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jeudi 28 décembre 2023

La tête à l'envers

 Jean-Marie Nicolle, La tête à l’envers. Essai sur les inversions, éditions Ipagine, 2023, 160 pages.


Agrégé de philosophie et docteur, spécialiste des écrits mathématiques de Nicolas de Cues (le fameux auteur de La docte ignorance), féru d’informatique et connaisseur éclairé de la psychanalyse, de Freud à Lacan, Jean-Marie Nicolle nous livre ici quelque chose qui commence comme une sorte de psycho-philosophie de la vie quotidienne pour aller, par les degrés requis, vers les spéculations de la métaphysique, celles de Kant et de Hegel, notamment. Nous avons donc d’abord une analytique de l’inversion puis une dialectique.


lundi 11 décembre 2023

Un nouvel ouvrage de Jean-Marie Nicolle: La tête à l'envers

 


Annonce de parution
:

Avec l’invention du libre-service, le commerçant ne s’adresse plus au client, et celui-ci doit se servir, puis, grâce aux caisses automatiques, se faire lui-même caissier. Il y a peu, le contrôleur de train poinçonnait le ticket du voyageur ; désormais, le voyageur doit le scanner lui-même. Avec ces permutations de rôles, il faut en faire de plus en plus, sans davantage de services en retour. L’étonnant, c’est que tout se passe comme si ces inversions ne posaient aucun problème.

Comment les évaluer : sont-elles un progrès ou une régression ? sont-elles créatrices ou stériles ? Subissant sans cesse de nouvelles permutations, je suis contraint de m’y adapter, et devant l’autorité de la nouveauté qui m’est imposée, je finis par croire que je suis dépassé, que c’est moi qui ai tort, moi qui suis à l’envers. Un doute philosophique me pousse cependant à ne pas capituler si vite pour vérifier si ce n’est pas le monde qui serait retourné.

Le bon réflexe n’est-il pas de chercher l’envers des inversions, de soulever un coin du tapis pour voir ce qui se trame du côté des nœuds ? Si notre siècle est celui des inversions, quelle en est la logique ?

Table des matières :

Introduction

Partie I : Analyse des inversions

  1. L’inversion tragique
  2. L’inversion comique
  3. L’inversion révolutionnaire
  4. Les inversions démocratiques
  5. L’inversion conservatrice
  6. L’inversion dans les mots

Partie II : Dialectique des inversions

  1. La pensée binaire
  2. L’inversion dans la découverte scientifique
  3. L’inversion dans l’invention technique
  4. L’inversion dans la création artistique
  5. L’inversion comme principe de méthode philosophique
  6. L’irréversible

Conclusion : un monde sans envers


vendredi 10 novembre 2023

Le marché de la vertu

 Estelle Ferrarese, Le marché de la vertu. Critique de la consommation éthique, Librairie philosophique Jean Vrin, 2023


Voici un livre bref, mais dense, d’une lecture exigeante. L’auteur, professeur de philosophie à l’Université de Picardie, mobilise les ressources de la théorie critique et principalement les développements d’Adorno sur la morale, pour examiner les argumentations morales ou éthiques qui servent de justification au « commerce éthique ». Il semble aller de soi, en effet, que chacun d’entre nous est responsable de la planète, et que nos choix de consommation peuvent influer sur la marche du monde ! Il nous faut du café éthique et responsable, des produits des « petits producteurs »… Il y a même un peu partout des chartes de conduite éthique et responsable dans les entreprises et les organisations. Estelle Ferrarese commence par montrer que cette attitude qui se veut une critique du capitalisme, tel qu’il se développe actuellement, a son origine dans la doctrine sociale de l’Église et notamment la fameuse encyclique Rerum novarum, promulguée par Léon XIII (1891) et la revendication du « juste prix ». À partir de là, l’auteur va développer toute une argumentation critique, fort détaillée, des théories du « commerce équitable », incluant d’ailleurs certains des principaux représentants de la troisième génération de l’école de Francfort, comme Axel Honneth qui apporte à cette entreprise son concours.

mercredi 31 mai 2023

Faut-il encore lire Sartre?


En 1980, les obsèques de Jean-Paul Sartre furent sans doute le dernier événement de Mai 1968. On a aujourd'hui oublié la place qu'occupait la figure de Sartre dans les années 1950 à 1970. Il était l'archétype du philosophe engagé et nombreux furent les jeunes gens de ma génération pour qui Sartre fut une sorte d'éducateur. Nous lisions les nouvelles, le théâtre, les Réflexions sur la question juive, Qu'est-ce que la littérature, un peu Les chemins de la liberté et souvent, nous calions sur L'être et le néant, quant à la Critique de la raison dialectique, elle tomba assez vite dans l'oubli. Restait Sartre soutenant les indépendantistes algériens et Sartre militant tiers-mondiste, attiré un temps, et bizarrement, par le maoïsme - ou plutôt soutenant les maos parce qu'ils étaient "victimes de la répression".

Disons-le franchement. Si certains de ses engagements partaient d'une bonne intention, le Sartre politique peut être oublié sans dommage. Il fut souvent aveuglé par sa propre rhétorique et, sans doute pour compenser sa passivité politique jusqu'à la guerre, il se mit à s'agiter dans tous les sens. Mais reste une œuvre qu'on aurait bien tort de laisser à la critique rongeuse des souris. Une œuvre littéraire d'abord, car Sartre est une des grandes plumes de la langue française. Les mots est unanimement reconnu comme un chef-d'œuvre. Mais que de pages fulgurantes dans L'être et le néant! Que d'analyses phénoménologiques superbes quand Sartre s'intéresse à Genet, Baudelaire ou Flaubert, avec son monumental Idiot de la famille! Et philosophiquement, Sartre reste un de nos grands philosophes.

Lire ou relire ce "pavé" qu'est L'être et le néant, en comprendre les subtilités, éviter les contresens sur les phrases connues comme "L'enfer c'est les autres", saisir surtout notre responsabilité impossible à fuir, voilà qui pourrait encore donner de beaux moments aux apprentis philosophes. Et ça nous changerait du babillage ennuyeux d'une bonne partie de la philosophie analytique ou des obscurités sans fond de la pensée "postmoderne". Entrer dans la philosophie de Sartre, c'est ce que permet le "court traité" que Marie-Pierre Frondziak a consacré à l'élucidation de la thèse selon laquelle l'homme est une "passion inutile". Un court traité qui dénoue quelques-uns des nœuds les plus retors et rend clair ce qui de prime abord paraissait obscur. Une porte d'entrée pour aller plus loin. Bref, à lire!

Quatrième de couverture:

Dans L'être et le néant, publié en 1943, Sartre affirme que "l'homme est une passion inutile". Qu'entend-il par là ? Chaque sujet, c'est-à-dire chacun d'entre nous, voudrait décider en toute liberté de ce qu'il est et de qui il est. Cependant, sans la présence de l'autre, il est impossible d'avoir conscience de soi. C'est l'autre qui nous rappelle, ou même nous appelle à nous-même et possède la clé de ce que nous sommes et de qui nous sommes. Il n'en demeure pas moins que toujours, nous cherchons à récupérer le fondement de notre être. Aussi, Sartre explore-t-il différentes conduites, différentes passions, que nous adoptons envers autrui pour lui ravir la clé de notre être, mais vainement. C'est pourquoi, «l'homme est une passion inutile».

mercredi 22 mars 2023

La parole humiliée : Jacques Ellul


Jacques Ellul (1912-1994) est à la fois un sociologue, un professeur d’histoire du droit et un théologien protestant. Il fait partie de ces penseurs qui se sont mis en partie à l’école de Marx tout en refusant toujours le marxisme considéré comme une idéologie. Sa position politique pourrait se qualifier comme « anarchisme chrétien ». Il puise dans le message du Christ une inspiration révolutionnaire opposée à toute domination et notamment à l’État. Ellul est surtout connu pour sa critique radicale de la technique. Pour lui la technique est l’essence même du monde moderne. C’est elle qui produit le capitalisme. Les thèses de Ellul sur la technique sont parfois contestables, mais toujours stimulantes. Il a également consacré de nombreux travaux à la propagande et au conditionnement des consciences qu’elle produit.

Son ouvrage La parole humiliée (éditions du Seuil, 1981) porte sur la « capture » de la parole dans le monde moderne, sa dévalorisation en des temps d’irresponsabilité où règne le « parler pour ne rien dire ».

