vendredi 18 octobre 2019

Changement de monde

Toute une partie de l’opinion publique républicaine, socialiste, communiste, progressiste (employons tous les qualificatifs que nous jugerons bons) est paralysée par la crainte d’être taxée d’islamophobie et de racisme à chaque fois qu’il s’agit de parler des multiples provocations organisées par les réseaux islamistes, fréristes ou salafistes. C’est pourquoi le ministre Blanquer qui se veut un républicain impeccable ne veut pas prendre de circulaire interdisant aux femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires. Il se contente de dire que les accompagnatrices voilées, « ce n’est pas souhaitable. » Tout cela lui a cependant une volée de bois vert de la part des spécialistes de l’islamophilie. Il avait pourtant entre les mains tous les outils juridiques pour trancher une bonne fois pour toutes la question. Interrogée sur France-Inter, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol finit par dire que « les professeurs n’ont qu’à se débrouiller », cri du cœur qu’elle a ensuite tenté, en vain, de rattraper. On déploie des trésors d’ingéniosité pour garder un jugement balancé (« oui, mais les catholiques, hein, ils n’en font pas autant ») et éviter de regarder en face la bête qui s’apprête à nous dévorer tout crus. Tous se sentent obligés de prendre des tas de précautions oratoires (variations sur le mode « pas d’amalgame »), si bien que ce brouhaha des bonnes intentions antiracistes est devenu inaudible et que le seul à parler clair est le RN/FN. Et quand une provocatrice vient voilée dans une assemblée politique, le seul à lui faire remarquer qu’elle contrevient à la loi est un élu RN qui va devenir le bouc émissaire parfait. Dans une tribune, 90 « intellectuels » dénoncent la haine contre les musulmans au lendemain de l’attentat islamiste qui coûte la vie à quatre policiers. On finit par se demander si on ne vit pas dans un cauchemar où toute la réalité aurait été inversée. Car les propagateurs de la haine, aujourd’hui, ce sont d’abord les prédicateurs salafistes et fréristes, qui enseignent que toutes les idées et valeurs des républicains sont haïssables et que les seuls purs, les seuls dignes d’estime sont les musulmans. Et leurs prédications sont suivies d’effets. Aurions-nous déjà oublié « Charlie », ce massacre inouï de la rédaction d’un journal ? Et le Bataclan, serait-ce le fait des évangélistes ou des chrétiens intégristes ?
Nous sommes paralysés parce que nous croyons que le capitalisme, l’économie de marché et la « démocratie » (c'est-à-dire la domination de l’oligarchie avec mise en scène pseudo-démocratique) dominent le monde et que les conflits entre peuples, nations, civilisations ne peuvent plus exister. Nous sommes victimes de ce que Jean Birnbaum appelle « la religion des faibles » : « ils » veulent devenir comme nous et s’« ils » ne nous aiment pas, c’est de l’envie que nous pourrons finalement extirper avec de la bienveillance – le coup de la « maman voilée » est un grand classique.
Il serait plus utile de regarder la réalité globalement, dans l’espace et dans le temps. Le temps de la domination totale des impérialismes occidentaux est terminé et l’utile contrepoids qu’était le « socialisme réellement existant » a disparu. Nous vivons l’émergence de nouveaux impérialismes et de nouvelles puissances qui cherchent à leur tour l’hégémonie au moins régionale. La Chine est la deuxième puissance mondiale et peut-être la première sur le plan économique et elle avance, selon son génie propre, ses pions sur la grande scène du monde. En Inde, Modi, rompant avec tous les poncifs occidentaux sur l’Inde, « la plus grande démocratie du monde », fait carburer le « nationalisme » hindouiste à plein régime et envie son voisin chinois. L’Iran se souvient d’avoir été l’empire perse et cherche une hégémonie régionale et se heurte au néo-ottoman Erdogan. Tous ces gens-là ne sont pas des « pauvres opprimés » mais des leaders de grands ensembles à qui l’Occident ne fait plus peur. La condescendance méprisante (pléonasme) avec laquelle l’intelligentsia bobo-parisienne traite de l’islam est celle des aveugles qui aiment s’aveugler et croient ou font semblant de croire qu’ils appartiennent toujours à la classe des maîtres du monde. Mais voilà, Trump bat en retraite et ne veut plus envoyer les « boys » se battre aux quatre coins de la planète parce que, plus ou moins clairement, il sait que la puissance absolue des USA, c’est fini. « L’Europe puissance » a toujours été une mauvaise blague et les Européens ne dominent plus, sans espoir d’inverser le cours des choses, les autres nations. Il va leur falloir apprendre à vivre en milieu hostile ! Défendre pied à pied ce à quoi ils croient, s’ils croient encore à quelque chose, ce qui n’est pas garanti.
