pleinement dans le mouvement de sécularisation dont l'emblème est le Traité Théologico-politique de Spinoza et qui se poursuit dans tout le XVIIIe siècle. Que Vico se présente en bon catholique et en avocat de la cause du catholicisme n'a aucune importance : l'important est qu'il tente une histoire et une anthropologie dans lesquelles la prédication chrétienne ne joue aucun rôle notable. Si on mesure le chemin parcouru entre la théologie de l'histoire d'un Bossuet et la Science Nouvelle, alors il est clair que Vico ne peut être inscrit au rang des combattants anti-Lumières.
Au demeurant, pour un antirationaliste et un anticartésien, Vico présente une anomalie que Sternhell reconnaît au détour mais sans y prêter l'attention nécessaire : « Vico restera toujours fidèle à l'idée selon laquelle les mathématiques (…) restent le domaine le plus sûr des connaissances humaines. »[7]
Troisième acte d'accusation, troisième preuve que Vico fait partie des anti-Lumières : il rejette la théorie du droit naturel comme droit universel et accessible à la raison humaine. Certes, bien qu'admirateur de Grotius, Vico critique la version courante à son époque du droit naturel. Mais il n'est pas seul. Le droit naturel accessible à la raison humaine, et donc antérieur à toute institution sociale, est la théorie du droit naturel antique – celle d'Aristote et Cicéron. Le droit naturel des contractualistes, de Hobbes à Rousseau, se réduit au droit de l'homme à l'état de nature. Le droit civil n'a rien de naturel et résulte uniquement de l'organisation socio-politique. À l'inverse de Sternhell, Léo Strauss reproche justement aux Lumières d'avoir rejeté le droit naturel des Anciens et il fait de Rousseau un quasi-positiviste juridique, ce qui du reste n'est pas tout à fait erroné. Que le droit soit dépendant des périodes historiques et des nations , on voit mal comment on pourrait reprocher à Vico de l'affirmer. Mais Vico est en même temps un universaliste en matière juridique puisque toutes les nations suivent un « cours uniforme ». Quand il dit que le gouvernement populaire est le premier gouvernement humain, il ne semble pas non plus très éloigné du gros des penseurs des Lumières.
Pour terminer, parmi les points qui, selon Sternhell, opposent Vico au rationalisme des Lumières, figure celui-ci :
Vico se sépare dès le début des fondateurs du . Il rejette leur vision rationaliste de l'homme, cette sorte de machine à deux pattes créée par Hobbes, il s'élève contre leur vision individualiste ou atomistique, volontariste et utilitaire de la société.[8]
Encore une fois, Sternhell se trompe s'il croit que les Lumières s'identifient à la vision « libérale » hobbesienne. D'abord parce que le  ne se limite pas à Hobbes et qu'un Montesquieu se situe aux antipodes de la vision hobbesienne de l'homme. Parmi les critiques de l'anthropologie de Hobbes, on trouvera également Rousseau. Que Vico s'oppose à Hobbes n'en fait pas un ennemi des Lumières comme à l'air de le croire Sternhell. L'homme hobbesien n'est pas l'homme des Lumières et ce n'est même pas un homme du tout, mais un artefact – au même titre que son Léviathan – et on ne peut pas reprocher à Vico de ne pas adhérer à cette conception. Bien que la solution qu'en donne notre philosophe napolitain ne soit pas nécessairement très satisfaisante, il faut lui rendre grâce d'avoir compris que l'universel abstrait est un faux universel. Sternhell soutient que « l'un des fondements de la culture anti-Lumières » est « le particulier prenant le pas sur l'universel ». C'est peut-être vrai en gros, mais cela ne s'applique pas à Vico qui considère que, si les hommes existent effectivement dans des nations particulières, ils réalisent à chaque fois une histoire idéale éternelle. Certes l'articulation universel/particulier n'a pas chez Vico cette précision qu'elle atteindra dans la dialectique hégélienne, mais il est clair que, pour Vico, toutes les nations participent d'une histoire universelle.
Laissons là la tentative de Sternhell de classer Vico dans les anti-Lumières. Tout à sa critique d’Isaiah Berlin dont il fait un représentant contemporain des anti-Lumières, Sternhell reprend à cet auteur éminent la représentation d’un Vico à contre-courant de son époque. Paradoxe classique des polémiques.