Ellul part de la racine des problèmes : la distinction et l’opposition entre voir et entendre.

Cette distinction/opposition va nous permettre de comprendre comment le triomphe de la technique « humilie » la parole au profit de l’image.

La vue est d’abord liée à l’action :

La vue m’assure la possession du monde et le constitue en « univers-pour-moi ». Le visuel me donne la possibilité de l’action. (21)

La main ne suffit pas. Ce qui rend possible l’opération technique, c’est la vue. Reprenant Spengler il affirme que « la vue de l’homme engage la technique » (22). Ouvrant à la maîtrise du monde, la vue le pose en même temps comme insupportable. Les récits les plus horribles peuvent être entendus, les images sont insupportables. « Le réel appréhendé par la vue est toujours insupportable. Même la beauté vue. » (24)

L’ouïe est complètement différente. On tourne le regard et on maîtrise ce qui se donne, alors qu’on ne tourne pas les oreilles ! Les images sont organisées par la vue, pas les sons qui nous parviennent sans ordre et parfois se contredisent. Le domaine des sons est le temporel et non l’étendue. La Parole est le son par excellence. Elle est ce qui différencie l’homme. La vue pose l’homme comme un être vivant parmi les vivants, elle l’emprisonne dans ce monde qu’elle veut dominer.

Avec la parole entendue, l’homme devient qualitativement différent de tout autre, pour l’homme. (26)

Ellul note ce paradoxe apparent. Culturellement l’auditif est moins élaboré que la vue. Il ne permet pas un univers construit, mais en même temps c’est par lui que paraît ce qu’il y a de plus riche, de plus universalisant dans une culture, la parole ! La vue fige les choses, elles sont là à ma disposition, alors que le son en général et la parole en particulier sont pris dans le flux temporel, condamnés à disparaître dans le néant. Mais c’est pour cette raison que la parole est essentiellement présence. Elle est vie.

Deux remarques s’imposent :

1) La parole suppose une oreille ! Elle est toujours dite à quelqu’un. Elle implique la reconnaissance de l’autre qui est mon semblable et différence. Identité et différence ou encore identité de l’identité et de la différence. Ellul aurait s’exprimer en langage hégélien.

2) Si je parle, c’est parce que j’ai quelque chose à dire ! « La parole ne s’engendre pas de rien » (30)

Et elle ne cesse de s’engendrer : je reprends la parole pour redonner la parole. Et cette parole est toujours ambiguë, toujours à interpréter et à réinterpréter. Pour Ellul, c’est pure folie que de vouloir réduire la parole à une algèbre.

La parole nous introduit véritablement dans le temps. Le son est temporel et non spatial, on l’a déjà dit. La matière première de la musique est, si l’on peut dire le temps. Mais la parole ne se contente d’être dans le temps, il nous y introduit. Le passé n’est plus et c’est seulement par la parole qu’il peut être rendu présent (on raconte des histoires) et le futur n’est pas encore et seule la parole peut le rendre présent (c’est, par exemple, l’utopie). La parole porte l’homme au-delà du présent immédiat, au-delà du fait brut et incompréhensible. Et de ce point de vue la parole est toujours un exercice de liberté.

Au contraire l’image est toujours conformité à la doxa dominante (43). « Seule la parole trouble et perturbe les jeux ». (43)

Pour Ellul toutes ces oppositions en recouvrent une bien plus fondamentale encore, l’opposition entre vérité et réalité. La vue nous livre la réalité, ce qui se présente ici et maintenant, sans au-delà. Et notre époque confond vérité et réalité. n’est vrai que ce qui est réel !

La parole est seule relative à la Vérité. L’image est seulement relative à la réalité. (45)

Certes la parole peut aussi avoir très à la réalité. Elle peut être pragmatique. Mais son domaine spécifique est la vérité, alors que l’image ne peut jamais sortir de la réalité. Une remarque en passant concernant Marx – et ici contre les interprétations du marxisme vulgaire :

L’opposition parole-image n’est pas l’opposition idéalisme-matérialisme. L’affirmation de la praxis pour résoudre les problèmes humains, en tant qu’affirmation, est encore du langage. Toute la relation établie par Marx entre praxis et vérité est du langage. La praxis qui est en apparence une action destinée à modifier le réel, l’action qui est seule mesure et limite de la vérité est en définitive initiée, produite par le discours qui en même temps la décrit et la justifie. (48)

L’image peut illustrer mais jamais dire ce qu’est ce qu’elle veut illustrer.

[Remarque : le tableau ne porte donc aucun message de vérité ! Le Guernica de Picasso peut illustrer l’histoire de la guerre d’Espagne mais rien de plus. Et il ne peut l’illustrer qu’en étant accompagné d’un discours (fût-ce seulement le titre de l’œuvre).]

La communication par images ne fonctionner que là où l’on identifie le vrai et le réel. Selon Ellul, c’est cela le propre de la science moderne (ou plus exactement de sa perception commune). Le vrai n’est vrai que lorsque l’expérience est venue le confirmer, lorsqu’on a vu. Au fond, on ne croit que ce que l’on voit. Mais là encore l’image est trompeuse : elle nous fait prendre l’artifice pour le réel.

Si la parole est relative à la Vérité, elle n’est pas toujours vraie ! Mais même la récusation de la parole mensongère se situe au niveau de la parole… Mais le grand mensonge de notre époque se situe ailleurs, dans la prétention de la parole à n’être rien d’autre, rien de plus, que l’évocation du réel. Même la parole la plus pragmatique doit rester ouverte à l’Autre (?). La parole a donc un double usage et elle devient mensongère quand elle récuse cette dualité d’usage.

La science est exacte (ou inexacte) mais pas « vraie » dit Ellul. C’est pourquoi la science a tant recours à l’image où une parole qui se maintient dans la relation du « réel ». Ellul exagère ! Mais c’est la vision de la science grand public, la science telle qu’elle est enseignée dans nos établissements d’enseignement, mais certainement pas la science réelle, en train de se faire, ni la science pensée par les savants (les vrais) ou les philosophes du moins tant qu’ils ont encore un peu de culture scientifique et n’ont pas été complètement contaminés par la pensée-Heidegger et ses sous-produits (notamment ses sous-produits français). Dans une véritable théorie scientifique, l’exactitude n’est pas le point d’arrivée mais le point de départ à partir duquel se construisent ou se modifient des constructions théoriques, des hypothèses à tester, des conséquences à projeter et, en cela le discours scientifique ne reste pas emprisonné dans la relation du réel. En un autre sens, l’exactitude est précisément ce qui remet en question les théories les mieux assurées : on ne peut se contenter d’approximations.

Mais au-delà des exagérations polémiques dont les philosophes se privent rarement, il y a quelque chose d’important que l’on pourrait retenir : la science (au sens des sciences expérimentales modernes) est moins importante dans les vérités qu’elle produit que la philosophie (ou, pour Ellul, la religion chrétienne). On ne devient pas martyr pour une vérité scientifique : Galilée a abjuré sans que cela ne lui pose de véritable problème de conscience. À Ellul, on pourrait faire remarquer que Bruno a refusé d’abjurer et a été brûlé pour ses convictions. Mais les convictions de Bruno sont philosophiques et religieuses (ou plutôt anti-religieuses) et cela a une tout autre portée que de savoir si la terre tourne ou pas.

Il y a dans tout cela, chez Ellul, une dimension religieuse sur laquelle on ne s’attardera pas. L’opposition de l’image et de la parole, c’est l’opposition entre les idoles et la parole divine. Le vrai croyant n’adore pas les images mais se laisse pénétrer de la parole de Dieu !

Le triomphe de l’image

Venons-en maintenant à l’analyse de la société contemporaine. Pour Ellul, c’est une société de la vision triomphante. On pourrait penser ici aux travaux de Régis Debray et au passage de la graphosphère (l’écrit comme transcription de la parole) à la vidéosphère.

Cette société moderne est marquée par l’invasion des images. Ellul renvoie sur ce point à La société du spectacle de Guy Debord. En exergue de ce livre, on trouve un citation de Feuerbach :

Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. (Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme)

Contentons-nous de citer ici les deux premiers paragraphes du livre de Debord :

1 : Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2 : Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.

Debord renvoie cette domination du spectacle (c’est-à-dire de l’image) à la domination en général :

C’est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres. C’est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.

Revenons à Ellul. Il montre comment notre monde d’images évacue la réalité au profit de sa représentation et comment l’abondance de paroles et d’écrits s’accompagne d’un fait étrange : la parole perd toute importance.