Il est nécessaire de revenir à l’histoire, car le contemporain n’est qu’un concentré d’une histoire très longue. Quand la crise yougoslave a commencé, aboutissant à la disparition de ce pays, on sait le rôle important qu’y ont joué la république musulmane de Bosnie et le Kosovo et, comme si les années n’étaient pas passées par là, on retrouvait les lignes de fracture entre les Ottomans et la chrétienté. Pendant longtemps les immigrés turcs ou maghrébins n’étaient que de la main-d’œuvre, qu’éventuellement on prenait en pitié. Aujourd’hui les immigrés de confession musulmane sont les plus convaincus par l’islamisme pour lequel ils votent massivement. On l’a vu : Erdogan n’a sauvé sa peau aux dernières élections générales que par le vote massif des émigrés turcs en faveur de l’AKP. Les dernières élections tunisiennes suivent un schéma analogue : Ennahda et Kaïs Saïed font carton plein chez les émigrés de France. On a assez décrit les « territoires perdus de la république » et gagnés par les islamistes (archétype : la Seine-Saint-Denis) et on pourrait faire des constats semblables en Belgique ou en Allemagne. Le djihad armé est l’arbre qui cache la forêt : l’infiltration frériste est bien plus importante, bien plus insidieuse et progresse presque à vue d’œil. Entre la « terre de l’islam » et la « terre de la guerre », les frontières sont en train de changer. Les revendications islamistes, de plus en plus insolentes, finissent toujours par l’emporter et les islamistes – c'est-à-dire une part croissante des musulmans – pensent que le moment est venu où ces vieux pays chrétiens deviendront enfin « dar-al-islam ». En réalité, tout cela exprime la poussée de nouveaux capitalismes, en Turquie, dans les pays du Golfe (pensons au poids d’un petit pays comme le Qatar) ou en Iran. Le dynamisme de ces nations emprunte les habits de l’islam comme les mouvements anticolonialistes d’hier avaient pris les habits du marxisme.
L’image de l’immigré soumis est en voie de s’effacer. Beaucoup se sentent maintenant des conquérants et à juste titre. En face personne ne résiste. Erdogan peut faire ce qu’il veut : tout au plus, les dirigeants européens froncent les sourcils. Nos hommes politiques courtisent, qui le Qatar, qui l’Arabie Saoudite. « Nous » croyons avoir enrayé la poussée des Frères Musulmans en Égypte en soutenant la dictature militaire de Sissi. Encore une funeste erreur qui fait suite à un long cortège d’autres erreurs aussi funestes.
Peut-être sommes-nous condamnés à commettre encore de nouvelles erreurs et à perdre encore plus de terrain parce que nous n’avons plus aucun objectif historique. Ravagées par l’individualisme et la toute-puissance du fétichisme de la marchandise, nos sociétés semblent privées de tout ressort vital. Qui croit encore à la raison, aux Lumières, à l’idéal noble du XVIIe et du XVIIIe siècle ? Qui exige encore le gouvernement du demos ? Le peuple qui se fait peuple a cédé à la place aux communautaristes les plus extravagants et aux théories les plus folles – y compris chez les philosophes qui se veulent pourtant en quête de sagesse (voir le livre de Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle). Dans le chaos et la décomposition actuelle, l’islam apparaît comme un facteur d’ordre, comme une idéologie qui redonne sens à la vie ! Quelle misère ! La soumission devient et deviendra sans doute plus demain la voie du salut, ou du moins de ce que certains croient être leur salut et le livre éponyme de Michel Houellebecq est d’un réalisme glaçant.
Une remarque en passant : sans doute existe un islam non conquérant, un islam purement spirituel et prêt à faire sa réforme – réforme toujours avortée jusqu’à présent. Nous connaissons d’assez nombreux représentants de cet islam éclairé mais ultra-minoritaire. Et peut-être conviendrait-il d’appuyer ces gens de bonne volonté, mais cela suppose qu’on reste ferme face aux islamistes.
Chacun des points évoqués plus haut pourrait être développé et étayé et ce pourrait être le travail d’une équipe ou le résultat d’une vaste collaboration. On pourrait aussi remarquer combien le capital est malléable et combien il peut s’adapter à toutes les situations. Un capitalisme avec idéologie « communiste » s’est développé en Chine. L’islam est tout autant une religion « pro-business », autant pro-business que le protestantisme tel que l’avait analysé Max Weber. Il nous faudrait une analyse précise des liens entre la remontée des religions fanatiques et le stade actuel du capitalisme.
Dans l’immédiat, il faut nous demander si une issue est possible ou si on doit attendre la catastrophe en reprenant à notre compte les thèses de l’histoire cyclique et du déclin de l’Occident à la Spengler. Machiavel disait que notre sort dépend pour moitié de la fortune mais que l’autre moitié nous est laissée. Si on prolonge simplement les tendances actuelles, la vérité est « qu’on est foutus » ! Mais il n’y a aucune raison de se contenter de prolonger les tendances actuelles. Une appréciation lucide de la situation permet de combattre pour défendre l’essentiel, c'est-à-dire la liberté, la laïcité, l’égalité, égalité des hommes et des femmes, mais aussi égalitarisme social, le recherche d’un monde débarrassé de l’exploitation, parce que, finalement, c’est dans l’exploitation et la domination que résident les principaux maux qui nous menacent.
Le 20 octobre 2019


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