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mardi 10 janvier 2023

L'homme qui se prend pour Dieu

La croyance dans LA science se porte bien. Les développements récents de l’IA (des machines passent le test de Turing) lui ont donné un nouvel élan. Mais ce n’est qu’une croyance, une opinion plus ou moins fondée, mais non pas une vérité et encore moins LA vérité. J’ai eu maintes fois l’occasion d’y revenir : LA science n’existe pas et la croyance en LA science est une expression aussi peu sensée qu’un cercle carré.


Nous, humains, avons développé, surtout au cours des derniers siècles, un ensemble de sciences et techniques visant à prédire avec exactitudes la survenue de certains phénomènes à partir de l’observation d’autres phénomènes. Ramener la diversité du réel à des lois mathématiques constantes, et en déduire les actions que l’on peut mener pour atteindre certains buts, c’est évidemment fantastique. Notre monde est devenu le produit de ces sciences et ces techniques qui découlent des propositions d’un certain Galileo Galilei, mathématicien et bricoleur, astronome et mécanicien, et bien d’autres choses encore. Ces sciences, formées dans le sillage de Galilée, sont des sciences de fait : elles s’occupent des faits observables et de rien d’autre. La mesure est l’alpha et l’oméga de ces sciences. Mais elles ne disent pas et ne peuvent pas dire ce qu’est la vérité ! Ce n’est pas leur objet, tout simplement. C’est parce que la mesure du « vent d’éther » dans l’expérience de Morley et Michelson échoue qu’il faut abandonner le vent d’éther et inventer une nouvelle théorie qui permettra de rendre compte de ces problèmes et de quelques autres par la même occasion. Einstein vint.

Tout cela atteste de la puissance de l’esprit humain. Mais ce que saisissent ces sciences, physique, chimie et dérivés, ce n’est qu’une mince couche du réel et non le réel. Et surtout ces sciences, de plus en plus, formulent des équations qui permettent de prédire des événements sans que nous soyons capables de définir leur sens physique. En fait, nous sommes souvent réduits à des formules magiques (big bang, énergie noire, sombre, grise ou je ne quoi encore), qui chantent à notre imagination, mais sont vraiment très proches de la magie des premières sociétés humaines.

Nous avons le plus grand mal à admettre qu’une partie du réel nous est à jamais inaccessible, alors que nous devrions méditer les leçons de Kant : n’est connaissable que ce qui peut être l’objet d’une expérience possible. Tout le reste n’est qu’illusion. Nous pouvons connaitre le cerveau, les neurones, toutes ces compositions de radicaux carbonés, mais jamais ces compositions de radicaux ne pourront dire ce qu’est la pensée qui n’est pas une combinaison de radicaux carbonés et que les composés carbonés sont des produits de la pensée. Après tout, nous ne voyons jamais ni notre visage ni notre crâne, nous n’en avons que des images (inversées qui plus est) ou des photos, des simulacres, mais jamais nous-mêmes en personne. Le petit malin qui prétend avoir découvert le siège de la conscience (par exemple) est un vantard qui affirme avoir vu son propre visage ou observé ses propres pensées dans son propre cerveau.

Le scientiste, celui qui croit en la science ou en LA science est un théologien. Plus qu’un théologien : non seulement il connait la réalité comme s’il était dieu (ou Dieu), comme s’il l’avait faite, mais il se prend pour Dieu. Méfiez-vous de lui, cet homme est dangereux.

Le 10 janvier 2023   

mardi 8 novembre 2022

L’homme-machine : le retour

Pour une Critique de la raison neuroscientifique

Nous constatons chaque jour que les neurosciences prennent une place croissante dans la réflexion sur la pensée, marginalisant de fait la psychologie traditionnelle et la philosophie. Précisons qu’il s’agit bien ici des neurosciences et de la neurobiologie, branche bien établie de la biologie, alors que les neurosciences se présentent comme un champ de recherche « transdisciplinaire » qui inclut « la bio-informatique ». On annonce régulièrement de nouvelles découvertes concernant le fonctionnement du cerveau. Couplées à la psychologie évolutionniste, certains chercheurs ou défenseurs des neurosciences promettent de résoudre à peu près toutes les grandes questions sur lesquelles la philosophie semble avoir échoué depuis plus de 2500 ans. L’engouement pour les neurosciences est largement motivé par les promesses technologiques qu’elles semblent en mesure de tenir. En effet, on peut coupler le système neuronal d’un humain à des dispositifs électroniques de telle sorte que le cerveau commande directement une machine. Ainsi les tétraplégiques pourraient être équipés d’un exosquelette artificiel qu’ils commanderaient directement. On a fait des expériences de « transmission de pensée » chez les souris (2014), là encore par couplage cerveau-machine. En 2019, des chercheurs chinois ont réussi à « piloter » un rat à partir d’un cerveau humain en utilisant une interface BBI (Brain to brain interface).

Le cyborg est à nos portes. Et nous ne saurions qu’en tirer les plus grands profits ! Tout cela semble d’autant plus évident que les progrès des systèmes informatiques et de ce que l’on appelle « intelligence artificielle » (IA) semblent rendre possible la fabrication de « robots intelligents ». Une série télévisée s’était emparée du sujet en vue de promouvoir la reconnaissance des droits des robots, presque nos frères (Real Humans, série suédoise diffusée entre 2012 et 2014).

La vérité est que, comme toujours, les promesses techniques nous éblouissent et ne servent qu’à alimenter la course folle vers un « avenir radieux », pour reprendre le titre du livre du dissident soviétique Alexandre Zinoviev (L’Âge d’homme, 1978). Dans tous les domaines, on procède ainsi : les ressources alimentaires sont menacées par le réchauffement climatique ? Qu’à cela ne tienne, les modifications génétiques, notamment par la prometteuse technique du crispR, nous permettront d’avoir des plantes qui se développent sans eau… et ainsi nous serons 15 milliards sur une planète semblable à celles qu’ont peintes les dystopies. Le monde promis par la technique est toujours très attrayant. Il en va de même avec les neurosciences. Le bien-être des tétraplégiques vaut bien que l’on sacrifie l’humanité de l’homme, voué à devenir « l’homme machine » cher à La Mettrie !

Mais il y a tout de même un problème, une gênante scorie que l’on voudrait cacher sous le tapis : les neurosciences nous apprennent beaucoup de choses concernant le cerveau, mais elles ne nous apprennent rien de la pensée, et même rien de la pensée des penseurs des neurosciences. On peut lire sous la plume de certains défenseurs des neurosciences : « le cerveau veut », « le cerveau pense », « le cerveau croit » (Watson, par exemple) etc., mais le cerveau ne veut ni ne pense ni ne croit rien ! Le cerveau est une chose physique qui produit des choses physiques (états neuronaux) et nullement de la pensée. Si la pensée était produite par le cerveau, elle serait susceptible de mesures physiques, exactement comme nous avons des mesures physiques pour les particules élémentaires. Mais quelle est la quantité de mouvement de votre pensée ? Ou son degré d’acidité ?