À l’inverse de l’interprétation de Sternhell, on peut lire sous la plume de Jonathan Israël une interprétation de Vico comme philosophe des Lumières et même des Lumières radicales[9]. Israël introduit sa présentation de Vico dans un chapitre consacré à « l’impact des idées radicales en Italie » et c’est Vico qui, significativement, fournit le premier exemple de cet impact. Israël remarque – très justement – que Vico est caractérisé comme « anti-moderne » d’abord et avant tout à cause de son anti-cartésianisme et de ses « prétendues préoccupations théologiques ». Nous avons vu quelles libertés Vico prenait à l’égard de la tradition chrétienne catholique romaine et il nous semble qu’il s’agit bien de « prétendues » préoccupations théologiques. Mais si on comprend qu’être anti-cartésien n’est pas nécessairement être anti-moderne et que les préoccupations théologiques de Vico sont simplement une couverture de circonstance d’une pensée qui doit se garder de la vigilante censure des représentants de l’Église, alors on peut esquisser une interprétation « radicale » de l’oeuvre du philosophe napolitain.
La Science Nouvelle […] serait en fait une tentative pour démontrer que les peuples, les groupes et les individus façonnent leur identité et définissent leurs buts de façon inconsciente, lois et institutions prenant forme sous l’effet de pulsions irrationnelles guidées par une « divine providence » dégagée de toute connotation chrétienne ou surnaturelle.[10]
C’est seulement si l’on entend providence au sens chrétien que Vico peut être considéré comme un philosophe conservateur. Mais, précisément, il ne s’agit pas de l’entendre en ce sens. Israël souligne par exemple que les jugements dépréciatifs à l’encontre de Machiavel ou de Spinoza ne doivent pas être pris à la lettre, tant sont fréquents les clins d’œil vers ces deux philosophes pestiférés. Vico reconnaît sa dette à l’égard de Spinoza mais seul le lecteur instruit peut le percevoir.
Au total la providence de Vico n’est rien d’autre que « le processus historique qui conduit l’humanité de la barbarie à un état plus stable, plus ordonné, et à une société fondée sur la raison. »[11]
Le débat dont nous avons donné quelques éléments est également vif chez les commentateurs italiens. Pour ne parler que des analyses les plus récentes, on peut situer l’interprétation de Badaloni du côté d’un Vico progressiste alors que Paolo Rossi et Paolo Cristofolini s’y refusent nettement. Nous nous garderons de trancher ces querelles interprétatives. Remarquons pourtant que Vico, défenseur d'une conception classique de la culture, celle des humanistes, est heurté par le nouveau style imposé par la critique cartésienne. Et surtout, et sur ce point Sternhell n'a pas complètement tort, Vico considère que la religion est absolument nécessaire à toute société – même si on trouve dans la Science Nouvelle une conception souvent très instrumentale, « machiavélienne », de la religion – comme moyen d'amener les hommes à respecter les lois. Inversement, le courant dominant des Lumières, souvent déiste ou (plus rarement) franchement athée fait de la rupture entre l'ordre théologique et l'ordre politique un élément central de son « programme », si on peut employer ce terme.
Plus généralement, comme le note Paolo Rossi, les interprètes de Vico ont été amenés à se « rendre compte, avec une plus ou moins grande clarté, du caractère équivoque et incertain et parfois contradictoire de nombreuses solutions vichiennes »[12]. Croce voit en Vico le philosophe qui annonce ce qui va poursuivre et dépasser les Lumières – il anticiperait souvent Kant, Hegel et l'historicisme moderne[13]. Inversement, Paolo Cristofolini rappelle qu'il est impossible de faire de Vico un précurseur de la révolution française et que l'historicisme est aussi né contre Vico.[14] Analysant la dignité XL (190-191) qui porte sur les superstitions et les sorcières, Cristofolini constate:
(…) ici nous nous trouvons en face, d'un côté, de l'adhésion de Vico aux croyances et opinions traditionnelles qui ne font certainement pas de lui un « moderne »: pour qui aurait toujours de l'affection pour le canon historiographique avancé/arriéré, progrès/réaction, etc., qui, en somme demeure sur l'idée que l'histoire, outre le fait de s'écrire avec une H majuscule, aurait encore un avant et un arrière et va quelque part, dans cette perspective on ne peut dire autre chose que Vico est « arriéré ».[15]
Cristofolini ne manque pas de bons arguments pour définir Vico comme « païen et barbare », Vico lui-même se pense et se situe d’emblée comme un « Moderne », en ce qu’il considère, comme Descartes le disait déjà, que les temps les plus anciens sont l’enfance de l’humanité et qu’il n’y a pas de sagesse supérieure cachée dans la pensée des Anciens. C’est à tort, montre-t-il, que « les découvertes les plus tardives de la sagesse absconse furent attribuées aux premiers auteurs de la sagesse vulgaire, et les Zoroastre en Orient, les Trismégiste en Égypte, les Orphée en Grèce, les Pythagore en Italie, de législateurs qu’ils étaient auparavant, finirent ensuite par être considérés comme des philosophes, comme Confucius l’est aujourd’hui en Chine. » (427)
Paolo Rossi note encore que la pensée de Vico, surtout en Italie, a souvent servi de bannière à des opérations idéologiques parfois tout à fait opposées. On a eu, par exemple, un Vico « laïque » opposé à un Vico « dévot ». Il faut en prendre son parti. Il y a chez Vico des tensions non résolues – qui expliquent peut-être le côté un peu baroque de l’œuvre. On doit peut-être, dit encore Paolo Rossi, reconnaître « dans la pensée vichienne une tension persistante entre l'adhésion juvénile à Lucrèce et le christianisme de la maturité ».[16]
Vico n'est pas le seul auteur au sujet duquel les jugements et les interprétations peuvent être aussi contradictoires. Il n’est pas non plus le seul dont l’œuvre a été l'objet de querelles idéologiques et politiques – que l'on pense, pour s’en tenir à l'Italie, à Machiavel. Mais, chez lui, tant par le style que par le caractère « décalé », peut-être intempestif, de ses préoccupations, ces querelles et ces contradictions sont-elles plus flagrantes que chez d'autres auteurs plus systématiques.
