jeudi 28 mars 2019

« Aufhebung », Karl Marx et la révolution


Actuel Marx a ouvert, dans son numéro 64 (septembre 2018), un débat sur la traduction d’Aufhebung chez Marx, avec un article de Lucien Sève[1]. La question avait pris, à son initiative, une tournure inédite en France à la fin du siècle dernier, opposant une traduction par dépassement à celles traditionnellement employées jusqu’alors telles qu’abolition et suppression, essentiellement destinée à écarter l’idée d’une abolition du capitalisme au profit de son dépassement. Le présent article prolonge la discussion en s’inspirant d’un ouvrage qui lui fut consacré en 2016, L’Esprit de la révolution - Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition[2], auquel l’article de Sève répondait.
Un article de Patrick Theuret (voir aussi la recension de Tony Andréani)

samedi 23 mars 2019

Changer d’ère.

Pour comprendre quelque chose à notre présent, il est nécessaire d’appréhender la réalité dans sa globalité. On peut comprendre le mouvement des « Gilets Jaunes » en France sans le mettre en rapport avec ce qui se passe à l’échelle internationale, ce que la presse et les cercles dominants ont désigné du nom de « montée des populismes ». Mais nous entrons dans une nouvelle époque historique sous l’effet d’un double ébranlement.
Sur le moyen terme, nous avons connu depuis la Seconde Guerre Mondiale une première phase d’une trentaine d’années (et même un peu plus), marquée par la domination d’un capitalisme « organisé », dont l’État providence garantissait à la fois la stabilité économique et l’ordre politique – l’État providence apparaissait comme la réponse adéquate à la menace « communiste » russe ou chinoise. La crise de la domination des États-Unis, actée par la déclaration de Nixon le 15 août 1971 sur la non-convertibilité du dollar qui n’était plus « as good as gold », engageait une nouvelle voie que devaient emprunter les différents gouvernements (Callaghan puis Thatcher en Grande-Bretagne, Carter puis Reagan aux États-Unis) et que l’on a appelée « néolibéralisme », une voie fondée sur le « tout marché », la dislocation des systèmes de l’État-Providence et un développement irrésistible du commerce mondial, des « délocalisations » et de la division mondiale du travail. La crise des « subprimes » en 2008 a mis à jour les failles de cette nouvelle régulation « néolibérale » et précipité un mouvement de « démondialisation », d’abord dans les esprits – la « mondialisation heureuse » a vécu – et dans l’ordre économique et politique avec le retour des politiques protectionnistes, la dénonciation de plusieurs traités importants et même la menace américaine de quitter l’OMC.
Cette crise trentenaire de la régulation capitaliste mondiale se double d’un ébranlement à long terme des structures politiques et idéologiques, sur la base desquelles s’était développé ce qu’il faut bien appeler le cours de l’histoire universelle, puisque c’est précisément le capitalisme qui a « mondialisé » l’humanité, en a fait une communauté effective et lui a donc donné une histoire commune, universelle. Du début des temps modernes à nos jours, le développement économique est allé de pair avec le développement de la technoscience et la poussée démographique. Cette triple poussée allait servir ou devait servir le plus grand bien de tous, élargissant sans cesse le domaine de la liberté et d’une égalité, qui était vue comme une sorte d’homogénéisation de l’espèce humaine. Les idées politiques se sont modelées peu ou prou sur cette ligne, la gauche accaparant le monopole du « progressisme » et du « parti du mouvement » pendant que la droite défendait le « parti de l’ordre » et le poids des hiérarchies naturelles. Les crises majeures qu’ont été les deux guerres mondiales ont été réduites au rang d’accidents de parcours que la mondialisation croissante devait interdire à l’avenir.
Mais toute cette vision du monde est aujourd’hui si ébranlée que des pans entiers sont en train de s’effondrer. Remarquons d’abord que le progressisme est mis à mal. On a de plus en plus de mal à croire que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Fondée ou non, la panique climatique est révélatrice d’un état d’esprit. Les remèdes proposés pour sauver le climat sont d’ailleurs si ridicules qu’il vaudrait mieux que les scientifiques du GIEC se soient trompés lourdement ! Quand on entend des adolescents prôner les « petits gestes » (j’arrête le nutella et demain la viande) pour culpabiliser les générations antérieures, on hésite entre le rire et les larmes du désespoir. On s’est longtemps