vendredi 19 janvier 2024

Le devenir machine de l’homme

 C'est le titre provisoire d'un travail que je mène en ce moment et dont je présente ici les grandes lignes.

Mon point de départ

Les avancées de l’intelligence artificielle (IA) et des neurosciences remettent sur le devant de la scène une très vieille histoire, celle de l’homme-machine, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de La Mettrie.  Au fond tout se passe comme si l’on voulait se débarrasser de l’humanité de l’homme, en le réduisant à une machine cybernétique ou à un amas de neurones. Les « IA génératives » et autres « robots conversationnels » d’un côté, les neurosciences cognitivistes, les neurosciences pour devenir un bon leader, les neurosciences pour tout ce que nous désirons, de l’autre, voilà des « modes » qui sont lourdes de menaces, mais ne tombent pas du ciel. Nous avons affaire à deux phénomènes parmi les plus saillants qui expriment une histoire pluriséculaire, qui fut d’abord celle de l’Europe occidentale pour se généraliser aujourd’hui au monde entier. Plutôt que détailler une critique de l’IA ou déterminer les limites de la raison neuroscientifique, il m’a semblé plus judicieux de chercher à donner un tableau historique et culturel, permettant d’expliquer pourquoi nous tenons tant, sinon à devenir des machines, du moins à nous comporter comme des machines.

Il y a un peu plus de dix ans, en 2013, je m’étais interrogé sur l’invasion de tous les domaines de la pensée par la « pensée procédurale », par cette pensée « unidimensionnelle » qui tend, aussi bien dans la vie ordinaire que dans les ouvrages théoriques, à remplacer l’exercice de la réflexion (voir À dire vrai, Armand Colin, 2013). Je poursuis dans cette voie, en élargissant et en généralisant mon propos.  

La méthode

De Lukács et de quelques autres philosophes, je retiens l’idée de la genèse socio-historique des catégories de la pensée. Les catégories de la pensée naissent et se développent en relation avec les rapports sociaux de production. Alfred Sohn-Rethel (voir La pensée marchandise) avait montré en son temps comment certaines catégories étaient liées au développement de l’échange marchand dans le monde grec antique, cet échange supposant une capacité d’abstraction qui va se développer et produire toutes sortes d’effets. La naissance simultanée (ou presque) du mode de production capitaliste et de la physique mathématique vont forger une nouvelle vision du monde dont la mécanique sera l’âme et ainsi se transforment radicalement les rapports de l’homme avec la nature et les rapports entre les hommes.

Le plan de l’ouvrage

Dans un premier chapitre, je reviens aux analyses de Marx sur la « machinerie » (voir Capital, livre I) et je montre que le capital n’est vraiment lui-même que lorsqu’il trouve à s’incarner dans la machinerie. Celle-ci est le corps dont l’argent est l’âme ! Le développement du mode de production capitaliste est le développement du machinisme dans tous les secteurs de la vie. La domination de la technologie est semble-t-il impossible à arrêter et la maîtrise de l’homme sur la nature s’est muée en maîtrise de la technologie sur la vie humaine. De ce point de vue, nous vivons depuis plusieurs décennies ce que j’ai appelé l’apocalypse de la machine. J’interroge ce culte de la machine qui nous a saisis et le discrédit général qui atteint le « luddisme ».

Dans un deuxième chapitre, je montre comment l’efficacité pratique de la science physique mathématique en a fait le modèle de toute science. En particulier, les sciences de la vie ont emprunté une voie réductionniste, qui ramène tout ce qui vit à des combinaisons de choses inertes et tend donc à réduire le vivant au physico-chimique. Là encore l’efficacité d’une biologie industrialisée et soumise aux normes de la domination technique a eu tendance à faire taire toutes les objections.

Il s’agit de soutenir une approche philosophique différente en montrant que manipuler n’est pas savoir et que l’oubli de la vie est le lourd prix à payer de la soumission du vivant au modèle mécanique.

 Un troisième chapitre montre l’impossible élimination de l’esprit. Le matérialisme fort qui veut éliminer l’esprit et le remplacer par l’homme neuronal (pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Changeux) et une impasse et nous ne pouvons pas réduire l’esprit humain à la matière en mouvement. En suivant Spinoza, je soutiens que l’on peut à la fois être moniste (il n’existe qu’une seule réalité), mais admettre au moins deux attributs (la matière étendue et la pensée). Je montre que les autres propositions qui se veulent non éliminativistes s’embrouillent dans des contradictions que l’on ne peut surmonter.

La discussion sur l’intelligence artificielle (dans sa version forte, celle qui prétend que les machines peuvent penser) est éclairée par cette approche philosophique. L’IA n’est rien d’autre qu’un certain nombre de techniques de manipulation des données, qui sont surtout efficaces comme instruments du renseignement – le sens anglais de « intelligence » – et peuvent se révéler très nocives en tant que moyens de formatages des esprits humains.

Le quatrième chapitre porte sur les neurosciences qu’on distinguera de la neurobiologie. J’essaie de dissiper un certain nombre de confusions et de montrer que les hérauts de ces disciplines ne tiennent pas vraiment les promesses claironnées un peu partout.

Ces neurosciences s’insèrent dans un ensemble de techniques qui visent à intégrer directement l’homme à la machine, à en faire un simple prolongement des machines, interfacé avec elles. Tout en faisant la part de la prudence et des réserves qu’émettent quelques défenseurs de ces neurosciences, je montre que leurs promesses vertigineuses ne seront pas tenues. Je consacre quelques développements à des scientifiques comme Michel Dubois qui tentent, bien en vain selon moi, de fonder l’intentionnalité dans le fonctionnement quantique du cerveau.

Le cinquième chapitre s’efforce de montrer que le modèle machinique qui est au cœur du fonctionnement de notre système social et économique envahit le monde de la vie et transforme notre monde en une sorte de mégamachine. Dans tous les domaines nous atteignons le stade ultime de la réification.  La nature est mécanisée et industrialisée, y compris la reproduction des humains.

Le branchement général exigé de tous les individus pour qu’ils soient raccordés au « système » est devenu une norme qui fait que le monde humain devient une articulation de réseaux, la connexion de nos « machines désirantes » nous conditionnant à peu près totalement.

La dernière partie dessine quelques pistes de résistance. Cela implique une réévaluation complète de ce que nous appelons nature et de notre rapport à cette nature qui n’est que l’ensemble des parties extérieures de ce que nous sommes. Réévaluer aussi les normes que nous pouvons raisonnablement fixer pour définir les conditions d’une vie acceptable par tous, sachant que notre finitude est indépassable et que nous devons renoncer à la démesure propre au mode de production capitaliste, renoncer au posthumanisme et aux mirages de l’immortalité qui assurent la célébrité de quelques charlatans.   

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