Certains neuroscientifiques prétendent qu’on a localisé le siège de la conscience. Cela fait irrésistiblement penser au médecin et criminologue Cesare Lombroso qui pouvait détecter le « criminel né » à partir de l’étude du crâne (voir L’homme criminel, 1876). Mais la conscience n’a aucun siège, tout simplement parce que la conscience n’est pas une chose localisable dans l’espace, mais un rapport, une relation, un entre-deux entre le sujet et l’objet. À ceux qui affichent la prétention de soigner le malheur humain que vantent les plus fanatiques, on peut répondre « laissez-nous avec notre malheur ! »

Si les neurosciences ne nous apprennent pas ce qu’est la pensée, parce qu’elles ne le peuvent pas, en revanche on commence à voir vers quoi ces prétentions insensées nous mènent. Technologisation croissante de l’homme dont l’autonomie ne cesse de se rétrécir, mécanisation des opérations mentales qui suivent des procédures, prise de contrôle des individus par le « système technicien ». La société techno-scientifique moderne est une société dans son essence totalitaire comme l’avait bien vu Herbert Marcuse. Les neurosciences apparaissent ainsi comme le parachèvement de la construction de l’homme unidimensionnel.

La philosophie, dès son origine, cherchait à nous apprendre nos propres limites (« rien de trop »). Accepter notre condition d’être mortel, viser à notre perfectionnement moral, voilà ce qui devrait être notre objectif essentiel. Si nous voulons nous mettre dans cette disposition, nous devrons refuser ce « bluff technologique » que dénonçait déjà Jacques Ellul, et nous garder de la folie techno-scientifique.

L’astronomie puis la physique furent longtemps les sciences majeures. Les premières, elles donnèrent des prédictions exactes et elles furent progressivement complètement mathématisées. Il n’en allait pas de même avec les sciences du vivant que l’on nommera, à la suite de Lamarck, biologie. La biologie a trouvé ses bases avec trois théories : la théorie cellulaire, la génétique (découverte par Mendel) et la théorie darwinienne de l’évolution.

Les progrès tant théoriques que pratiques de la biologie ont été prodigieux. Plus que toute autre science, elle nous donne l’illusion que nous pouvons maîtriser la nature parce que nous commençons à maîtriser la vie elle-même. Par ses liens directs avec la médecine et l’agriculture, elle est devenue aujourd’hui la science la plus importante. Mais elle reste fragile sur le plan épistémologique et ses capacités prédictives sont assez faibles. Ces fragilités cependant n’empêchent pas les plus enthousiastes de marcher d’un pas assuré, multipliant les communiqués de victoires à venir.

Les prodigieuses avancées de la biologie sont en réalité dues à la mise en œuvre des préceptes méthodologiques énoncés par Descartes, dès le Discours de la méthode (1637) ou encore dans De l’homme, un traité inachevé rédigé dans les années 1630. Ce grand philosophe tenait les êtres vivants pour des machines, des machines certes beaucoup plus subtiles, beaucoup plus composées que celles que peut concevoir le génie humain, mais des machines. Autrement dit, on ne pouvait comprendre les êtres vivants qu’en appliquant les règles de la mécanique : décomposer tout ce qui est trop complexe en éléments simples et ensuite les recomposer par synthèse, comme démonter le réveil pour savoir comment il fonctionne et nous donne l’heure. Ainsi, aujourd’hui, la partie la plus développée et la mieux assurée de la biologie est la biologie moléculaire, et ce sont ces mécanismes moléculaires qui semblent le mieux à même d’expliquer le fonctionnement des êtres vivants. De ce point de vue, on ne peut qu’admirer les résultats obtenus au cours des dernières décennies. On peut non seulement « décoder » l’ADN, mais on sait maintenant comment le modifier, par exemple avec la technique du CRISPR qui découpe des morceaux d’ADN et en colle d’autres presque aussi facilement qu’un « copier-coller » sur un ordinateur. On a commencé de les utiliser pour régénérer des tissus humains et les prophètes d’annoncer que nous pourrons, sur notre lancée, vaincre la mort, ou du moins en repousser l’échéance de plusieurs siècles ! Aucune science avant la biologie n’avait fait de telles promesses en ayant quelques chances d’être crue.

Mais si avancée soit notre connaissance du vivant, nous ne connaissons rien de plus de la vie par la méthode des « sciences de fait », pour parler comme Husserl. Certes, on peut distinguer quelques traits caractéristiques définissant les êtres vivants. Avec Claude Bernard, on peut admettre que, en dernière analyse, tout ce qui est vivant résulte de processus physico-chimiques et que, cependant, les êtres vivants possèdent certaines propriétés particulières qui ne sont pas des propriétés physico-chimiques : ainsi la délimitation d’un milieu intérieur, la relative indépendance de l’intérieur par rapport à l’extérieur, l’existence de mécanismes d’autorégulation, etc. Cette définition est à la fois précise et suffisamment générale pour pouvoir s’appliquer, le cas échéant, à des phénomènes très différents de ceux que nous connaissons sur Terre – sur notre planète, les composants de base des êtres vivants sont des macromolécules à base de carbone, mais on pourrait imaginer une forme de vie sur une autre planète basée sur le silicium qui est tétravalent comme le carbone (bien que cette hypothèse soit hautement improbable en raison de la solidité des liaisons chimiques du silicium) !

Mais quid de la vie ? Nous ne savons pas la définir comme objet de connaissance. La définition de la mort est une définition légale, parfois bien incertaine. Quand dire qu’il y a vie ? Il se pourrait qu’une machine construite avec habileté imitât à la perfection quelque animal : qu’est-ce qui les différencierait ? Suis-je moi-même une machine ?  Je m’éprouve pourtant comme vivant, je suis en vie. En vérité, la vie est invisible ! Elle est comme le dedans des êtres vivants et quand bien même nous savons reconstituer tous les processus physico-chimiques qui expliquent qu’un être vivant est vivant, nous sommes bien incapables de « voir » la vie dans cette suite de processus. La vie s’éprouve mais ne se connaît pas par concepts. On a tenté de se débarrasser de la vie : le vitalisme du XVIIIe et XIXe siècle ont été éliminés de la biologie. François Jacob assurait que la vie n’est pas un objet que l’on peut trouver dans un laboratoire.

Nous sommes ainsi dans une situation très curieuse : les évidences les plus immédiates, les plus indéracinables à partir desquelles nous bâtissons des édifices conceptuels abstraits sont balayées comme si elles étaient de pures apparences, et, au contraire, ces édifices conceptuels abstraits, produits de la culture humaine, deviennent la réalité et la vérité. Montaigne écrivait : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne. » (Essais, Livre II, ch. XII) N’est-il pas dans l’erreur complète : ni lui ni sa chatte ne jouent. Ce ne sont que des molécules qui s’agencent selon des lois de la physique et de la chimie !