demandé quel monde nous allions laisser à nos enfants et maintenant on doit se demander quels enfants nous laissons au monde. Mais tout ce spectacle de la « lutte pour le climat » doit être pris pour un symptôme névrotique au sens freudien, une manière camouflée d’exprimer ce qui taraude l’inconscient de nos sociétés. Et ce qui nous fait souffrir, c’est cette blessure narcissique que notre moi progressiste s’est vu infliger. La société « liquide » des individus désaffiliés est une impossibilité et tout le monde le sait. On ne pourra pas multiplier par 6 ou 7 la population mondiale au cours du prochain siècle, les ressources sont limitées et les champs d’investissements nouveaux se feront rares, quand l’Afrique aura été entièrement soumise à la division mondiale du travail.
En second lieu, l’homme qui se fait lui-même est à bout de souffle. Le soixante-huitard (caricatural) avait prôné la liquidation du père, c'est-à-dire l’abolition de l’ordre symbolique, pour parler en termes lacaniens. Le nouveau féminisme et la théorie du genre proposent l’abolition du réel, c'est-à-dire de la mère. Il ne reste plus que le moi imaginaire, adonné à la mortelle culture du narcissisme, le moi « délié », affranchi de tous les « déterminismes », comme l’avait demandé un ancien ministre de l’Education qui n’est plus nationale. Le mouvement né de la prétendue révolution sexuelle doit pédaler toujours plus vite et plus loin pour se maintenir debout. Mais il apparaît de plus en plus clairement que loin d’être une libération, elle est bien ce que Marcuse avait analysé comme une « désublimation répressive », afin que la sexualité « libérée » soit mise au service du principe de rendement, propre au mode de production capitaliste. Mais tout cela est en train de se renverser et les « nouveaux réactionnaires » se multiplient et commencent à se faire entendre. La toute-puissance infantile de celui qui prétend se choisir et choisir ses enfants comme des productions en magasin est si mortifère que le corps social secrète les antidotes nécessaires.
En troisième lieu, le désenchantement du monde n’a pas produit une cohabitation tolérante, mais réveillé la guerre des dieux. L’inquiétante autant qu’incontestable poussée islamiste, qui est loin de se limiter aux manifestations paroxystiques des djihadistes, n’est pas l’ultime sursaut que provoquerait l’entrée du monde musulman dans la modernité – thèse soutenue par Emmanuel Todd et justement réfutée par Jean Birnbaum dans La religion des faibles.  L’islamisme est parfaitement moderne et maitrise tous les moyens de la technologie pour étendre son influence et son emprise sur les âmes autant que sur les corps. Même les salafistes ont des téléphones portables ! La tolérance des multiculturalistes branchés n’est qu’une condescendance à peine cachée à l’égard des musulmans, mais ceux-là vont bientôt commencer à mesurer les effets de la tolérance à l’égard des intolérants.
Les marqueurs politiques et moraux traditionnels sont balayés par ce changement de période historique. Au-delà des politiciens qui ont su s’en emparer, se font jour nécessairement les aspirations à la défense de ce qui a constitué jusqu’à présent les cadres de la vie sociale, les cadres dans lesquels on pouvait revendiquer une vie décente. Le prétendu « populisme » recouvre une bonne partie de ces aspirations. Les citoyens veulent un État (et non une « gouvernance mondiale »), un État protecteur de la communauté nationale et apte à garantir la sûreté des perspectives de vie. Si le mot d’ordre du capitalisme absolu de notre époque est « familles, je vous hais ! », la famille assiégée pourrait bien apparaître de plus en plus comme « un refuge dans ce monde impitoyable » (Lasch). Les frontières nationales sont les murs qui soutiennent le monde, disait Hannah Arendt. Il devient urgent de retrouver un cadre plus limité que la mondialisation pour maintenir la possibilité d’un monde commun, ce qui n’apparaîtra paradoxal qu’à ceux qui n’ont pas compris que l’absence de frontières, c'est-à-dire l’illimité, produit le chaos. Des idées « de droite » deviennent ainsi des moyens de résistance à l’emprise croissante de la marchandise et du capital et des idées « de gauche » deviennent les revendications du capital transnational. Les réalignements politiques sont déjà engagés. Les réalignements intellectuels sont en cours. Dans ce moment où le vieux ne cesse de mourir et où le nouveau peine à émerger, le pire peut surgir. Mais aussi l’urgence du meilleur, tant est-il que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire.

