Aux éditions Max Milo:
vendredi 31 janvier 2025
Devenir des machines
samedi 12 octobre 2024
« Moins » par Kohei Saito
Kohei Saito est un philosophe japonais (né en 1987), docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin, professeur associé à l’Université de Tokyo. Il participe aux travaux de la nouvelle MEGA (éditions des œuvres complètes de Marx et Engels). En 2020, il publie Hitoshinsei no ‘Shihonron’ (qu’on peut traduire par « Le Capital dans l’Anthropocène »), un livre qui se vend à 500000 exemplaires !
C’est une version remaniée de ce livre qui sort en français sous le titre Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil). Il a également publié en 2016 La Nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital (Syllepse, 2021), dont j’ai rendu compte brièvement dans La Sociale. Kohei Saito prend tout le monde à revers et propose une lecture de Marx aussi ébouriffante que stimulante, débouchant sur des perspectives politiques et sociales pour notre époque.
lundi 7 octobre 2024
La logique totalitaire (II)
Poursuivons notre lecture de Jean Vioulac. Nous abordons maintenant l’analyse du nazisme. Après Léviathan, nous avons affaire à Béhémot ! C’est un monstre terrestre que l’homme ne peut pas plus domestiquer qu’il ne peut attraper Léviathan avec un hameçon.
vendredi 30 août 2024
Kohei Saïto : La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. (Syllepse, 2021)
Voilà un ouvrage qui présente de très nombreux intérêts et qui mérite d’être lu largement. Tout d’abord, il tord le cou aux lieux communs propagés par les frères ignorantins de l’écologie politique officielle. Non, Marx n’ignore ni les limites des ressources naturelles, ni l’écologie, bien au contraire. S’il a pu un moment penser que l’industrie et la science pourraient permettre un développement presque illimité des « forces productives », dès les années 1860, il modifie son point de vue et s’intéresse particulièrement à la question de l’agriculture, lisant attentivement les traités de Liebig, Johnston ou de Fraas. Il retrouve là son intuition première : le rapport fondamental est le rapport de l’homme à la nature et la propriété privée qui prive une partie des humains de ce rapport à la nature constitue la première et la plus fondamentale des aliénations. Marx est parfaitement conscient que le développement sans fin ni mesure du mode de production capitaliste conduit à détruire la terre et le travail, c’est-à-dire les sources de la richesse. Kohei Saïto fait du « métabolisme de l’homme et de la nature », ce qu’est le travail, selon Marx, le fil directeur de ses interrogations et il faudrait creuser ce sillon.
vendredi 1 mars 2024
jeudi 28 décembre 2023
La tête à l'envers
Jean-Marie Nicolle, La tête à l’envers. Essai sur les inversions, éditions Ipagine, 2023, 160 pages.
Agrégé de philosophie et docteur, spécialiste des écrits mathématiques de Nicolas de Cues (le fameux auteur de La docte ignorance), féru d’informatique et connaisseur éclairé de la psychanalyse, de Freud à Lacan, Jean-Marie Nicolle nous livre ici quelque chose qui commence comme une sorte de psycho-philosophie de la vie quotidienne pour aller, par les degrés requis, vers les spéculations de la métaphysique, celles de Kant et de Hegel, notamment. Nous avons donc d’abord une analytique de l’inversion puis une dialectique.
lundi 11 décembre 2023
Un nouvel ouvrage de Jean-Marie Nicolle: La tête à l'envers
Annonce de parution:
Avec l’invention du libre-service, le commerçant ne s’adresse plus au client, et celui-ci doit se servir, puis, grâce aux caisses automatiques, se faire lui-même caissier. Il y a peu, le contrôleur de train poinçonnait le ticket du voyageur ; désormais, le voyageur doit le scanner lui-même. Avec ces permutations de rôles, il faut en faire de plus en plus, sans davantage de services en retour. L’étonnant, c’est que tout se passe comme si ces inversions ne posaient aucun problème.
Comment les
évaluer : sont-elles un progrès ou une régression ? sont-elles
créatrices ou stériles ? Subissant sans cesse de nouvelles permutations,
je suis contraint de m’y adapter, et devant l’autorité de la nouveauté qui
m’est imposée, je finis par croire que je suis dépassé, que c’est moi qui ai
tort, moi qui suis à l’envers. Un doute philosophique me pousse cependant à ne
pas capituler si vite pour vérifier si ce n’est pas le monde qui serait
retourné.
Le bon réflexe
n’est-il pas de chercher l’envers des inversions, de soulever un coin du tapis
pour voir ce qui se trame du côté des nœuds ? Si notre siècle est celui
des inversions, quelle en est la logique ?
Table des
matières :
Introduction
Partie
I : Analyse des inversions
- L’inversion
tragique
- L’inversion
comique
- L’inversion
révolutionnaire
- Les
inversions démocratiques
- L’inversion
conservatrice
- L’inversion
dans les mots
Partie
II : Dialectique des inversions
- La
pensée binaire
- L’inversion
dans la découverte scientifique
- L’inversion
dans l’invention technique
- L’inversion
dans la création artistique
- L’inversion
comme principe de méthode philosophique
- L’irréversible
Conclusion :
un monde sans envers
vendredi 10 novembre 2023
Le marché de la vertu
Estelle Ferrarese, Le marché de la vertu. Critique de la consommation éthique, Librairie philosophique Jean Vrin, 2023
mercredi 31 mai 2023
Faut-il encore lire Sartre?
mercredi 10 mai 2023
mercredi 22 mars 2023
La parole humiliée : Jacques Ellul
Jacques Ellul (1912-1994) est à la fois un sociologue, un professeur d’histoire du droit et un théologien protestant. Il fait partie de ces penseurs qui se sont mis en partie à l’école de Marx tout en refusant toujours le marxisme considéré comme une idéologie. Sa position politique pourrait se qualifier comme « anarchisme chrétien ». Il puise dans le message du Christ une inspiration révolutionnaire opposée à toute domination et notamment à l’État. Ellul est surtout connu pour sa critique radicale de la technique. Pour lui la technique est l’essence même du monde moderne. C’est elle qui produit le capitalisme. Les thèses de Ellul sur la technique sont parfois contestables, mais toujours stimulantes. Il a également consacré de nombreux travaux à la propagande et au conditionnement des consciences qu’elle produit.
Son ouvrage La parole humiliée (éditions du Seuil, 1981) porte sur la « capture » de la parole dans le monde moderne, sa dévalorisation en des temps d’irresponsabilité où règne le « parler pour ne rien dire ».
Ellul part de la racine des problèmes : la distinction et l’opposition entre voir et entendre.
Cette distinction/opposition va nous permettre de comprendre comment le triomphe de la technique « humilie » la parole au profit de l’image.
La vue est d’abord liée à l’action :
La vue m’assure la possession du monde et le constitue en « univers-pour-moi ». Le visuel me donne la possibilité de l’action. (21)
La main ne suffit pas. Ce qui rend possible l’opération technique, c’est la vue. Reprenant Spengler il affirme que « la vue de l’homme engage la technique » (22). Ouvrant à la maîtrise du monde, la vue le pose en même temps comme insupportable. Les récits les plus horribles peuvent être entendus, les images sont insupportables. « Le réel appréhendé par la vue est toujours insupportable. Même la beauté vue. » (24)
L’ouïe est complètement différente. On tourne le regard et on maîtrise ce qui se donne, alors qu’on ne tourne pas les oreilles ! Les images sont organisées par la vue, pas les sons qui nous parviennent sans ordre et parfois se contredisent. Le domaine des sons est le temporel et non l’étendue. La Parole est le son par excellence. Elle est ce qui différencie l’homme. La vue pose l’homme comme un être vivant parmi les vivants, elle l’emprisonne dans ce monde qu’elle veut dominer.