La photo devient le substitut du vivant, comme l’image constamment. Elle est en même temps l’évacuation d’une relation personnelle, existentielle au monde, la coupure entre soi le milieu, entre soi et l’autre, le moyen de ne pas vive le choc du nouveau, et puis le substitut rêvé d’une fausse réalité, à cette défaillance de vivre. (194)

C’est dans l’image et non dans la parole que s’exprime notre civilisation ! Il y a bien sûr, dans notre société une surabondance de paroles, un flot continu. Les moulins à paroles fonctionnent à rythme soutenu. Mais c’est un flux de paroles qui perd progressivement tout sens. Ellul remarque que le gros titre d’un journal, celui qui s’imprègne dans le cerveau, est en fait une image. La parole est remplacée par des signaux – qu’on pense à la parole vivante remplacée par les « émoticons ». Pourquoi ce triomphe de l’image est le prototype de la communication efficace – un bon dessin vaut mieux qu’un long discours dit-on. On le sait, la littérature ne se met pas en image et la philosophie ne s’explique pas avec des diagrammes (la pensée « Powerpoint » est l’abolition de la pensée).

La puissance de l’image tient précisément en ce qu’elle peut fonctionner comme un signal, indiscutable, automatique, non soumis à l’interprétation. Mais si l’image prend tant de place dans notre civilisation, c’est parce qu’elle est parfaitement adaptée au monde de la technique : la technique fonctionne à l’image : c’est le visuel qui domine (pour monter un objet technique, rien de tel qu’un schéma. Beaucoup mieux qu’un discours ! Dans les appareils actuels, inutile de traduire la notice en 20 langues. Les schémas de montage sont compréhensibles « aussi bien chez les Grecs que chez les Barbares ».

La valeur commune du visuel et de la technique, c’est l’efficacité. L’efficacité de l’image garantit l’efficacité de la technique. D’où le désintérêt pour tout ce qui ne peut rentrer dans la représentation par image :

Et le désintérêt pour la littérature, le désaveu de la philosophie sont le reflet de leur impuissance à se transformer en diagrammes. Même souci de l’efficacité parce que même référence à à la réalité. La vision est de l’ordre du réel, nous l’avons montré, et la technique n’agit que dans ce domaine. Le tangible. Le quantitatif et le dénombrable. Par la technique l’homme agit (et n’agit que) sur les choses. Ensemble présent par sa corporalité et qui constitue la réalité. Il faut même que tout soit chosifié, réifié, pour devenir objet de technique. (240)

On le voit, chez Ellul, la critique de la technique est le fondement de sa critique de la dévalorisation de la parole. On peut trouver qu’il est un peu trop « radical », qu’il va trop loin. Mais il met le doigt sur quelque chose d’essentiel à notre époque : la transformation de toute activité en technique, c’est-à-dire en activité dirigée par des règles et exécutées de procédures définies, procédures qui justement peuvent se mettre en diagrammes.

On pourrait penser que la parole et l’image sont équivalentes. Les images renforcent le pouvoir de la parole (comme dans les livres d’école…) ou elles sont des équivalents : l’image d’un chien peut remplacer le mot chien. Mais ce n’est pas vrai : l’image d’un chien est toujours l’image d’un chien particulier alors que le mot chien renvoie à un concept abstrait, à une « classe » dirait-on mathématique. Mais surtout

Plus généralement, c’est sans doute la capacité qu’a la pensée humaine de prendre pour objet ce qui n’est pas qui en fait la force. Si on y réfléchit bien, un énoncé négatif ou un énoncé conditionnel contrefactuel constituent déjà un petit exploit métaphysique. Au lieu de s’en tenir à ce qui existe et que l’on peut montrer du doigt, la pensée s’ouvre d’un seul coup le champ du possible et de l’impossible et de la détermination de l’indéterminé. (à dire vrai)

Et précisément, de ce point de vue, seule la parole peut exprimer cette capacité que nous avons à penser ce qui n’est pas. Si je montre une image de chien, cela peut à la rigueur vouloir dire « ceci est un chien ». Mais comment montrer une image de « ceci n’est pas un chien ». La pensée par image n’est qu’une pensée rabougrie, appauvrie, aplatie sur le réel immédiat, incapable de représenter les opérations logiques les plus élémentaires.

Dévaluation de la parole

Cette dévaluation de la parole passe selon Ellul par plusieurs phases.

  1. Une dévaluation de fait. Cette dévaluation procède de l’excès de parole, du flux incessant que produisent les médias. Il y a, accompagnant ce phénomène sociologique, sa théorisation dans le structuralisme. La priorité que le structuralisme accorde au synchronique sur le diachronique est en phase avec le triomphe de la pensée par image. Le langage réduit à un jeu de structures est transformé en simple outil technique. C’est encore la technique (l’ordinateur) qui explique l’appauvrissement du langage.

  2. Le mépris du discours. Un mépris que l’on trouve chez les techniciens (efficacité, pas de « baratin ») mais aussi chez les intellectuels. Les « déconstructions » surréalistes et dadaïstes du langage, si elles ont pu paraître libératrices ont finalement laissé un champ de ruines qui n’est pas du tout ce que cherchaient les surréalistes. Mais c’est surtout la linguistique saussurienne qui est dans la ligne de mire d’Ellul. Transformation de la langue en « jeu de signes » dit Ellul. En effet, un peu partout, en philosophie aussi, c’est le signifiant qui devient la chose importante et non le signifié.

  3. La haine de la parole. Ellul s’en prend au nouveau roman, à ces tentatives de construction d’une écriture impersonnelle. « Une sorte de fureur saisit l’intellectuel contre tout ce qui serait à dire » (270). Ellul s’en prend à la revendication folle de ceux qui, d’un certain point de vue, voudraient créer leur propre langage affranchi de toutes les règles « oppressives » (cf. supra). C’est le refus de la « transcendance » de la règle qui seule permet la communication.

vendredi 27 janvier 2023

Quelques bonnes raisons pour laisser le dernier opus de Markus Gabriel sur l'étagère du libraire


Markus Gabriel est un philosophe très connu, pas seulement en Allemagne. Ses livres sont largement traduits. Il est connu pour avoir été, en compagnie de Maurizio Ferreris, un des inventeurs du « nouveau réalisme ». À la différence des « philosophes » médiatiques français qui ne font pas vraiment de philosophie, mais exercent surtout leur talent à la conversation mondaine et à la propagande, Markus Gabriel tente de faire vraiment de la philosophie, en écrivant clairement, et ses premiers ouvrages m’avaient intéressé. Deux ont retenu mon attention, Pourquoi la pensée humaine est inégalable et Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, tous publiés chez JC Lattès. J’ai donc acheté sans hésiter N’ayez pas peur de la morale (chez le même éditeur) et là je suis vraiment déçu et même un peu plus. Les intentions de l’auteur sont louables, mais on a presque envie de dire que c’est avec de bonnes intentions que l’on fait de la mauvaise philosophie. La bonne intention : défendre l’objectivité des valeurs morales, indissociables de la démocratie. Markus Gabriel inscrit son propos dans la nécessité de promouvoir de « Nouvelles Lumières » (après le « nouveau réalisme »). Pourquoi pas ? Sur le principe, il n’y a rien à redire. Que les préceptes moraux aient une valeur universelle, c’est le contenu même de la morale (voir à ce sujet le livre, coécrit avec Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale). Markus Gabriel nous propose un certain nombre d’arguments logiques, très classiques, tirés de l’arsenal kantien. Où les choses se gâtent, c’est qu’il éprouve le besoin de prendre à tout propos et hors de propos des exemples politiques, les « populistes » étant ses ennemis déclarés. Markus Gabriel en bon élève qu’il est, s’évertue à cocher toutes les cases de penseurs bien-pensants et à classer le monde entre bons et méchants. Mais il évite ainsi les difficultés. Or c’est aux difficultés qu’on l’attend.