Denis Collin – le 20 mars 2019

mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien » ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les comportements individuels et même les plus intimes.


La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement restreinte[2] – se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ; elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que, en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume, c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société. L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à « l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et « faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres, mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme. Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui « considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur de l’agent et de la réussite de la vie »[3] et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie – doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés. C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique, en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale, sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement, en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable. Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une seule et même chose : L’éthique à Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est impossible de séparer l’individu de la polis qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen[4]. Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres. On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions « raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique relativement stable une certain conception commune « substantielle » du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté. Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables » ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance. Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019




[1] Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, Nouvelles études matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2] Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3] Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4] Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité est la fin suprême.

jeudi 14 mars 2019

Souveraineté et souverainisme


Demandons à des élèves (de terminale) ce qu’est un pouvoir souverain ; ils répondent le plus souvent qu’il s’agit d’un roi et si on demande qui est le souverain en France, ils répondent que c’est le président de la république. Ils ont peut-être spontanément une appréciation assez exacte de ce qu’est notre république, une monarchie avec un roi élu. Mais ils n’ont aucune idée sérieuse du concept de souveraineté. Ce qui est souverain est ce au-dessus de quoi il n’y a rien d’autre dans l’ordre considéré. Le souverain bien est celui que rien ne surpasse, le bien qui n’est pas le moyen d’autre chose, mais le bien qui est recherché pour lui-même et dont la possession nous contente. Le pouvoir souverain en politique est le pouvoir qui n’est soumis à aucun autre pouvoir qu’à lui-même. Dans notre république, si on en croit la déclaration de 1789 qui est annexée à la constitution, « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » (Art. III)
Il est très curieux de noter que beaucoup de gens qui n’ont à la bouche que l’expression « droits de l’homme » passent sous silence cet article III. Il est pourtant essentiel puisque la souveraineté de la nation n’est rien d’autre que la démocratie (pouvoir du peuple). Si le pouvoir du peuple (ou de la nation) n’est pas souverain, c’est qu’il n’est qu’un demi-pouvoir, un pouvoir concédé et qui donc peut être repris par une autorité supérieure – celle de l’Empire ou celle du Pape, au choix.
La notion de souveraineté est cependant plus ancienne que 1789. Elle s’élabore progressivement au cours du Moyen Âge et à la Renaissance et trouvera ses lettres de noblesse philosophiques chez les auteurs « contractualistes », de Hobbes et Grotius à Rousseau et Kant. Sans reprendre ici cette élaboration philosophique, on peut remarquer que la souveraineté est d’abord la revendication des rois qui commencent à dresser le pouvoir national contre l’empire pontifical ou contre le « Saint Empire ». Les rois de France, et bientôt ceux d’Angleterre ou d’Espagne vont affirmer que le roi est souverain chez lui et loin d’obéir au pape, il a le droit de contrôler la hiérarchie catholique et de mettre son grain de sel dans la nomination des évêques et des cardinaux. Qu’est-ce qui légitime ce pouvoir du roi, « oint du Seigneur » ? Il est celui que Dieu a désigné (d’où la cérémonie du sacre) et celui qui protège son peuple (il est le roi guérisseur, le roi thaumaturge) mais aussi celui qui prend la parole pour le peuple face aux grands, ce qui conduit à la monarchie absolue qui est justement le premier pas vers la destruction de l’ordre féodal. De ce point de vue, il n’est pas faux de remarquer, comme Tocqueville, que la Révolution Française a tout simplement parachevé l’œuvre commencée par la monarchie absolue. Mais le roi incarne donc aussi la « vox populi » qui est aussi la « vox Dei ». Machiavel, le grand penseur moderne de la République le dit : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux. »
Enfin, le roi n’est pas un tyran – dès la Réforme et la Renaissance, plusieurs théoriciens, dont Théodore de Bèze, soutiennent que le roi est lié au peuple par un contrat et ce qu’invoquaient les monarchomaques, opposés à l’absolutisme, ainsi que ceux qui, dans leur sillage, élaborèrent des justifications du tyrannicide. Il est remarquable sur ce point que catholiques et protestants finissaient, en se combattant par la plume, par converger quant aux conclusions politiques générales et sapèrent ainsi le vieil ordre féodal.
La monarchie absolue apparaît donc comme une sorte de phase préparatoire qui conduit à la démocratie républicaine ! Cette dernière hérite de tous les attributs de la monarchie mais transfère le pouvoir souverain à cette entité qui se nomme Nation – dont il faudrait établir la différence d’avec le peuple. Quoiqu’il en soit, la démocratie républicaine moderne diverge ainsi de la démocratie antique – réservée à la minorité des citoyens appelés à constituer le « demos » en ce qu’elle se présente comme le pouvoir d’un corps qui s’est lui-même constitué (le peuple se fait peuple, disait Rousseau). C’est tout cela qu’exprime notre article III.
Autrement dit, le souverainisme s’il n’est pas nécessairement démocratique ni même républicain, est bien le prérequis de la république et de la démocratie. Le refus du souverainisme par toutes sortes de soi-disant démocrates n’est rien d’autre que le refus de la démocratie. Être contre le souverainisme et protester contre les décisions de l’UE, c’est tout simplement se moquer du monde. À eux s’applique la célèbre apostrophe de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
Denis Collin – 14 mars 2019