Avec la parole entendue, l’homme devient qualitativement différent de tout autre, pour l’homme. (26)
Ellul note ce paradoxe apparent. Culturellement l’auditif est moins élaboré que la vue. Il ne permet pas un univers construit, mais en même temps c’est par lui que paraît ce qu’il y a de plus riche, de plus universalisant dans une culture, la parole ! La vue fige les choses, elles sont là à ma disposition, alors que le son en général et la parole en particulier sont pris dans le flux temporel, condamnés à disparaître dans le néant. Mais c’est pour cette raison que la parole est essentiellement présence. Elle est vie.
Deux remarques s’imposent :
1) La parole suppose une oreille ! Elle est toujours dite à quelqu’un. Elle implique la reconnaissance de l’autre qui est mon semblable et différence. Identité et différence ou encore identité de l’identité et de la différence. Ellul aurait s’exprimer en langage hégélien.
2) Si je parle, c’est parce que j’ai quelque chose à dire ! « La parole ne s’engendre pas de rien » (30)
Et elle ne cesse de s’engendrer : je reprends la parole pour redonner la parole. Et cette parole est toujours ambiguë, toujours à interpréter et à réinterpréter. Pour Ellul, c’est pure folie que de vouloir réduire la parole à une algèbre.
La parole nous introduit véritablement dans le temps. Le son est temporel et non spatial, on l’a déjà dit. La matière première de la musique est, si l’on peut dire le temps. Mais la parole ne se contente d’être dans le temps, il nous y introduit. Le passé n’est plus et c’est seulement par la parole qu’il peut être rendu présent (on raconte des histoires) et le futur n’est pas encore et seule la parole peut le rendre présent (c’est, par exemple, l’utopie). La parole porte l’homme au-delà du présent immédiat, au-delà du fait brut et incompréhensible. Et de ce point de vue la parole est toujours un exercice de liberté.
Au contraire l’image est toujours conformité à la doxa dominante (43). « Seule la parole trouble et perturbe les jeux ». (43)
Pour Ellul toutes ces oppositions en recouvrent une bien plus fondamentale encore, l’opposition entre vérité et réalité. La vue nous livre la réalité, ce qui se présente ici et maintenant, sans au-delà. Et notre époque confond vérité et réalité. n’est vrai que ce qui est réel !
La parole est seule relative à la Vérité. L’image est seulement relative à la réalité. (45)
Certes la parole peut aussi avoir très à la réalité. Elle peut être pragmatique. Mais son domaine spécifique est la vérité, alors que l’image ne peut jamais sortir de la réalité. Une remarque en passant concernant Marx – et ici contre les interprétations du marxisme vulgaire :
L’opposition parole-image n’est pas l’opposition idéalisme-matérialisme. L’affirmation de la praxis pour résoudre les problèmes humains, en tant qu’affirmation, est encore du langage. Toute la relation établie par Marx entre praxis et vérité est du langage. La praxis qui est en apparence une action destinée à modifier le réel, l’action qui est seule mesure et limite de la vérité est en définitive initiée, produite par le discours qui en même temps la décrit et la justifie. (48)
L’image peut illustrer mais jamais dire ce qu’est ce qu’elle veut illustrer.
[Remarque : le tableau ne porte donc aucun message de vérité ! Le Guernica de Picasso peut illustrer l’histoire de la guerre d’Espagne mais rien de plus. Et il ne peut l’illustrer qu’en étant accompagné d’un discours (fût-ce seulement le titre de l’œuvre).]
La communication par images ne fonctionner que là où l’on identifie le vrai et le réel. Selon Ellul, c’est cela le propre de la science moderne (ou plus exactement de sa perception commune). Le vrai n’est vrai que lorsque l’expérience est venue le confirmer, lorsqu’on a vu. Au fond, on ne croit que ce que l’on voit. Mais là encore l’image est trompeuse : elle nous fait prendre l’artifice pour le réel.
Si la parole est relative à la Vérité, elle n’est pas toujours vraie ! Mais même la récusation de la parole mensongère se situe au niveau de la parole… Mais le grand mensonge de notre époque se situe ailleurs, dans la prétention de la parole à n’être rien d’autre, rien de plus, que l’évocation du réel. Même la parole la plus pragmatique doit rester ouverte à l’Autre (?). La parole a donc un double usage et elle devient mensongère quand elle récuse cette dualité d’usage.
La science est exacte (ou inexacte) mais pas « vraie » dit Ellul. C’est pourquoi la science a tant recours à l’image où une parole qui se maintient dans la relation du « réel ». Ellul exagère ! Mais c’est la vision de la science grand public, la science telle qu’elle est enseignée dans nos établissements d’enseignement, mais certainement pas la science réelle, en train de se faire, ni la science pensée par les savants (les vrais) ou les philosophes du moins tant qu’ils ont encore un peu de culture scientifique et n’ont pas été complètement contaminés par la pensée-Heidegger et ses sous-produits (notamment ses sous-produits français). Dans une véritable théorie scientifique, l’exactitude n’est pas le point d’arrivée mais le point de départ à partir duquel se construisent ou se modifient des constructions théoriques, des hypothèses à tester, des conséquences à projeter et, en cela le discours scientifique ne reste pas emprisonné dans la relation du réel. En un autre sens, l’exactitude est précisément ce qui remet en question les théories les mieux assurées : on ne peut se contenter d’approximations.
Mais au-delà des exagérations polémiques dont les philosophes se privent rarement, il y a quelque chose d’important que l’on pourrait retenir : la science (au sens des sciences expérimentales modernes) est moins importante dans les vérités qu’elle produit que la philosophie (ou, pour Ellul, la religion chrétienne). On ne devient pas martyr pour une vérité scientifique : Galilée a abjuré sans que cela ne lui pose de véritable problème de conscience. À Ellul, on pourrait faire remarquer que Bruno a refusé d’abjurer et a été brûlé pour ses convictions. Mais les convictions de Bruno sont philosophiques et religieuses (ou plutôt anti-religieuses) et cela a une tout autre portée que de savoir si la terre tourne ou pas.
Il y a dans tout cela, chez Ellul, une dimension religieuse sur laquelle on ne s’attardera pas. L’opposition de l’image et de la parole, c’est l’opposition entre les idoles et la parole divine. Le vrai croyant n’adore pas les images mais se laisse pénétrer de la parole de Dieu !
Le triomphe de l’image
Venons-en maintenant à l’analyse de la société contemporaine. Pour Ellul, c’est une société de la vision triomphante. On pourrait penser ici aux travaux de Régis Debray et au passage de la graphosphère (l’écrit comme transcription de la parole) à la vidéosphère.
Cette société moderne est marquée par l’invasion des images. Ellul renvoie sur ce point à La société du spectacle de Guy Debord. En exergue de ce livre, on trouve un citation de Feuerbach :
Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. (Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme)
Contentons-nous de citer ici les deux premiers paragraphes du livre de Debord :
1 : Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2 : Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.
Debord renvoie cette domination du spectacle (c’est-à-dire de l’image) à la domination en général :
C’est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres. C’est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.
Revenons à Ellul. Il montre comment notre monde d’images évacue la réalité au profit de sa représentation et comment l’abondance de paroles et d’écrits s’accompagne d’un fait étrange : la parole perd toute importance.
