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vendredi 19 janvier 2024

Le devenir machine de l’homme

 C'est le titre provisoire d'un travail que je mène en ce moment et dont je présente ici les grandes lignes.

Mon point de départ

Les avancées de l’intelligence artificielle (IA) et des neurosciences remettent sur le devant de la scène une très vieille histoire, celle de l’homme-machine, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de La Mettrie.  Au fond tout se passe comme si l’on voulait se débarrasser de l’humanité de l’homme, en le réduisant à une machine cybernétique ou à un amas de neurones. Les « IA génératives » et autres « robots conversationnels » d’un côté, les neurosciences cognitivistes, les neurosciences pour devenir un bon leader, les neurosciences pour tout ce que nous désirons, de l’autre, voilà des « modes » qui sont lourdes de menaces, mais ne tombent pas du ciel. Nous avons affaire à deux phénomènes parmi les plus saillants qui expriment une histoire pluriséculaire, qui fut d’abord celle de l’Europe occidentale pour se généraliser aujourd’hui au monde entier. Plutôt que détailler une critique de l’IA ou déterminer les limites de la raison neuroscientifique, il m’a semblé plus judicieux de chercher à donner un tableau historique et culturel, permettant d’expliquer pourquoi nous tenons tant, sinon à devenir des machines, du moins à nous comporter comme des machines.

mardi 20 novembre 2018

Après la gauche...

Une intervention à l'université d'automne du Pardem (2014)

La présentation de mon livre "Après la gauche" (2018)


jeudi 17 septembre 2015

Comprendre Rousseau

Rousseau, philosophe des Lumières ? À la fois oui et non. Non, car il rejette la culture humaniste et dénonce l’idée de progrès comme source de la corruption de l’homme. Mais oui, car il n’a d’autre visée que l’émancipation humaine de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient.
Rousseau révolutionnaire ? 
Sans doute, même s’il affirme dans le Second Discours qu’il faut empêcher les révolutions. Robespierre, à qui l’on a reproché tellement de choses et en particulier la Terreur, ne se rendait jamais, dit-on, à l’Assemblée sans son Contrat social en poche. Dans beaucoup des choses qu’ont essayé d’instaurer les révolutionnaires, on retrouve cette volonté de rendre à l’individu sa liberté, y compris parfois contre son désir. Peut-être cette phrase « on les forcera à être libres » a-t-elle été sur-interprétée par les révolutionnaires, mais il n’en reste pas moins qu’ils la tirent du Contrat social.
Alors, certes Rousseau est un idéaliste. Mais, c’est un idéaliste qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Certes, être libre, obéir à la raison ne nous est pas naturellement donné. Mais c’est un possible qui nous est ouvert, et qui ne peut passer que par l’Éducation : transmission des savoirs, exercice de l’esprit critique, donc par les Lumières. Nous cantonner dans l’ignorance, c’est nous contraindre à la servitude. Il n’est pas utile pour la loi du marché que nous soyons éclairés, il suffit que nous puissions consommer. Pour que la démocratie soit effective, et non pas uniquement une parodie, une réelle connaissance est nécessaire, sinon c’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles et à toutes les nouvelles barbaries.

Lire: Comprendre Rousseau, un essai graphique, par Marie-Pierre Frondziak - éditions Max Milo

mercredi 15 juillet 2015

Lecture du Capital de Marx

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Bibliothèque
Par Denis Collin, le Jeudi 16 Juillet 2015, 11:55 - aucun commentaire - Lu 2197 fois
Lecture du Capital de MarxPendant deux ans, de septembre 2013 à juin 2015, l’Université Populaire d’Évreux a organisé un groupe de lecture du Capital de Marx. Chaque mois, une quinzaine d’auditeurs ont suivi assidûment les séances consacrées à la lecture, parfois ligne à ligne, de ce texte majeur de la pensée philosophique et sociale contemporaine.
Notre point de départ a été double. D’une part, il s’agissait de montrer que Marx est d’abord un philosophe et le Capital une grande œuvre philosophique. « Lire le Capital en philosophes », ce fut l’ambition dans les années 60 du groupe de jeunes gens réunis autour de Louis Althusser. Le rapprochement entre notre modeste travail et cette illustre entreprise s’arrête cependant à cette déclaration d’intentions. À la différence d’Althusser et ses amis, nous ne pensons pas que Le Capital soit la fondation d’une nouvelle science, « la science de l’histoire », ni qu’il faille expurger Marx de tout ce qui resterait à l’état de traces de l’idéalisme allemand et notamment de la philosophie de Hegel. D’autre part, il n'entrait pas dans notre propos de donner une nouvelle interprétation de Marx, de faire du Capital une lecture « savante », de produire de nouvelles gloses sur les gloses déjà fort nombreuses qui recouvrent le texte, mais tout simplement de donner le Capital à lire, de mettre en relief les points qui nous semblent décisifs, d’élucider les questions les plus litigieuses.
Il faut enfin souligner que notre objectif a été de montrer l’actualité de Marx. La « science économique » officielle a, de longtemps, condamné Marx dont l’étude a pratiquement disparu de l’enseignement universitaire des sciences économiques. Tout au plus, on consacrera quelques minutes pour rejeter la crise marxienne comme « non scientifique », « idéologique » et, de toute façon, irrémédiablement dépassée. On le verra dans ce qui suit : notre propos a été au contraire de montrer la pertinence des analyses produites voilà un siècle et demi et qui permettent de déchiffrer notre présent avec une acuité incomparable. Si la confirmation expérimentale des prédictions est le critère de la scientificité, le Capital de Marx passe sans mal tous les tests auxquels la prétentieuse science économique échoue lamentablement, ainsi qu’en attestent les crises profondes et multidimensionnelles dans lesquelles est plongé ce mode de production qui pourtant ne rencontre plus aucun obstacle ni aucun concurrent, puisque tous les vestiges des sociétés traditionnelles ont été balayés et qu’il n’existe plus ni État ni force politique puissante pour défendre une alternative au mode de production capitaliste.

dimanche 10 mai 2015

A propos de 'Libre comme Spinoza"

Une lettre de Benoit Spinosa

Avec son autorisation, je publie ici la lettre que m'a envoyée Benoit Spinosa.  Benoit Spinosa est philosophe, professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur d'un excellent ouvrage sur Hobbes, dont j'avais fait la recension 

Bonjour Denis

J'ai lu avec grand plaisir ton beau livre sur Spinoza. Cette introduction à l'Ethique, par sa concision et sa clarté, est un tour de force, comparée à des résumés scolaires sans portée réelle ou à des sommes gueroultiennes décourageantes pour beaucoup (et pas seulement pour les néophytes). La première partie sur le De Deo bénéficie de ta connaissance des mathématiques et leur usage, simple et éclairant, donne une idée de l'engouement de Spinoza pour la géométrie ainsi que de la portée encore valable de certaines propositions de l'Ethique. Cette partie centrée sur l'unicité de la substance et sa puissance est comme le fondement à partir duquel tu as pu expliquer pourquoi Spinoza passe pour le premier philosophe des Lumières : cette conception rationnelle d'un Dieu-Nature oblige le lecteur, qui entend en saisir le sens, à opérer en lui une distinction entre les "façons d'imaginer" un Père terrible et "les connaissances objectives" du principe immanent à toute chose - c'est prendre au sérieux, comme tu le diras plus loin (p; 268) le caractère unique et éternelle de la substance.
La suite de ton explication rappelle judicieusement le rôle de l'expérience chez Spinoza sans laquelle la fin de l'Ethique resterait tout à fait énigmatique. Le rapprochement avec Marx, particulièrement judicieux, indique bien que le concret effectif est loin du concret immédiat et que la connaissance du troisième genre, celle du singulier comme tel, n'est pas aussi incompréhensible que le laisse croire Alquié : le processus dialectique, compris dans sa puissance d'individuation (loin du mythe du collectif qui avale l'individu), peut éclairer en retour ce que veut dire Spinoza quand il entend dépasser la connaissance par notions communes. L'usage que tu fais de Marx, juste avant l'exposé des trois genres de connaissances, est un point fort du livre. Je me souviens de Marx écrivant que "l'individu est l'entité sociale" dans les Manuscrits et du commentaire de Marcuse dans Raison et Révolution (p. 330) commentant : "Le but, c'est l'individu : ce trait individualiste est un des soucis essentiels de la théorie marxiste" ; aux antipodes du Robinson isolé abstraitement, cet individu est social-concret. K. Axelos avait aussi insisté sur cet aspect. La connaissance singulière du troisième genre fait peut-être de Spinoza l'un des premiers "dialecticiens" des temps modernes. Ce que tu avances relativement aux passions, avec un conatus-éros, explique pourquoi la pathétique spinoziste est très appréciée des psychothérapeutes (tu emploies même l'expression "conatus de transfert"). Le dynamisme spinoziste de l'adéquation de l'idée explique, avant la catharsis de Breuer et Freud, la puissance nocive de l'affect inconnu et la possibilité de le transformer en action sitôt repérée sa trajectoire et sa genèse, possibilité de renversement de pôles complémentaires. On trouve, dans les romans d'Irvin Yalom (Le problème Spinoza surtout, et Nietzsche a pleuré dans une moindre mesure) cet hommage rendu au philosophe hollandais et la force reconnue des liens entre les passions et les pulsions, ainsi que la possibilité de convertir une passion en action, puisque la connaissance rationnelle est nécessaire mais non suffisante à l'atteinte de la sagesse. Ton livre explique bien que la sagesse n'est pas un orgueil ni une pensée de surplomb et que la liberté n'est pas un vol au-dessus de la nécessité mais une émancipation des aliénations qui ne se satisfait pas d'un simple utilitarisme. Tout ceci est bien montré, argumenté et motivé et tous les étudiants et les élèves de classes préparatoires (à commencer par les miens dès septembre) devraient être invités à lire cet ouvrage en parallèle d'une lecture de l'Ethique (on pourrait éviter le traditionnel conseil pédagogique, qui n'était pas sans force, de commencer par le Traité de la Réforme de l'Entendement, avantage en un sens, mais inconvénient en un autree en ce qu'il ne donnait pas une image d'ensemble de l'ambition spinoziste). Pour Spinoza, écris-tu page 219, "la dimension individuelle est tout aussi essentielle que la dimension sociale. Spinoza dit en quelques formules ce que des sociologues laborieux écrivent en plusieurs chapitres, et le suprême effort de l'esprit, le conatus ultime, dit-il en E5P25, accomplit l'individu, qui n'est plus un être égaré ou un enfant perdu, mais un sage réinséré dans la nature et dans sa nature, dans le monde et dans ses affects, "comme" coextensif à la totalité de la nature (le "comme" à son importance).

