Vous avez récemment publié un livre sur Marx en France. Quels sont les éléments essentiels du marxisme que vous retenez et ceux dont vous écartez ?
J’ai publié en 2018 (pour le bicentenaire !) un livre sur la pensée de Marx (éditions du Seuil) et je publie très prochainement un livre sur le marxisme (Mais comment peut-on encore être « marxiste », édition Atlande). Marx et le marxisme sont pour moi deux choses assez différentes. Marx est un grand philosophe qui a procédé à la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire qu’il en a cherché la genèse non-économique dans la vie réelle. L’analyse du fétichisme de la marchandise, la signification de la transformation du travail vivant en travail mort, cette véritable aliénation de la vie que constitue le capital, tout cela est fondamental et nous n’en avons pas encore exploré toutes les possibilités. Au contraire, le marxisme orthodoxe a fossilisé la pensée de Marx, en a falsifié tout un pan et constitue bien selon la caractérisation de Costanzo Preve une « religion à destination des classes subalternes ». Le « marxisme orthodoxe » fut ce « matérialisme » que Marx appelait « grobianisch » (grossier), celui répète que les conditions d’existence déterminent la conscience (là où Marx dit « conditionnent », bedingen et non bestimmen), qui hypostasient les êtres collectifs (classes sociales, institutions) et élimine l’individu considéré du point de vue de l’activité pratique, sensible, « subjectivement. ».
Ce marxisme orthodoxe fut un dogme, expérimenté dans la IIe Internationale et propagé sous le contrôle la « congrégation de la doctrine et de la foi » qui siégeait à Moscou du temps du Komintern. Je cite Preve avec qui j’ai eu la chance d’entretenir une correspondance et dont j’ai supervisé l’édition française de son Histoire critique du marxisme (Armand Colin, collection U). Par ailleurs on peut dire que Preve fut le maître de Diego Fusaro. Si le marxisme orthodoxe est maintenant un cadavre, en revanche nous pouvons nous inspirer de ces auteurs qui se sont mis « à l’école de Marx » comme Gramsci, l’école de Francfort, ou Lukacs et ceux qu’il a influencés comme Agnes Heller. Je n’oublierai pas Ernst Bloch qui est un très grand penseur, aujourd’hui bien oublié. Tous ces « élèves de Marx », par-delà leurs différences, constituent le meilleur du marxisme du xxe siècle. Le reste, les manuels de matérialisme dialectique et historique confectionnés dans les officines staliniennes ou maoïstes, peut être laissé à son triste sort. Ce que nous apprenons de la tradition éminente qui va de Marx à Adorno, Horkheimer et les autres, c’est une critique radicale (qui prend donc les choses à la racine) du capital comme rapport social qui précipite l’humanité vers un gouffre. Non pas la critique du mode de production capitaliste d’hier ou d’avant-hier, mais la critique de ce « capitalisme absolu » qui se déploie sous yeux, transformant les humains en individus interchangeables, à la fois comme producteurs et comme consommateurs. Marx était un helléniste instruit et un grand défenseur de la culture classique – Aristote et Shakespeare sont en filigranes dans les lignes du Capital. Avec lui, nous devons aujourd’hui prendre la défense de la « grande culture », qui est un rempart puissant contre l’entreprise capitaliste de décervelage.
- Actuellement, de nombreux
auteurs s'acharnent à critiquer la gauche dite “woke” , "réveillée".
Nous pensons qu'il s'agit d'une fausse gauche made in USA, étrangère aux
traditions de lutte sociale de la classe ouvrière en Europe, et étrangère au
républicanisme démocratique de notre gauche. Ne voyez-vous pas dans ce type de
moralisme hautain et despotique, qui exerce la censure au nom d'une
"culture de l'annulation" (cancel culture), un danger pour les
libertés ? En Espagne, nous avons vu des tentatives de censure ou
d'annulation dirigées contre Fusaro ou la maison d'édition El Viejo Topo. Ne
faudrait-il pas une réaction populaire et démocratique contre ces tendances,
que je considère comme ultra-puritaines, importées des Etats-Unis ?