La photo devient le substitut du vivant, comme l’image constamment. Elle est en même temps l’évacuation d’une relation personnelle, existentielle au monde, la coupure entre soi le milieu, entre soi et l’autre, le moyen de ne pas vive le choc du nouveau, et puis le substitut rêvé d’une fausse réalité, à cette défaillance de vivre. (194)
C’est dans l’image et non dans la parole que s’exprime notre civilisation ! Il y a bien sûr, dans notre société une surabondance de paroles, un flot continu. Les moulins à paroles fonctionnent à rythme soutenu. Mais c’est un flux de paroles qui perd progressivement tout sens. Ellul remarque que le gros titre d’un journal, celui qui s’imprègne dans le cerveau, est en fait une image. La parole est remplacée par des signaux – qu’on pense à la parole vivante remplacée par les « émoticons ». Pourquoi ce triomphe de l’image est le prototype de la communication efficace – un bon dessin vaut mieux qu’un long discours dit-on. On le sait, la littérature ne se met pas en image et la philosophie ne s’explique pas avec des diagrammes (la pensée « Powerpoint » est l’abolition de la pensée).
La puissance de l’image tient précisément en ce qu’elle peut fonctionner comme un signal, indiscutable, automatique, non soumis à l’interprétation. Mais si l’image prend tant de place dans notre civilisation, c’est parce qu’elle est parfaitement adaptée au monde de la technique : la technique fonctionne à l’image : c’est le visuel qui domine (pour monter un objet technique, rien de tel qu’un schéma. Beaucoup mieux qu’un discours ! Dans les appareils actuels, inutile de traduire la notice en 20 langues. Les schémas de montage sont compréhensibles « aussi bien chez les Grecs que chez les Barbares ».
La valeur commune du visuel et de la technique, c’est l’efficacité. L’efficacité de l’image garantit l’efficacité de la technique. D’où le désintérêt pour tout ce qui ne peut rentrer dans la représentation par image :
Et le désintérêt pour la littérature, le désaveu de la philosophie sont le reflet de leur impuissance à se transformer en diagrammes. Même souci de l’efficacité parce que même référence à à la réalité. La vision est de l’ordre du réel, nous l’avons montré, et la technique n’agit que dans ce domaine. Le tangible. Le quantitatif et le dénombrable. Par la technique l’homme agit (et n’agit que) sur les choses. Ensemble présent par sa corporalité et qui constitue la réalité. Il faut même que tout soit chosifié, réifié, pour devenir objet de technique. (240)
On le voit, chez Ellul, la critique de la technique est le fondement de sa critique de la dévalorisation de la parole. On peut trouver qu’il est un peu trop « radical », qu’il va trop loin. Mais il met le doigt sur quelque chose d’essentiel à notre époque : la transformation de toute activité en technique, c’est-à-dire en activité dirigée par des règles et exécutées de procédures définies, procédures qui justement peuvent se mettre en diagrammes.
On pourrait penser que la parole et l’image sont équivalentes. Les images renforcent le pouvoir de la parole (comme dans les livres d’école…) ou elles sont des équivalents : l’image d’un chien peut remplacer le mot chien. Mais ce n’est pas vrai : l’image d’un chien est toujours l’image d’un chien particulier alors que le mot chien renvoie à un concept abstrait, à une « classe » dirait-on mathématique. Mais surtout
Plus généralement, c’est sans doute la capacité qu’a la pensée humaine de prendre pour objet ce qui n’est pas qui en fait la force. Si on y réfléchit bien, un énoncé négatif ou un énoncé conditionnel contrefactuel constituent déjà un petit exploit métaphysique. Au lieu de s’en tenir à ce qui existe et que l’on peut montrer du doigt, la pensée s’ouvre d’un seul coup le champ du possible et de l’impossible et de la détermination de l’indéterminé. (à dire vrai)
Et précisément, de ce point de vue, seule la parole peut exprimer cette capacité que nous avons à penser ce qui n’est pas. Si je montre une image de chien, cela peut à la rigueur vouloir dire « ceci est un chien ». Mais comment montrer une image de « ceci n’est pas un chien ». La pensée par image n’est qu’une pensée rabougrie, appauvrie, aplatie sur le réel immédiat, incapable de représenter les opérations logiques les plus élémentaires.
Dévaluation de la parole
Cette dévaluation de la parole passe selon Ellul par plusieurs phases.
Une dévaluation de fait. Cette dévaluation procède de l’excès de parole, du flux incessant que produisent les médias. Il y a, accompagnant ce phénomène sociologique, sa théorisation dans le structuralisme. La priorité que le structuralisme accorde au synchronique sur le diachronique est en phase avec le triomphe de la pensée par image. Le langage réduit à un jeu de structures est transformé en simple outil technique. C’est encore la technique (l’ordinateur) qui explique l’appauvrissement du langage.
Le mépris du discours. Un mépris que l’on trouve chez les techniciens (efficacité, pas de « baratin ») mais aussi chez les intellectuels. Les « déconstructions » surréalistes et dadaïstes du langage, si elles ont pu paraître libératrices ont finalement laissé un champ de ruines qui n’est pas du tout ce que cherchaient les surréalistes. Mais c’est surtout la linguistique saussurienne qui est dans la ligne de mire d’Ellul. Transformation de la langue en « jeu de signes » dit Ellul. En effet, un peu partout, en philosophie aussi, c’est le signifiant qui devient la chose importante et non le signifié.
La haine de la parole. Ellul s’en prend au nouveau roman, à ces tentatives de construction d’une écriture impersonnelle. « Une sorte de fureur saisit l’intellectuel contre tout ce qui serait à dire » (270). Ellul s’en prend à la revendication folle de ceux qui, d’un certain point de vue, voudraient créer leur propre langage affranchi de toutes les règles « oppressives » (cf. supra). C’est le refus de la « transcendance » de la règle qui seule permet la communication.
vendredi 27 janvier 2023
Quelques bonnes raisons pour laisser le dernier opus de Markus Gabriel sur l'étagère du libraire
Il a beau écrire qu’il n’y a pas vraiment de dilemmes
moraux, il n’en apporte pas la preuve. Ainsi il est un défenseur de la tolérance
et admet que les tolérants ont le droit de se défendre contre l’intolérance.
Mais il ne va pas beaucoup plus loin. C’est pourtant un problème sérieux. Sur d’autres
questions, il prend des positions sans intérêt proprement philosophique ou
alors il fait passer en contrebande de la camelote « progressiste ». Il
considère comme exemplaire du point de vue moral la politique suivie par les
principaux gouvernements au moment de l’épidémie de COVID. Il estime même que l’on
doit saluer la transparence des négociations menées par les dirigeants
politiques. Peut-être en sait-il plus et de manière plus transparente que le
commun des mortels sur les liens entre sa compatriote Von der Layen et la
société Pfizer. Mais l’auteur soutient que les gouvernements ont su agir de
manière éthique, car ils ont mis de côté les intérêts économiques… Le
confinement est vu comme un exemple de la capacité à se placer du point de vue
d’autrui et, à plusieurs reprises dans la presse, il s’est prononcé pour la
vaccination obligatoire. Un autre exemple, minuscule, concerne la discrimination
qu’a subie sa fille à la piscine, car une partie de l’établissement était
interdite aux enfants… Il en profite pour plaider pour l’abolition des discriminations,
dont sont victimes des enfants, prétextant qu’une expérience avait montré que
les enfants et les adolescents étaient bien plus prêts à faire « avancer le
progrès » que les adultes. Une simple expérience d’enseignant lui aurait
pourtant appris combien les enfants et les adolescents sont prompts à se
conduire en tyrans et à persécuter les plus faibles. On a aussi droit aux « vexations
morales » qu’une « majorité d’hommes blancs âgés inflige aux autres… Bien,
toutes les cases, vous dis-je.