Je te félicite très sincèrement pour cet ouvrage, dans lequel tu restes fidèle à ta conception de la philosphie (celle que j'ai lue dans "A dire vrai"), qui est à la fois rigueur théorique dans la recherche de la verité et souci de l'existence et de l'histoire des hommes : il est vrai que Spinoza fait partie de ces auteurs dont la puissance psycho-physique fait se précipiter les exigences théoriques et pratiques dans un même creuset. 
Bravo encore pour ce livre.
Amitiés
Benoit.

mardi 14 avril 2015

Libre comme Spinoza

Recension par Alberto Biuso, parue dans le quotidien italien "Il Manifesto"

Denis Collin
LIBRE COMME SPINOZA
Une introduction à la lecture de l’Éthique
Max Milo Éditions, Paris 2014
287 pages
€ 19,90
 
L’Ethica ordine geometrico demonstrata est non seulement un des plus grands livres qui ait été écrit, c’est par-dessus tout un livre vivant, qui doit toujours être lu, relu, pensé, critiqué, fait sien. L’acte même de sa lecture transforme celui qui le lit, c’est un lecture «performative, c’est-à-dire qu’elle réalise ce qu’elle énonce» (p. 280), dans le sens que le contact avec cette perspective est en lui-même un geste de lætitia du corps-esprit qui, par son intermédiaire, comprend beaucoup de choses de la manière dont il est fait. Denis Collin accompagne le lecteur de manière linéaire et point par point dans ce labyrinthe de sagesse, sans jamais réduire le cheminement à un simple commentaire mais en devenant toujours une véritable introduction à la complexité de la philosophie de Spinoza.
Contrairement à ce que l’on croit parfois, Spinoza ne fut pas complètement un penseur solitaire et méconnu, mais entretint des rapports directs et épistolaires avec quelques-uns des plus important chercheurs de son temps, il fut un homme célèbre déjà de son vivant – et pourtant toujours prudent – constamment engagé dans le débat politique de son époque. L’Éthique est-elleaussi un livre politique puisqu’il énonce la structure métaphysique de l’émancipation. L’émancipation de toute superstition, cela veut dire des erreurs et des équivoques conceptuelles qui emprisonnent nos vies dans les barrières de l’inquiétude et de la soumission aux passions individuelles et collectives. Passions que Spinoza ne refuse pas complètement, les jugeant au contraire constitutives de l’humain, mais qu’il enseigne à gérer et à vivre de manière qu’elles ne nous portent pas trop de dommages et même qu’elles nous soutiennent dans l’existence.

Qui veut en effet être libre doit vivre dans l’immanence, dans la plénitude de l’ici et maintenant. Si on ne confond pas la durée et l’éternité, on a l’intuition que l’existence de chaque être – nous compris – puisque ce sont des modes singuliers qui peuvent «naître et disparaître, mais cette naissance et cette disparition supposent l’éternité de la réalité: on peut seulement penser le devenir sur un ‘fond’ d’éternité» (53 e 245). La permanence indestructible de tout ce qui existe est définie par Spinoza avec le mot Dieu qui ici n’a aucune signification d’une personne, subjective, caractérisée par une volonté (qu’elle soit bonne ou mauvaise), mais désigne au contraire la puissance éternelle de l’être, de laquelle nous-mêmes, comme tous les autres êtres, sommes des manifestations partielles mais éternelles en tant que nous participons de l’éternité de la substance. Il y a donc chez Spinoza une claire orientation anti-subjectiviste, opposée à l’intériorité et en faveur de la structure objective de la matière et de ses lois, compréhensibles, comme pour Galilée, en langage mathématique mais qui ne saurait se réduire à ce langage. Au-delà des deux degrés de l’imagination confuse et de la raison calculatrice, ce philosophe définit en réalité le niveau suprême de l’intuition entendue comme amor Dei intellectualis, comme compréhension et acceptation d’être partie d’un tout.
La philosophie, c’est comme apprendre à nager en ne faisant plus qu’une seule chose avec l’eau dans laquelle on est immergé:
Il nous semble que l’amour intellectuel de Dieu, c’est cela! Le moment où l’esprit individuel n’existe plus comme un sujet face à l’objet, le moment où les pensée du sage sont tellement coordonnées avec les pensées des chose qui tombent sous son entendement avec l’idée de Dieu, que l’esprit du sage est comme étendu à la dimension du monde tout entier, et donc que la partie s’est étendue au tout (au moins potentiellement). (269-270)
La pensée de Spinoza est donc une «philosophie de la limite» (149), éloignée de tout anthropocentrisme qu’il soit chrétien ou cartésien et, à l’inverse de la pensée des Grecs:

On peut voir dans cette pensée de l’impuissance de l’homme, une trace de l’idée grecque qui soumet l’homme à l’ordre de l’univers et condamne les prétentions humaines à échapper à cet ordre, condamne la démesure, ce que les Grecs considéraient comme le seul vrai péché -rappelons que le ‘Connais-toi toi même’ veut d’abord dire: ‘Connais ta propre mesure’. On peut y voir aussi une préfiguration de certains courants de la pensée moderne, qui condamnent la folie de l’homme qui prétend dominer la nature. […] Sa puissance est toujours infiniment supérieure à celle de l’homme. Au total, on doit souligner que Spinoza pense ce thème de l’impuissance et de la servitude de l’homme comme finitude qui s’oppose à la substance infinie. En tant qu’être déterminé, l’homme est limité par la puissance des autres êtres (200).
 
Un Spinoza grec émerge donc de la lecture de Collin, attentif à saisir et à éclairer « e caractère profondément classique de l’éthique spinoziste et ses rapports intimes avec la conception des Anciens» (275), in particulier avec l’épicurisme et avec l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Aucun dualisme gnoséologique mais l’unité immanente du corps-esprit humain: l’esprit en réalité n’est rien d’autre que l’idée du corps: «Souligner ceci: ‘l’esprit est l’idée du Corps’ et non ‘l’esprit a l’idée du corps’» (107). Grec aussi parce que loin de toute espérance théologale par excellence – «le sage n’a pas besoin d’espoir, parce qu’il est pleinement heureux!» (226) dans le sens qu’il accepte pleinement la nature désirante de la substance humaine, sans laquelle nous serions simplement morts, mais la retourne en action du corps-esprit en ne la subissant plus comme passion de la volonté ballottée par les événements extérieurs. Nous sommes donc des machines du désir – «toutes les affections qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir» – et nous le sommes au point que «philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale!» (181) puisque la philosophie a des objectifs absolument pragmatiques, par lesquels la compréhension devient inséparable de l’action en tant que comprendre ne signifie pas seulement comprendre (c’est-à-dire saisir) mais aussi être compris dans le tout et donc en saisir la nécessité.
Ici se trouve la conséquence pleine de la critique radicale que Spinoza a adressée à la superstition du libre arbitre, puisque se croire libres – dans le sens de n’avoir pas de «cause agent» de ses propres décisions – signifie simplement abstraire l’humain de la nature et donc de la substance et le transformer en «un empire dans un empire», ne plus le comprendre dans le cercle plus vaste de l’être sur lequel se fonde aussi la  humaine libre parce que construite sur les limites réciproques et partagées dans lesquelles la potentia de chacun ne devient potestas tyrannique de personne: «Existit unusquisque summo naturæ jure et consequenter summo naturæ jure unusquisque ea agit quæ ex suæ naturæ necessitate sequuntur atque adeo summo naturæ jure unusquisque judicat quid bonum, quid malum sit suæque utilitati ex suo ingenio consulit» (Parte IV, prop. 37, II scolie, ici p. 219). Aussi, mais pas seulement, contre Hobbes, Spinoza soutient qu’ «il y'a dans les passions elles-mêmes quelque chose qui permet de penser la  humain et la paix» et que «un pouvoir tyrannique est en réalité un pouvoir qui ramène chacun à l’état de nature, le contraignant à ne compter que sur lui-même pour sa propre conservation» (176 et 240).
Au contraire, la compréhension de la structure politiquement et ontologiquement partielle du mode humain à l’intérieur de la substance est définie justement par Collin avec le mot gnose, qui est le véritable amour envers Dieu: «Nous sommes maintenant en possession d’une science, qui n’est pas loin de la gnose si on résume celle-ci à l’identité de la connaissance de l’âme et de la connaissance de Dieu» (266). Spinoza ‘athée’? Oui, dans le sens qu’il ne croit pas en Dieu mais le voit dans le monde et le saisit comme cause suprême et substance immanente dans toutes les choses.
Le spinozisme est une gaia scienza, très proche de celle de Nietzsche, aussi bien comme philosophie du soupçon contre les principes moraux extérieurs et par-dessus tout comme le libre arbitre, que comme désenchantement: «Bien que désillusionné, le déterminisme spinoziste n’est pas pessimiste; il définit ce qui est bon et tout ce qu’il propose pourrait être appelé, pour reprendre ici une expression de Nietzsche, un ‘gai savoir’» (221-222).
De ce gai savoir fait partie la compréhension d’un des sentiments les plus puissants qui nous soient donnés, la passion amoureuse. Spinoza, comme beaucoup le feront après lui avec des instruments de caractère plus empirique ou plus artistique, montre comment nous n’aimons pas quelque chose ou quelqu’un parce qu’il est bon mais nous le jugeons tel véritablement parce que nous le désirons et l’aimons. L’amour, à la lettre, est aveugle.
De ce gai savoir fait aussi partie et, par-dessus tout, une compréhension équilibrée des relations profondes qui courent entre la physique et la métaphysique et que Collin synthétise ainsi:
Il y a entre physique et métaphysique une relation dialectique: la métaphysique fournit des intuitions qui permettent ensuite à la physique de se développer de son propre mouvement, et la physique, à son tour, conduit à un nouveau questionnement métaphysique. En tout cas, autonomie ne veut pas du tout dire indépendance et radicale séparation. Le positivisme ordinaire dans ce domaine est invalidé dès qu’on cherche à faire autre chose qu’une science opérationnelle à des fins techniques. Si on essais d’interpréter les résultats de la théorie a fin de leur donner sens, alors on fait de la métaphysique. (63-64)
Spinoza demeure inversement et inévitablement lié à certains préjugés et convictions de son temps, même quand ils sont, à l’évidence, contraires à l’esprit profond de sa philosophie. Parmi ces préjugés, il y a la relation hiérarchique et anthropocentrique avec les autres animaux. Si, à la différence de Descartes, Spinoza admet que les animaux sentent, «il affirme que l’homme a néanmoins le droit d’en disposer selon son gré: le droit n’est qu’une question de puissance et la puissance de l’homme étant supérieure à celle des animaux, il peut imposer son droit naturel» (218-219).
Et ceci démontre aussi que l’homme le plus sage, le philosophe le plus pénétrant, ne peut pas du tout faire abstraction de son temps parce qu’il est une partie des choses, chaque mode de la substance est lié au tout. Même dans ses erreurs donc, le spinozisme montre qu’il a raison.
 
