Le matérialisme de Marx, pour autant que l’on puisse parler véritablement de matérialisme, n’est à proprement parler qu’un nominalisme. Cette inspiration nominaliste parcourt les textes de jeunesse, de la Critique du droit politique hégélien à l’Idéologie Allemande. Peut-on attribuer à Marx une inspiration nominaliste n'est-ce pas un jugement extérieur qui fait fi de l'histoire réelle de la pensée marxienne ? Après tout rien n'indique que Marx ait lu la Somme logique ni qu'il se soit intéressé à Duns Scot, bien qu'il le cite parmi les précurseurs du matérialisme[1]. Sa connaissance du nominalisme médiéval n'est donc qu'une connaissance indirecte, qui lui vient par l'intermédiaire des philosophes anglais. C'est donc un nominalisme qui a déjà subi de nombreuses transformations que Marx va trouver «prédigéré» dans la philosophie anglaise.
On sait le rôle que jouèrent les philosophes originaires des Îles Britanniques dans le développement du nominalisme. Guillaume d’Occam en est le représentant le plus illustre. Mais il est loin d'être un cas isolé. Le nominalisme occamien a eu des «effets anti-spéculatifs» nombreux et puissants et le tour particulier de la philosophie anglo-saxonne jusqu'à nos jours – le poids dominant de l'empirisme, du pragmatisme, de la philosophie du langage face à la métaphysique et à la spéculation systématiques continentales – peut sans doute trouver dans cette philosophie médiévale ses fondements théoriques sinon son explication.
Hobbes est surtout connu pour sa philosophie politique. Mais cette philosophie politique serait incompréhensible si on oubliait l'atomisme ou la conception matérialiste de l'esprit de l'humain. Or la démarche de Hobbes commence par un rejet radical de l'héritage métaphysique de l’École, accusée de parler pour ne rien dire la plupart du temps. Les essences sont déclarées inopérantes. A leur place on trouve les corps et l'action réciproque du mouvement de la matière. Il n'y a pas de substance incorporelle puisque ce serait alors supposer des « corps incorporels », contradiction dans les termes. Conformément à sa doctrine matérialiste, Hobbes définit les noms comme conventions humaines et nie l'existence des universaux :
there being nothing in the world Universall but the Names ; for the things named are every one of them Individuall and Singular.[2]
De là, il développe sa théorie du langage qui, cependant, se tient quant aux définitions au plus près de l'enseignement d'Aristote. Marx connaît Hobbes. Il l'a lu et le place parmi ceux qui les premiers ont considéré l'État « avec des yeux humains ». Dans la Sainte Famille, Hobbes est désigné comme représentant du matérialisme anglais anti-cartésien, poursuivant le combat de Gassendi contre Descartes et porteur de la tradition atomiste de Démocrite et Epicure.[3]
La référence à Hobbes ne s'arrête cependant pas à un point d'histoire de la philosophie. La doctrine politique de Hobbes, dans la mesure où elle démystifie l'État et place le peuple, ce puer robustus sed malitiosus, comme véritable sujet, correspond à la pensée de Marx telle qu'elle s'élabore dès la critique du droit politique hégélien. Dans l’Idéologie Allemande, c'est Hobbes qui est appelé à la rescousse contre l'idéalisme jeune-hégélien : Hobbes est un de ceux qui s'occupent de « l'histoire réelle » et non de l’histoire rêvée par la Critique et l'histoire réelle est celle dans laquelle le droit n'est rien sans la force. Quand dans le chapitre X du livre I du Capital (édition française de J.Roy) Marx oppose le droit absolu du capitaliste à exploiter son ouvrier et le droit absolu de l'ouvrier à défendre sa propre vie contre le capitaliste, on se trouve en présence de formulations dont l'origine hobbesienne n'est guère douteuse. Mais au-delà de la philosophie politique proprement dite, la tradition hobbesienne persistera, ne serait-ce qu'à l'état de traces dans toute la pensée de Marx. Le recours à l’expérience et à l’histoire réelle contre la spéculation métaphysique, le rejet des «substances immatérielles», le véritable isomorphisme établi par Hobbes entre les catégories de l'entendement et celles du calcul économique, autant de thèmes que Marx partage avec Hobbes et qui figurent dans son arsenal anti-hégélien. Si on accepte l'idée que l'atomisme n'est pas seulement chez Marx l'objet d'une étude universitaire de jeunesse, mais bien une des composantes essentielles de sa pensée, on peut comprendre les effets de renforcement réciproque qu'a pu produire la fréquentation d'auteurs anglais chez qui cette tradition hobbesienne était fort vivace. La métaphysique, la théorie de la connaissance et la théorie politique sont étroitement liées : Marx montre – comme nous le verrons plus loin – que Epicure est le premier penseur à poser l'État comme contrat et c'est bien à partir d'une physique atomistique que Hobbes fonde sa théorie du contrat.