Que les sciences de la nature soient efficaces et qu’elles témoignent du génie de l’esprit humain, il n’est pas question de le nier. Il est seulement urgent de délimiter leur champ d’action (œuvre à laquelle Kant s’était attelé) et donc de procéder à une critique, tout comme Kant avait opéré une « critique de la raison pure » et Marx une « critique de l’économie politique », une critique c'est-à-dire une délimitation du domaine de validité. 

En plein siècle des Lumières, un médecin français, Julien Offray de la Mettrie soutenait la thèse de l’homme-machine. Descartes, à titre d’hypothèse de travail, avait soutenu que les animaux n’étaient guère que des machines plus perfectionnées et construites avec des rouages plus subtils que ceux des machines construites par les hommes ; il ajoutait cependant que l’esprit humain échappait à cet univers machinique, même si le corps humain ne différait guère du corps des animaux. La Mettrie lui reprochait d’avoir craint de tirer les conclusions de ses propres thèses : on pouvait aisément montrer que l’esprit humain n’était rien de spécifique, mais seulement une manifestation des mouvements machinaux du corps. On trouve plus que des traces de ces idées-là chez Diderot, notamment dans sa Physiologie, publiée après sa mort.

Même quand, au XVIIIe siècle, avec Barthez ou Bordeu, par exemple, on abandonna définitivement le mécanisme cartésien pour revenir à une conception spécifique de la vie, au nom du « principe vital », l’idée de réduire l’esprit au corps ne disparut point. On attribue à Cabanis l’idée que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile. Cabanis ne dit pas exactement cela, l’idée est dans l’air du temps. Certes, ce vitalisme est vite entré en déclin. Grand savant et philosophe des sciences, Claude Bernard aurait dit : « je n’ai jamais trouvé l’âme sous mon scalpel. » Dans les Principes de médecine expérimentale, (1858-1877), il dit clairement : « J'ai souvent raisonné de ces choses avec des philosophes et jamais il ne m'a paru nécessaire de faire pénétrer dans nos organes une âme libre et raisonnante, ou même une âme instinctive, pas plus qu'il n'est nécessaire d'en supposer une dans les organes d'une machine à vapeur. » C’est enfin, au siècle dernier le neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux qui publie un livre intitulé L’homme neuronal, qui se propose de montrer comment nous pourrions avoir une description juste de la pensée en étudiant les complexes de neurones, et il propose ainsi d’abandonner purement et simplement le mot « esprit ». Comme la vie, l’esprit n’a pas sa place dans les laboratoires.

Avec le développement de la science, nous savons que le cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec l’activation des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble évident que « le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans le cerveau, ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour, déserte le champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.

En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble du développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau pense. La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes l’ensemble de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus intéressantes, pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître que les phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être objets d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes, n’est pas susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure, toute subjective, qui nous définit comme des êtres conscients.

Le cerveau en revanche – et notamment avec le développement de l’imagerie médicale – peut être l’objet d’une véritable science qui n’est rien d’autre qu’une spécialisation de la biologie. Dire que « le cerveau pense », c’est alors résumer la question à ceci : « la pensée, ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau, c’est-à-dire un ensemble de processus complexes d’activation électriques et chimiques des connexions entre les neurones. »

De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé les propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert :

-          nous savons corréler de nombreux processus mentaux avec l’activation de certains réseaux de neurones ;

-          nous commençons à savoir connecter le cerveau et nos machines (par exemple pour les commandes motrices) ;

-          nous savons comment les processus chimiques commandent les états mentaux (ex : toute la pharmacopée des névroses et des troubles mentaux).

Les neurosciences promettent beaucoup. Elles tiennent… un peu. Les applications médicales promises par les neurosciences ne manquent pas. C’est toujours pour d’excellentes raisons que le pire arrive ! On pense tout d’abord à des prothèses cérébrales qui viendraient pallier des lésions. Le plus spectaculaire est la commande directe d’une machine par le cerveau. Ainsi on teste des applications pour les tétraplégiques : leur exosquelette mécanique pourrait être commandé directement par la « pensée » et ce grâce à la greffe d’un dispositif électronique sur le cerveau.

Une meilleure connaissance du cerveau permettrait aussi d’en améliorer les performances. On pourrait imaginer un système de mémoire informatique directement intégré. D’ores et déjà il existe une vaste littérature pour apprendre à mieux « manager son cerveau », à utiliser les neurosciences en pédagogie ou dans le « développement personnel ».  On propose même de devenir un chef charismatique grâce aux neurosciences. Y a-t-il beaucoup de savants pour prendre au sérieux ces balivernes ? On peut penser que non. Il faudra donc s’interroger sur le sens de ces promesses et sur l’idéologie qui sous-tend le marketing scientiste des neurosciences. Autrement dit, nous devons nous demander quelle est la délimitation théorique des neurosciences – quel est leur objet propre – et déterminer ce qui sort de ce champ et exprime non plus une série de thèses scientifiques, mais une véritable idéologie, et c’est ce problème qui constituera le nœud de notre propos.

À y regarder de plus près, les questions du rapport entre pensée et cerveau (ou système neuronal) sont beaucoup moins simples que ne le laisseraient penser les prétentions neuroscientifiques, et le triomphe du matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un trompe-l’œil. Si on admet que la pensée dépend du cerveau, pour autant, on n’a pas démontré que pensée et activité cérébrale sont identiques. Il faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de la pensée que sont la conscience et l’intentionnalité.

L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber dans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ». Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune description physique de l’intentionnalité de nos pensées.

La neurobiologie est tout aussi impuissante à décrire ce qu’est la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos pensées. Comme le dit Kant « le Je accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous laissent pas indifférents ! En effet, la conscience est la présupposition de toutes nos pensées : toutes les conceptions scientifiques et toutes les expériences sur lesquelles elles s’appuient sont des faits de conscience. C’est la subjectivité qui fonde l’objectivité et non l’inverse ! Le point de vue scientifique sur la conscience serait celui qui réduit la conscience à un phénomène objectif, mais la conscience réduite à une phénomène objectif n’est plus la conscience ! La conscience échappe ainsi à toute objectivation scientifique.

Ainsi, ni les sciences cognitives ni la neurobiologie n’ont réussi à expliquer comment la subjectivité, cette expérience indiscutable que nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde de faits objectifs. John Searle (voir La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995), lui-même matérialiste, fait remarquer que nous ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être « naturalisée », c’est-à-dire comment nous pouvons la décrire scientifiquement comme n’importe quel phénomène naturel ; même s’il ne désespère pas qu’on y puisse parvenir un jour.