 
 
                                                                                         Alberto Giovanni Biuso

mardi 2 juillet 2013

Retour à la philosophie spéculative

Recension de "À dire vrai. Incursions philosophiques" par Yvon Quiniou

C’est un livre riche que nous donne ici Denis Collin. Sous l’apparence de propos divers, il constitue une synthèse de sa pensée  actuelle. Son intérêt principal tient à la multiplicité des questions qu’il aborde, même si on ne le suit pas dans toutes ses réponses : statut de la philosophie, y compris dans son rapport à la métaphysique, nature du réel, opposition de l’idéalisme et du matérialisme, problème de l’objectivité de la connaissance, importance de la subjectivité, épistémologie critique des sciences humaines – autant de sujets qu’il aborde à chaque fois à partir d’une information pointue.
Pourtant, ce qui caractérise l’ensemble c’est un étonnant retour à la philosophie spéculative (avec une prédilection pour Spinoza), à rebours des évolutions habituelles de notre époque ; et ce pour parer à ce qu’il croit être la menace d’un positivisme scientiste indifférent à la réflexion et aux problèmes humains. D’où sa revendication insistante d’un fondement absolu pour toute pensée digne de ce nom (à l’instar des grands systèmes métaphysiques), qu’il trouve pour son propre compte dans l’idée d’une « subjectivité vivante » sans laquelle non seulement rien de sensé sur le monde ne pourrait être dit, mais rien ne pourrait être.
Il est difficile de le suivre sur ce terrain. L’opposition de l’idéalisme et du matérialisme lui paraît dépassée et, dans un chapitre nourri pourtant de références à la philosophie de l’esprit contemporaine, il refuse l’idée que la pensée soit une forme de la matière. On lui rappellera donc que la théorie darwinienne de l’évolution et la biologie moderne vont dans ce sens et que la philosophie, désormais, doit se mettre à l’écoute de la connaissance scientifique et non résister en vain à ses conséquences intellectuelles.
La fin de l’ouvrage suscitera davantage l’adhésion de ceux qui entendent penser à neuf dans le sillage de Marx. Sa critique de Rawls, par exemple, est remarquable : elle montre que sa Théorie de la justice, aussi séduisante soit-elle, s’enferme dans une vision de la société qui occulte les rapports capitalistes de propriété et l’exploitation qui s’ensuit. Et pour finir, il insiste justement sur l’urgence absolue de réhabiliter l’exigence  (ou éthique) afin de résister à la barbarie capitaliste actuelle. Sans point d’appui du côté de normes proposant une vie bonne pour tous, et même éclairée par la science sociale, la politique est aveugle sur ses fins. Le retour à une philosophie pratique, non spéculative et authentiquement critique, est ici indispensable, qui prenne à bras le corps tous les problèmes de notre modernité, de la recherche destructrice du seul profit à la valorisation absolue de la croissance, en passant par les redoutables dangers inhérents aux technosciences.
                                                                                  Yvon Quiniou (Article paru dans L'Humanité du 2 juillet 2013)
 
 Denis Collin, A dire vrai. Incursions philosophiques, Armand Colin, 24 euros

dimanche 15 janvier 2012

La longueur de la chaine (interview)




Entretien avec Denis Collin auteur de - La longueur de la chaîne 

Au micro, Pascal Clesse, responsable de la commission philosophie.
1- Aujourd’hui nous recevons le Philosophe D.Collin. Vous avez publié de nombreux ouvrages sur Marx, Machiavel etc… Dans votre dernier ouvrage intitulé, La longueur de la chaîne, vous vous proposez d’examiner les différents usages du mot liberté, et surtout de dresser l’état des lieux de ce qu’il en est effectivement de la liberté, des dangers qui la menacent en ce début du XXIème siècle. Tout d’abord, pourquoi ce titre La longueur de la chaîne pour un ouvrage qui traite de la liberté ?
C’est la fable de La Fontaine, le Loup et le Chien, qui m’a inspiré ce titre. L’animal moral, dans cette fable, c’est le Loup qui préfère sa liberté à la pitance que les maîtres du chien lui prodiguent. Nous n’avons jamais tant parlé de liberté, jamais ce n’a été une valeur aussi unanimement revendiquée en parole, et jamais son sens n’a été aussi restreint. Nous ne voulons plus assumer notre liberté et nous nous contentons de négocier la longueur de nos chaines et la quantité des croquettes !
2- Premier axe de votre réflexion : la liberté politique. Vous partez d’un constat : nous sommes passés de l’idéal de la démocratie « le gouvernement du peuple pour le peuple » à la mise en place d’une oligarchie au niveau international, c’est à- dire « du gouvernement du petit nombre pour les intérêts du petit nombre ». Comment expliquer l’émergence de ces nouvelles élites, et surtout comment rétablir la démocratie ?