L’auteur soutient une anthropologie bisounours. Il prétend
que “la plupart des hommes (quelle que soit leur origine) sont horrifiés quand
ils assistent à une scène d’une extrême violence physique.” Si cela état vrai,
la Gestapo n’aurait pas existé, ni le KGB, ni “l’école française de la torture”
qui avait prospéré en Algérie et essaima ensuite en Amérique latine (voir le
livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française,
La Découverte). Il s’appuie sur Peter Singer qui aurait, selon lui, exposé des
idées importantes quant à l’origine de nos idées morales, omettant de signaler
que le même Singer soutient l’avortement postnatal (c’est-à-dire l’infanticide)
dès lors qu’on estime que le nouveau-né ne pourra pas vivre une vie qui mérite
d’être vécue. Bien qu’il critique les “post-modernes” pour leur relativisme, en
réalité, il vient dès que l’occasion se présente leur faire allégeance.
Le “nouveau réalisme moral” (encore un nouveau truc)
soutient selon l’auteur une position médiane entre les éthiques purement subjectives
(éthiques fondées sur la compassion ou éthiques fondées sur le plaisir) et les éthiques
absolument objectives. Elle s’intéresse aux “circonstances réelles” qui ne sont
jamais ni purement objectives ni purement subjectives. Cette proposition est un
peu de la bouillie pour les chats. L’auteur aurait dit relire Hegel pour
comprendre comment articuler objectif et subjectif. L’auteur soutient même que “le
progrès des sciences physiques et naturelles, des technologies, nous en a
appris davantage (même si nous sommes loin du compte) sur le statut de l’objectivité
maximale et de la subjectivité maximale.” Le progrès des sciences peut nous
apprendre beaucoup de choses, mais précisément rien sur le statut de l’objectivité.
L’objectivité n’est pas un problème dont les sciences de la nature (les
sciences de faits) puissent nous apprendre quelque chose…
Arrivé à ce point (j’en suis à la page 190), le livre
me tombe des mains. Je suis prêt à reconnaître que je m’étais peut-être un peu
emballé sur ses précédents livres. Il faudra revoir tout cela. Mais ce traité
de morale peut être abandonné sans remords à la critique rongeuse des souris.
Le 27 janvier 2023
dimanche 15 janvier 2023
La possibilité du communisme
La possibilité du communisme
Par Yvon Quiniou et Nikos Foutas. Éditions l’Harmattan,
2022, 192 pages, 20 €
Dans leur dernier livre, Yvon Quiniou et Nikos Foutas poursuivent leur dialogue. Chez le même éditeur, ils avaient publié Le matérialisme en question (2020). Nikos Foutas enseigne la philosophie à l’université en Grèce ; c’est un spécialiste de Lukács et un grand nombre de ses livres ont été publiés en français chez l’Harmattan. Yvon Quiniou est tout à la fois marxiste et défenseur du matérialisme en philosophie, mais aussi penseur de la morale : il tente une sorte de synthèse entre les perspectives classiques du marxisme et la philosophie morale de Kant. Il est aussi un militant laïque intransigeant, ce qui lui a valu quelques soucis dans certains milieux proches du Parti communiste qui préfèrent faire la cour aux islamistes…
La possibilité du communisme interroge une question
centrale pour tout « élève de Marx » : le communisme est-il une utopie
comme les autres, découle-t-il de la logique même du mode de production
capitaliste ou est-il un objectif moral ? Les deux auteurs commencent par
s’interroger sur l’existence réelle ou supposée du « communisme primitif » qui
aurait constitué le stade originaire de l’histoire humaine. En réalité nous
n’avons aucun moyen de trancher clairement cette question. Quoi qu’il en soit,
le communisme n’est pas, chez Marx et Engels, le retour à un passé idéalisé,
mais un « à-venir ». S’il faut résolument abandonner l’idée d’une histoire
comme un progrès linéaire, il reste à définir ce que peut être le progrès
historique.
Yvon Quiniou, comme il l’a fait en d’autres circonstances ne
manque pas de souligner du renversement matérialiste opéré par Marx, un
renversement qui serait scientifiquement confirmé par Darwin et par les neurosciences
dans la lignée de Jean-Pierre Changeux. Toutefois, il rappelle que Marx met au
premier plan la pratique (voir thèses sur Feuerbach) et que ce sont bien les
hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi le communisme doit être pensé comme
une possibilité et non comme une nécessité qui le fera sortir du capitalisme
comme le papillon sort de la chrysalide.
Les auteurs consacrent d’assez longs développements à ce qui
empêche ce possible de se réaliser. Ils reviennent sur la question de
l’aliénation et de tout ce qui constitue le malheur humain. Si Yvon Quiniou
n’oublie pas d’intégrer Freud à sa réflexion, Nikos Foutas donne d’intéressants
prolongements à la lecture de Lukács et surtout au Lukács théoricien de la
réification dans Histoire et Conscience de classe. Ils insistent ainsi
particulièrement sur la dimension morale du marxisme, sans laquelle il est
privé de valeur.
Les auteurs n’esquivent pas les difficultés classiques du
marxisme et notamment la question — rebattue — de la « dictature du prolétariat »,
Nikos Foutos faisant d’ailleurs remarquer que cette notion ne vient que
rarement sous la plume de Marx et qu’elle est vraiment très peu thématisée. En
tout cas, elle ne peut jamais s’interpréter comme la dictature sur le
prolétariat, Quiniou rappelant que le communisme pour Marx est un état social
dans lequel la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous.
Les derniers chapitres sont plus directement embrayés sur
les questions contemporaines. La mondialisation d’abord : ne rend-elle pas
impossible toute expérience de passage au socialisme dans une nation moyenne
comme la France ou faut-il envisager une révolution sur une plus large échelle ?
Pour les auteurs, il n’y a pas de contradictions entre les deux approches. Ce
dont je ne suis pas tout à fait certain. En ce qui concerne l’échec de l’Union
soviétique, la position des auteurs est assez claire. Comme le dit Yvon
Quiniou, « ce qui a échoué en Russie et dans les pays satellites de l’URSS qui
n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures
pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme, mais sa caricature, son
contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer sauf mauvaise foi ou
ignorance, pour le déclarer en soi impossible. » En ce qui concerne la Chine
(ils rattachent Cuba et le Vietnam à cette dernière), le jugement est beaucoup
plus positif, soulignant tout de même les ambiguïtés et les contradictions qu’il
y a à développer le capitalisme tout en réaffirmant l’objectif socialiste.
L’idée que le parti unique, le PCC, est si gros qu’il est devenu en quelque
sorte représentatif de la population chinoise et qu’il serait donc en quelque
façon démocratique est défendue sans être convaincante. Les questions de
l’écologie sont enfin abordées rapidement, en soulignant que trop souvent les
mouvements écologistes mettent en cause l’activité humaine en général en
omettant le fait qu’il s’agit du mode de production capitaliste.
Dans l’ensemble un ouvrage non dogmatique, qui rouvre des
discussions théoriques et politiques qu’on ne voit plus très souvent
aujourd’hui. Je partage sans barguigner l’ambition morale qui y est réaffirmée,
je suis moins convaincu sur quelques autres aspects… Il me semble surtout qu’il
faudra un jour faire un bilan historique de l’histoire du mouvement ouvrier
(communiste, mais pas seulement !) et des raisons pour lesquelles la « révolution
prolétarienne » n’a jamais paru aussi loin de nous qu’aujourd’hui.
Le 14 janvier 2023.
Denis Collin
jeudi 29 septembre 2022
A propos de Malaise dans la science.