Si la pensée était une chose matérielle, un phénomène observable scientifiquement, elle devrait avoir des propriétés physiques soit macro-physiques (dimensions, masse, propriétés sensibles), soit microphysiques (comme les propriétés des particules élémentaires). Mais, évidemment, une pensée n’a absolument pas ce genre de propriété ! Il faudrait donc admettre :

-          soit que la pensée n’existe pas, ce qui serait ennuyeux ;

-          soit que la pensée est un simple effet dans le cerveau d’un processus physico-chimique et alors on voit mal comment cette pensée pourrait revendiquer le qualificatif de « vraie ». Les phénomènes ne sont ni vrais ni faux, ils sont observables ou non et la vérité ne peut pas être un prédicat d’une réalité naturelle.

Inversement, nous avons de bonnes raisons d’admettre que nos pensées existent : elles ont une certaine permanence, elles peuvent se transmettre aux autres, elles résistent à nos volontés et à nos fantaisies (pensons aux objets mathématiques : il est impossible de feindre sérieusement que 2 et 2 sont 5).

Mais si on admet que nos pensées sont causées par des processus matériels sans être elles-mêmes matérielles, on n’est pas plus avancé, car on devra expliquer comme un phénomène physique peut causer quelque chose qui n’a aucun rapport avec un phénomène physique – c’est le noyau de l’argumentation de Descartes selon qui « nul corps ne peut penser » (voir Réponses aux objections aux Méditations métaphysiques).

Nous pouvons ainsi d’un côté, admettre que pensée et cerveau sont inséparables, mais d’un autre côté, reconnaître que nous sommes incapables de réduire la description des états mentaux à la description des états physiologiques du cerveau. On peut professer un matérialisme métaphysique (le monde est un, il est « matériel », infini et incréé) tout en admettant que les comportements et activités humains peuvent être l’objet de deux descriptions hétérogènes, une description en termes d’états physiques et une description en termes d’états mentaux, sans que l’un des deux niveaux puissent être défini comme la cause de l’autre.

Il n’est pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances (chose étendue et chose pensante) pour admettre cependant que « nul corps ne peut penser » : dès lors qu’on admet que ni la conscience ni l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement objectifs et physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de notre corps – ne pense pas au sens exact du terme.

Wittgenstein (voir Cahier bleu) prend l’exemple de la vision. « Ainsi a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé dans la tête de l’observateur, et je pense qu’on a pu le dire que par une sorte d’abus de la logique grammaticale du langage. » De la même manière, nous pouvons donc dire que situer la pensée dans le cerveau est tout simplement un abus de langage.

Par conséquent, l’expression « le cerveau pense » peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est pas que le cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose qui pense, le corps, le cœur ou les poumons, etc. ! C’est tout simplement que, strictement parlant on ne peut pas plus dire qu’un cerveau « pense » qu’un ordinateur ou un distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un prédicat possible pour une chose physique. Mais il n’est sans doute pas possible non plus de dire que c’est l’esprit qui pense, si on entend par « esprit » une entité particulière distincte du corps – ce serait revenir à un dualisme dont les complications sont trop connues : comment comprendre l’interaction entre substance matérielle et non pensante et une substance pensante et non matérielle ? Une pensée est une « chose mentale » qui a un contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose physique … ou une autre chose mentale : ma pensée de Pierre a pour contenu mon ami Pierre, ma pensée du triangle rectangle a pour contenu le triangle rectangle dont je connais la définition et ma pensée de la pensée a pour contenu l’acte de penser.

Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas agréable pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si, en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une action adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle conception renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse adaptée… Sauf si on est un pragmatiste convaincu qui soutient que « est vrai ce qui marche » et que la vérité n’est qu’une manière de désigner les propositions qui nous agréent (voir sur ce point Richard Rorty, Conséquences du pragmatisme).

Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que le cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et activité cérébrale. Que je pense implique qu’il se passe un certain nombre de processus dans mon cerveau. Cependant, du point de vue qui nous importe, c’est-à-dire du point de vue de l’intelligibilité des comportements humains, ce genre de proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est malheureux parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral se modifie, que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs n’accomplissent plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire que c’est son état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la perte qui est la cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le « cerveau pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle n’apporte aucun gain d’intelligibilité, et ne permet pas de dire quelque chose de plus intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.

Herbert Marcuse soutient que la société industrielle technicienne moderne produit ce qu’il appelle une pensée unidimensionnelle, une pensée « positive » qui ignore la contradiction.  Les neurosciences conduisent à une vision unidimensionnelle de la pensée comme effet des processus neuronaux. Ce qui contredit éventuellement cette approche est relégué au rang des superstitions métaphysiques. Le prototype de cette pensée unidimensionnelle est la pensée procédurale. À la question traditionnelle de la philosophie, « qu’est-ce ? » on substitue la question « comment faire ? » À la question « qu’est-ce que la pensée ? » les neurosciences substituent la question « comment le cerveau produit de la pensée ? » et si nous pouvons répondre à cette question alors nous pourrons modifier les conditions physico-chimiques pour produire une pensée conforme. On le fait déjà, en bricolant, à partir de certaines pharmacopées ou de techniques de conditionnement. Mais les neurosciences promettent la rationalisation de ce formatage des pensées.

À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault écrivait : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». La prédiction pourrait bien être en train de se réaliser sous nos yeux.

Disons les choses clairement. Tant que les neurosciences restent un auxiliaire de la médecine et si, par exemple, elles peuvent aider à soigner des tumeurs cancéreuses du cerveau, chose que l’on fait encore très mal et avec des chances de réussite très moyennes, il n’y a véritablement aucun problème avec les neurosciences, en tant que branche de la biologie. Le problème commence quand elles prétendent dire ce que c’est que penser et même fournir des normes du penser (« penser positif ! »). Comme la langue d’Ésope, elles peuvent donc être la meilleure et la pire des choses. Malheureusement l’engouement des scientistes et des investisseurs s’adresse au « côté obscur de la force ». Sans doute, Le meilleur des mondes n’est-il pas pour demain.  La fabrication des pensées dans un embryon placé dans un utérus artificiel est peut-être à jamais impossible. Pourtant, on travaille sur des projets qui ne visent rien moins qu’à cela : fabriquer des surhommes (des alpha plus) et nécessairement des epsilon. Nous sommes avertis : un cybernéticien, spécialiste de l’IA, Kevin Warwick a promis à ceux qui ne voudront pas suivre le mouvement de l’évolution et du progrès qu’ils seront « les chimpanzés du futur ». L’expression a été reprise par de nombreux autres chercheurs ou propagandistes du scientisme (comme Laurent Alexandre). Elle est révélatrice d’un certain nombre de tendances de notre ultra modernité. L’homme lui-même, en tant qu’être social culturel, en tant que sujet pensant devient objet de l’activité technoscientifique. Il devient un « produit fabriqué » selon des normes industrielles. Aucun défaut ne sera toléré ! On ne peut guère que reprendre l’expression désespérée de Pierre Legendre, « Hitler a gagné la guerre ». Enfin non, il ne l’a pas encore gagnée. L’impératif moral absolu qui doit être défendu est celui du respect de l’intégrité du corps humain qui n’est pas une chose que nous avons, mais qui est cette chair que nous sommes. Aristote définissait l’art (ou la technique) en disant qu’il imite la nature ou vient à son secours quand elle est trop faible. C’est une bonne norme pour l’éthique de la médecine scientifique : aider la nature quand elle est trop faible (par exemple quand le cerveau est atteint d’une tumeur) mais non la modifier. Défendre le caractère sacré de l’homme, les positivistes et les scientistes y verront une idée religieuse. Peut-être. Mais peu importe car c’est l’avenir d’une humanité humaine qui est en question.