L’émergence des nouvelles élites est le produit direct du développement du mode de production capitaliste. Il n’y a pas un super-capitalisme mondial, mais c’est le développement d’un processus aussi vieux que le mode de production capitaliste (on peut voir ça à l’œuvre dès le XVe siècle !), un processus de « trans-nationalisation » du capital. Vous vous souvenez qu’Engels dirigeait déjà la filiale de Manchester de la firme paternelle… S’est formée dans ce processus une véritable classe capitaliste transnationale dont Leslie Sklair a bien montré la réalité et l’action. Cette classe « hors sol » n’est évidemment plus liée avec un territoire national particulier. Elle n’a aucun compte à rendre, à la différence du patron d’antan qui pouvait croiser « ses » ouvriers et elle n’a plus aucune responsabilité sociale (à la différence des anciennes classes dominantes qui légitimaient leur domination en assumant par exemple le maintien et le développement de la culture, etc.)
Vous remarquez que, dans ce déni de sa propre responsabilité, cette oligarchie, surtout en France, s’en prend « aux idéaux égalitaristes de la Révolution Française qui auraient, selon elle, handicapé ce pays en sapant à la base la culture de la responsabilité ( … ) les pauvres sont pauvres par leur propre faute, et par conséquent les systèmes nationaux de solidarité n’ont plus raison d’être, d’autant qu’ils se révèlent comme des freins au développement du seul stimulant du progrès qu’est la compétition. »
Dans ce contexte de remise en cause de tous les acquis sociaux, de tous ce qui est de l’ordre de la protection sociale, comment rétablir la démocratie ?
C’est la question difficile. Nous savons bien que dans les relations internationales actuelles les gouvernements nationaux se sont volontairement lié les mains par toutes sortes d’accords internationaux. Mais l’expérience de l’Argentine il y a une dizaine d’année montre qu’on peut envoyer paître le FMI et répudier sa dette et s’en porter mieux ! Une  sûre d’elle-même peut rompre les chaînes dans les quelles son propre gouvernement l’a ligotée. Les traités européens sont l’exemple typique de cette « servitude volontaire » à laquelle on nous invite à nous soumettre. Bref, pour reconquérir sa liberté à l’intérieur, il faut vouloir être  libre – les deux aspects sont, pour un républicain, les deux faces de la même médaille.
Une façon de rétablir la démocratie serait donc de refuser de payer la dette qui n’est pas celle du peuple !
Tout à fait oui !
3- Vous établissez très clairement que cette destruction de la démocratie s’accompagne de la mise en place d’une société de surveillance généralisée. On confond alors savamment, « sûreté » et « sécurité »…Pouvez-vous revenir sur cette confusion et ses conséquences ?
La sureté est effectivement un des droits de l’homme fondamentaux ! Mais la sureté, c’est d’abord l’assurance que le citoyen ne sera soumis à l’action arbitraire du pouvoir politique. En 1789, revendiquer la sûreté, c’est exiger qu’on ne soit plus embastillé sur une simple lettre de cachet ! On voit qu’avec l’extension incessante des pouvoirs de la police et la multiplication des lois les plus invraisemblables pour contrôler, surveiller, fouiller, garder à vue les citoyens, la sûreté n’a cessé de reculer au cours des dernières années.
Bien évidemment il ne faut pas sous-estimer les revendications populaires concernant la sécurité prise dans le sens ordinaire qu’elle a aujourd’hui. Mais sur ce point, il faudrait montrer que les discours des gouvernants qui prônent la fermeté s’accompagnent d’une politique de destruction de toutes les autorités légitimes, je pense en particulier à ce qui se passe à l’école. Quand les professeurs – les maîtres disait-on jadis – deviennent les cibles préférées des gouvernements, il ne faut pas s’étonner que certains jeunes se mettent à tout casser. L’exemple vient d’en haut.
Enfin, la sûreté, c’est l’assurance qu’on pourra mener une vie décente en travaillant. Comment parler de sûreté ou de sécurité quand en cinq ans on fait monter de 1 million le nombre de chômeurs, ou quand on détruit la seule propriété de ceux qui n’ont pas de propriété, savoir la protection contre la maladie et la retraite ?
4- Autre facteur de servitude : l’aliénation du travail dans le cadre du salariat. Vous dénoncez alors l’absurdité du mot d’ordre « Travaillez plus », mais vous précisez en même temps que « la seule critique véritable du travail suppose la capacité de rompre (…) avec le préjugé qui distingue radicalement le travail de l’activité libre conçue comme loisir » (p163). Si de plus, le travail est, comme vous le reconnaissez avec Marx, de l’ordre de la nécessité éternelle, ne faut-il pas au contraire, maintenir l’opposition entre travail et loisir ?
Le travail est une servitude. Mais toute activité productrice n’est pas un travail ! La production n’est devenue un travail que lorsqu’elle a été réservée aux classes dominées (esclaves, serfs, ouvriers) et que le travail est devenu la marque de cette servitude. Qu’aujourd’hui, dans la société dans laquelle nous vivons, il faille maintenir la distinction travail/loisir, c’est évident et il faut lutter contre les empiètements du travail sur le temps de repos. Mais en rester là, c’est encore se limiter à négocier la longueur de sa chaîne. D’ores et déjà beaucoup de gens ont des activités productrices qui ne sont pas du travail : de l’artiste au jardinier du dimanche ! S’occuper de son jardin peut être autant un loisir que jouer à la belote. Donc il faut reprendre la perspective d’une société libérée du travail comme servitude et non se laisser enfermer dans l’idée que le salariat est éternel. Évidemment, cette liberté ne viendra pas du jour au lendemain et elle passe aujourd’hui par une réduction drastique de la journée de travail – ainsi que Marx le demandait déjà.
5- Enfin, vous voyez dans la prétention de la biotechnologie à vouloir fabriquer l’homme, une grave menace pour la liberté. Vous vous référez, dans cette critique, au caractère sacré de l’homme. (p 226) Mais c’est au nom de ce même caractère sacré de l’homme que l’église catholique veut interdire toute recherche sur l’embryon humain et les cellules souches…
L’Église catholique veut garder le contrôle des esprits par les moyens qui sont les siens depuis toujours. Elle est en concurrence avec un capitalisme qui a de moins en moins besoin d’elle et qui veut lui aussi coloniser les consciences avec d’autres moyens, ceux d’un scientisme échevelé qui fonctionne comme une nouvelle religion. Ce qui me semble très grave dans certaines orientations des biotechnologies – qu’il ne faut pas confondre avec la connaissance scientifique du vivant – c’est la volonté de planifier la production de l’humain, un humain « zéro défaut », conforme aux normes de qualités ISO !
Vous insistez très justement dans votre livre sur le fait que ce projet de normalisation de l’homme conduit nécessairement à la destruction de la subjectivité et à la transformation de l’individu en un être manipulable et prévisible. Mais alors, au nom de ces réels dangers, faut-il poser des limites à la recherche ?
Le problème n’est pas la recherche en elle-même. La recherche pour la recherche a son intérêt. Si les recherches sur les cellules souches permettent de guérir des cancers, c’est parfait. Mais le problème est celui de la planification des caractéristiques de l’individu à naître en fonction du « projet parental » (quelle expression horrible !). On sait par exemple qu’il existe des cliniques spécialisées dans le choix du sexe de l’enfant à venir. Il me semble sur ces questions que le vieux cléricalisme – qui a beaucoup de plomb dans l’aile – pourrait n’être qu’un épouvantail. Car derrière ce vieux cléricalisme il y en a un nouveau, en quelque sorte, celui des Dr Folamour qui travaillent pour les trusts de la pharmacie et des biotechnologies.
C’est sur cette menace du Dr Folamour que nous allons clore notre entretien, en laissant ouverte la discussion. Cela me conduit à annoncer les banquets traditionnels du 21 janvier, date anniversaire de l’exécution de Louis XVI. Il est en effet de tradition républicaine et libre penseuse de fêter non la mort d’un homme mais l’affirmation de la République. Si comme nous, chers auditrices et auditeurs vous êtes attachés à la République Une et Indivisible, participez au banquet républicain de votre département. Vous pouvez contacter la Libre Pensée pour vous inscrire.

lundi 27 juin 2011

Une recension de La longueur de la chaîne par Jean-Marie Nicolle

Le dernier ouvrage de Denis Collin, La longueur de la chaîne (Max Milo, 2011) commence par l’un des textes qui ont posé de façon lumineuse le problème de la liberté, à savoir la fable de La Fontaine intitulée « Le loup et le chien ». Car l’on en est encore là aujourd’hui dans notre société : si tu veux dans ton écuelle de la pizza ou du pain graissé à la viande avec force frites et mayonnaise, des distractions abêtissantes sur ton écran et des jeux pour oublier ton existence, alors tu devras flatter tes maîtres et renoncer à courir où tu veux. Le collier dont tu es attaché s’appelle Internet (la preuve, c’est que son icône est un globe survolé par une chaîne). D’où la question posée par l’auteur : en sommes-nous réduits, aujourd’hui, à ne plus négocier que sur la longueur de la chaîne ? 
Le livre commence par le retour auquel Denis Collin nous a habitués : relire Marx. Ses analyses rigoureuses montrent comment le pouvoir politique est accaparé par une oligarchie, comment la démocratie formelle est la moins coûteuse pour le capitalisme, comment la religion de la chose à consommer fait suite à la valorisation du travail par le protestantisme.
Mais la nouveauté, à mon sens, est le tournant que prennent ses analyses au chapitre V, lorsqu’il aborde la question de la subjectivité face à la biotechnologie, car si l’ambition technophile du capitalisme est de fabriquer de l’humain grâce aux technosciences, alors « la fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de liberté » (p. 229) La formule est terrifiante : non seulement, de fait, la longueur de la chaîne s’est réduite à quelques maillons, mais il risque de ne plus y avoir de loup, c’est-à-dire, tout simplement, de sujet humain pour nous rappeler qu’il y avait autrefois des hommes libres. D’où l’urgence de redéfinir l’idée même de liberté et d’élaborer une théorie de sa pratique qui mériterait le nom de  en son sens le plus authentique.
Le débat ouvert par Denis Collin vise, au-delà du combat contre le capitalisme, un travail philosophique dont il énonce le projet : « comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme. » (p. 234), tâche d’autant plus nécessaire que les protagonistes des biotechnologies n’ont aucune envie de s’interroger, tant ils croient à la légitimation de leurs recherches par le progrès scientifique.
Cette inflexion nouvelle de la démarche de Denis Collin vers la reconsidération du sujet me paraît révélatrice des priorités actuelles. La chute du mur de Berlin a été applaudie comme la victoire définitive de la liberté sur l’égalitarisme, et l’on s’est dépêché de réduire la liberté à la libre entreprise, l’égalité à l’identité, la justice sociale à la consommation pour tous. Or, la liberté est chaque jour bafouée par le contrôle social, l’égalité est parodiée une fois tous les cinq ans par la comédie électorale, et la justice est habillée des tristes oripeaux de la charité publique. Pour retrouver l’espoir en une société juste et libre, il faut placer en son centre, non pas l’individu (Descartes), ni l’homme en général (Rousseau), ni même le prolétaire (Marx), mais le sujet, cet être insubstituable, irréductible à l’explication, mécréant de la religion de la consommation, réfractaire à tout fichier numérisé, dérangeant car potentiellement subversif, insoumis et imprévisible, bref, tout le contraire du rêve biotechnologique.
Il n’est plus temps d’aboyer avec les chiens ; il faut hurler comme un loup.
Jean-Marie Nicolle.


lundi 25 avril 2011

A propos de "La longueur de la chaîne"