Jusqu’où peut-on être « kantien » ?


Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance. Mon Morale et Justice Sociale (2001) ou mes Questions de morale (2003) sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle qu’elle se présente dans la Critique de la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement aussi problématique.

Sujet/objet

Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP, en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas « naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé, pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a correctement posé l’usage des termes « objectif » et « subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or, ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce que la chose est en soi par un abîme infranchissable. »[1] L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le « je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle « absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de l’être de la pensée, ni plus ni moins.

La chose en soi

Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la « chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes, c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs » dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes ! Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle, et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la phénoménalité de la chose.  Et de toutes façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.  Évidemment, je ne connais pas Paris dans tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans un passage de la Logique (III), Hegel écrit : Cela est, voilà ce que le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est, il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des manuscrits qui composent la Dialectique de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes. » 
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question : « Des questions se posent à tout système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant, affirme que nous ne connaissons que le monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre, si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les formes a priori de la sensibilité. Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions, pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale, celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle finalement plutôt fragile.

Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?

Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la métaphysique correspondant à la philosophie naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question « comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? », Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté ! Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant, la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019


[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E. Klein, Le facteur temps sonne toujours deux fois

mercredi 13 mars 2019

A propos d'un prétendu droit d'ingérence dans les affaires d'un Etat tiers


Il y a quelques années M. Bernard-Henri Lévy et quelques thuriféraires du nouvel ordre « libéral » décrétèrent un nouveau droit, le droit d’ingérence humanitaire et comme ces gens ne sont pas très précis sur les termes, ils transformèrent ce droit en un devoir. M. Kouchner, ministre de gauche et de droite mis en œuvre ce droit-/devoir d’ingérence en diverses occasions et pas seulement en se faisant photographier portant sur le dos un sac de riz. Tous ces militèrent ardemment pour l’intervention dans l’ex-Yougoslavie, soutinrent les « bombardements humanitaires » sur Belgrade et M. Kouchner finit comme gauleiter de l’OTAN au Kosovo. La plupart se retrouvèrent pour appuyer la guerre américaine en Irak ou encore pour le dynamitage du régime de Kadafi, ouvrant pour ce pays une période de chaos qui dure encore. On pourrait détailler les exploits des partisans du droit/devoir d’ingérence…  Leur bilan suffit pour condamner ces tristes pitres qui, pourtant, continuent de pontifier sur tous les écrans de télévision.