mardi 19 février 2019

Conférence à l'Université populaire d'Evreux: nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature?


En 1637, paraît à Leyde, chez l’imprimeur Jan Maire, un ouvrage qui fait date. Il s’agit de l’œuvre d’un savant et philosophe nommé René Descartes, né à La Haye en Touraine, ancien élève du collège des Jésuites de La Flèche.
Le titre principal est Discours de la méthode et le sous-titre explicite le propos : « Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. » Le texte du discours proprement dit est suivi de trois traités, La Dioptrique, Les météores et La géométrie « qui sont des essais de cette méthode ». Le texte est écrit en français, contrairement à tous les usages de l’époque qui veut que les écrits savants ne soient point rédigés en « langue vulgaire » mais en latin. Descartes s’en explique : « le bon sens est la chose la mieux partagée au monde » et le Discours doit donc être accessible à tous, « même aux femmes ». De cet ouvrage, nous partirons aujourd’hui non pas du trop fameux « je pense donc je suis » mais d’un passage de la VIe partie
« Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feroient qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »
Voilà donc une philosophie « pratique », c’est-à-dire une science (à l’époque la physique se nomme philosophie naturelle) qui s’apparente à la « connaissance des métiers des artisans ». Un scientifique donc qui est face à la nature comme l’artisan avec ses outils et ses objets de travail. Cette comparaison à elle seule donne tout le sens de l’entreprise de Descartes.
Descartes n’est pas l’inventeur de cette science nouvelle, cette philosophie pratique. Il est l’héritier de Galilée dont il partage les thèses sur l’héliocentrisme et dont il prolonge les intuitions scientifiques. Mais, par son esprit systématique et parce qu’il cherche à donner à cette nouvelle « philosophie pratique » des fondements métaphysiques, Descartes fait date. On a pu dire qu’il n’y pas, chez Descartes, de politique, alors que la politique occupe une place centrale dans la tradition philosophique. Cette politique pourrait bien pourtant figurer tout entière dans ce passage de la 6e partie du Discours. Descartes a la géniale intuition de ce que va être la modernité.