Une interview dans l'Humanité Dimanche du 21 avril 2011

1/ Au sens grec et romain, mais aussi au sens de la République française de 1792, « il y a démocratie quand prévalent les intérêts de la partie de la plus large du peuple, c’est-à-dire les intérêts des plus pauvres », résumez-vous. Ce n’est pas du tout ce qui semble fonder l’action politique du gouvernement au pouvoir aujourd’hui. Est-ce à dire que nous ne sommes pas gouvernés par des démocrates ?
Cette question nous renvoie aux ambiguïtés du mot « démocratie ». Incontestablement nos gouvernants actuels ont été élus démocratiquement et l’on peut penser que, si le sort des urnes leur est défavorable, ils accepteront le verdict populaire. Pourtant quand un futur président fait campagne sur le thème de la défense de ceux qui se lèvent tôt (les ouvriers) pour fêter immédiatement son succès dans un des lieux symboles de ceux qui se couchent tard (le Fouquet’s), il y a là un incontestable pied-de-nez à la démocratie et à l’esprit républicain : l’actuel président a voulu signifier que les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient ! Comme à la fin de la république romaine ou en d’autres périodes plus récentes, la démocratie plébiscitaire se révèle le pire ennemi de la démocratie. Sous couvert de démocratie formelle, c’est le règne de l’oligarchie et si on respecte « l’alternance », tout est fait pour que l’éventuelle opposition soit choisie au sein de l’oligarchie…
2/ Au-delà des hommes et femmes politiques actuellement au pouvoir, peut-on dire que face aux « besoins du capital » mondialisé la République française a dû renoncer à la démocratie ? Que nous sommes passés à un régime post-démocratique ?
Il ne s’agit pas d’un phénomène spécifiquement français. Les vieilles démocraties, reposant sur des partis de masse qui exprimaient, plus ou moins, les aspirations des électeurs, sont à l’agonie. Les partis dominants sont désormais conçus comme des entreprises au service d’un chef. Mauro Calise, un politologue italien, analyse bien la montée de ce qu’il appelle « le parti personnel », dont le New Labour de Tony Blair a été une première version, quasi contemporaine de la montée du parti de Berlusconi en Italie. La prise de pouvoir de Nicolas Sarkozy dans l’UMP, prélude à sa campagne présidentielle victorieuse, s’inscrit dans ce schéma. Vu de l’extérieur, on pourrait aussi penser à une étrange convergence entre les « démocraties occidentales » et le système russe sous Poutine. Mais les bases sociales et le rapport à l’État sont un peu différents. La « classe capitaliste transnationale » (pour parler comme Leslie Sklair) garde le décorum démocratique, mais l’a complètement vidé de l’intérieur. Les élus et les parlements sont transformés en simples relais de décisions largement prises ailleurs. Il suffit de voir comment fonctionne la machine « Union Européenne ».
3/ « Ce qui se joue dans la « superstructure politique » dépend dans une large mesure de ce qui se passe dans la « salle des machines », c’est-à-dire là où se produisent les conditions matérielles de l’existence humaine ». Quels rapports établissez-vous entre le fonctionnement des entreprises aujourd’hui et l’involution de la démocratie ?
La salle des machines, c’est la production et donc la division internationale du travail – et pas seulement les rapports à l’intérieur de l’entreprise. Le fonctionnement des entreprises est asservi aux nouveaux modes d’accumulation du capital. Même si la brutalité des relations sociales peut faire penser à un retour au capitaliste du XIXe siècle, nous avons affaire à autre chose. Citons trois traits : d’abord, dans certaines grandes entreprises, ce qu’on a appelé le « management par la terreur » qui s’est retrouvé sous les feux de l’actualité, mais qui peut aussi prendre des formes plus douces d’une volonté de contrôle des pensées et de mise en conformité idéologique des employés ; ensuite l’externalisation croissante, non seulement de certaines parties de la production (la sous-traitance, c’est très ancien), mais aussi des fonctions de direction avec le développement des cabinets d’audit, des coaches, des intervenants en tous genre, ce qui va de pair avec l’intégration croissante des classes moyennes supérieures aux objectifs et aux façons de penser du capital financier ; et enfin, l’intrication croissante des entreprises privées et des institutions publiques avec une véritable privatisation de tout l’espace politique. La pression sur les salariés vise, non sans certains succès, à les dissuader de s’engager dans l’action collective. Alors que pendant longtemps, on avait vu dans les ITC (ingénieurs, cadres et techniciens) des partenaires « naturels » d’un « front de classe » pour la transformation sociale, il faut reconnaître que les transformations des classes moyennes supérieures y ont produit du consentement à l’inégalité. Enfin, la privatisation de l’espace public et la propension à gérer les collectivités locales comme des entreprises sont évidemment des armes de destruction massive de la démocratie. La réforme des collectivités locales (avec la suppression de fait des départements, l’amenuisement du rôle des communes remplacées par des usines à gaz genre « grand Paris ») découle entièrement de cette logique entrepreneuriale. On détruit par là tous ces germes d’autogouvernement qui constituent à la fois l’âme de la république et les embryons d’un nouveau régime social.
4/ La généralisation du salariat ne peut pas conduire au « dépassement du capitalisme », affirmez-vous. Pourquoi ?
Le salariat, tel que Marx le définit, n’est rien d’autre que le système dans lequel les ouvriers se font mutuellement concurrence pour vendre leur force de travail. Que le patron soit un patron privé ou l’État ne change rien (sinon qu’on peut encore espérer faire jouer la concurrence entre les patrons alors que le monopole d’État ligote le travailleur soumis pieds et poings liés à la bureaucratie, comme nous l’a appris l’expérience du siècle passé !). Aujourd’hui, les grandes fortunes privées représentent une part très minoritaire de la capitalisation boursière. L’essentiel du capital est détenu par des institutions (fonds de pension, fonds de placement, fonds souverains, etc.) qui centralisent le capital formellement possédé par les individus appartenant aux classes moyennes ou même à la classe ouvrière. Au début du mouvement ouvrier, le mot d’ordre était abolition du salariat et du patronat. C’est ce qu’on trouve dans la charte d’Amiens adoptée par la CGT en 1906. La lutte syndicale quotidienne devait se mener dans la perspective d’une émancipation de la classe ouvrière, ce qui suppose la disparition de ce lien de subordination et de domination qu’est toujours le rapport salarial. Progressivement, on a oublié le but, pour se concentrer sur l’amélioration du sort des ouvriers au sein du mode de production capitaliste, pour augmenter la longueur de la chaîne, mais en perdant progressivement de vue la suppression des chaînes du salariat. Évidemment, la lutte réformiste n’est nullement méprisable. Elle a même conduit à la création d’institution « proto-communistes » pourrait-on dire, au sein même de la société capitaliste. Je pense à la Sécurité sociale qui, en théorie du moins, fonctionne sur le principe communiste, « de chacun ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Mais on voit bien aujourd’hui que le développement du capitalisme est incompatible avec l’existence de ces institutions ouvrières. Destructions des services publics, privatisation du système mutualiste dont la Sécu était l’exemple le plus achevé, et cela ne vient pas de la spéciale méchanceté des capitalistes, mais bien de la logique même de l’accumulation du capital : le capital est un automate qui impose ses propres lois y compris à ces « fonctionnaires du capital » que sont les capitalistes. Ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est pas l’impossible retour aux « trente glorieuses », mais la construction d’une alternative radicale permettant la sortie du salariat et la marche vers « les producteurs associés » pour parler encore comme Marx. Pour cela, nous avons besoin d’une réflexion théorique (comme celle que mène Tony Andréani sur « les modèles de socialisme ») d’expérimentation pratique. Un gouvernement au service de la majorité du peuple devrait se donner pour objectif d’avancer dans cette voie, même si c’est une voie « réformiste », c’est-à-dire même si on admet qu’il faut une fois pour toutes en finir avec les illusions de la « table rase ».
5/ Vous dites que « la critique ne vaut que si elle ouvre une voie nouvelle ». Que faire concrètement pour travailler à la rupture des chaînes économico-politiques qui nous entravent ?
Les questions économiques et politiques sont en effet étroitement liées. Il y a un mot qui unit toutes ces questions, la liberté, ou plus exactement la liberté à gagner, c’est-à-dire l’émancipation. De ce point de vue, il n’est pas possible de construire une véritable alternative sans assumer l’héritage du  politique et du républicanisme. Car si la république est le principe de non-domination, ce principe concerne à la fois la limitation du pouvoir politique (séparation des pouvoirs, protection des droits individuels, droit de contestation garantie, etc.) et la protection contre la domination dans l’ensemble de la sphère socio-économique (contre la domination dans le travail ou la domination patriarcale). L’égalité, dans ce contexte, n’est pas la fin, mais le moyen de garantir la non-domination. Que personne ne soit assez riche pour acheter un autre homme et que personne ne soit assez pauvre pour être dans la contrainte de se vendre (comme dit Rousseau), cela ne fait pas une société égalitaire, mais une société dans laquelle les inégalités de fortune ne peuvent devenir des moyens de domination des plus riches sur les plus pauvres. Cela suppose la répartition la plus large de la propriété – l’accès de chacun à la propriété individuelle – en même temps que la disparition (peut-être très progressive) de la propriété proprement capitaliste. On pourrait baptiser cette orientation « communisme républicain », un communisme qui reposerait largement sur le principe de la coopération ou de l’association, bref un communisme qui abandonne les impasses collectivistes pour revenir à Marx. Il y aurait aussi sans doute pas mal de choses à rechercher dans la véritable tradition du « socialisme libéral » au sens italien, celui de Carlo Rosselli et du « parti d’action » dans la résistance à Mussolini.
Au-delà du travail théorique, il s’agit de promouvoir toutes les formes d’auto-organisation sociale, depuis la simple association culturelle jusqu’aux diverses formes de coopératives. La crise du capitalisme ne peut que contraindre les individus à agir par eux-mêmes – on le voit bien en Italie aujourd’hui, où la crise politique et le délabrement économique se combinent avec une grande vitalité de la société civile, depuis les associations qui organisent la solidarité face à la disparition des services publics jusqu’aux mouvements qui organisent des manifestations impressionnantes contre Berlusconi. Les accords au sommet entre grands et petits partis, les plans de « recomposition de la gauche » sont voués à l’échec sans cette revitalisation du mouvement par en bas.

jeudi 26 novembre 2009

Le cauchemar de Marx (recension)

Recension parue dans Actuel Marx par Tony Andréani

Denis Collin, Le cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ? Editions Marx Milo, 2009, 318 p.