Depuis que l’on a commencé à théoriser la possibilité d’un droit international – on peut dire depuis Grotius, au XVIIe siècle et depuis le traité de Westphalie qui mit fin à la « Guerre de Trente Ans » (1648) on s’accorde généralement pour considérer que le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État tiers est au fondement de tout droit international dès lors qu’un tel droit vise à la paix. Que ce principe ait été allégrement violé par tous les fauteurs de guerre, on ne le sait que trop. Mais la violation répétée d’un principe ne suffit pas pour le rejeter ! Kant, un des partisans les plus rigoureux d’un droit international garantissant une « paix perpétuelle » soutient même que le « droit des gens », c'est-à-dire le droit des nations se résume à cette non-ingérence. Même si on désapprouve le régime politique d’un pays, on n’est pas plus fondé à lui faire guerre qu’on est fondé à intervenir contre un quidam dont on juge la conduite scandaleuse dès lors qu’elle ne met pas en cause le droit en tant règle universelle de la coexistence des libertés individuelles.
On le sait si bien que lorsqu’on a décidé de faire la guerre à un État, on invente toutes sortes de « fake news » pour l’accuser de menées agressives contre les autres États. Ainsi en fut-il des fameuses « armes de destruction massive » de Saddam Hussein, dont les photographies furent présentées sans vergogne dans des réunions internationales par le secrétaire d’État à la défense américain, le général Colin Powell.
On connaît cependant des cas d’ingérence légitime : par exemple, quand, en 1936, la République espagnole a appelé ses alliés, membres de la SDN, à l’aider à se défendre contre une guerre civile engagée par un général rebelle, la France et la Grande-Bretagne étaient fondées à porter secours à leur allié, et ce non seulement pour des raisons de principes mais aussi parce que les rebelles espagnols étaient soutenus par deux gouvernements qui avaient claqué la porte de la SDN et ne faisaient pas mystère de leurs ambitions guerrières notamment contre les pays démocratique. Dans ce cas où l’ingérence semblait presque naturelle, notons que la Grande-Bretagne et la France ont courageusement pris le parti de ne rien faire, de laisser la république espagnole se faire étrangler par ses bourreaux, ce qui a ouvert la voie à la seconde guerre mondiale ! Insistons : dans ce cas, l’intervention eût été légitime puisque la demande venait du gouvernement espagnol lui-même. On restait donc dans un cadre juridique strictement westphalien !
En revanche, ce à quoi nous avons assisté au cours des dernières décennies est quelque chose de très différent. Dans l’ex-Yougoslavie, en Irak (à deux reprises), en Lybie et en Syrie, des grandes puissances sont intervenues, invoquant des motivations humanitaires ou la défense de la démocratie pour abattre les gouvernements en place et, éventuellement, installer des gouvernements plus à leur goût. Que faut-il en penser ?
Dans cette affaire les bons sentiments, la pitié par exemple, brouillent notre jugement. Le régime intérieur d’un État peut-être parfaitement déplorable, juridiquement les autres États n’ont aucune raison d’intervenir directement pour le renverser. En tant qu’État démocratique ou à peu près démocratique nous ne sommes évidemment pas obligés de commercer avec un gouvernement tyrannique ni même d’avoir des relations diplomatiques (tout cela n’est qu’une question d’opportunité). Rien ne nous oblige à inviter le tyran dans la tribune officielle du 14 juillet (Bachar) ou le laisser planter sa tente dans le jardin de l’Élysée… Mais nous ne pouvons nous autoriser à renverser ces tyrans, renversement qui ne peut être que le fait de révolutions de palais ou populaires menées de l’intérieur. Encore une fois, c’est une question de droit.  Si on s’autorise ce genre d’intervention au motif que le gouvernement n’est pas démocratique et martyrise son peuple, il est à craindre que la liste des endroits où il faut procéder à des « bombardements démocratiques » ne soit fort longue. Pourquoi Kadafi et pas la monarchie saoudienne ?
En second lieu qui décidera que telle gouvernement est intolérable ? Ou fera-t-on passer la frontière entre les gouvernements pas vraiment démocratiques, plutôt autoritaires même et les gouvernements tyranniques ? Récemment, certains euroïnomanes ont cru bon de soutenir que l’Italie était devenue un pays fasciste. Doit-on prendre les armes pour faire rendre gorge à l’abominable gouvernement italien ?