Il a beau écrire qu’il n’y a pas vraiment de dilemmes moraux, il n’en apporte pas la preuve. Ainsi il est un défenseur de la tolérance et admet que les tolérants ont le droit de se défendre contre l’intolérance. Mais il ne va pas beaucoup plus loin. C’est pourtant un problème sérieux. Sur d’autres questions, il prend des positions sans intérêt proprement philosophique ou alors il fait passer en contrebande de la camelote « progressiste ». Il considère comme exemplaire du point de vue moral la politique suivie par les principaux gouvernements au moment de l’épidémie de COVID. Il estime même que l’on doit saluer la transparence des négociations menées par les dirigeants politiques. Peut-être en sait-il plus et de manière plus transparente que le commun des mortels sur les liens entre sa compatriote Von der Layen et la société Pfizer. Mais l’auteur soutient que les gouvernements ont su agir de manière éthique, car ils ont mis de côté les intérêts économiques… Le confinement est vu comme un exemple de la capacité à se placer du point de vue d’autrui et, à plusieurs reprises dans la presse, il s’est prononcé pour la vaccination obligatoire. Un autre exemple, minuscule, concerne la discrimination qu’a subie sa fille à la piscine, car une partie de l’établissement était interdite aux enfants… Il en profite pour plaider pour l’abolition des discriminations, dont sont victimes des enfants, prétextant qu’une expérience avait montré que les enfants et les adolescents étaient bien plus prêts à faire « avancer le progrès » que les adultes. Une simple expérience d’enseignant lui aurait pourtant appris combien les enfants et les adolescents sont prompts à se conduire en tyrans et à persécuter les plus faibles. On a aussi droit aux « vexations morales » qu’une « majorité d’hommes blancs âgés inflige aux autres… Bien, toutes les cases, vous dis-je.

L’auteur soutient une anthropologie bisounours. Il prétend que “la plupart des hommes (quelle que soit leur origine) sont horrifiés quand ils assistent à une scène d’une extrême violence physique.” Si cela état vrai, la Gestapo n’aurait pas existé, ni le KGB, ni “l’école française de la torture” qui avait prospéré en Algérie et essaima ensuite en Amérique latine (voir le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte). Il s’appuie sur Peter Singer qui aurait, selon lui, exposé des idées importantes quant à l’origine de nos idées morales, omettant de signaler que le même Singer soutient l’avortement postnatal (c’est-à-dire l’infanticide) dès lors qu’on estime que le nouveau-né ne pourra pas vivre une vie qui mérite d’être vécue. Bien qu’il critique les “post-modernes” pour leur relativisme, en réalité, il vient dès que l’occasion se présente leur faire allégeance.

Le “nouveau réalisme moral” (encore un nouveau truc) soutient selon l’auteur une position médiane entre les éthiques purement subjectives (éthiques fondées sur la compassion ou éthiques fondées sur le plaisir) et les éthiques absolument objectives. Elle s’intéresse aux “circonstances réelles” qui ne sont jamais ni purement objectives ni purement subjectives. Cette proposition est un peu de la bouillie pour les chats. L’auteur aurait dit relire Hegel pour comprendre comment articuler objectif et subjectif. L’auteur soutient même que “le progrès des sciences physiques et naturelles, des technologies, nous en a appris davantage (même si nous sommes loin du compte) sur le statut de l’objectivité maximale et de la subjectivité maximale.” Le progrès des sciences peut nous apprendre beaucoup de choses, mais précisément rien sur le statut de l’objectivité. L’objectivité n’est pas un problème dont les sciences de la nature (les sciences de faits) puissent nous apprendre quelque chose…

Arrivé à ce point (j’en suis à la page 190), le livre me tombe des mains. Je suis prêt à reconnaître que je m’étais peut-être un peu emballé sur ses précédents livres. Il faudra revoir tout cela. Mais ce traité de morale peut être abandonné sans remords à la critique rongeuse des souris.

Le 27 janvier 2023

 

 

dimanche 15 janvier 2023

La possibilité du communisme

La possibilité du communisme

Par Yvon Quiniou et Nikos Foutas. Éditions l’Harmattan, 2022, 192 pages, 20 €


Dans leur dernier livre, Yvon Quiniou et Nikos Foutas poursuivent leur dialogue. Chez le même éditeur, ils avaient publié Le matérialisme en question (2020). Nikos Foutas enseigne la philosophie à l’université en Grèce ; c’est un spécialiste de Lukács et un grand nombre de ses livres ont été publiés en français chez l’Harmattan. Yvon Quiniou est tout à la fois marxiste et défenseur du matérialisme en philosophie, mais aussi penseur de la morale : il tente une sorte de synthèse entre les perspectives classiques du marxisme et la philosophie morale de Kant. Il est aussi un militant laïque intransigeant, ce qui lui a valu quelques soucis dans certains milieux proches du Parti communiste qui préfèrent faire la cour aux islamistes…

La possibilité du communisme interroge une question centrale pour tout « élève de Marx » : le communisme est-il une utopie comme les autres, découle-t-il de la logique même du mode de production capitaliste ou est-il un objectif moral ? Les deux auteurs commencent par s’interroger sur l’existence réelle ou supposée du « communisme primitif » qui aurait constitué le stade originaire de l’histoire humaine. En réalité nous n’avons aucun moyen de trancher clairement cette question. Quoi qu’il en soit, le communisme n’est pas, chez Marx et Engels, le retour à un passé idéalisé, mais un « à-venir ». S’il faut résolument abandonner l’idée d’une histoire comme un progrès linéaire, il reste à définir ce que peut être le progrès historique.

Yvon Quiniou, comme il l’a fait en d’autres circonstances ne manque pas de souligner du renversement matérialiste opéré par Marx, un renversement qui serait scientifiquement confirmé par Darwin et par les neurosciences dans la lignée de Jean-Pierre Changeux. Toutefois, il rappelle que Marx met au premier plan la pratique (voir thèses sur Feuerbach) et que ce sont bien les hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi le communisme doit être pensé comme une possibilité et non comme une nécessité qui le fera sortir du capitalisme comme le papillon sort de la chrysalide.

Les auteurs consacrent d’assez longs développements à ce qui empêche ce possible de se réaliser. Ils reviennent sur la question de l’aliénation et de tout ce qui constitue le malheur humain. Si Yvon Quiniou n’oublie pas d’intégrer Freud à sa réflexion, Nikos Foutas donne d’intéressants prolongements à la lecture de Lukács et surtout au Lukács théoricien de la réification dans Histoire et Conscience de classe. Ils insistent ainsi particulièrement sur la dimension morale du marxisme, sans laquelle il est privé de valeur.

Les auteurs n’esquivent pas les difficultés classiques du marxisme et notamment la question — rebattue — de la « dictature du prolétariat », Nikos Foutos faisant d’ailleurs remarquer que cette notion ne vient que rarement sous la plume de Marx et qu’elle est vraiment très peu thématisée. En tout cas, elle ne peut jamais s’interpréter comme la dictature sur le prolétariat, Quiniou rappelant que le communisme pour Marx est un état social dans lequel la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous.

Les derniers chapitres sont plus directement embrayés sur les questions contemporaines. La mondialisation d’abord : ne rend-elle pas impossible toute expérience de passage au socialisme dans une nation moyenne comme la France ou faut-il envisager une révolution sur une plus large échelle ? Pour les auteurs, il n’y a pas de contradictions entre les deux approches. Ce dont je ne suis pas tout à fait certain. En ce qui concerne l’échec de l’Union soviétique, la position des auteurs est assez claire. Comme le dit Yvon Quiniou, « ce qui a échoué en Russie et dans les pays satellites de l’URSS qui n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme, mais sa caricature, son contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer sauf mauvaise foi ou ignorance, pour le déclarer en soi impossible. » En ce qui concerne la Chine (ils rattachent Cuba et le Vietnam à cette dernière), le jugement est beaucoup plus positif, soulignant tout de même les ambiguïtés et les contradictions qu’il y a à développer le capitalisme tout en réaffirmant l’objectif socialiste. L’idée que le parti unique, le PCC, est si gros qu’il est devenu en quelque sorte représentatif de la population chinoise et qu’il serait donc en quelque façon démocratique est défendue sans être convaincante. Les questions de l’écologie sont enfin abordées rapidement, en soulignant que trop souvent les mouvements écologistes mettent en cause l’activité humaine en général en omettant le fait qu’il s’agit du mode de production capitaliste.

Dans l’ensemble un ouvrage non dogmatique, qui rouvre des discussions théoriques et politiques qu’on ne voit plus très souvent aujourd’hui. Je partage sans barguigner l’ambition morale qui y est réaffirmée, je suis moins convaincu sur quelques autres aspects… Il me semble surtout qu’il faudra un jour faire un bilan historique de l’histoire du mouvement ouvrier (communiste, mais pas seulement !) et des raisons pour lesquelles la « révolution prolétarienne » n’a jamais paru aussi loin de nous qu’aujourd’hui.