Auteur de nombreux ouvrages de philosophie (notamment La théorie de la connaissance chez MarxQuestions de La matière et l’esprit), de philosophie politique (  et justice sociale), d’essais politiques (L’illusion plurielleLa fin du travail et la mondialisation,), chroniqueur infatigable de l’actualité politique et sociale (sur le site La sociale), Denis Collin s’attaque, dans son dernier livre, à la grande question à laquelle devraient s’affronter tous les héritiers du marxisme : pourquoi le capitalisme paraît-il une ‘histoire sans fin’, pourquoi le « mouvement réel » n’a-t-il nullement enfanté cette société communiste qu’il semblait, d’après Marx, porter dans ses entrailles ?
Le paradoxe est en effet énorme. Les analyses de Marx sont aujourd’hui encore l’instrument le plus puissant, le plus acéré, pour comprendre la crise majeure que connaît le capitalisme. Collin le montre avec précision et rigueur dans la première partie de son livre, quand il reprend les pages extraordinaires de Marx sur les contre-tendances à la baisse du taux ce profit ou quand il met l’accent sur la théorie de la suraccumulation du capital. Alors il faut expliquer pourquoi le capitalisme néo-libéral a pu prendre un tel essor, et là Denis Collin touche juste : en faisant miroiter l’abondance, en exploitant le désir de liberté tant comprimé par le taylorisme et d’autres disciplines sociales, en révolutionnant en permanence techniques et modes de vie, le capitalisme a repoussé ses limites, abondé dans le fétichisme, créé un nouvelle religion de la marchandise avec la publicité désormais placée au cœur de son fonctionnement.  Tel est le « c      auchemar » de Marx : la dictature du prolériat est devenue celle des fonds de pension.
Or, entre temps, il y a eu ‘les illusions mortelles’ du socialisme et du communisme du siècle passé. C’est l’objet de la deuxième partie du livre, où Denis Collin tente un bilan, particulièrement sévère, de ces expériences, avec des thèses provocantes, appuyées sur de nombreux repères historiques. La social-démocratie n’a en fait, selon lui, jamais voulu dépasser le capitalisme : c’est justement dans la mesure où ces partis étaient des partis ouvriers qu’ils se sont contentés ‘d’organiser l’intégration des ouvriers au sein du mode de production capitaliste’, avant de les délaisser pour défendre les classes moyennes. Quant au ‘socialisme réel’, son échec ne vient pas de ce que la révolution a été prématurée (comment pouvait-elle avoir lieu autrement que dans des maillons faibles du système capitaliste mondial ?), mais de ce qu’il s’est nourri des illusions du communisme selon Marx, partant de l’idée que le développement du salariat conduisait au communisme, alors que le salariat signifiait tout autant la concurrence entre salariés, croyant que la classe dominée, parvenue au pouvoir, ne connaîtrait plus la domination, alors qu’elle a accouché d’une élite de permanents, d’experts et de bureaucratie qui l’a dominée d’une autre façon, et maintenant que que l’Etat pourrait dépérir, alors qu’il ne faisait que le renforcer. A partir de là, Denis Collin revient sur la nature de l’URSS : « ni capitalisme d’Etat, ni socialisme, ni communisme », mais un Etat centralisé, essayant de mettre en œuvre une impossible planification. Cette partie, qui  comporte des arguments très forts (tels que la grande faiblesse de la théorie marxienne de l’Etat, qui certes ne dénie pas l’existence de fonctions d’intérêt général dans le communisme, mais leur retire, avec l’abolition des classes, tout caractère politique), est un peu moins convaincante. L’histoire de la social-démocratie fut plus contrastée. Le « socialisme réel », qu’on ne peut se contenter de caractériser de manière négative, a bel et bien, selon moi, suivi une trajectoire différente de celle du capitalisme et comporté, par-delà des illusions mystificatrices, des éléments de communisme, il est vrai déformés, et les socialismes du XX1° siècle ou bien en gardent des traces, ou bien en renouvellent la perspective. Quoiqu’il en soit, il est bien vrai que l’avenir est sombre.
D’où tout l’intérêt de la troisième partie du livre, intitulée « Comment sortir du cauchemar : le communisme avec ou sans Marx ». Bien qu’il ne s’agisse que d’une esquisse, cette partie est passionnante. Il faut d’abord féliciter Denis Collin d’asseoir le communisme du possible sur une base anthropologique nouvelle, rejoignant tout un courant de pensée qui se fait jour aujourd’hui (par exemple dans un livre comme La dissociété, de Jacques Généreux, bien que ce dernier ne soit pas mentionné), ainsi que sur des principes moraux, qui, loin de s’éloigner de la nature humaine, s’ancrent en elle et donnent toute leur force aux révoltes anti-capitalistes, par exemple dans les revendications concernant la dignité des personnes. Ensuite on peut se retrouver dans les grands traits de ce qu’il appelle un communisme non utopique (avec la reprise des principes de la République, les références à des organisations de travail associé, et une très intéressance discussion sur une autre croissance allant de pair avec des décroissances). Il s’agit dans tous les cas non d’annuler des contradictions profondes, puisqu’elles sont de nature anthropologique, mais de les assumer. Cette repensée, qui n’en est qu’à ses débuts, serait plutôt, selon moi, à inscrire dans la perspective d’un nouveau socialisme que dans celle, devenue sujette à mésinterprétation, du communisme, mais c’est là une question finalement secondaire.
Ce livre, qu’on le critique ou non, est le livre courageux et lucide dont nous avions besoin. Il reste à espérer qu’il suscitera le débat qu’il mérite.


samedi 5 septembre 2009

Rêve et cauchemar: retour sur Marx et le capitalisme

Interview parue dans "Les Lettres Françaises" du 5 septembre 2009

Lettres françaises. A contrario de toute une vulgate actuelle, dans ton dernier livre tu n’évoques pas Marx sous le signe du « retour » mais du « cauchemar ». Notre monde est devenu ce qui, pour Marx, aurait été un cauchemar s’il avait pu l’observer de ses propres yeux. Qu’entends-tu par là ? 
Denis Collin. Les rêves, quand ils se réalisent, tournent souvent au cauchemar ! Nous le savons tous d’expérience. Le cauchemar de Marx, je l’entends en trois sens. D’abord, les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme se sont largement réalisées et nous avons le monde actuel et les dangers qui pèsent sur le futur de la culture et même de l’espèce humaine. Ensuite, les tentatives de « construire le socialisme », c’est-à-dire de mettre en oeuvre les idées prêtées à Marx, ont vite tourné au cauchemar. Enfin, les derniers mois ont montré que finalement Marx pouvait rester le cauchemar des classes dominantes !

LF. La réalité de la mondialisation du capital prolonge donc des tendances immanentes au capitalisme sous des formes extrêmement perverties. La question de l’État est significative des logiques actuelles à la fois régressives et contradictoires. Ainsi la prédiction marxiste d’un dépérissement de l’État se réalise mais de manière inattendue…
Denis Collin
. Effectivement, au cours des trois ou quatre dernières décennies, a dominé une idéologie du dépérissement de l’État, partagée aussi bien par les « libéraux » que par les sociaux-démocrates. Et ce n’était pas qu’une idéologie. On a tenté et on tente encore de mettre en place des institutions supra-étatiques pour une « gouvernance mondiale », sous l’égide cependant de l’État le plus fort, les USA. On prétendait passer ainsi du « gouvernement des hommes à l’administration des choses », selon une formule de Saint-Simon reprise par Marx et Engels… Mais la crise remet les choses à l’endroit : on retourne aux États nations, les seules réalités effectives. La « gestion » de la crise par les puissances européennes le montre à l’envi.

LF. Un des points d’achoppement de la théorie marxienne est le rôle de la classe ouvrière, classe des « damnés de la terre » et sujet révolutionnaire par excellence chez Marx et Engels. Plus d’un siècle et demi d’histoire du mouvement d’ouvrier semble inciter à un autre jugement…
Denis Collin
. Oui, il y a une contradiction formidable : là où la classe ouvrière est puissante et où les « conditions objectives » semblaient mûres pour la révolution sociale, la domination capitaliste est restée globalement assez stable et la lutte de classes ne s’est jamais transformée en lutte révolutionnaire, mais seulement en lutte pour améliorer le sort des travailleurs au sein même de la société capitaliste. Finalement les classes ouvrières ont souvent lié leur sort à celui de leurs capitalistes… Et là où on a eu des révolutions, la classe ouvrière n’y a joué qu’un rôle marginal, la direction échouant à l’intelligentsia et aux éléments de la bureaucratie d’État (y compris militaires), les paysans formant la masse de manoeuvre (Chine, etc.). 

LF. Marx ne concevait pas le prolétariat dans un sens ouvriériste mais comme une classe comprenant toutes les puissances sociales de la production, - du manoeuvre à l’ingénieur-, puissances tendanciellement unifiés par les processus de centralisation et de concentration du capital. Cette conception est-elle toujours tenable alors que la petite bourgeoisie traditionnelle disparaît et qu’émergent de nouvelles couches moyennes? 
Denis Collin. Il y a beaucoup de confusions sur cette affaire. Dans un précédent livre (Comprendre Marx chez A. Colin), j’avais montré qu’il n’y a pas une théorie des classes un tant soit peu consistante chez Marx et aucune définition précise de la classe ouvrière, du prolétariat, etc. Chez Marx, dans le Capital, le véritable « sujet » de la révolution sociale, c’est-à-dire de « l’expropriation des expropriateurs », ce sont les « producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux qui jouent un rôle nécessaire dans la production, et cela va de l’agent d’entretien au directeur. L’idée de Marx était que le détenteur de capital était de plus en plus en dehors du procès de production et de plus en plus parasitaire, puisque son travail d’organisation et de direction était effectué par des salariés fonctionnaires du capital. Ensuite, à partir de la social-démocratie s’est inventé autre chose : l’idée que la classe ouvrière (séparée de toutes les autres classes de la société, ne formant au fond qu’une masse réactionnaire, comme le pensaient les partisans de Lassalle dans la SPD) devenait la classe rédemptrice. Mais ça, ça ne découle pas de la théorie de Marx. C’est une nouvelle religion pour classes dominées… et qui doivent le rester, comme le dit très bien mon ami Costanzo Preve. Le vrai problème, c’est qu’une classe dominée transformée en classe dominante est une contradiction dans les termes ! Le prolétariat est défini pas sa soumission à la domination. La « dictature du prolétariat » est aussi impossible à concevoir qu’un cercle carré.