J'ai donné une entrevue à la revue "Elements" à propos de mon livre Malaise dans la science publié en juin 2022 aux éditions Krisis.
lundi 30 novembre 2020
L’IA et la restructuration du capital à l’échelle mondiale
Antonio A. Casilli : En attendant les robots — Enquête sur le travail du clic (Le Seuil, 2019, collection « La Couleur des idées »)
Antonio Casilli produit avec ce livre une analyse remarquable des soubassements de l’économie de l’internet et des transformations en profondeur qu’elle fait subir au mode de production capitaliste. Au lieu de s’ébahir sur les miracles des machines ou de dénoncer les GAFAM, il montre les mécanismes qui permettent aux grands propriétaires des plateformes de centraliser la plus-value. Ce mécanisme est généralement masqué derrière « l’intelligence artificielle » qui n’est rien d’autre que le moyen de mettre les hommes au service des machines. La meilleure métaphore de cette intelligence artificielle, c’est le joueur d’échecs mécanique du baron von Kempelen (1769) un pseudo-automate représentant un ottoman jouant aux échecs, animé par un nain caché dans les mécanismes et dirige les mouvements de la marionnette grâce à un système de miroirs qui lui montre l’échiquier. Significativement, Amazon a baptisé son organisation de distribution de « digital labor » « Mechanical Turk », révélant ce qu’est la réalité du traitement massif de données (« big data ») par la soi-disant « intelligence artificielle ».
Le livre de Casalli
est centré sur l’étude des « tâcherons » du clic, tout ce travail invisible qui
fait fonctionner les plateformes. « Cette dynamique technologique et sociale
pointe la métamorphose du geste productif humain en micro-opérations
sous-payées ou non payées, afin d’alimenter une économie informationnelle qui
se base principalement sur l’extraction de données et sur la délégation à des
opérateurs humains de tâches productives constamment dévaluées, parce que
considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu
valorisantes. » (14) Le « digital labor » produit « l’externalisation du
travail et sa fragmentation. » Les plateformes sont l’organisation de cette
nouvelle division du travail qui produit une nouvelle forme du « travail en
miettes » que dénonçait jadis Georges Friedmann.
Casalli commence par
mettre en question le grand récit de l’automation qui aboutirait selon ses
hérauts à la fin du travail (Sur ce même sujet, j’ai écrit en1997, La fin du
travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale). « Plutôt qu’à la disparition programmée
du travail, on assiste à son déplacement ou à sa dissimulation hors du champ de
vision des citoyens, mais aussi des analystes et des décideurs politiques,
prompts à adhérer au storytelling des capitalistes des plateformes. » (25) De
manière presque provocatrice, il montre que les humains non seulement se
mettent au service des robots, mais sont même appelés à les remplacer — il
retrouve ici les analyses de Marx dans le livre I du Capital qui
montre que les capitalistes n’ont aucune obsession pour l’automation dès lors
que le « coût du travail » est suffisamment bas. Bien au contraire, à certains
égards, ils préfèrent les « automates humains » qui coûtent finalement beaucoup
moins cher. En outre, les machines n’apprennent pas toutes seules, il faut des
humains pour leur apprendre à penser. Des travailleurs (payés au lance-pierre)
et des usages travaillant gracieusement fournissent aux machines les éléments
indispensables au fonctionnement de la « machine learning ». « les “machines” ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner
comment penser. » (32) Ainsi « l’artificialité
de l’intelligence artificielle réside justement en cela : que, tout en ne nécessitant aucun discernement,
ces tâches produisent, pour autant, telle une propriété émergente, un semblant
d’intelligence. » (33) Les exemples sont nombreux : reconnaissance
de caractère par les clics sur le reCAPTCHA, validation des traductions dites
automatiques, validation de la reconnaissance d’image, etc. : « Le programme scientifique de l’intelligence
artificielle devient alors indissociable d’une certaine cybernétique, c’est-à-dire
d’un art de contrôler les êtres humains
et de discipliner l’exécution de leurs activités. »
Il n’y a donc pas de « grand
remplacement » : « Les chiffres, en effet, vont à l’encontre de la thèse
défendue par les tenants du “grand remplacement automatique”. Ce paradoxe est particulièrement visible dans
le secteur de la robotique. Une enquête portant sur dix-sept pays entre 1993 et 2007 ne trouve pas
d’effets significatifs des robots industriels multifonctions sur l’emploi global en termes de nombre total
d’heures travaillées. » (41) Il faut évidemment faire entrer en ligne de compte
la résistance… de la matière ! « Une étude comparative de l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE) menée sur vingt et un pays
en 2016 démontre la surestimation de l’automatisabilité des professions
actuelles. »
S’il y a un « grand
remplacement », c’est celui des salariés par les usagers : « Ce sont
surtout les usagers, les consommateurs, les clients qui prennent la
responsabilité de faire fonctionner les machines. Désormais, ce sont eux, et
non pas les guichetiers, qui s’identifient ; eux, et non pas les guichetiers, qui réalisent les transactions ; eux, et non pas les guichetiers, qui comptent
l’argent. Il en va de même d’autres technologies qui facilitent le libre-service,
telles les bornes d’autoenregistrement ou les caisses automatiques dans les
grandes surfaces. » (46)
Ainsi, commence à
affleurer la notion de « travail
du consommateur ». Il faut donc
oublier la menace des robots et regarder la véritable menace, celle de « la
fragmentation des emplois en tâches externalisées et le démantèlement des
salaires par des micropaiements. » De la même manière que le philosophe Markus
Gabriel considère l’IA comme une « mise en scène » (voir Pourquoi la pensée
humaine est inégalable), Casilli affirme que « l’automation est avant tout un spectacle, une
stratégie de détournement de l’attention destinée à occulter des décisions
managériales visant à réduire la part relative des salaires (et plus
généralement de la rémunération des facteurs productifs humains) par rapport à
la rémunération des investisseurs. » (52) Idéologie et religion (nouvelle
théologie), tel est l’essence du discours sur l’IA, la puissance des « big data »,
etc. « Mais dans le cadre de la réflexion sur l’automation à l’heure du
numérique, il est vraisemblablement possible de retourner la métaphore : c’est le matérialisme historique, l’attention
pour les conditions matérielles d’existence des producteurs de valeur, qui est
rabougri, réduit au rôle d’homuncule “prié de ne pas se faire voir”, et qu’on enferme dans une croyance abstraite
en une intelligence réellement artificielle, dans la théologie du machine
learning. » (58)
Il ne faut pas croire que les employeurs ne rêvent que de
machiniser la main-d’œuvre. L’homme chassé d’un endroit finit toujours par
réapparaître ailleurs ! « Parfois, les
plateformes adoptent des réflexes d’entreprises classiques quand elles “communiquent” au sujet de leur valeur économique, par
exemple à l’occasion de leur entrée en bourse ou de leur rencontre avec de
potentiels investisseurs. Il leur arrive également d’insister sur les facteurs
techniques de leur réussite (le nombre de leurs serveurs, la qualité de leurs
solutions algorithmiques, la puissance de calcul de leurs processeurs, etc.).
Mais la source de leur valeur demeure quoi qu’il en soit la qualité et la
quantité des données personnelles qu’elles exploitent, le dynamisme de leurs
communautés, la pertinence des services que celles-ci permettent de développer. »
(87)
Casilli procède ensuite à une typologie du « digital
labor ». Il analyse en particulier le
microtravail tel qu’il a été façonné par Amazon Mechanical Turk qui montre à
l’évidence qu’une intelligence véritablement et entièrement « artificielle » n’est qu’un mirage. Si l’on prend le moteur de recherche de Google qui
est l’application de l’IA la plus connue de tous (bien qu’en l’occurrence elle
ne se présent pas sous ce nom, on remarque : « chaque requête adressée à
Google a deux effets : le
premier résultat visible est que l’utilisateur reçoit une série de “réponses” à sa requête, classées par “pertinence” ; le second effet, plus discret, est que l’entrée d’une requête produit
essentiellement un vote attestant de la popularité de la chaîne de recherche. »
(157) L’imaginaire contemporain est nourri de fantasmes algorithmiques — de ce
point de vue le monde de l’informatique fait un peu penser à celui des
schtroumpfs : quand un mot manque, on le remplace par « schtroumpf ». Les
informaticiens semblablement utilisent le mot « algorithme » à la place de tous
les mots qui leur manquent.
