C'est le titre provisoire d'un travail que je mène en ce moment et dont je présente ici les grandes lignes.
Mon point de départ
Les avancées de l’intelligence artificielle (IA) et des
neurosciences remettent sur le devant de la scène une très vieille histoire,
celle de l’homme-machine, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de La
Mettrie. Au fond tout se passe comme si
l’on voulait se débarrasser de l’humanité de l’homme, en le réduisant à une
machine cybernétique ou à un amas de neurones. Les « IA génératives »
et autres « robots conversationnels » d’un côté, les neurosciences
cognitivistes, les neurosciences pour devenir un bon leader, les neurosciences
pour tout ce que nous désirons, de l’autre, voilà des « modes » qui
sont lourdes de menaces, mais ne tombent pas du ciel. Nous avons affaire à deux
phénomènes parmi les plus saillants qui expriment une histoire pluriséculaire,
qui fut d’abord celle de l’Europe occidentale pour se généraliser aujourd’hui
au monde entier. Plutôt que détailler une critique de l’IA ou déterminer les
limites de la raison neuroscientifique, il m’a semblé plus judicieux de
chercher à donner un tableau historique et culturel, permettant d’expliquer pourquoi
nous tenons tant, sinon à devenir des machines, du moins à nous comporter comme
des machines.
Il y a un peu plus de dix ans, en 2013, je m’étais interrogé sur l’invasion de tous les domaines de la pensée par la « pensée procédurale », par cette pensée « unidimensionnelle » qui tend, aussi bien dans la vie ordinaire que dans les ouvrages théoriques, à remplacer l’exercice de la réflexion (voir À dire vrai, Armand Colin, 2013). Je poursuis dans cette voie, en élargissant et en généralisant mon propos.
La méthode
De Lukács et de quelques autres philosophes, je retiens l’idée
de la genèse socio-historique des catégories de la pensée. Les catégories de la
pensée naissent et se développent en relation avec les rapports sociaux de
production. Alfred Sohn-Rethel (voir La pensée marchandise) avait montré
en son temps comment certaines catégories étaient liées au développement de l’échange
marchand dans le monde grec antique, cet échange supposant une capacité d’abstraction
qui va se développer et produire toutes sortes d’effets. La naissance
simultanée (ou presque) du mode de production capitaliste et de la physique
mathématique vont forger une nouvelle vision du monde dont la mécanique sera l’âme
et ainsi se transforment radicalement les rapports de l’homme avec la nature et
les rapports entre les hommes.
Le plan de l’ouvrage
Dans un premier chapitre, je reviens aux analyses de Marx
sur la « machinerie » (voir Capital, livre I) et je montre que
le capital n’est vraiment lui-même que lorsqu’il trouve à s’incarner dans la
machinerie. Celle-ci est le corps dont l’argent est l’âme ! Le développement
du mode de production capitaliste est le développement du machinisme dans tous
les secteurs de la vie. La domination de la technologie est semble-t-il
impossible à arrêter et la maîtrise de l’homme sur la nature s’est muée en
maîtrise de la technologie sur la vie humaine. De ce point de vue, nous vivons
depuis plusieurs décennies ce que j’ai appelé l’apocalypse de la machine. J’interroge
ce culte de la machine qui nous a saisis et le discrédit général qui atteint le
« luddisme ».
Dans un deuxième chapitre, je montre comment l’efficacité
pratique de la science physique mathématique en a fait le modèle de toute science.
En particulier, les sciences de la vie ont emprunté une voie réductionniste,
qui ramène tout ce qui vit à des combinaisons de choses inertes et tend donc à
réduire le vivant au physico-chimique. Là encore l’efficacité d’une biologie
industrialisée et soumise aux normes de la domination technique a eu tendance à
faire taire toutes les objections.
Il s’agit de soutenir une approche philosophique différente
en montrant que manipuler n’est pas savoir et que l’oubli de la vie est le lourd
prix à payer de la soumission du vivant au modèle mécanique.
Un troisième chapitre
montre l’impossible élimination de l’esprit. Le matérialisme fort qui veut
éliminer l’esprit et le remplacer par l’homme neuronal (pour reprendre l’expression
de Jean-Pierre Changeux) et une impasse et nous ne pouvons pas réduire l’esprit
humain à la matière en mouvement. En suivant Spinoza, je soutiens que l’on peut
à la fois être moniste (il n’existe qu’une seule réalité), mais admettre au
moins deux attributs (la matière étendue et la pensée). Je montre que les
autres propositions qui se veulent non éliminativistes s’embrouillent dans des
contradictions que l’on ne peut surmonter.
La discussion sur l’intelligence artificielle (dans sa
version forte, celle qui prétend que les machines peuvent penser) est éclairée
par cette approche philosophique. L’IA n’est rien d’autre qu’un certain nombre
de techniques de manipulation des données, qui sont surtout efficaces comme
instruments du renseignement – le sens anglais de « intelligence »
– et peuvent se révéler très nocives en tant que moyens de formatages des
esprits humains.
Le quatrième chapitre porte sur les neurosciences qu’on
distinguera de la neurobiologie. J’essaie de dissiper un certain nombre de
confusions et de montrer que les hérauts de ces disciplines ne tiennent pas vraiment
les promesses claironnées un peu partout.
Ces neurosciences s’insèrent dans un ensemble de techniques
qui visent à intégrer directement l’homme à la machine, à en faire un simple
prolongement des machines, interfacé avec elles. Tout en faisant la part de la
prudence et des réserves qu’émettent quelques défenseurs de ces neurosciences,
je montre que leurs promesses vertigineuses ne seront pas tenues. Je consacre quelques
développements à des scientifiques comme Michel Dubois qui tentent, bien en
vain selon moi, de fonder l’intentionnalité dans le fonctionnement quantique du
cerveau.
Le cinquième chapitre s’efforce de montrer que le modèle
machinique qui est au cœur du fonctionnement de notre système social et économique
envahit le monde de la vie et transforme notre monde en une sorte de mégamachine.
Dans tous les domaines nous atteignons le stade ultime de la réification. La nature est mécanisée et industrialisée, y
compris la reproduction des humains.
Le branchement général exigé de tous les individus pour qu’ils soient raccordés au « système » est devenu une norme qui fait que le monde humain devient une articulation de réseaux, la connexion de nos « machines désirantes » nous conditionnant à peu près totalement.
La dernière partie dessine quelques pistes de résistance. Cela
implique une réévaluation complète de ce que nous appelons nature et de notre
rapport à cette nature qui n’est que l’ensemble des parties extérieures de ce
que nous sommes. Réévaluer aussi les normes que nous pouvons raisonnablement
fixer pour définir les conditions d’une vie acceptable par tous, sachant que notre
finitude est indépassable et que nous devons renoncer à la démesure propre au mode
de production capitaliste, renoncer au posthumanisme et aux mirages de l’immortalité
qui assurent la célébrité de quelques charlatans.
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