               De Copernic à Galilée et de Galilée à Newton

Tout d’abord, il faut éliminer une erreur qui traîne partout : que la Terre soit ronde, on le sait depuis l’Antiquité grecque. Aristote dans le De Caelo en donne des preuves et Ératosthène calcule la circonférence de la sphère au IIIe siècle AC.
Ce qui s’installe à la Renaissance c’est une nouvelle vision du monde et cela se passe en deux temps :
-          Premier moment : Passage du géocentrisme (système de Ptolémée) à l’héliocentrisme. C’est essentiellement l’œuvre de Nicolas Copernic (1473-1543) dans son traité De revolutionibus orbium caelestium, publié en 1543.
o   Il n’est pas le premier à penser que la Terre tourne autour du Soleil ; Aristarque de Samos (310-250 AC) avait déjà fait cette supposition. Archimède rapporte : « Il suppose que les étoiles fixes et le Soleil demeurent immobiles, que la Terre tourne suivant une circonférence de cercle autour du Soleil, qui est située au milieu de l'orbite de la Terre, et qu'enfin la grandeur de la sphère des étoiles fixes, disposée autour du même centre que celui du Soleil, est telle que le cercle à la circonférence duquel on suppose que la Terre évolue a le même rapport avec la distance des étoiles fixes que le centre d'une sphère avec sa surface. »
o   Il faut pour penser un tel système admettre que la Terre est en mouvement alors que nous ne la sentons qu’immobile. Nicolas de Cues avait fait remarquer (1450) que « Des passagers enfermées dans la cale d'un bateau sans hublots qui se déplace toujours à la même vitesse, sur une mer calme, ne sentiraient pas ce mouvement. » Mais un peu plus tôt, un savant français, Nicolas d’Oresme (un Normand né à Bayeux en 1336 et mort à Lisieux en 1382, qui fut chanoine puis doyen de la cathédrale de Rouen), affirmait : « Si un homme se trouvant dans les cieux, mû et transporté par leur déplacement quotidien, pouvait distinctement voir la Terre et ses montagnes, ses vallées, ses rivières, ses villes et ses châteaux, il lui apparaîtrait que la Terre se déplace selon un mouvement quotidien, tout comme il nous apparaît à nous qui nous trouvons sur la Terre que les cieux bougent. On pourrait alors croire que c'est  la Terre qui bouge, et non les cieux. » (Traité du ciel et du monde, 1377)
o   Copernic reste prudent. Son texte est publié avec l’accord des autorités ecclésiastiques parce qu’il prend soin de préciser que son système est seulement une hypothèse présentant un modèle plus simple pour les calculs – le système de Ptolémée avec ses épicycloïdes manque de cette simplicité qui semble nécessaire à la vérité, selon Copernic. La « révolution copernicienne » reste limitée et ne met pas en cause la métaphysique aristotélicienne qui sépare le monde sublunaire (le nôtre), soumis à la génération et à la corruption) et le monde parfait du ciel, celui des astres errants et cette sphère des étoiles fixes qui clôt le monde.
o   Mais le système de Copernic fait des adeptes. Kepler publie en 1609 son Astronomia Nova qui formule les lois fondamentales du mouvement des planètes.
-          Deuxième moment : passage du monde clos à l’univers infini.
o   Philosophiquement c’est Giordano Bruno qui le premier imagine une infinité de mondes dans un univers infini, un univers qui n’a pas plus de centre.
o   Galilée (1564-1642) est d’abord un défenseur du système de Copernic.
o   Il va cependant beaucoup plus loin :
1.       Il cherche des preuves irréfutables de la vérité de ce système. C’est ce que lui reprochera le cardinal Bellarmin : son orgueil qui l’a fait refuser de considérer l’héliocentrisme seulement comme une hypothèse pratique.
2.       Il cherche à comprendre le mouvement dans son ensemble, sur la Terre comme au Ciel et donc abolit la distinction entre le monde sublunaire et le ciel. Il montre que le Soleil, la Lune, les planètes ne sont pas des astres parfaits mais sont faits de la même matière que notre bonne vieille Terre.  L’étude des taches solaire, celle des « planètes médicéennes », les satellites de Jupiter, l’utilisation du télescope, tout cela a une portée révolutionnaire.
3.       Les lois de la nature sont les mêmes dans tout l’univers. L’astronomie est ainsi intégrée à la physique. Interdit d’astronomie à la suite de son procès, Galilée va se concentrer sur la physique dont il jette les bases.
4.       Enfin, en mettant au centre de sa conception du mouvement le principe de relativité, il conçoit un univers infini « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », comme le dit Pascal qui reprend ce qu’avaient déjà dit Nicolas de Cues et Giordano Bruno.
Il faut dire ici quelques mots de l’affaire Galilée.
-          Dans un premier temps, le travail de Galilée reçoit un accueil plutôt favorable. Mais sa défense du système de Copernic va rencontrer l’hostilité d’une partie de l’Église et du monde savant. Tout cela va conduire à un premier procès en 1616 qui débouche sur la condamnation de l’héliocentrisme, en tant théorie « naïve et absurde en philosophie, et formellement hérétique en tant que contredisant explicitement le sens de nombreux passages des Saintes Écritures ». Galilée n'est pas inquiété personnellement, mais est prié d'enseigner sa thèse en la présentant comme une hypothèse. Cet arrêté s'étend à tous les pays catholiques. Notons que les protestants luthériens sont encore plus hostiles que les catholiques à la science nouvelle.
-          Le progrès des thèses galiléennes marque les années 1616 à 1632.  Il a le soutien du cardinal Barberini qui sera élu pape sous le nom d’Urbain VIII. Il est admis dans plusieurs académies et honoré un peu partout.  Il reçoit même le soutien encombrant de Tomaso Campanella, l’auteur de la Città del Sole, déjà convaincu d’hérésie et qui passera vingt sept années de sa vie en prison. Ce qui va conduire à une deuxième offensive contre Galilée, c’est la publication, en 1633 du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, écrit en italien, et imprimé à Padoue. Au lieu d’exposer de façon neutre les deux grands systèmes, ce texte brillant est un plaidoyer en faveur de la science nouvelle ; dans un des personnages du dialogue, l’aristotélicien un peu niais Simplicio, on croit reconnaître Urbain VIII qui va lâcher Galilée. Galilée est convoqué au Saint-Office le 1er octobre 1632 et les interrogatoires se poursuivent jusqu’au 21 juin 1633, où sous la menace de la torture il reconnaît ses torts et se plie à la vérité officielle. Placé en résidence surveillée à Florence, il lui est interdit de poursuivre ses travaux et de communiquer avec l’extérieur. Ce qui n’empêchera pas la publication en 1638, à Leyde, des Discorsi e Dimonstrazioni matematiche intorno a due scienze attenanti alla mecanica ed i movimenti locali.
-          En 1747, officiellement le Vatican autorise l’enseignement du système de Copernic … et c’est seulement en 1981, après deux ans de travaux qu’une commission admet que Galilée avait raison. Mais en En janvier 2008, une controverse éclate entre 67 professeurs de l' soutenus par des étudiants et le pape Benoît XVI, au point que ce dernier doit renoncer à participer à la cérémonie d'inauguration de l'année universitaire à laquelle il avait été convié. Ces professeurs reprochent au pape sa position sur l'affaire Galilée telle qu'elle était apparue dans un discours prononcé à Parme en 1990, dans lequel il s'appuie sur l'interprétation du philosophe des sciences Paul Feyerabend jugeant la position de l'Église d'alors plus rationnelle que celle de Galilée... Chose curieuse, Joseph Ratzinger, grand pourfendeur du relativisme prend position pour une “épistémologie” purement positiviste et relativiste, celle de Bellarmin … reprise par Fayerabend.
En réalité, le poids réel de la condamnation de Galilée est à peu près nul. Descartes avait rédigé en 1633 un traité intitulé Le monde qui défendait le système de Copernic. En bon chrétien obéissant ou en homme prudent, il renonce à publier ce livre en apprenant la condamnation de Galilée. Ce sont les mêmes raisons de prudence qui le conduisent à vivre en Hollande. Mais la physique moderne, c’est-à-dire mathématique, se développe à pas de géants. Huyghens, Leibniz, Newton: en quelques décennies tout va être bouleversé.
Il faudrait ici faire une place à Newton qui publie donc son œuvre majeure : Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Newton accomplit le programme qui n’est encore qu’esquissé chez Galilée en ramenant l’ensemble de la mécanique à quelques lois fondamentales et en donnant à la physique une formulation mathématique cohérente – ce vers quoi Galilée et Descartes n’avaient réussi à avancer qu’à tâtons. C’est Newton qui a l’influence la plus directe que les Lumières françaises – grâce à la traduction des Principia mathematica par Émilie du Châtelet. Newton est important encore en ce qu’il est peut-être celui qui coupe définitivement le cordon entre physique et métaphysique.
La vérité de ces lois se manifeste par l'examen des phénomènes, quoique leurs causes aient échappé jusqu'à ce jour. Mais si ces causes sont occultes, leurs effets sont évidents… Dire que chaque espèce de chose est douée d'une qualité occulte particulière, par laquelle elle agit et produit des effets sensibles, c'est ne rien dire du tout. Mais déduire des phénomènes de la nature deux ou trois principes généraux de mouvements, ensuite faire voir comment les propriétés de tous les corps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pas dans la science malgré que les causes de ces principes demeurassent cachées. (Optique).