LF. Si le jugement de Marx sur le mode de production capitaliste est validé au contraire de ses prédictions sur la création d’un véritable sujet révolutionnaire, il faut admettre que les traces d’un futur communiste ne sont pas inscrites dans les pores du réel. Comment, dans ce cas, entamer la transition au communisme sans les présupposés envisagés par Marx ? Quels seraient les acteurs de cette transformation révolutionnaire ? Sur quels aspects de la réalité pourraient-ils s’appuyer pour entamer le renversement du système, tant au niveau politique, économique que culturel ? 

Denis Collin. C’est un peu plus compliqué. Toute la dynamique du capitalisme appelle le communisme, non pas comme son développement « naturel », mais comme la réponse aux crises profondes et à la destruction du sens même de la vie humaine qu’implique la transformation de toute richesse et de toute valeur en marchandise. Il y a des mouvements de résistance anti-systémiques qui entraînent des fractions de toutes les classes de la société, à partir de motivations différentes mais qui peuvent converger vers un communisme non utopique.

LF. Le communisme, comme société post-capitaliste, ne sort pas non plus indemne de la critique de certaines illusions de Marx. Tu parles à ce propos de l’abandon de trois utopies… 
Denis Collin. Le communisme dans sa seconde phase, tel que le définissent Marx en 1875 et la tradition marxiste, c’est le développement illimité des forces productives, l’abondance et la fin du travail (à chacun selon ses besoins), l’extinction de l’État. En fait, ce communisme-là, c’est du pur christianisme millénariste. Le développement des forces productives est limité par la capacité de la planète (et nous n’en avons pas d’autre accessible). L’abondance est, pour cette raison, une rêverie creuse. Et la fin de l’État supposerait que les deux précédentes utopies soient réalisables. Mais une fois ces utopies abandonnées, il reste pas mal de choses à faire et des transformations sociales radicales sont possibles, qui ne feront pas de ce monde un paradis mais éviteront qu’il ne se transforme en enfer.

Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 320 pages, 24, 90 euros. Entretien réalisé par Baptiste Eychart


dimanche 1 février 2009

Le cauchemar de Karl Marx

Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?


Il est grand temps de s’apercevoir qu’il n’est guère de penseur qui ait dessiné avec plus de perspicacité les grandes lignes d’un avenir qui est notre présent. Contrairement à ce que répètent ceux qui aimeraient réfuter Marx sans l’avoir lu, les prédictions économiques déduites des analyses du Capital ont été pour l’essentiel validées. Ce livre le démontre avec une rare clarté, en retraçant l’histoire du capitalisme des cent dernières années, à la lueur des thèses marxiennes. Concentration et centralisation du capital, constitution d’un marché mondial et d’une division mondiale du travail et jusqu’à l’émergence de la puissance chinoise, tout cela est dans Marx. Les sociétés par action, les fonds d’investissement, les « hedge funds », le développement de la spéculation non pas sur les profits réels mais sur les attentes de profits à venir, les« titres pourris » (junk bonds), bref toutes les tentatives par lesquelles le capital cherche à dépasser les barrières propres au rapport capitaliste, tout cela est exposé avec un certain luxe de détails dans le Capital.
Marx a eu raison, pour le pire. Mais sans cesse le capitalisme renaît de ses cendres. La révolution se fait attendre. Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? Les rébellions ne sont-elles plus que les feux de paille d’un horizon sans joie? Sommes-nous condamnés à assister au yo-yo boursier comme des spectateurs impuissants ? L’auteur préfère ne pas s’y résoudre. Il montre comment, en soumettant la planète entière à sa loi, entransformant des milliards d’Indiens, de Chinois, d’Africains demain en prolétaires, en exploitant tous les champs possibles d’accumulation, lecapitalisme prépare le moment où la logique de la plus-value s’effondrera bel et bien. En attendant, ce livre examine quelques pistes pour unealternative radicale.
   Éditions Max Milo - collection l'Inconnu - ISBN : 978-2-35341-055-2 - à paraître le 26 février 2009


L'Humanité - Tribune libre - 
Article paru le 28 février 2009

Pour un communisme libéré du mythe de la « fin de l’histoire »

Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?,
de Denis Collin. Éditions Max Milo, 2008, 318 pages, 24,90 euros.
En pleine crise du capitalisme mondialisé, se demander si ce système est « une histoire sans fin » pourrait sembler anachronique. Mais la réflexion que nous livre Denis Collin est bien guidée par la volonté de dessiner les contours d’une alternative, pour aujourd’hui. Seulement, souligne le philosophe, si « (les) grandes crises ouvrent la possibilité de la disparition du capitalisme et de son remplacement par un autre système (…), possibilité n’est pas nécessité : une possibilité peut rester à l’état de simple possibilité éternellement ». Dès lors, l’urgence même de la situation impose de prendre le temps d’un réexamen sans concession des différentes tentatives historiques de dépassement du capitalisme (socialisme « réel » comme social-démocratie ouvrière), mais aussi, et surtout, d’une relecture patiente de Marx et de ses prédictions, à la fois géniales et ambiguës. Oui, la dynamique interne du capitalisme conduit à la concentration et centralisation du capital. Mais la perspective d’une « expropriation des expropriateurs », appuyée sur le constat d’une socialisation croissante de la production, a pris des traits cauchemardesques. « L’abolition du salariat prend la forme de l’abolition des statuts juridiques protégés des salariés et la possibilité pour les salariés de passer le plus rapidement possible au statut de non-salariés. » Bref, le « mouvement réel qui abolit l’état actuel » auquel Marx, dans l’idéologie allemande, veut identifier le concept de communisme, semble nous entraîner paradoxalement vers un « capitalisme pur », un état d’atomisation sociale où les individus, loin d’être des « producteurs (consciemment) associés », se pensent et se comportent comme entrepreneurs d’eux-mêmes. Corrélativement, le dépérissement de l’État, ou plus exactement sa « transformation en une simple administration de la production », selon l’expression du Manifeste du parti communiste, revêt le caractère monstrueux de la « gouvernance » néolibérale, foulant aux pieds la souveraineté populaire, au nom du « libre-échange ». Comment le « désir » de Marx s’est-il ainsi transformé en un cauchemar ? Denis Collin avance de solides « considérations », assurément marxiennes mais accablantes pour les différentes variantes de la tradition marxiste. Celles-ci ont en effet toujours eu tendance à n’aborder le salariat que comme condition commune de ceux qui vivent de la vente de leur force de travail, alors qu’il est « d’abord et surtout (dans le Capital) la concurrence que se font les vendeurs de force de travail (…) sur le "marché" du travail ». Dans l’optique de Denis Collin, c’est notamment cette question du dépassement de l’expérience quotidienne de concurrence qu’une certaine orthodoxie marxiste a tenté d’extrapoler par des surenchères ouvriéristes. À rebours de ces impasses, l’auteur propose de repenser l’association marxienne des producteurs sur des fondements anthropologiques, « communautaires ». Mettant en exergue les conséquences de la marchandisation capitaliste sur le bien commun, l’environnement mais aussi la transmission des savoirs par laquelle se forgent des individualités capables de liberté, cet ouvrage pose les jalons d’une authentique alternative, libératrice pour les sujets concrets.
Laurent Etre
 Commentaires

par Anonyme (193.248.41.222), le Samedi 21 Février 2009, 01:41
1/ Pourriez-vous me dire si le réseau FNAC distribue ce livre ?
2/ On m'objecte que je n'interprète pas correctement Marx car je n' ai pas lu Hegel, pourriez-vous m'indiquer un ouvrage que je puisse comprendre (je n'ai pas dépassé la bac G).
Merci.   
Re:
par dcollin, le Samedi 21 Février 2009, 09:25
Le livre peut être commandé chez tous les libraires proposant leurs livres en ligne et donc aussi à la FNAC et ailleurs.
Le rapport de Marx à Hegel est une affaire compliquée sur laquelle existe une littérature d'un volume écrasant. Mais on peut comprendre Marx par lui-même sans avoir lu Hegel et peut-être mieux comprendre Hegel quand on a lu Marx.

DC
Cartographier le système et retrouver des prises sur son évolution
par Y (83.197.29.91), le Lundi 23 Février 2009, 11:09
Mais il ne faudrait pas oublier le complexe institutionnel dont le "capitalisme" fait partie : http://yannickrumpala.wordpress.com/2008/10/15/changement-d%e2%80%99epoque/
Et la question est donc aussi de retrouver des prises sur le système actuel et son évolution. Pour une proposition visant à tracer les réseaux qui en font la trame : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/01/04/cartographier-le-contemporain/
merci
par Clem120% (84.99.231.193), le Samedi 18 Juillet 2009, 00:37
 Je suis en train de lire votre livre, je n'ai jamais lu un livre aussi clair, merci.
Vous ne tombez pas dans la "mode" des auteurs qui se mettent spontanément à critiquer le capitalisme à cause de la crise.

vendredi 5 décembre 2008

Comprendre Machiavel

Peu d’auteurs ont une réputation aussi exécrable que Machiavel, devenu synonyme d’intelligence perverse et calculatrice. Ce livre montre à quel point cette interprétation est non seulement hâtive, mais fausse. 
Machiavel, fonctionnaire au service du pouvoir florentin et patriote déplorant l’absence d’un État italien unifié, s’est employé à tirer les leçons de changements majeurs dans le système économique et social de son temps. 
Confronté à la disparition des républiques féodales et à la montée en puissance du capitalisme, il conclut à la nécessité du volontarisme politique pour préserver la liberté de la cité et de l’individu tout au long d’une histoire qui ne sera plus qu’une crise permanente. 
Il refuse l’asservissement de la politique à la , par lucidité et non par cynisme. Maillon important d’une tradition politique où cousineront avec lui Spinoza, Rousseau ou Gramsci, il s’impose comme un précieux antidote à l’idéologie naïve de la démocratie d’aujourd’hui.

jeudi 22 septembre 2005

Revive la République. Présentation et lettre de Jean-Marie Nicolle

Revive la République

En librairie le 15 Septembre 2005


Nos élites dirigeantes ont le travers de confondre leur incontestable essoufflement et les indices de leur sortie de jeu prochaine avec cette « fin de la politique » qui les arrangerait tant.