Le 14 janvier 2023.

Denis Collin

jeudi 29 septembre 2022

A propos de Malaise dans la science.

 J'ai donné une entrevue à la revue "Elements" à propos de mon livre Malaise dans la science publié en juin 2022 aux éditions Krisis.

lundi 30 novembre 2020

L’IA et la restructuration du capital à l’échelle mondiale

Antonio A. Casilli : En attendant les robots — Enquête sur le travail du clic (Le Seuil, 2019, collection « La Couleur des idées »)


Antonio Casilli produit avec ce livre une analyse remarquable des soubassements de l’économie de l’internet et des transformations en profondeur qu’elle fait subir au mode de production capitaliste. Au lieu de s’ébahir sur les miracles des machines ou de dénoncer les GAFAM, il montre les mécanismes qui permettent aux grands propriétaires des plateformes de centraliser la plus-value. Ce mécanisme est généralement masqué derrière « l’intelligence artificielle » qui n’est rien d’autre que le moyen de mettre les hommes au service des machines. La meilleure métaphore de cette intelligence artificielle, c’est le joueur d’échecs mécanique du baron von Kempelen (1769) un pseudo-automate représentant un ottoman jouant aux échecs, animé par un nain caché dans les mécanismes et dirige les mouvements de la marionnette grâce à un système de miroirs qui lui montre l’échiquier. Significativement, Amazon a baptisé son organisation de distribution de « digital labor » « Mechanical Turk », révélant ce qu’est la réalité du traitement massif de données (« big data ») par la soi-disant « intelligence artificielle ».

Le livre de Casalli est centré sur l’étude des « tâcherons » du clic, tout ce travail invisible qui fait fonctionner les plateformes. « Cette dynamique technologique et sociale pointe la métamorphose du geste productif humain en micro-opérations sous-payées ou non payées, afin d’alimenter une économie informationnelle qui se base principalement sur l’extraction de données et sur la délégation à des opérateurs humains de tâches productives constamment dévaluées, parce que considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu valorisantes. » (14) Le « digital labor » produit « l’externalisation du travail et sa fragmentation. » Les plateformes sont l’organisation de cette nouvelle division du travail qui produit une nouvelle forme du « travail en miettes » que dénonçait jadis Georges Friedmann.

Casalli commence par mettre en question le grand récit de l’automation qui aboutirait selon ses hérauts à la fin du travail (Sur ce même sujet, j’ai écrit en1997, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale). « Plutôt qu’à la disparition programmée du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques, prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes. » (25) De manière presque provocatrice, il montre que les humains non seulement se mettent au service des robots, mais sont même appelés à les remplacer — il retrouve ici les analyses de Marx dans le livre I du Capital qui montre que les capitalistes n’ont aucune obsession pour l’automation dès lors que le « coût du travail » est suffisamment bas. Bien au contraire, à certains égards, ils préfèrent les « automates humains » qui coûtent finalement beaucoup moins cher. En outre, les machines n’apprennent pas toutes seules, il faut des humains pour leur apprendre à penser. Des travailleurs (payés au lance-pierre) et des usages travaillant gracieusement fournissent aux machines les éléments indispensables au fonctionnement de la « machine learning ». « les “machines ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner comment penser. » (32) Ainsi « l’artificialité de l’intelligence artificielle réside justement en cela : que, tout en ne nécessitant aucun discernement, ces tâches produisent, pour autant, telle une propriété émergente, un semblant d’intelligence. » (33) Les exemples sont nombreux : reconnaissance de caractère par les clics sur le reCAPTCHA, validation des traductions dites automatiques, validation de la reconnaissance d’image, etc. : « Le programme scientifique de l’intelligence artificielle devient alors indissociable d’une certaine cybernétique, c’est-à-dire d’un art de contrôler les êtres humains et de discipliner l’exécution de leurs activités. »

Il n’y a donc pas de « grand remplacement » : « Les chiffres, en effet, vont à l’encontre de la thèse défendue par les tenants du “grand remplacement automatique. Ce paradoxe est particulièrement visible dans le secteur de la robotique. Une enquête portant sur dix-sept pays entre 1993 et 2007 ne trouve pas d’effets significatifs des robots industriels multifonctions sur l’emploi global en termes de nombre total d’heures travaillées. » (41) Il faut évidemment faire entrer en ligne de compte la résistance… de la matière ! « Une étude comparative de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) menée sur vingt et un pays en 2016 démontre la surestimation de l’automatisabilité des professions actuelles. »

S’il y a un « grand remplacement », c’est celui des salariés par les usagers : « Ce sont surtout les usagers, les consommateurs, les clients qui prennent la responsabilité de faire fonctionner les machines. Désormais, ce sont eux, et non pas les guichetiers, qui s’identifient; eux, et non pas les guichetiers, qui réalisent les transactions; eux, et non pas les guichetiers, qui comptent l’argent. Il en va de même d’autres technologies qui facilitent le libre-service, telles les bornes d’autoenregistrement ou les caisses automatiques dans les grandes surfaces. » (46)

Ainsi, commence à affleurer la notion de «travail du consommateur». Il faut donc oublier la menace des robots et regarder la véritable menace, celle de « la fragmentation des emplois en tâches externalisées et le démantèlement des salaires par des micropaiements. » De la même manière que le philosophe Markus Gabriel considère l’IA comme une « mise en scène » (voir Pourquoi la pensée humaine est inégalable), Casilli affirme que « l’automation est avant tout un spectacle, une stratégie de détournement de l’attention destinée à occulter des décisions managériales visant à réduire la part relative des salaires (et plus généralement de la rémunération des facteurs productifs humains) par rapport à la rémunération des investisseurs. » (52) Idéologie et religion (nouvelle théologie), tel est l’essence du discours sur l’IA, la puissance des « big data », etc. « Mais dans le cadre de la réflexion sur l’automation à l’heure du numérique, il est vraisemblablement possible de retourner la métaphore : c’est le matérialisme historique, l’attention pour les conditions matérielles d’existence des producteurs de valeur, qui est rabougri, réduit au rôle d’homuncule “prié de ne pas se faire voir, et qu’on enferme dans une croyance abstraite en une intelligence réellement artificielle, dans la théologie du machine learning. » (58)

Il ne faut pas croire que les employeurs ne rêvent que de machiniser la main-d’œuvre. L’homme chassé d’un endroit finit toujours par réapparaître ailleurs ! « Parfois, les plateformes adoptent des réflexes d’entreprises classiques quand elles “communiquent au sujet de leur valeur économique, par exemple à l’occasion de leur entrée en bourse ou de leur rencontre avec de potentiels investisseurs. Il leur arrive également d’insister sur les facteurs techniques de leur réussite (le nombre de leurs serveurs, la qualité de leurs solutions algorithmiques, la puissance de calcul de leurs processeurs, etc.). Mais la source de leur valeur demeure quoi qu’il en soit la qualité et la quantité des données personnelles qu’elles exploitent, le dynamisme de leurs communautés, la pertinence des services que celles-ci permettent de développer. » (87)

Casilli procède ensuite à une typologie du « digital labor ». Il analyse en particulier le microtravail tel qu’il a été façonné par Amazon Mechanical Turk qui montre à l’évidence qu’une intelligence véritablement et entièrement «artificielle» n’est qu’un mirage. Si l’on prend le moteur de recherche de Google qui est l’application de l’IA la plus connue de tous (bien qu’en l’occurrence elle ne se présent pas sous ce nom, on remarque : « chaque requête adressée à Google a deux effets : le premier résultat visible est que l’utilisateur reçoit une série de réponses à sa requête, classées par “pertinence”; le second effet, plus discret, est que l’entrée d’une requête produit essentiellement un vote attestant de la popularité de la chaîne de recherche. » (157) L’imaginaire contemporain est nourri de fantasmes algorithmiques — de ce point de vue le monde de l’informatique fait un peu penser à celui des schtroumpfs : quand un mot manque, on le remplace par « schtroumpf ». Les informaticiens semblablement utilisent le mot « algorithme » à la place de tous les mots qui leur manquent.