Il faut cependant préciser que Marx n'en reste pas à Hobbes ; au contraire il refuse nettement d'assigner aux individus une nature éternelle qui fait de la guerre de chacun contre chacun une fatalité, puisque pour lui les individus disposent de potentialités qui leur permettent collectivement de s'émanciper de la soumission à l'état de nature en échappant, par le développement des forces productives au manque originel vis à vis des besoins vitaux et ce sans se soumettre à la domination absolue d'un souverain. Chez Hobbes, le désir est illimité et Marx partage, à certains égards, ce point de vue : l’homme civilisé, c’est l’homme « riche en besoins ». Avec Hobbes, il partage encore l’idée du rôle de la violence dans l’histoire, une violence qui n’est pas l’irruption de l’irrationalité, comme l’ont dit tous les philosophes idéalistes, mais découle au contraire très rationnellement des rapports fondamentaux que les individus nouent entre eux. Pourtant, contrairement à ce que certains analystes ont pu croire, Marx ne fait pas l’apologie de la violence[4] : constater ce qui est, ce n’est pas transformer ce qui est en valeur. Ainsi, les conséquences politiques qui doivent être tirées d’une analyse située dans la tradition de Machiavel et Hobbes en sont-elles radicalement opposées. Pour Hobbes, le caractère illimité du désir rend nécessaire l’abandon du droit de nature et la soumission au Souverain. Marx, au contraire, croit que les besoins illimités peuvent être satisfaits ou tendre à être satisfaits dans une organisation sociale des producteurs eux-mêmes, rationalisant leurs échanges avec la nature. Son « optimisme » le rend plus proche sur ce plan de Rousseau que de Hobbes, même si Rousseau lui-même devait trouver chez Hobbes un des éléments fondamentaux de la réflexion du Contrat Social.
Dans le résumé de l'histoire du matérialisme[5] que fait Marx dans la Sainte Famille, Locke est présenté comme celui qui « démontre la justesse du principe de Bacon et Hobbes ». Or Locke, en développant l'empirisme et le sensualisme de Hobbes, reprend également le refus des substances universelles. A la théorie aristotélicienne ou scolastique des essences, Locke substitue une théorie corpusculaire qui a sa source chez Gassendi. L'agnosticisme atomiste de Locke s'accompagne d'une théorie du langage qui conçoit les mots comme des conventions, dans la ligne de Hobbes, mais en allant peut-être loin que ce dernier.
Les références de Marx à Locke sont nombreuses et la critique de Locke par Marx pourrait faire à elle seule l'objet d'une étude entière. Comme pour Hobbes, la lecture de Locke par Marx est effectuée sur une double plan : d'une part sur le plan de la philosophie première (ontologie et théorie de la connaissance), d'autre part sur le plan de la philosophie politique et de l'économie politique. Marx ne s'en tient pas à une théorie sensualiste de la connaissance et le conventionnalisme de Locke en ce qui concerne la théorie du langage n'est pas dans le champ de sa réflexion. Cependant dans un premier temps, la philosophie de Locke, en tant qu'un des pères fondateurs des Lumières et comme tel rattaché au matérialisme en général, sera utilisée comme arme anti-hégélienne. C'est bien de cette utilisation qu'il s'agit dans la Sainte Famille. La destruction des illusions spéculatives et la naissance d'un regard réaliste et impitoyable sur l'organisation sociale : c'est cela qui intéresse d'abord Marx et c'est par rapport à cela qu'il détermine l'importance de telle ou telle pensée. Il y a même, dans la Sainte Famille une manière très téléologique de penser l'histoire de la philosophie. Ainsi ici :
Quant à la tendance socialiste du matérialisme, l'apologie des vices de Mandeville, un des premiers disciples anglais de Locke, en est bien significative. L'auteur démontre que les vices sont indispensables et utiles dans la société présente. Ce n'était nullement une apologie de cette société.[6]
Les doctrines passées sont évaluées à l'aune de la doctrine socialiste en train de s'élaborer, ce qui peut conduire à reprocher à Marx une vision assez téléologique de l’histoire de la pensée.