Fini l’art et le courage de gouverner, tout ne serait plus que «gouvernance» ! Néant de la pensée et de l’action : des élections transformées en concours de beauté entre candidats aux programmes interchangeables, des ambitions personnelles et claniques à foison, et de beaux débats sur les « valeurs » pour couvrir le tout !

Mais cette mauvaise comédie, à laquelle ont rallié leur panache rose nombre de ceux qui s’imaginent peut-être encore porter les chances du changement, ne fait déjà plus recette. De 21 avril en 29 mai, l’urgence est claire, il faut oser refaire de la politique, et donc d’abord faire revenir la politique, au sens noble, dans les têtes et les programmes.

À cet égard, l’idée républicaine, paradoxalement, reste une idée neuve. Après des décennies de détours utopiques ou à l’inverse d’asservissement aux supposées lois de l’économie, nous sommes
loin d’en avoir épuisé ou même deviné tout le potentiel. Elle seule, ce livre prétend le démontrer, permet de redéfinir un idéal libérateur pour notre époque.

Des citoyens libres dans une république émancipée : voici, confortées par des analyses de fond, des orientations et les linéaments d’un programme social-républicain.

ARMAND COLIN collection « Intervention »
septembre 2005, 208 pages, 20 €, ISBN 2-200-26931-5



Ecrit par dcollin le Dimanche 11 Septembre 2005, 19:21 dans "Publications" Lu 5200 fois. Version imprimable

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Commentaires

Lettre de Jean-Marie Nicolle

dcollin - le 22-09-05 à 07:15 - #
Cher Denis,

Je viens de terminer la lecture de ton livre et je veux te dire combien je l'ai apprécié. Clarté, incision, justesse, beaucoup de qualités d'écriture. Mais je ne vais pas te distribuer les points. Je suis fondamentalement d'accord sur tes analyses et sur ta proposition d'un retour à la République, c'est-à-dire à la "polis" au sens le plus simple du terme, et une République sociale qui repose sans cesse la question de la propriété.

La tâche n'était pas facile de démêler le philosophique de l'idéologique et tes exposés sur la terminologie sont très utiles (ex: sur le libéralisme, pp.66-67).

Je souscris à ton analyse sur la crise de la démocratie et tu as raison de souligner la conscience politique des citoyens malgré la dépolitisation apparente. La société de consommation avec le crédit (p.50) est une cause importante. Mais j'aurais insisté d'avantage sur la politique politicienne comme mise en scène permanente de l'image des individus-vedettes afin d'occulter les débats de fond. Les responsables politiques sont devenus des marionnettes volontaires ; l'attaché de presse ou le conseiller en image ont pris une bonne part du pouvoir. Les médias sont devenus un véritable quatrième pouvoir. La vie politique est réduite à un feuilleton dont les citoyens sont devenus les spectateurs forcés. Les coulisses sont, bien entendu, fermées à double tour. Même les manifestations, les grèves de la faim, les occupations d'usines sont récupérées dans le décor. Comment faire entendre autre chose?

Tu dis avec raison que la mondialisation n'est pas un phénomène nouveau, à un détail près cependant: la télévision puis internet (on trouve des cybercafés dans les villages de la brousse) exhibent la richesse occidentale partout dans le monde. Au XIXe siècle le château de la reine Victoria était invisible aux Massaï du Kenya! D'où des rapports nouveaux, me semble-t-il, à l'autre, à ce qui est considéré comme une valeur (va observer les Papous en leur offrant de la verroterie; ils te réclameront une Toyota ou un PC portable), à l'idée que les hommes se font de la liberté. On explique l'immigration par la misère, alors que ce sont les élites (relatives) qui cherchent à venir en Europe: les immigrés ne viennent pas tant chercher un travail que ce qu'ils ont vu à la télé; d'ailleurs, à la télé, voit-on les gens travailler? Voit-on les héros payer leur consommation en sortant du café? L'argent est caché; on fait circuler les images.

La panne de l'ascenseur social: c'est vrai. Mais il n'y a pas que les bourses, le labyrinthe des filières, le coût des études supérieures qui soit en cause. L'image de l'enseignant et, plus généralement, des professions intellectuelles, a été systématiquement ridiculisée, par ceux-là même qui auraient pu la promouvoir (les journalistes, les directeurs de programmes audio-visuels). Pour sortir de son milieu par les études (c'est mon cas) il faut pouvoir s'identifier à une image positive, ce qui réclame un prestige social du maître et une considération de la famille. Allègre est, à mon sens, un des principaux responsables dans cette affaire.

Ta description de la ruse politique consistant à user de l'Europe pour se défausser de ses responsabilités par les politiques (p.57) me paraît très juste; un petit détail sur la formule de B.Pascal (p.88); en réalité, elle vient de Nicolas de Cues; tu comprendras ma sensibilité sur ce point!

Je suis d'accord avec ta critique de nos institutions qui respectent pas la séparation des pouvoirs. C'est une difficulté que je rencontre auprès des étudiants que je prépare à Sciences Po. Quand on expose les principes, tout va bien. Mais quand j'explique comment se passe l'adoption d'une loi en France (depuis le dépôt du projet jusqu'à la publication des décrets d'application), je vois des têtes de plus en plus consternées.

P.133: tu montres la collusion de classe du personnel politique; notre démocratie n'est qu'une oligarchie; je me souviens des propos pessimistes de R. Aron là-dessus. Bien que je ne partage aucunement son gaullisme, sa thèse de la nécessaire hypocrisie de l'exercice du pouvoir en démocratie ne manque pas de force. Mais elle est très dangereuse, bien entendu.

Ton analyse du marxisme qui dissocie la théorie de ses applications historiques me convient tout à fait. Marx n'est pas mort. Je te signale des fautes de frappe dans ces pages (139-144). La passion t'aurait-elle emporté? Je suis très intéressé par ton hypothèse: "le marxisme est la dernière des grandes hérésies chrétiennes" (p.145). Mais que dire du libéralisme anglo-saxon? Comment peut-on être Texan et chrétien?

P.151: l'histoire de la monarchie est l'histoire de la liquidation impitoyable de la noblesse. Bien sûr, tout groupe au pouvoir se maintient par la liquidation de ses rivaux proches (cf. les purges staliniennes). Mais comment entends-tu cette liquidation des nobles par le tiers-état: les dettes? les chartes parlementaires? les expulsions des grandes familles?

Enfin je te rejoins tout à fait pour dire qu'une refondation de la République ne peut passer que par une remise en cause de la propriété. Mais tu ne parles pas de l'héritage. Si les parents ne doivent avoir aucun droit de propriété sur leurs enfants (ma femme, ma fille, mon fils, ma voiture, mon chien...), les enfants ne doivent avoir aucun droit sur les biens de leurs parents. Que les propriétés accumulées par un individu ou par un couple reviennent à la propriété sociale à sa mort. Par là, on diminuerait une bonne partie des investissements dans des rentes. Mais surtout on détruirait le sacrifice des générations, les conflits de succession, les injustices scandaleuses au bénéfice de ceux qui ne se sont donnés que le mal de naître, etc. La notion de bonheur en serait transformée, chacun devant "travailler", littéralement, à son propre bonheur.

Tes propositions finales sont risquées et c'est courageux de les écrire: pp.209-210 sur les institutions, p.216 sur la presse, p. 217 sur le rachat des entreprises. Je ne suis pas sûr que les faits te donneraient raison sur la productivité dans le socialisme (p.222). Je suis plus pessimiste que toi sur la viabilité des coopératives. Je trouve très juste ta définition de la loi juste (p.224): elle permet d'échapper à l'angélisme chrétien. Je m'en servirai.

Ce qui transparaît au long de tes pages, c'est le sentiment d'avoir été trahi par les responsables de la gauche. Et c'est vrai. Et cela va demander du temps pour s'en remettre. Comment les militants du PC vont-ils digérer la chute de l'URSS? Comment les militants socialistes peuvent-ils encore supporter le spectacle de leur parti? Et s'il faut choisir entre Sarkozy et Fabius? C'est désespérant! ...Même Chevènement qui pouvait sembler assez proche de ton projet s'est rendu insupportable. "Le gouvernement des hommes doit être remplacé par l'administration des choses". Oui ce serait tellement plus facile. Ce serait une belle libération. Malheureusement, si on dépasse le gouvernement sur les hommes, il reste que le gouvernement s'exerce par des hommes. Et là on n'est pas sorti de l'affaire! Personnellement, j'en suis arrivé à une position plutôt sceptique: la recherche du bonheur n'est pas ce qui intéresse les hommes. Quand ils ont tout pour être heureux (argent, amour, beauté, santé, culture), ils s'arrangent pour gâcher la fête. Observe nos chers collègues du supérieur: ils ont l'autonomie, le prestige, le temps, aucun inspecteur sur le dos, et ils passent leur temps à se tendre des traquenards où ils dépensent une énergie folle.

Alors dénoncer le discours économique: oui; reposer le sens de la loi républicaine: oui; redonner vie au politique au sens démocratique du terme: oui. Par là on rétablira un peu plus d'égalité et de justice; je ne pense pas qu'on redonnera beaucoup de liberté (la consommation est devenue notre prison). Je ne crois pas qu'on rendra les hommes heureux.

Jean-Marie Nicolle

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...