Autre fantasme que
traque Casilli : celui de la gratuité qui fait du monde des plateformes un
véritable Eden. En vérité, « Une énorme quantité de travail rémunéré finit par
innerver les usages soi-disant “gratuits”. » (189) L’analyse de certains programmes d’IA destinés au dialogue
homme-machine [tous les programmes qui descendent de la fameuse Elyza, un
programme de dialogue qui a une quarantaine d’années] montre que, laissée à
elle-même, la « machine learning » apprend surtout ce que les utilisateurs lui
apprennent, tant est-il que l’IA est toujours animée par des humains. L’analyse
de ces expériences montre aussi que, si ces programmes ne sont soutenus gracieusement
par des humains, ils sont financièrement insoutenables.
Il y a un autre aspect
du travail en réseau, celui gens payés pour être « followers » ou « likeurs ».
La vente de faux « followers » est un commerce lucratif. Il existe, notamment
en Chine, des « fermes à clics ». On sait l’importance que toutes ces
techniques prennent pour influencer le corps électoral. Les « fake news » ne
sont pas un produit d’internet — elles sont aussi vieilles que le monde — mais
le monde des réseaux et des plateformes est bien l’empire du faux.
Les plateformes
produisent donc deux effets. D’une part, elles restructurent profondément le
mode de production capitaliste puisqu’elles sont des mixtes unissant les
fonctions et celles du marché et subordonnant les deux espaces traditionnels du
capital à leurs propres objectifs. Elles permettent une parcellisation
accélérée du travail autrefois accompli par des cols blancs et sa
délocalisation virtuelle [notamment en Afrique et en Asie]. Les pays les plus
pauvres comme Madagascar sont complètement intégrés dans l’économie de
plateforme. D’autre part, elles produisent en abondance l’idéologie qui
justifie leur domination sur nos vies.
La colonisation du
temps libre par le capital, déjà largement abordée par Theodor Adorno dans sa
critique de « l’industrie culturelle » trouve ses prolongements dans les
horizons du « digital labor » que Casilli explore. Le travail passe
maintenant hors du travail. La « ludification », caractéristique de notre monde
mérite à elle seule un long développement. Est apparu quelque chose qu’on
appelle le « playbor », le « jeu-travail » : « L’importance du playbor
dans le secteur numérique reflète d’ailleurs peut-être une tendance plus générale que l’on
observe dans les entreprises traditionnelles, dont l’organisation s’inspire
depuis plusieurs décennies d’une philosophie managériale fondée sur le
développement personnel, l’émulation créatrice, la convivialité des espaces de
travail, l’horizontalité des relations hiérarchiques, la collaboration par
équipes, la conversion des objectifs en “défis” et en dynamiques de jeu.. » [229] Il s’agit d’une colonisation totale de
l’existence : « D’après le critique Jonathan Crary, le capitalisme à
l’heure d’Internet instaure une existence à flux tendu qui sonne la “fin du
sommeil”. » (230) En effet, « En donnant une illusion de maîtrise, de victoire
et d’appropriation, le jeu stimule des pulsions et des appétits spécifiques qui
intensifient la production d’informations 24 heures sur 24. » Le digital labor » s’inscrit ainsi dans un processus d’« asservissement machinique généralisé » de l’homme. Le « digital labor » fonctionne à
la « surveillance douce », mais d’autant plus efficace : « La “surveillance
douce”, auto - imposée et réalisée
de manière coopérative, du digital labor n’abolit pas la volonté de l’usager ; au contraire, elle puise à l’intérieur de
celle — ci les ressources pour
conduire les opérations nécessaires à sa mise en œuvre. La surveillance
participative réinvente ainsi entièrement l’architecture panoptique. Loin de
libérer le travail, le digital labor s’impose en définitive comme un “bénévolat forcé87” ou une “servitude volontaire”. (263)
Les plateformes permettent la mise en
place de nouvelles relations de travail fondées sur la désagrégation du
salariat. “La multiplication de ces
situations de travailleurs formellement indépendants, mais économiquement
dépendants est attestée par l’émergence, notamment en Europe, de statuts
intermédiaires de ‘para - subordonnés’ : co. co. co. [contrats de ‘collaboration coordonnée et continuée’] en Italie, TRADE [‘travailleurs autonomes
dépendants économiquement’] en
Espagne, Arbeitnehmerähnliche Personen [‘personnes quasi salariées’] en Allemagne, etc.” (268) On connait bien
l’exemple des conducteurs Uber, des livreurs Deliveroo, etc., qui sont
prototypiques des ces indépendants entièrement dépendants.
La
plateformisation est une dimension essentielle de la mondialisation dans la
phase actuelle et, loin de répéter l’ancienne colonisation, il procède
progressivement à un nivellement par le bas. Face aux contraintes du mode de
production capitaliste d’hier, la plateformisation a représenté une issue en
instaurant “une liberté de circulation ‘virtuelle’ de la main-d’œuvre planétaire. Il y a encore quelques décennies, une offre de travail
localisée et profondément enracinée dans des lieux physiques faisait face à un
capital toujours mouvant. Dans l’économie des plateformes, l’offre de travail
est, au contraire, géographiquement dispersée et répartie le long de chaînes
logistiques numériques en constante reconfiguration. À l’importation de main — d’œuvre des siècles passés succèdent aujourd’hui des transferts non
présentiels de populations, par l’entremise de services d’intermédiation
numérique opérant comme des ‘systèmes
technologiques d’immigration64’.) (288)
Cette vision d’ensemble de rapports de rapports
sociaux de production remet à leur juste place les discours dithyrambiques sur
l’intelligence artificielle. En vérité nous n’avons pas beaucoup progressé vers
une machine ‘intelligente’. Cet objectif est d’ailleurs peut-être à peu près
dénué de sens. Nous avons seulement progressé dans la puissance de calcul des
machines et dans le stockage des données disponibles sur tout le réseau mondial.
Il est vrai que ces discours sur l’IA valorisent ceux qui l’organisent et
vendent leurs logiciels : ‘Tout
d’abord, c’est le travail même des ingénieurs, des scientifiques et des
industriels que justifie cette idéologie. Déclarer être en train de mener des
recherches pour simuler l’intelligence humaine est avant tout une manière pour
les producteurs de technologies d’être en paix avec leur propre identité au
travail, de se représenter non pas comme une classe vectorialiste dont la
fonction est de gérer un trafic planétaire de clics ou de mettre sur pied des
chaînes de sous-traitance qui aboutissent quelque — part dans les sweatshops numériques de zones
péri - urbaines de pays en voie de développement, mais comme une élite qui
contribue au progrès de l’humanité en œuvrant à l’innovation de pointe.’ (294)
La
fin du livre est consacrée à une discussion sur l’IA et les obstacles qu’elle
rencontre. L’auteur ne semble pas écarter à l’avenir des progrès décisifs dans
le domaine de l’IA, même s’il faut bien constater qu’on a recours, et de plus
en plus, aux humains pour pallier les failles importantes des systèmes d’IA et
du fameux ‘machine learning’. Il est vrai que le ‘deep learning’
— l’apprentissage profond, c’est-à-dire un procédé par lequel la machine
elle-même est programmée pour changer son propre code en fonction des succès et
des échecs qu’a rencontrés le programme — semble ouvrir des perspectives
fascinantes. On s’extasie : la machine produit des résultats qu’aucun
humain n’avait prévus et on ne sait pas comme ‘elle fait’. Le problème est que
la machine ‘ne fait’ rien. Elle produit des résultats qui sont les effets d’un
enchaînement non maîtrisé de processus physiques. Et donc on n’a aucune idée de
la validité de ces résultats. Il est impossible, quoi qu’on fasse, de sortir de
cette embrouillamini. Il y a des raisons de fond à cet échec : ‘C’est avant tout un problème de complexité : un modèle mathématique traditionnel peut
avoir quelques dizaines de paramètres, mais un réseau de neurones en a des
millions. L’apprentissage non supervisé fournit des résultats sans
nécessairement expliquer comment la machine les a obtenus, ni donner
d’indications précises sur leur niveau de pertinence et d’utilisabilité.’