En troisième lieu, l’expérience montre que toutes ces interventions « humanitaires » tournent régulièrement à la catastrophe. L’Irak a produit Daesh et sous l’égide de l’armée américaine s’est mis en place un gouvernement chiite aussi corrompu que les précédents et guère plus soucieux de la liberté des minorités – les chrétiens d’Irak (car l’Irak était un pays chrétien avant la conquête arabe) regrettent Saddam… L’affaire libyenne est la plus emblématique : le renversement de Kadafi a précipité ce pays dans la guerre civile et n’est pas pour rien dans ce qu’on a appelé la crise des migrants. On peut aussi évoquer l’échec de la coalition à direction US en Afghanistan ou encore la manière dont « nous » avons armé la soi-disant opposition démocratique à Bachar mais en fait, comme Hollande l’a confessé récemment, les groupes liés à Al-Qaida.
En quatrième lieu, il faut cesser de déplorer les réalités dont on chérit les causes qui les ont produites. Les talibans sont des types peu fréquentables. Mais pour reprendre une phrase d’un président américain, ces « fils de putes » sont « nos fils de putes ». Ils ont été propulsés, armés et soutenus par les services occidentaux, exactement comme l’a été l’organisation Bin Laden. Comme Saddam en son temps fut le bras armé des Occidentaux contre le nationalisme socialisant et les communistes puis contre l’Iran. La liste est longue des régimes tyranniques que « nous » avons soutenus pour ensuite intervenir au nom de l’humanité pour renverser ces mêmes régimes – quand le molossoïde qu’on a caressé montre sur la table et mange le repas, le maître se fâche. Commençons donc par cesser de soutenir les pires tyrans pour des motifs de « realpolitik » et nous aurons fait un grand pas en avant. Si l’on prend l’exemple de la Syrie, on aura un concentré de toutes les hypocrisies, tous les coups bas, toutes les manœuvres abjectes et de tous les effets pervers de l’intervention-ingérence.
Bref, il faut s’en tenir au principe que l’État reconnaît les États et pas les gouvernements. On pourrait d’ailleurs facilement se gausser des palinodies du gouvernement de M. Macron qui reconnaît que putschiste Guaido contre le gouvernement légal du Venezuela mais garde une prudence serpentine à l’égard des événements d’Algérie. Il a parfaitement raison de ne pas de mêler des affaires algériennes – et l’on sait que, du point de vue de la démocratie, une intervention française serait des plus contre-productive. Mais il a complètement tort de décider de reconnaître un prétendu président contre le président légal du Venezuela. Que le régime de Maduro soit un régime de bureaucrates corrompus et parfaitement incompétents et prompts à toutes les formes d’autoritarisme, on a de bonnes raisons de le penser. Mais ce régime est aussi, d’une certain manière le produit des interventions internationales, des sanctions économiques et des infiltrations de la CIA. Mais seul le peuple vénézuélien est fondé à se débarrasser de Maduro.
Bien sûr les partis, les associations, les individus ont le droit de juger comme bon leur semble les régimes des autres États, ils ont le droit d’apporter leur soutien moral et même matériel quand la situation l’exige aux mouvements révolutionnaires ou démocratiques dans d’autres pays. Mais les États doivent s’en tenir aux règles du droit international.
Denis Collin – 13 mars 2019

Défendre la république !


Le mot « république » est largement galvaudé. Se disent « républicains » tant de politiciens qui chaque jour foulent aux pieds les principes républicains qu’il pourrait sembler presque nécessaire d’abandonner ce nom glorieux. Essayons cependant d’en rappeler la signification et de d’en tirer les conclusions.

vendredi 8 mars 2019

Rechercher la vie bonne : Aristote


Primum vivere, deinde philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle vie ?  Voilà la question qui se pose nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote, celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus indispensable que toute autre.

vendredi 1 mars 2019

Histoire et instrumentalisation de la mémoire


On confond trop souvent l’histoire et la mémoire, assimilant l’histoire à notre mémoire collective. Pourtant histoire et mémoire sont, à bien des égards, antinomiques. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, c’est la possibilité de changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...