               Expérimentation, mathématiques et science : la science comme « juge à charge » (Kant)

La science nouvelle, inventée par Galilée repose sur deux piliers :
-          La mathématisation du monde
« La philosophie [= science(s) de la nature] est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à en comprendre la langue et à en connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères en sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. » (Il saggiatore, en français L'Essayeur)
C’est pourquoi le grand ouvrage de physique de Newton s’intitule « Principes mathématiques de philosophie naturelle ».
Une remarque s’impose ici. Trop souvent on a tendance à mélanger rationalisme, matérialisme et science moderne – encore aujourd’hui. Mais la mathématisation de la physique ne vient pas de la tradition matérialiste. Elle a une double origine : la première est le platonisme qui apparaît dès la Renaissance comme une arme philosophique contre la scolastique et qui, dans le Timée invite à penser la réalité comme composition d’objets mathématiques simples. La deuxième origine de la science moderne est profondément déiste. C’est le Dieu des philosophes et l’idéalisme radical qui l’accompagne qui, d’un certain point de vue rend possible la science nouvelle. Chez Descartes, la preuve de l’existence de Dieu a une fonction précise : elle est la garantie contre les « extravagantes suppositions des sceptiques » et  même coup, moyennant l’obéissance scrupuleuse aux règles pour bien connaître son esprit, on peut être assuré, par la science de trouver la vérité. Mais Dieu nous garantit de la possibilité de la vérité, on se trouve du même coup débarrassé de la nécessité de la garantie du vrai qui prévalait jusque là, savoir l’autorité de la tradition – Aristoteles dixit ! Cette voie cartésienne est aussi celle que suivirent les « messieurs de Port-Royal ». Leur opposition sans concession à la réforme, leur volonté de restaurer le christianisme dans toute sa pureté, conduisent, paradoxalement en apparence, Arnauld, Nicole et leurs amis sur le chemin d’un rationalisme critique dont la tradition scolastique fera les frais et qui concourt à la naissance de l’esprit des Lumières.
Par des voies différentes, le Dieu de Leibniz conduit à la même issue. La découverte du calcul infinitésimal qui constitue le noyau dur de la méthode analytique de Leibniz a été l’outil majeur du développement de la science moderne. Mais cette découverte n’était possible que une sorte de saut dans le vide et non à partir seulement des exigences de l’expérience physique. Affirmer que le hasard n’est jamais qu’apparent, que dans toute figure, aussi irrégulière qu’elle puisse paraître, on trouvera la somme d’une série de figures régulières, ce sont là des propositions qu’un matérialisme aurait peiné à formuler. Mais ce sont ces propositions si « théologiques » qui permettent le développement d’une science physique dans laquelle l’hypothèse de Dieu deviendra superflue.
Quoi qu’il en soit, Kant résume en soutenant qu’il n’y a de science que là il y a des lois formulées mathématiquement.
Or j’affirme que, dans toute théorie particulière de la nature, on ne peut trouver de science à proprement parler que dans l’exacte mesure où il peut s’y trouver de la mathématique. En effet, […] la science proprement dite, et spécialement la science de la nature, exige une partie pure qui serve de fondement à la partie empirique, et qui repose sur une connaissance a priori des choses de la nature. Et connaître une chose a priori signifie la connaître à partir de sa simple possibilité. Or la possibilité de choses déterminées de la nature ne peut être reconnue à partir de leurs simples concepts ; car à partir de ces concepts, on peut connaître la possibilité de la pensée (le fait qu’elle ne se contredit pas elle-même), mais non la possibilité de l’objet comme chose de la nature, une chose qui peut être donnée en dehors de la pensée (comme existante). Donc, pour connaître la possibilité de choses déterminées de la nature, et par conséquent pour la connaître a priori, il faut en outre que soit donnée l’intuition a priori correspondante, c’est-à-dire il faut que le concept soit construit. Et la connaissance rationnelle par construction de concepts est une connaissance mathématique.
(Kant : Préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature).
Il faut bien comprendre que cette mathématisation de la physique, dont Galilée est l’initiateur s’oppose à la tradition :  Aristote avait jugé (et cela avait une sorte de valeur de dogme intangible) que les mathématiques ne pouvaient s’appliquer à la connaissance de la nature d’ici bas
-          L’expérimentation.
La science « nouvelle » est expérimentale. Cela veut dire
1)      que l’on ne peut avoir de connaissance scientifique que des phénomènes ainsi que le dira Kant. Tout ce qui n’est pas susceptible d’une expérience possible est en dehors à jamais de la vérité scientifique. Donc, par exemple, il est impossible de « prouver » l’existence comme l’inexistence de Dieu (puisque de Dieu n’est pas un objet expérimental...)
2)      il s’agit non plus de l’expérience au sens ordinaire du terme (réduite au mieux à la simple observation) mais de l’’expérimentation, c’est-à-dire de la construction de dispositifs expérimentaux permettant de vérifier (ou non) des hypothèses explicatives.
Sur ces deux points, la rupture avec la tradition est complète. L’expérience était réduite à l’observation à l’œil nu des phénomènes dont il s’agissait seulement de trouver un explication a posteriori et elle ne pouvait contredire les dogmes.
Le premier point a été assez long à s’imposer. Galilée est le grand expérimentateur. Il construit des appareils pour « interroger la nature ». C’est d’abord le télescope qu’il a fait venir de Hollande et qu’il va ensuite fabriquer pour son propre compte. Pour ses études sur le mouvement il construit des appareils spécifiques qui permettent d’observer précisément ce qu’il est impossible d’observer directement dans la nature.
Descartes, en dépit de sa proximité avec les idées de Galilée cherche en partie à s’émanciper de l’expérimentation. La tentation de construire une physique a priori se manifeste dans les Principes de la philosophie où Descartes tente de déduire toutes les lois du choc entre les corps à partir du principe de la conservation de la quantité de mouvement, formulé d’ailleurs incomplètement.
C’est encore Kant qui résume le mieux le problème. Il ne s‘agit pas pour lui d’opposer la démarche déductive à partir de hypothèses théoriques à l’expérience mais de concevoir l’expérimentation comme l’action déduite d’entendement qui permet de « faire parler la nature ».
Lorsque Galilée fit descendre sur un plan incliné des boules avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait d’avance pensé égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal en y restituant certains éléments, alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même, d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse ; car, autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan  tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin.  Cette raison doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, d’après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme lois, et de l’autre les expériences  qu’elle a conçue d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La physique est donc redevable de la révolution, si avantageuse dans sa manière de penser, à cette simple idée qu’elle doit, conformément à ce que la raison elle-même met dans la nature, chercher en celle-ci (et non s’y figurer) ce qu’elle doit en apprendre et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. Par là, la physique a été mise sur le chemin sûr de la science, alors que pendant tant de siècles elle n’avait été rien d’autre qu’un pur tâtonnement. » (Préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure)

               La techno-science et la maîtrise :