Autre fantasme que traque Casilli : celui de la gratuité qui fait du monde des plateformes un véritable Eden. En vérité, « Une énorme quantité de travail rémunéré finit par innerver les usages soi-disant “gratuits. » (189) L’analyse de certains programmes d’IA destinés au dialogue homme-machine [tous les programmes qui descendent de la fameuse Elyza, un programme de dialogue qui a une quarantaine d’années] montre que, laissée à elle-même, la « machine learning » apprend surtout ce que les utilisateurs lui apprennent, tant est-il que l’IA est toujours animée par des humains. L’analyse de ces expériences montre aussi que, si ces programmes ne sont soutenus gracieusement par des humains, ils sont financièrement insoutenables.

Il y a un autre aspect du travail en réseau, celui gens payés pour être « followers » ou « likeurs ». La vente de faux « followers » est un commerce lucratif. Il existe, notamment en Chine, des « fermes à clics ». On sait l’importance que toutes ces techniques prennent pour influencer le corps électoral. Les « fake news » ne sont pas un produit d’internet — elles sont aussi vieilles que le monde — mais le monde des réseaux et des plateformes est bien l’empire du faux.

Les plateformes produisent donc deux effets. D’une part, elles restructurent profondément le mode de production capitaliste puisqu’elles sont des mixtes unissant les fonctions et celles du marché et subordonnant les deux espaces traditionnels du capital à leurs propres objectifs. Elles permettent une parcellisation accélérée du travail autrefois accompli par des cols blancs et sa délocalisation virtuelle [notamment en Afrique et en Asie]. Les pays les plus pauvres comme Madagascar sont complètement intégrés dans l’économie de plateforme. D’autre part, elles produisent en abondance l’idéologie qui justifie leur domination sur nos vies.

La colonisation du temps libre par le capital, déjà largement abordée par Theodor Adorno dans sa critique de « l’industrie culturelle » trouve ses prolongements dans les horizons du « digital labor » que Casilli explore. Le travail passe maintenant hors du travail. La « ludification », caractéristique de notre monde mérite à elle seule un long développement. Est apparu quelque chose qu’on appelle le « playbor », le « jeu-travail » : « L’importance du playbor dans le secteur numérique reflète d’ailleurs peut-être une tendance plus générale que l’on observe dans les entreprises traditionnelles, dont l’organisation s’inspire depuis plusieurs décennies d’une philosophie managériale fondée sur le développement personnel, l’émulation créatrice, la convivialité des espaces de travail, l’horizontalité des relations hiérarchiques, la collaboration par équipes, la conversion des objectifs en “défis et en dynamiques de jeu.. » [229] Il s’agit d’une colonisation totale de l’existence : « D’après le critique Jonathan Crary, le capitalisme à l’heure d’Internet instaure une existence à flux tendu qui sonne la “fin du sommeil”. » (230) En effet, « En donnant une illusion de maîtrise, de victoire et d’appropriation, le jeu stimule des pulsions et des appétits spécifiques qui intensifient la production d’informations 24 heures sur 24. » Le digital labor » s’inscrit ainsi dans un processus d’«asservissement machinique généralisé» de l’homme. Le « digital labor » fonctionne à la « surveillance douce », mais d’autant plus efficace : « La “surveillance douce, auto - imposée et réalisée de manière coopérative, du digital labor n’abolit pas la volonté de l’usager; au contraire, elle puise à l’intérieur de celle ci les ressources pour conduire les opérations nécessaires à sa mise en œuvre. La surveillance participative réinvente ainsi entièrement l’architecture panoptique. Loin de libérer le travail, le digital labor s’impose en définitive comme un “bénévolat forcé87 ou une “servitude volontaire. (263)

Les plateformes permettent la mise en place de nouvelles relations de travail fondées sur la désagrégation du salariat. “La multiplication de ces situations de travailleurs formellement indépendants, mais économiquement dépendants est attestée par l’émergence, notamment en Europe, de statuts intermédiaires de ‘para - subordonnés’ : co. co. co. [contrats de ‘collaboration coordonnée et continuée] en Italie, TRADE [‘travailleurs autonomes dépendants économiquement] en Espagne, Arbeitnehmerähnliche Personen [‘personnes quasi salariées] en Allemagne, etc.” (268) On connait bien l’exemple des conducteurs Uber, des livreurs Deliveroo, etc., qui sont prototypiques des ces indépendants entièrement dépendants.

La plateformisation est une dimension essentielle de la mondialisation dans la phase actuelle et, loin de répéter l’ancienne colonisation, il procède progressivement à un nivellement par le bas. Face aux contraintes du mode de production capitaliste d’hier, la plateformisation a représenté une issue en instaurant “une liberté de circulation virtuelle de la main-d’œuvre planétaire. Il y a encore quelques décennies, une offre de travail localisée et profondément enracinée dans des lieux physiques faisait face à un capital toujours mouvant. Dans l’économie des plateformes, l’offre de travail est, au contraire, géographiquement dispersée et répartie le long de chaînes logistiques numériques en constante reconfiguration. À l’importation de main d’œuvre des siècles passés succèdent aujourd’hui des transferts non présentiels de populations, par l’entremise de services d’intermédiation numérique opérant comme des systèmes technologiques d’immigration64’.) (288)

Cette vision d’ensemble de rapports de rapports sociaux de production remet à leur juste place les discours dithyrambiques sur l’intelligence artificielle. En vérité nous n’avons pas beaucoup progressé vers une machine ‘intelligente’. Cet objectif est d’ailleurs peut-être à peu près dénué de sens. Nous avons seulement progressé dans la puissance de calcul des machines et dans le stockage des données disponibles sur tout le réseau mondial. Il est vrai que ces discours sur l’IA valorisent ceux qui l’organisent et vendent leurs logiciels : ‘Tout d’abord, c’est le travail même des ingénieurs, des scientifiques et des industriels que justifie cette idéologie. Déclarer être en train de mener des recherches pour simuler l’intelligence humaine est avant tout une manière pour les producteurs de technologies d’être en paix avec leur propre identité au travail, de se représenter non pas comme une classe vectorialiste dont la fonction est de gérer un trafic planétaire de clics ou de mettre sur pied des chaînes de sous-traitance qui aboutissent quelque part dans les sweatshops numériques de zones péri - urbaines de pays en voie de développement, mais comme une élite qui contribue au progrès de l’humanité en œuvrant à l’innovation de pointe.’ (294)

La fin du livre est consacrée à une discussion sur l’IA et les obstacles qu’elle rencontre. L’auteur ne semble pas écarter à l’avenir des progrès décisifs dans le domaine de l’IA, même s’il faut bien constater qu’on a recours, et de plus en plus, aux humains pour pallier les failles importantes des systèmes d’IA et du fameux ‘machine learning’. Il est vrai que le ‘deep learning’ — l’apprentissage profond, c’est-à-dire un procédé par lequel la machine elle-même est programmée pour changer son propre code en fonction des succès et des échecs qu’a rencontrés le programme — semble ouvrir des perspectives fascinantes. On s’extasie : la machine produit des résultats qu’aucun humain n’avait prévus et on ne sait pas comme ‘elle fait’. Le problème est que la machine ‘ne fait’ rien. Elle produit des résultats qui sont les effets d’un enchaînement non maîtrisé de processus physiques. Et donc on n’a aucune idée de la validité de ces résultats. Il est impossible, quoi qu’on fasse, de sortir de cette embrouillamini. Il y a des raisons de fond à cet échec : ‘C’est avant tout un problème de complexité : un modèle mathématique traditionnel peut avoir quelques dizaines de paramètres, mais un réseau de neurones en a des millions. L’apprentissage non supervisé fournit des résultats sans nécessairement expliquer comment la machine les a obtenus, ni donner d’indications précises sur leur niveau de pertinence et d’utilisabilité.’ (300)

 

Une fois qu’on est sorti des fantasmes, il faut remettre les pieds sur terre. ‘Tâcheronnisation et datafication occupent, dans le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des tâches pour le taylorisme : non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la division capitaliste du travail visant à contrôler une main-d’œuvre constamment décrite comme oisive, insouciante et potentiellement récalcitrante.’ (297)

Puisque les progrès du machine learning sont conditionnés à une production humaine de données accrue, la perspective d’une autonomisation du premier qui marquerait la cessation de la seconde est un horizon inatteignable.

Conclusion Que faire? La question est posée de l’action qui pourrait s’opposer aux conséquences désastreuses de la plateformisation. Casalli écarte l’hypothèse ‘luddiste’ — on ne va pas casser les machines. Il pèse la possibilité de construire un mouvement coopératif, des plateformes qui renoueraient avec l’origine du mot — la plateforme est la base sur laquelle s’entendaient niveleurs et bêcheurs lors de la révolution anglaise. Ces plateformes coopératives pourraient-elles résister à la récupération par les grandes firmes ? La réponse de l’auteur n’est pas très encourageante, mais il n’y a pas d’autre choix.