Le second aspect de la lecture de Locke effectuée par Marx concerne plus directement l'économie politique et la politique. Sous sa plume, le rôle de Hobbes, Locke et Hume, ces « gens universellement cultivés », est régulièrement évoqué, car ces trois noms figurent parmi les fondateurs de l'économie politique moderne. Ce n'est évidemment pas sans rapport avec leur philosophie : leur empirisme, leur conscience des limites de la connaissance et leur critique de la métaphysique scolastique et de la philosophie purement spéculative les conduisent à accorder une importance majeure aux phénomènes sociaux, aux relations économiques et aux questions politiques. C'est donc une sorte de « matérialisme pratique » qui intéresse Marx ici. Schumpeter, dans son Histoire de l'analyse économique[7] souligne, à la suite de Marx, l'importance de la philosophie empiriste et sensualiste dans la naissance de la théorie économique classique. Schumpeter ajoute un point fondamental : Dans le Léviathan, Hobbes montre que les individus sont à peu près égaux tant par leurs aptitudes physiques que par leurs facultés mentales. Par conséquent, l'égalité complète peut devenir une hypothèse acceptable. Il fonde ainsi ce que Schumpeter appelle un principe « d'égalitarisme analytique » opposé à l'égalitarisme normatif chrétien. Pour Schumpeter ce principe est à la base de toute l'analyse classique[8], passant de Hobbes à Locke et de Locke à Smith.
Analysant  aussi bien Of Government que plusieurs écrits proprement économiques de Locke, Marx conclut :
Cette conception de Locke est d'autant plus importante  qu'elle est l'expression classique des idées de la société bourgeoise en matière de droit, par opposition à la société féodale et que la philosophie de Locke a servi en outre de base à toutes les idées de l'ensemble de l'économie politique anglaise ultérieure.[9]
Cependant ce n'est pas le seul aspect qui intéresse Marx. A bien des égards, Locke peut être considéré comme l'anti-Hobbes. Contre l'État-Léviathan, le contrat chez Locke est lié à l'idée d'un État qui ne soit qu'un instrument des individus ; la théorie du , dans sa pureté originelle, n'est pas si éloignée qu'on pourrait le croire de l'idée marxienne du dépérissement de l'État. Chez Hegel, Marx avait critiqué l'État organique, l'État-personne qu'on trouve sous une autre forme dans le Léviathan de Hobbes. La doctrine du contrat du , fondée sur une analyse strictement nominaliste, permet à l'inverse de fonder la théorie de l'association que Marx esquisse à plusieurs reprises – même si on ne trouve pas d'ouvrage général et systématique sur ce sujet.[10] Contentons-nous ici de souligner les imbrications et les correspondances étroites entre la réflexion de Marx et les préoccupations d'une philosophie anglaise souvent éclipsée par la métaphysique allemande.
Les rapports de Marx avec la philosophie anglaise (et pas seulement l'économique politique) sont donc loin d'être négligeables. Dans le dispositif qui nourrit le matérialisme de Marx, les Anglais, Hobbes et Locke d'abord, occupent une place de choix, comme plus tard leurs héritiers économistes occuperont l'essentiel des réflexions et du travail de Marx.