Il nous faut maintenant revenir à Descartes.
Cette science nouvelle bouleverse le rapport entre la connaissance théorique et l’action humaine de transformation de la nature. Pendant des millénaires, science et technique ont suivi des voies séparées:
1)      la science était theoria, c’est-à-dire contemplation de la vérité. Et cette contemplation ouvrait un univers de valeur.
2)      La technique au contraire est un savoir « immanent à l’action ».
Avec la science moderne, on a un changement radical. La science a besoin de technique (Galilée) et elle produit à son tour des techniques (par exemple Huygens avec les horloges marines). C’est encore Kant qui comprend avec le plus de précision ce qui se passe. Ce qu’on appelle encore les arts mécaniques devient une application de la science, par opposition aux « arts et métiers » dans lesquelles c’est le tour de main qui est décisif.
C’est ce développement que Descartes entrevoit dans l’extrait du Discours par lequel nous avons commencé. Un développement dans lequel la mathématisation de la science est le principal facteur: si les lois de la physique sont des lois mathématiques on peut prévoir les effets. C’est le caractère prédictif de la science moderne qui ouvre la voie à la maîtrise.
Cette maîtrise n’est pas conçue de manière absolue chez Descartes: il s’agit de nous rendre « comme » maîtres et possesseurs de la nature. Croyant obéissant, Descartes ne veut pas que l’homme concurrence Dieu … encore que... il y a aurait sûrement beaucoup de choses à dire concernant la religion de Descartes. En tout cas Descartes dégage trois applications de la science.
1)      soulager la peine des hommes, c’est-à-dire le machinisme;
2)      la médecine, car le plus grand des biens est la santé;
3)      rendre les hommes plus sages et plus habiles par la médecine.
On cite volontiers les deux premières applications, mais on laisse souvent dans l’ombre la troisième alors qu’elle est véritablement la plus énigmatique. Il s’agit non plus d’éduquer les hommes pour les rendre plus sages, mais de les modifier directement par l’intermédiaire de l’action sur le corps. Il y a là quelque chose d’assez terrifiant qui anticipe pas seulement sur la science-fiction (Le meilleur des mondes ou Un bonheur insoutenable ou encore le film de Jessua, Paradis pour tous). Il s’agit aussi d’une question qui est posée de façon lancinante à la psychiatrie. C’est d’autant plus étonnant que cela donne une singulière vision de la séparation de l’âme et du corps qui, normalement, constitue le noyau dur de la métaphysique cartésienne.
Derrière cette affaire s’ouvre un double débat:
1)      débat à l’intérieur des Lumières: l’enthousiasme pour la science et la technique en tant que moyens de maîtriser la nature est loin d’être général. Spinoza répète et ce n’est pas par hasard que la puissance de la nature dépasse infiniment la puissance de l’homme. La science pour Spinoza est d’abord connaissance adéquate, de Dieu, de soi-même et des choses. L’homme peut disposer des choses de la nature mais le fantasme de maîtrise est absent. Rousseau fait son premier coup d’éclat avec le Discours sur les Sciences et les Arts qui apparaît comme une charge contre l’esprit des Encyclopédistes et contre Voltaire.
2)      Débat entre les Lumières et les anti-Lumières qui se poursuit encore aujourd’hui. On retrouve cela dans la pensée de Heidegger qui s’attaque à la science moderne (« la science ne pense pas ») et à « l’arraisonnement » du monde par la technique, sa mise au pas.
L’opposition cartésienne entre la philosophie ancienne « spéculative », celle qu’on enseignait dans les écoles et la philosophie pratique moderne, c’est-à-dire la science appliquée paraît très problématique.
En gros, de nos jours, l’essentiel de la science est absorbé par la science appliquée. Le but de la science n’est pas l’intelligibilité du réel, mais les opérations qu’elle permet. Il suffit de voir comment l’enseignement est orienté depuis des années. Ou de comparer le vieux « palais de la découverte » à la « cité des sciences ». On a presque l’impression que la science n’est pas l’affaire de la pensée mais celle des mains qui manipulent (« la main à la pâte »).
La domination de la science par la technique et de la technique par le profit capitaliste est un fait avéré. Nous ne sommes plus dans le combat ancien entre la science rationnelle et synonyme de progrès moral autant que matériel et l’obscurantisme, tant sont grands les progrès de l’obscurantisme à base scientifique et tant la notion même de progrès a perdu de son sens.
Le système scolaire, dont l’obsession est d’être au courant de la dernière hypothèse et qui confond volontiers formation scientifique et spectacle, s’empresse de transmettre des spéculations hasardeuses sans le moindre esprit critique. L’esprit de doute, le sens de la zététique, comme le dit encore Kant, s’apparenteraient presque à de la haute trahison. Or, certaines théories scientifiques sont en crise, dans une crise dont on s’étonne qu’elle ne semble pas perçue et traitée comme telle par la majorité des scientifiques. La théorie cosmologique standard du « big bang » s’enrichit chaque jour de nouvelles hypothèses « ad hoc » comme en son temps le ciel de Ptolémée s’enrichissait de nouvelles épicycloïdes. Ce n’est pas étonnant. Stricto sensu, la théorie du « big bang » pose des problèmes d’intelligibilité, redoutables, puisqu’elle suppose un avant et après des lois de la physique. S’y ajoute la dimension « science-fiction » avec laquelle les vulgarisateurs et les scientifiques eux-mêmes flirtent régulièrement, et nous avons un nouvel exemple de la manière dont la science produit de l’irrationnel.
Il n’en va guère mieux dans les théories de l’hérédité; ici la génétique, théorie dominante, et de très loin, impose une vision pré-galiléenne de la nature et du vivant, une vision qui, de surcroît, implique de nombreuses conceptions anthropologiques fort discutables … mais au total bien peu discutées.
Certes, les scientifiques ne sont pas tous dupes de ces idées dominantes ; ils protestent régulièrement contre les versions caricaturales qui sont données des résultats de leur recherche. Mais c’est par ces théorisations acrobatiques ou ces généralisations hâtives que la science se veut, le plus souvent, philosophie et c’est par-là qu’elle rencontre, sur le plan théorique, sa plus grande efficacité publique. C’est bien pourquoi cela mérite d’être interrogé, dès lors qu’on ne considère pas le rationalisme comme un mode de pensée définitivement obsolète.
La liberté de l’activité scientifique vaut d’être défendue et le vaut d’autant plus qu’elle est menacée par la course au profit qui fait passer les exigences des actionnaires des laboratoires avant les droits de la vérité. Le matérialisme philosophique n’étant pas un utilitarisme, l’orientation que je propose revalorise la « science désintéressée », la science qui vaut simplement par le gain d’intelligibilité du réel qu’elle nous procure.

vendredi 28 décembre 2018

L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste


Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.

L’ordre de la science selon Marx

Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de 1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel, dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas « platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée. On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable », mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable » et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination. Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote, c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des « substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ; mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance : le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point qu’il y revient dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents, hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9], une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts, avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.

L’illusion idéaliste de la science

Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement, de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes. Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard, est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a parfaitement montré Kant dans la Critique de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques : par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions : elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes : leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même. Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels », ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore la position de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre que le matérialisme est a minima la reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que Marx critiqué sous le nom d’idéologie allemande, dans La Sainte Famille tout d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet » puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est, pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret », mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt) est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018


[1] Introduction générale – édition de la Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2] Hegel : Phénoménologie de l'Esprit - (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6] Aristote : Métaphysique - Livre Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7] Aristote : Physique Livre I - i §2 (180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8] Aristote : ibid.
[9] Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[12] Capital I,I,4 P1 page 609
[13] Introduction générale P1 page 255

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