La « gauche woke » est bien la gauche, mais c’est
la gauche du capital ! Droite et gauche ne sont d’ailleurs que des
dénominations « spatiales », relatives, mais dépourvues en elle-même
de contenu positif. La « gauche identitaire » s’est construite sur le
débris de la vieille gauche, celle qui se posait, à tort ou à raison, comme le
parti des travailleurs, des classes populaires. Il faudrait étudier comment les
partis socialistes et communistes ont été progressivement colonisés par les
classes moyennes supérieures intellectuelles qui ont façonné la figure actuelle
de la gauche. Il faudrait revenir sur les années 1968 et suivantes… Mais tout
cela nous entrainerait loin ! Quoi qu’il en soit, le « gauche
identitaire » occupe des positions de pouvoir importantes au sens du
système capitalisme à l’échelle mondiale. C’est la gauche des entreprises de
production industrielle de la culture et de la communication – on sait par
exemple que Disney, qui n’était pas
vraiment une firme cryptocommuniste, est de devenu un bastion
« woke ». Google et la galaxie Zuckerberg (Meta avec Facebook, Instagram,
etc.) sont également des agents de cette bonne parole « woke ». Pour
assurer leur pouvoir, les « woke » doivent impitoyablement éliminer
tout ce qui leur fait de l’ombre. J’ai lu récemment le compte-rendu des « Rencontres
Internationales Antiautoritaires » célébrant le 151e anniversaire du
congrès de fondation de l’Internationale antiautoritaire (1872), à Saint-Imier,
dans le Jura suisse. On y voit comment les queers saccagent la
librairie des vieux anarchistes historiques de la Fédération Anarchiste et leur
interdisent purement et simplement de parler. Ces vieux anarchistes historiques
ne comprenaient pas que le nouveau Dieu est le capital transnational et que les
queers sont les nouveaux maîtres à qui l’on doit obéir. On peut prendre
un autre exemple : les islamistes et leurs amis de « gauche »,
au nom de la liberté religieuse exigent qu’aucune critique ne soient adressée à
l’islam et aux coutumes qu’il cherche à imposer dans nos pays. Ainsi la liberté
de conscience est-elle bafouée au nom de la liberté de conscience et avec
l’appui de mouvements qui, hier encore, étaient des ultra-laïques et des
« bouffeurs de curés » impénitents. Remarquons que suivre les imams
n’interdit pas d’être un « bouffeur de curés », au contraire… Il
faudrait sûrement réfléchir sur le destin du christianisme et principalement du
catholicisme à notre époque. Diego Fusaro nous y invite dans livre La fine
del christianesimo.
Il est plus que temps de réagir. Ne plus se laisser
intimider par les campagnes haineuses, notamment sur les réseaux sociaux,
porter plainte contre les maîtres censeurs, mais aussi prendre la parole
publiquement, manifester si nécessaire contre les petits tyrans
« woke ». C’est peut-être sur le terrain de l’école et de
l’université que la première bataille se mène : exiger le rétablissement
des programmes qui instruisent et refuser les interventions en classe des
groupes « trans » et autres. Et puis, il y a une chose simple : refuser
cette épouvantable « écriture inclusive » qui est devenue la règle à
l’université et dans le mouvement syndical. Personnellement, je ne lis les
messages qui utilisent cette graphie.
-Dans des articles récents
publiés dans la revue El Viejo Topo, je me suis élevé contre ce que j'appelle
la "gauche identitaire". Je définis la gauche identitaire comme un
progressisme lié aux centres de pouvoir économique et aux ONG bien arrosées des
Etats-Unis, dont la mission est d'occulter les critiques du capitalisme, en les
laissant - tout au plus - à un niveau purement abstrait. Au lieu de lutter pour
les travailleurs, ils prétendent lutter pour les minorités qui, bien qu'ayant
été réprimées dans le passé et devant faire respecter leurs droits, ont
affronté le pouvoir et exigé des privilèges. Au lieu de l'exploitation du
travail (priorité de la gauche classique), ils dénoncent la non-reconnaissance
de leurs identités (régionales ou séparatistes, sexuelles, raciales,
religieuses). Ne pensez-vous pas, comme il me semble, que cette gauche
identitaire est un parfait allié de l'impérialisme américain et du capitalisme
néolibéral ?
Le vieux mouvement ouvrier reposait sur la solidarité des
travailleurs, indépendamment de leur couleur de peau, de leur religion ou de
leur sexe. La mise en avant des bruyantes minorités « woke », LGBT,
etc., permet de diviser les travailleurs. Une des porte-parole des
« indigènes de la République », Mme Houria Bouteldja, le disait
nettement : l’ouvrier blanc est l’ennemi principal. On assiste à une
fragmentation des mouvements qui prétendent lutter contre le système, une
fragmentation qui efface les lignes de clivage de la lutte des classes. En
Espagne, on sait bien que les bourgeoisies catalanes et basques cherchent à
faire prévaloir leurs propres intérêts et se moquent bien de ceux des
travailleurs. On a vu quelque chose de semblable avec les revendications de la
prétendue Padanie qui était accrochée au char allemand, contre l’Italie pauvre
du Sud. Je ne parle pas de la fragmentation des prétendues minorités sexuelles,
qui sont tellement opprimées qu’elles occupent les allées du pouvoir ! Les
« trans » sont à l’avant-garde de l’entreprise de réification
complète de l’être humain dont les firmes californiennes sont le principal
foyer de rayonnement. Il semble assez clair que cette soi-disant
« intersectionnalité des luttes » n’est qu’une des opérations du
« soft power » américain. Rappelons que les États-Unis ont toujours
aimé la censure : dans l’histoire, ils ont été des chasseurs de sorcières
particulièrement virulents…
-En Espagne, nous connaissons vos
livres publiés par Letras Inquietas, des ouvrages courts et incisifs. Il
y a une grande similitude entre vos approches et celles de Diego Fusaro, me
semble-t-il. Je pense que vous, Denis, et moi trouvons très similaires les
critiques de Fusaro à l'égard de cette fausse gauche mondialiste et
profondément antimarxiste. Je dirais qu'en plus d'être antimarxiste et
anti-hégélienne, c'est une gauche antiphilosophique. Qu'est-ce qui vous unit et
qu'est-ce qui vous sépare de la philosophie de Diego ?