 
Bibliographie[1993] La science nouvelle (1725), traduit de l’italien par Christina Trivulzio, princesse de Belgiojoso, préface de Philippe Raynaud, Gallimard, 1993, collection « Tel ». En fait, cette édition n’est pas celle de 1725 mais celle de 1744 amputée de l’introduction expliquant le frontispice.
[1977-1994] La Scienza Nuova (1744), introduzione e note di Paolo Rossi. Biblioteca Universale Rizzoli (BUR), 1977-1994
[1986] Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, traduction intégrale d’après l’édition de 1744 par Ariel Doubine, présentation par Benedetto Croce, introduction, notes et index par Fausto Nicolini, Nagel, 1986 (2e édition)
[2001] La science nouvelle, traduit et présenté par Alain Pons, Librairie Arthème Fayard, 2001, collection « L’esprit de la cité ». Sauf indication contraire, les citations sont données d'après cette édition.
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
[2004] Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, traduction de l’italien par Jules Michelet, revue et corrigée par Davide Luglio, éditions Allia, 2004

Cristofolini, Paolo, Vico pagano e barbaro, Edizioni ETS, 2001
--- Vico et l’histoire, PUF, collection « Philosophie », 1995
Israël, Jonathan, Les lumières radicales. La philosophie de Spinoza et la naissance de la modernité, traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, Éditions Amsterdam, 2005.


[1]                      Sternhell, 2006, p. 120.
[2]                      Pour construire un livre dont la thèse peut se résumer en dix lignes, cette façon de procéder est pratique, mais il n'est pas sûr que l'intelligence des grands mouvements de la culture y gagne. Bien que moins caricatural et bien mieux informé que le livre de Sternhell, le livre de Jonathan Israël, Les Lumières radicales (éditions Amsterdam, 2005)qui vise à opposer deux grandes tendances, les Lumières radicales issues de Spinoza et les Lumières modérées dont les figures de proue sont Leibniz ou Voltaire, tombe finalement dans les mêmes travers. Il suffit de mentionner que le matérialisme radical de Diderot trouve son inspiration dans le vitalisme de la monadologie leibnizienne pour mesurer ce que ces divisions peuvent avoir de très artificiel.
[3]                      Du reste la mise en accusation de Herder est également très problématique, mais ceci est une autre histoire.
[4]                      Encore faut-il remarquer que les républicains sont fort rares parmi les Lumières et Rousseau paraît bien seul. La plupart considère qu’une monarchie éclairée est le meilleur des régimes possibles, au moins dans les conditions de l’époque.
[5]                      Sternhell, 2006, p. 121.
[6]                      Voir sur ce point F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1977, p.93.
[7]                      Sternhell, 2006, p. 122.
[8]                      Sternhell, 2006, p. 125.
[9]                      Voir Israël, 2005.
[10]                    Israël, 2005, p. 736.
[11]                    Israël, 2005, p. 741.
[12]                    P. Rossi, in Vico, 1994, p. 39.
[13]                    Croce, 1913, p. 260 et sq.
[14]                    P. Cristofolini, 2001, p. 16.
[15]                    P. Cristofolini, 2001, p. 34.
[16]                    P. Rossi, in Vico, 1994, p. 41.

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