Il faut cependant noter ceci : Marx n'accorde pas d’importance immédiate au sensualisme ou à l'empirisme des Anglais en tant que tels ; il ne les approuve ni ne les critique sur ce point. On ne trouvera pas de trace dans l'œuvre de Marx d'une théorie sensualiste de la connaissance. Ce n'est pas leur théorie de la connaissance en elle-même qui l'intéresse mais en quoi leur philosophie (cette théorie de la connaissance y compris) peut être une arme critique contre la philosophie spéculative et contre les illusions sociales. L'empirisme et le sensualisme ne sont vus que comme des stades intermédiaires qui conduisent à bouleverser l'objet même de la pensée philosophique, à la «ramener sur terre». Lénine procédera exactement à l'inverse dans Matérialisme et empiriocriticisme puisque dans cet ouvrage il s'agit de démontrer que le marxisme est inséparable d'une théorie sensualiste de la connaissance ; ce point de vue qui est assez représentatif des recherches de la philosophie marxiste révèle bien le fossé qui la sépare des préoccupations de Marx lui-même[11].


[1] Mais il ne s’agit peut-être que d’une citation de seconde main (voir note page 50).
[2] Thomas Hobbes Leviathan (Of Man - I, chap IV)
[3] Voir La Sainte Famille – Pléiade, Œuvres 3 page 566
[4] Hannah Arendt écrit ainsi : « La glorification par Marx de la violence contient donc le reniement le plus exprès du logoV, de la parole, la forme de commerce diamétralement opposée et traditionnellement la plus humaine. La théorie marxiste des superstructures idéologiques repose en fin de compte sur l’hostilité antitraditionnelle de son auteur à la parole et sur la glorification concomitante de la violence. » (La tradition et l’âge moderne  in La crise de la culture - Gallimard réédition Folio page 35)
[5] Cette histoire du matérialisme n'est pas l'œuvre propre Marx mais un résumé du livre de Charles Renouvier, Manuel de Philosophie moderne. Olivier Bloch a consacré à ce sujet un article dans «La Pensée» (1977). Sur le problème plus général des liens entre Marx et la tradition matérialiste moderne, voir aussi Marx et le Baron d'Holbach de Denis Lecompte (PUF 1983)
[6] La Sainte Famille, op.cit p. 572
[7] Joseph A. Schumpeter : Histoire de l'analyse économique - Nrf Gallimard 1983 (3 tomes)
[8] J.A. Schumpeter - op.cit tome 2 page 176
[9] Marx : Théories sur la plus-value, Éditions Sociales, 1974 tome 1 p. 429 - C'est nous qui soulignons.
[10] Sur le thème de l'association chez Marx, voir Claude Berger : Marx, l'association, l'anti-Lénine (Petite collection Payot - 1974) - Sur le contrat : l'étude de Jacques Bidet : Théorie de la modernité (PUF) - Notons en ce qui concerne les liens entre  au sens ancien et socialisme, ceux qui sont désignés comme libéraux aux États-Unis sont souvent porteurs d'aspirations socialistes, ce que Hayek ne manque pas de fustiger.
[11] Lénine écrit : « La matérialisme consiste à reconnaître l’existence des ‘choses en soi’ ou en dehors de l’esprit ; les idées et les sensations sont pour lui, des copies ou des reflets des choses. » (Matérialisme & empiriocriticisme - Éditions du Progrès 1970 page 17). La première partie de cette affirmation n’est pas plus matérialiste qu’idéaliste puisqu’elle pourrait fort bien être acceptée par un réaliste platonicien qui croit que les « idées en soi » existent en dehors de l’esprit humain. Quand à la seconde partie, si elle est caractéristique du matérialisme, alors Marx n’est pas matérialiste car il ne dit jamais que le les idées sont les copies des choses. Il distingue en effet très soigneusement la manière dont l’entendement reflète spontanément l’apparence phénoménale des choses des choses elles-mêmes qui ne peuvent être pensées que par le travail de la science, à travers le « procès de connaissance ». Au terme de ce travail, la méthode d’exposition permet au contraire de faire croire en l’identité du procès de connaissance et du procès réel, bref de faire d’une certaine manière que les choses soient la copie des idées, mais Marx précise immédiatement que c’est une illusion résultant du travail bien fait !