 

vendredi 27 novembre 2020

John Rawls et le libéralisme politique

 

Extrait de l'introduction

(...) Cependant, quel que soit son impact, Rawls pourrait bien donner une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : « quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule ». En effet, la théorie de la justice paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des « Trente Glorieuses » va prendre fin et les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressif des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Sans être hégélien, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde réel qui constituent l’arrière-plan de la théorie de la justice et qui ont conduit aux gigantesques bouleversements de la fin du « court xxe siècle » (pour reprendre l’expression d’Éric Hobsbawm) ne sont pas aussi les contradictions de la théorie de la justice elle-même. L’indifférence de Rawls à l’analyse des structures sociales particulières, son refus constant d’articuler la réflexion sur les normes avec une théorie de la société moderne et avec l’histoire effective pourrait bien donner la clé pour au moins une partie des faiblesses ou des thèses les plus critiques de la théorie de la justice. On pourrait aussi parler d’un échec du formalisme rawlsien qui exprimerait finalement le déclin d’une phase historique exceptionnelle.

Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a peut-être de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les questions que nous laisse la théorie de la justice, bien plus que les développements particuliers. Et en ce sens, la lecture de Rawls demeure éminemment féconde.

Table des matières 

I. Biographie et contexte de l’œuvre 2

II. Le « cahier des charges » 8

la justice et les théories du contrat 9

La question de l’utilitarisme 11

Morale et politique 12

III. Les principes de base 15

La société. 15

Une société bien ordonnée 16

Les principes de base 21

Explicitations du premier principe 23

Explicitation du second principe 25

La critique du mérite 29

L’ordre lexical 31

IV. La justification procédurale : le voile d’ignorance 33

Voile d’ignorance et contrat social 33

Ignorance et justice 35

La stratégie du maximin 35

Les conditions de la situation initiale 38

V. Les biens sociaux premiers 43

Définitions 43

Les droits et libertés de base 45

La liberté de mouvement et le libre choix de son occupation 46

Les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions et aux positions d’autorité et de responsabilité 48

Les revenus et la richesse 48

Les bases sociales du respect de soi 49

VI. Les institutions 51

La constitution. Hiérarchie des principes 51

La question de la liberté 52

La justice politique 54

Organisation des rapports sociaux et de propriété 55

Biens publics. Remarque additionnelle 57

Un libéralisme radical ? 58

VII. Prolongements : la théorie de la justice appliquée au droit des peuples 60

Rappel de la position de Kant 60

Les clauses de la société des peuples rawlsienne 62

Le droit des peuples 65

Extension de la Société des peuples 66

La question des droits de l’homme 67

La guerre 68

Conclusion 69

VIII. Questions de méthode 71

L’équilibre réfléchi 71

Le consensus par recoupement 72

La raison publique 74

IX. Étude de cas : la tolérance à l’égard des intolérants. 76

La tolérance à l’égard des intolérants 76

Les intolérants sont-ils fondés à se plaindre de l’intolérance ? 77

Faut-il interdire les sectes intolérantes ? 80

La stabilité des sociétés justes 82

X. Étude de cas :  la désobéissance civile 84

Quand se pose le problème de la désobéissance civile ? 85

Un acte public 86

La désobéissance civile comme acte politique 87

La clause de non-violence 88

La justification de la désobéissance civile 89

XI. La théorie de Rawls face à ses critiques et ses concurrentes 91

La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux 91

Le principe de différence est indéterminé 92

On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien 95

La théorie de la justice dans ses rapports avec l’utilitarisme 96

On peut aussi critiquer la théorie de la justice en la rabattant sur une morale du calcul. 100

Dépasser l’opposition entre la théorie de la justice et l’utilitarisme ? 101

Liberté des Anciens et liberté de Modernes 103

La Théorie de la Justice face au républicanisme 105

En conclusion 112

XII. Annexes 113

Le vocabulaire de Rawls 113

Conception englobante ou compréhensive du bien 113

Consensus par recoupement 113

Égale liberté pour tous 113

Équilibre réfléchi 113

Équité 114

Pluralisme raisonnable 114

Position originelle 114

Principe de différence 115

Priorité du juste sur le bien 115

Procédure 115

Société 115

Structure de base 115

Utilitarisme 116

Bibliographie 116

Œuvres de Rawls 116

Débat avec et contre Rawls 116

XIII. Index des noms cités 118

XIV. Table des matières 119



lundi 23 novembre 2020

Préface à l'édition roumaine du livre de Diego Fusaro, L'Europe et le capital

Diego Fusaro est un philosophe qui prend Marx au sérieux. Si les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit aujourd’hui de le transformer et Diego Fusaro ne fait pas de la philosophie pour passer le temps. Il fait de la philosophie pour mieux comprendre la réalité sociale qui est la nôtre et pour aider à la transformer. Fusaro a annoncé le retour de Marx (Bentornato Marx) et dans L’Europe et le capitalisme, il montre que le spectre de Marx hante encore la vieille Europe.

Pour comprendre ce qu’est l’Union Européenne, il faut prendre la question dans toute son ampleur. L’UE est la matrice de ce que Fusaro analyse comme le « capitalisme absolu », mettant en œuvre à sa manière les catégories hégéliennes du développement de l’esprit. C’est en effet dans l’espace de l’UE que la « gouvernance économique » s’impose face au gouvernement politique, et c’est encore dans cet espace qu’est poussée l’entreprise de destruction des États-Nations au profit de la toute-puissance du capital financier. Le programme de « dépolitisation » mis en œuvre par les gouvernements d’Europe vise à éradiquer l’idée que la politique puisse quelque chose pour endiguer la puissance du capital. L’euro, monnaie unique de la majorité des pays de l’UE, exprime parfaitement la nature de l’entreprise. On a souvent l’idée que la monnaie est un instrument des échanges et comme telle, elle serait neutre. À juste titre, Fusaro montre qu’il n’en est rien : l’euro est le fondement du capitalisme absolu et loin d’être un moyen neutre, il est une arme, meurtrière, contre les peuples.

Il ne s’agit pas d’être « contre l’Europe ». Cela n’aurait aucun sens et à bien des égards il n’y a guère plus européen que les penseurs comme Diego Fusaro. Comme tous les philosophes, il est nourri de la pensée philosophique de tous les pays d’Europe, Kant, Fichte, Hegel et Marx pour la grande tradition de la philosophie idéaliste allemande, mais aussi la philosophie grecque, Descartes, Spinoza, les philosophes italiens, de Machiavel à Gramsci, et tant d’autres à qui nous sommes infiniment reconnaissants. Pour Fusaro, il s’agit de dénoncer cette « Union Européenne » entièrement occupée à la destruction des meilleures traditions de l’Europe, à la destruction des États-Nations qui lui ont donné chair et sang, à la destruction des langues européennes remplacées par une langue fonctionnelle au monde de la marchandise, le business english (le globish).

Comment rouvrir le futur ? Voilà la question épineuse, celle où l’on attend Fusaro au tournant. L’histoire n’est pas écrite d’avance car « les hommes font eux-mêmes leur propre histoire » (Marx) ou encore Le futur est nôtre (Fusaro). Mais une fois convaincus que nous pouvons agir, que faut-il faire ? Le plus important peut-être est de comprendre que les schémas politiques du passé ont perdu toute valeur. Le clivage droite/gauche, le plus souvent, fut un trompe-l’œil. Le véritable clivage est entre le haut et le bas. Et c’est résolument aux côtés de ceux du bas qu’il faut se tenir, seule position d’où l’on peut bien connaître ceux d’en haut, ces « grands » qui ont pour seule obsession de dominer le peuple (Machiavel). Diego Fusaro a soutenu le « Mouvement Cinq Etoiles » jusque dans l’alliance avec la Lega de Matteo Salvini, parce qu’il y a vu un moyen de résister au capitalisme absolu, celui que défend le « centre-gauche » du PD aussi bien que le centre-droit de Berlusconi, un moyen d’ancrer une résistance populaire de la nation italienne contre l’UE, afin de défendre les droits sociaux. Quel que soit l’avenir de la coalition, la prise de position politique de Fusaro est claire et doit être méditée par tous ceux qui combattent pour l’émancipation des travailleurs : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat.  Fou qui songe à ses querelles au sein du commun combat » (Louis Aragon, La Rose et le Réséda).

jeudi 3 septembre 2020

Günther Anders et nos catastrophes

Par Florent Bussy (éditions « Le passager clandestin », collection « Précurseurs de la décroissance », 132 pages, 10 €)

Günther Anders, né en 1902 à Breslau et mort en 1992 à Vienne, est un philosophe allemand encore trop peu connu. Trop peu connu parce qu’on a beaucoup de mal à le faire rentrer dans les cases des « grands courants de la philosophie », quoique, à bien des égards, on pourrait le rapprocher des philosophes de l’école de Francfort ou d’Ernst Bloch, avec lesquels il a en commun de concevoir la philosophie comme « théorie critique ». Sa manière de philosopher est très atypique : il part d’anecdotes, de récits pour en tirer progressivement des leçons philosophiques de la plus haute importance. Le livre de Florent Bussy a le grand mérite de restituer les grandes lignes de la pensée de Günther Anders en montrant comment ses analyses sont aujourd’hui plus pertinentes que jamais.