(300)
Une fois qu’on
est sorti des fantasmes, il faut remettre les pieds sur terre. ‘Tâcheronnisation et datafication occupent, dans
le contexte de l’IA, la même place que le séquençage et le chronométrage des
tâches pour le taylorisme :
non pas des innovations techniques majeures, mais une sophistication de la
division capitaliste du travail visant à contrôler une main-d’œuvre constamment décrite comme oisive,
insouciante et potentiellement récalcitrante.’ (297)
Puisque les progrès du
machine learning sont conditionnés à une production humaine de données accrue,
la perspective d’une autonomisation du premier qui marquerait la cessation de
la seconde est un horizon inatteignable.
Conclusion —
Que faire ? La question est posée de l’action qui pourrait s’opposer aux
conséquences désastreuses de la plateformisation. Casalli écarte l’hypothèse ‘luddiste’
— on ne va pas casser les machines. Il pèse la possibilité de construire un
mouvement coopératif, des plateformes qui renoueraient avec l’origine du mot —
la plateforme est la base sur laquelle s’entendaient niveleurs et bêcheurs lors
de la révolution anglaise. Ces
plateformes coopératives pourraient-elles résister à la récupération par les
grandes firmes ? La réponse de l’auteur n’est pas très encourageante, mais il
n’y a pas d’autre choix.
vendredi 27 novembre 2020
John Rawls et le libéralisme politique
Extrait de l'introduction
(...) Cependant, quel que soit son impact, Rawls pourrait bien
donner une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie
du droit : « quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une
figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du
gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne
prend son vol qu’au crépuscule ». En effet, la théorie de la justice paraît
précisément au moment où la longue période d’expansion des « Trente Glorieuses »
va prendre fin et les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait
mettre dans un rapprochement pacifique et progressif des deux systèmes allaient
s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être,
dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Sans être hégélien, on peut
tout de même se demander si les contradictions du monde réel qui constituent l’arrière-plan
de la théorie de la justice et qui ont conduit aux gigantesques bouleversements
de la fin du « court xxe siècle »
(pour reprendre l’expression d’Éric Hobsbawm) ne sont pas aussi les
contradictions de la théorie de la justice elle-même. L’indifférence de Rawls à
l’analyse des structures sociales particulières, son refus constant d’articuler
la réflexion sur les normes avec une théorie de la société moderne et avec l’histoire
effective pourrait bien donner la clé pour au moins une partie des faiblesses
ou des thèses les plus critiques de la théorie de la justice. On pourrait aussi
parler d’un échec du formalisme rawlsien qui exprimerait finalement le déclin d’une
phase historique exceptionnelle.
Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a peut-être de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les questions que nous laisse la théorie de la justice, bien plus que les développements particuliers. Et en ce sens, la lecture de Rawls demeure éminemment féconde.
Table des matières
I. Biographie et contexte de l’œuvre 2
II. Le « cahier des charges » 8
• la justice et les théories du contrat 9
• La question de l’utilitarisme 11
• Morale et politique 12
III. Les principes de base 15
• La société. 15
• Une société bien ordonnée 16
• Les principes de base 21
• Explicitations du premier principe 23
• Explicitation du second principe 25
• La critique du mérite 29
• L’ordre lexical 31
IV. La justification procédurale : le voile d’ignorance 33
• Voile d’ignorance et contrat social 33
• Ignorance et justice 35
• La stratégie du maximin 35
• Les conditions de la situation initiale 38
V. Les biens sociaux premiers 43
• Définitions 43
• Les droits et libertés de base 45
• La liberté de mouvement et le libre choix de son occupation 46
• Les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions et aux positions d’autorité et de responsabilité 48
• Les revenus et la richesse 48
• Les bases sociales du respect de soi 49
VI. Les institutions 51
• La constitution. Hiérarchie des principes 51
• La question de la liberté 52
• La justice politique 54
• Organisation des rapports sociaux et de propriété 55
• Biens publics. Remarque additionnelle 57
• Un libéralisme radical ? 58
VII. Prolongements : la théorie de la justice appliquée au droit des peuples 60
• Rappel de la position de Kant 60
• Les clauses de la société des peuples rawlsienne 62
• Le droit des peuples 65
• Extension de la Société des peuples 66
• La question des droits de l’homme 67
• La guerre 68
Conclusion 69
VIII. Questions de méthode 71
• L’équilibre réfléchi 71
• Le consensus par recoupement 72
• La raison publique 74
IX. Étude de cas : la tolérance à l’égard des intolérants. 76
• La tolérance à l’égard des intolérants 76
• Les intolérants sont-ils fondés à se plaindre de l’intolérance ? 77
• Faut-il interdire les sectes intolérantes ? 80
• La stabilité des sociétés justes 82
X. Étude de cas : la désobéissance civile 84
• Quand se pose le problème de la désobéissance civile ? 85
• Un acte public 86
• La désobéissance civile comme acte politique 87
• La clause de non-violence 88
• La justification de la désobéissance civile 89
XI. La théorie de Rawls face à ses critiques et ses concurrentes 91
• La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux 91
• Le principe de différence est indéterminé 92
• On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien 95
• La théorie de la justice dans ses rapports avec l’utilitarisme 96
• On peut aussi critiquer la théorie de la justice en la rabattant sur une morale du calcul. 100
• Dépasser l’opposition entre la théorie de la justice et l’utilitarisme ? 101
• Liberté des Anciens et liberté de Modernes 103
• La Théorie de la Justice face au républicanisme 105
• En conclusion 112
XII. Annexes 113
• Le vocabulaire de Rawls 113
Conception englobante ou compréhensive du bien 113
Consensus par recoupement 113
Égale liberté pour tous 113
Équilibre réfléchi 113
Équité 114
Pluralisme raisonnable 114
Position originelle 114
Principe de différence 115
Priorité du juste sur le bien 115
Procédure 115
Société 115
Structure de base 115
Utilitarisme 116
• Bibliographie 116
Œuvres de Rawls 116
Débat avec et contre Rawls 116
XIII. Index des noms cités 118
XIV. Table des matières 119
lundi 23 novembre 2020
Préface à l'édition roumaine du livre de Diego Fusaro, L'Europe et le capital
Diego Fusaro est un philosophe qui prend Marx au sérieux. Si les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit aujourd’hui de le transformer et Diego Fusaro ne fait pas de la philosophie pour passer le temps. Il fait de la philosophie pour mieux comprendre la réalité sociale qui est la nôtre et pour aider à la transformer. Fusaro a annoncé le retour de Marx (Bentornato Marx) et dans L’Europe et le capitalisme, il montre que le spectre de Marx hante encore la vieille Europe.