Le livre est divisé en deux parties : une introduction par Florent Bussy et un choix de textes (notamment extrait d’Obsolescence de l’homme) qui permettent de se faire une idée de l’œuvre d’Anders. Après avoir retracé le parcours d’Anders, l’auteur analyse son œuvre sous trois angles : penser nos catastrophes, obsolescence, décroissance. Que ceux que le mot décroissance pourrait chiffonner ne n’arrêtent pas là ! Le point de départ, pour comprendre Anders c’est l’apocalypse, car l’apocalypse a déjà eu lieu : entre l’extermination industrielle des Juifs d’Europe et Hiroshima, le XXsiècle a montré dramatiquement ce qu’était la logique du système économique capitaliste dès lors que plus rien ne vient lui faire obstacle. C’est la logique de la déshumanisation et de la mécanisation de la vie humaine. « Qu’on détruise la vie ou qu’on détruise l’humanité, il s’agit bien de catastrophes totales. L’histoire ne peut plus être la même après de tels événements et la hantise collective devrait être qu’ils se prolongent (…) » (29) La lecture d’Anders doit nous conduire à détruire l’optimisme naïf des Lumières et Bussy ajoute : « L’apocalypse ne se réduit donc pas aux génocides et à l’invention de la bombe, de nouvelles formes en sont possibles. Les crises écologiques et l’accaparement des richesses par un petit nombre se produisent également du fait du culte de la performance et de la production pour la production (croissance). » (32) Ce qui rend possible ce développement monstrueux, c’est le « décalage prométhéen », c’est-à-dire l’écart entre ce que nous mettons en branle et le manque de savoir réel des conséquences.

L’obsolescence de l’homme est la situation réelle de l’homme moderne et c’est la conséquence du développement du mode de production capitaliste, un mode de production qui dévalorise les métiers et dévalorise les objets. La « société de consommation » n’est pas une société où les produits de l’ingéniosité humaine sont admirés et chéris, mais une société où, à peine acquis, ils ont perdu toute valeur et doivent être remplacés par d’autres. La consommation n’est plus une satisfaction, mais un devoir ! Mais l’obsolescence des choses prépare celle de l’homme : face aux machines, l’homme semble si maladroit, si imparfait, si improductif qu’il finit par avoir honte de cette marque indélébile : il est né et n’a pas été fabriqué. Là encore, à l’époque de la PMA et de la fabrication des bébés, à l’époque de la prétendue « intelligence artificielle » quand toute une propagande nous invite à mettre chapeau bas devant l’intelligence des machines, les analyses d’Anders trouvent une singulière résonnance.

Sommes-nous condamnés à assister impuissants aux nouveaux pas vers la déshumanisation, à la destruction de l’humanité ? Anders insiste sur l’impératif moral de résistance, sur la nécessité de comprendre et de faire comprendre ce qui est en jeu. Ce faisant, on parie sur l’intelligence humaine, sur la capacité que nous avons encore à sortir de l’enchantement des images et à recouvrer le sens de la liberté. Le pari est peut-être risqué, mais avons-nous vraiment d’autres possibilités ?

Le 3 septembre 2020 — Denis Collin

dimanche 24 mai 2020

Jacques Cotta: Macronavirus. La barbarie qui vient...


Recension : Macronavirus… La Barbarie en Marche. À quand la fin ? Par Jacques Cotta (éditions Bookelis, ISBN : 979-10-359-4454-4, prix 10 €, 110 pages)

Jacques Cotta se propose, non pas de faire de la cuisine dans les marmites de l’avenir comme le font tous ceux qui inventent des plans le pour « monde de demain », mais de comprendre la situation présente dans la période plus longue qui s’est ouverte avec l’élection de Macron et la riposte qu’a constituée le mouvement des Gilets jaunes. Et, partant du mouvement réel, celui qui se déroule sous nos yeux, il se propose de tracer des perspectives nouvelles. La pandémie de la Covid-19 est le contingent qui exprime la nécessité. Tout ce que nous avons pu voir depuis janvier 2020 est un concentré des mouvements de fond qui ébranlent toute la vie sociale.
Pour l’auteur, le mouvement de fond est un mouvement contradictoire. Mouvement d’en bas, celui des Gilets jaunes, mis en sourdine par le confinement, mais qui a durablement touché toute la société et manifeste que la « vieille taupe » dont parlait Marx continue de creuser. Mouvement d’en haut : celui de la décomposition morale et politique du bloc dominant, de la « société du Dix Décembre » de Louis Napoléon Macron. Jacques Cotta retrace la formation de ce qu’on appelle maintenant « la macronie » dans le sillage du quinquennat de François Hollande, où l’actuel président a joué un rôle clé, et avec l’appui d’une fraction de la haute fonction publique, du capital et des faiseurs d’opinion patentés.  
Diagnostic clair : « La France est coupée en deux. D’un côté, […] une France qui considère qu’elle n’a plus rien à attendre d’un pouvoir jugé hors-sol, autiste, égoïste, incapable d’entendre la détresse et la rage des déclassés et des régions oubliées, condamnées, abandonnées. De l’autre, une “élite” autoproclamée, satisfaite, inculte, fière de ses rapports à la mondialisation, riche, prétentieuse, agressive, adversaire résolue de la grande majorité des Français, la nouvelle classe populaire, cette majorité cristallisée autour des Gilets jaunes. » S’appuyant sur des précédents historiques (la grande Révolution française, les révolutions de 1848 et 1817, etc.), l’auteur montre que c’est bien un mouvement révolutionnaire qui sourd.
Ce mouvement est la conséquence du désastre dans lequel la mondialisation et son fer de lance l’UE précipitent les peuples. Jacques Cotta rappelle comment la destruction de la santé publique a été lancée voilà une quarantaine d’années en France au motif de la chasse aux coûts, comment s’est appliqué le plan de Jean de Kervasdoué, bref comment l’état actuel de notre pays s’enracine dans un temps plus long. Macron n’est que l’exécutant d’une orientation et de politiques qui constituent le fil directeur des classes dominantes depuis au moins cinq décennies. Il n’a vraiment que l’apparence de la nouveauté.
Pourquoi le mouvement d’en bas reste-t-il étroitement confiné — c’est le cas de le dire ! — Jacques Cotta montre les facteurs objectifs liés aux profondes transformations structurelles de la société française et à l’affaiblissement de la classe ouvrière (à Billancourt on n’éternue plus). Mais ces facteurs objectifs se doublent de facteurs subjectifs et c’est évidemment la direction des « partis de gauche » et des syndicats qui doit être mise en cause.
Les évolutions possibles sont envisagées, y compris celle de la marche forcée vers un régime ouvertement autoritaire, sachant que se réalisera ce que nous ferons comme la rappelle la citation mise en exergue. Pour contribuer au rassemblement des forces, Jacques Cotta dessine dix axes de réflexion et de mobilisation, dix axes qu’on peut résumer ainsi : démocratie, défense du bien commun et des services publics, souveraineté nationale pour mettre en œuvre un politique au service du peuple, des salariés, des travailleurs indépendants, des jeunes, des retraités.
Un livre à lire, parce qu’il dégage le sens de la période obscure que nous traversons, mais aussi parce qu’il est un livre de combat pour rassembler la force politique dont nous avons besoin.

Le 24 mai 2020 — Denis Collin

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...