Pour comprendre ce qu’est l’Union Européenne, il faut
prendre la question dans toute son ampleur. L’UE est la matrice de ce que
Fusaro analyse comme le « capitalisme absolu », mettant en œuvre à sa
manière les catégories hégéliennes du développement de l’esprit. C’est en effet
dans l’espace de l’UE que la « gouvernance économique » s’impose face
au gouvernement politique, et c’est encore dans cet espace qu’est poussée
l’entreprise de destruction des États-Nations au profit de la toute-puissance
du capital financier. Le programme de « dépolitisation » mis en œuvre
par les gouvernements d’Europe vise à éradiquer l’idée que la politique puisse
quelque chose pour endiguer la puissance du capital. L’euro, monnaie unique de
la majorité des pays de l’UE, exprime parfaitement la nature de l’entreprise.
On a souvent l’idée que la monnaie est un instrument des échanges et comme
telle, elle serait neutre. À juste titre, Fusaro montre qu’il n’en est
rien : l’euro est le fondement du capitalisme absolu et loin d’être un
moyen neutre, il est une arme, meurtrière, contre les peuples.
Il ne s’agit pas d’être « contre l’Europe ». Cela
n’aurait aucun sens et à bien des égards il n’y a guère plus européen que les
penseurs comme Diego Fusaro. Comme tous les philosophes, il est nourri de la
pensée philosophique de tous les pays d’Europe, Kant, Fichte, Hegel et Marx
pour la grande tradition de la philosophie idéaliste allemande, mais aussi la
philosophie grecque, Descartes, Spinoza, les philosophes italiens, de Machiavel
à Gramsci, et tant d’autres à qui nous sommes infiniment reconnaissants. Pour Fusaro,
il s’agit de dénoncer cette « Union Européenne » entièrement occupée
à la destruction des meilleures traditions de l’Europe, à la destruction des États-Nations
qui lui ont donné chair et sang, à la destruction des langues européennes
remplacées par une langue fonctionnelle au monde de la marchandise, le business english (le globish).
Comment rouvrir le futur ? Voilà la question épineuse,
celle où l’on attend Fusaro au tournant. L’histoire n’est pas écrite d’avance
car « les hommes font eux-mêmes leur propre histoire » (Marx) ou
encore Le futur est nôtre (Fusaro).
Mais une fois convaincus que nous pouvons agir, que faut-il faire ? Le
plus important peut-être est de comprendre que les schémas politiques du passé
ont perdu toute valeur. Le clivage droite/gauche, le plus souvent, fut un
trompe-l’œil. Le véritable clivage est entre le haut et le bas. Et c’est
résolument aux côtés de ceux du bas qu’il faut se tenir, seule position d’où
l’on peut bien connaître ceux d’en haut, ces « grands » qui ont pour
seule obsession de dominer le peuple (Machiavel). Diego Fusaro a soutenu le
« Mouvement Cinq Etoiles » jusque dans l’alliance avec la Lega de
Matteo Salvini, parce qu’il y a vu un moyen de résister au capitalisme absolu,
celui que défend le « centre-gauche » du PD aussi bien que le
centre-droit de Berlusconi, un moyen d’ancrer une résistance populaire de la
nation italienne contre l’UE, afin de défendre les droits sociaux. Quel que
soit l’avenir de la coalition, la prise de position politique de Fusaro est
claire et doit être méditée par tous ceux qui combattent pour l’émancipation
des travailleurs : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait
le délicat. Fou qui songe à ses querelles
au sein du commun combat » (Louis Aragon, La Rose et le Réséda).
jeudi 3 septembre 2020
Günther Anders et nos catastrophes
Par Florent Bussy (éditions « Le passager clandestin », collection « Précurseurs de la décroissance », 132 pages, 10 €)
Günther Anders, né en 1902 à Breslau et mort en 1992 à
Vienne, est un philosophe allemand encore trop peu connu. Trop peu connu parce
qu’on a beaucoup de mal à le faire rentrer dans les cases des « grands courants
de la philosophie », quoique, à bien des égards, on pourrait le rapprocher des
philosophes de l’école de Francfort ou d’Ernst Bloch, avec lesquels il a en
commun de concevoir la philosophie comme « théorie critique ». Sa manière de
philosopher est très atypique : il part d’anecdotes, de récits pour en
tirer progressivement des leçons philosophiques de la plus haute importance. Le
livre de Florent Bussy a le grand mérite de restituer les grandes lignes de la
pensée de Günther Anders en montrant comment ses analyses sont aujourd’hui plus
pertinentes que jamais.
Le livre est divisé en deux parties : une introduction
par Florent Bussy et un choix de textes (notamment extrait d’Obsolescence de
l’homme) qui permettent de se faire une idée de l’œuvre d’Anders. Après
avoir retracé le parcours d’Anders, l’auteur analyse son œuvre sous trois
angles : penser nos catastrophes, obsolescence, décroissance. Que ceux que
le mot décroissance pourrait chiffonner ne n’arrêtent pas là ! Le point de
départ, pour comprendre Anders c’est l’apocalypse, car l’apocalypse a déjà eu
lieu : entre l’extermination industrielle des Juifs d’Europe et Hiroshima,
le XXe siècle a montré dramatiquement ce qu’était la logique du
système économique capitaliste dès lors que plus rien ne vient lui faire
obstacle. C’est la logique de la déshumanisation et de la mécanisation de la
vie humaine. « Qu’on détruise la vie ou qu’on détruise l’humanité, il s’agit
bien de catastrophes totales. L’histoire ne peut plus être la même après de
tels événements et la hantise collective devrait être qu’ils se prolongent (…) »
(29) La lecture d’Anders doit nous conduire à détruire l’optimisme naïf des
Lumières et Bussy ajoute : « L’apocalypse ne se réduit donc pas aux
génocides et à l’invention de la bombe, de nouvelles formes en sont possibles.
Les crises écologiques et l’accaparement des richesses par un petit nombre se
produisent également du fait du culte de la performance et de la production
pour la production (croissance). » (32) Ce qui rend possible ce développement
monstrueux, c’est le « décalage prométhéen », c’est-à-dire l’écart entre ce que
nous mettons en branle et le manque de savoir réel des conséquences.
L’obsolescence de l’homme est la situation réelle de l’homme
moderne et c’est la conséquence du développement du mode de production
capitaliste, un mode de production qui dévalorise les métiers et dévalorise les
objets. La « société de consommation » n’est pas une société où les produits de
l’ingéniosité humaine sont admirés et chéris, mais une société où, à peine
acquis, ils ont perdu toute valeur et doivent être remplacés par d’autres. La
consommation n’est plus une satisfaction, mais un devoir ! Mais l’obsolescence
des choses prépare celle de l’homme : face aux machines, l’homme semble si
maladroit, si imparfait, si improductif qu’il finit par avoir honte de cette
marque indélébile : il est né et n’a pas été fabriqué. Là encore, à
l’époque de la PMA et de la fabrication des bébés, à l’époque de la prétendue « intelligence
artificielle » quand toute une propagande nous invite à mettre chapeau bas
devant l’intelligence des machines, les analyses d’Anders trouvent une
singulière résonnance.
Sommes-nous condamnés à assister impuissants aux nouveaux
pas vers la déshumanisation, à la destruction de l’humanité ? Anders insiste
sur l’impératif moral de résistance, sur la nécessité de comprendre et de faire
comprendre ce qui est en jeu. Ce faisant, on parie sur l’intelligence humaine,
sur la capacité que nous avons encore à sortir de l’enchantement des images et à
recouvrer le sens de la liberté. Le pari est peut-être risqué, mais avons-nous
vraiment d’autres possibilités ?
Le 3 septembre 2020 — Denis Collin
Devenir des machines. Recension
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