Je trouve que Diego Fusaro, comme le regretté Costanzo
Preve, est souvent tenté de considérer que les ennemis de nos ennemis sont nos amis,
quitte à se retrouver dans des situations un peu inextricables. Prenons un
exemple : la Chine est un concurrent des États-Unis, sans doute leur
concurrent le plus sérieux. Mais la Chine est, tout autant et peut-être plus
maintenant, une vaste entreprise de contrôle de l’humanité par les nouvelles
technologies, dans lesquelles les Chinois disposent souvent d’une avance
réelle. Donc, je n’ai pas à soutenir la Chine contre les États-Unis et
vis-versa. La réalité mondiale est complexe, chaque puissance y joue son propre
jeu et je ne crois pas devoir soutenir Poutine ou un autre parce qu’il est –
pour l’instant – l’adversaire de la mafia Biden qui gouverne à Washington. J’ai
aussi les plus extrêmes réserves sur les théories eurasiatiques que défend Douguine
et que Diego semble apprécier. Les philosophes ne sont pas toujours de bons
observateurs de la politique internationale… Mais sur le plan philosophique, je
suis très souvent d’accord avec Diego. Nous partageons bon nombre de nos
références et nous refusons l’un et l’autre de ramener Marx au vieux
matérialisme des Lumières. Cum grano salis, je serais presque prêt à
partager son slogan « gauche sociale, droite des valeurs » - la
famille n’est pas l’ennemie des travailleurs, mais souvent l’ultime refuge dans
un monde impitoyable, selon les analyses de cet excellent auteur qu’était
Christopher Lasch. Le dernier livre de Diego, Demofobia, nous invite à
une « seconde navigation », à prendre du recul pour remettre en cause
le clivage droite-gauche comme structure permettant d’analyser notre situation
politique. Je suis évidemment d’accord pour le suivre sur ce point, puisque ce
sont des thèses que je développe maintenant depuis plus vingt ans.
- Dans vos livres "Défense
de l'État-nation" et "Nation et souveraineté", vous revendiquez
l'État comme un rempart pour la défense des travailleurs et, en général, des
citoyens contre les assauts de la mondialisation et de l'individualisme.
Croyez-vous, comme moi, qu'il faille revenir à une récupération
"étatiste" de la souveraineté nationale ? Les forces séparatistes à
l'œuvre en Europe, et notamment dans mon pays, l'Espagne, ne sont-elles pas des
jouets au service de cet agenda mondialiste ? Ne trouvez-vous pas curieux que
ceux qui prétendent défendre l'identité de leurs régions respectives, dans une
perspective qu'ils disent être de gauche, prônent en même temps l'immigration
de masse, le déracinement sexuel et familial, et adoptent une foule d'anglicismes
pour s'exprimer ? N'y a-t-il pas beaucoup de dollars derrière leur activité ?
J’ai commencé à forger mes idées sur l’importance de la
nation et de son expression dans un État, voilà déjà bien longtemps, puisque l’organisation
trotskiste dans laquelle j’avais milité jusqu’au début des années 1980, l’OCI,
avait remis cette question à son agenda. Au moment du débat sur le référendum
concernant le traite de Maastricht (1992), j’ai soutenu Jean-Pierre Chevènement
et les partisans du « NON ». Mon livre sur La fin du travail et la
mondialisation (1997) défend cette idée de nations souveraines, tout comme
mon Revive la République (2005). La nation est un bon moyen terme entre
le monde qui est trop vaste et la famille ou la tribu qui reposent sur les
liens du sang. Ni l’enfermement dans le particularisme, ni l’universalisme
abstrait ! Il faut être résolument hégélien. J’en profite pour dire que la
théorie de l’extinction de l’État me semble très fumeuse et finalement
dangereuse. Les républicanistes, dont je suis, défendent l’idée de la liberté
par la loi et s’opposent ainsi aux libéraux qui pensent que la liberté commence
là où s’arrête la loi. La liberté par loi suppose que l’État soit la
réalisation de la liberté – pour suivre Hegel. Il peut aussi être tyrannique,
bien sûr, mais il faut donc réfléchir à une articulation des différentes
sphères qui l’empêche de devenir tyrannique. C’est là que commence une
véritable réflexion politique, qui a manqué cruellement aux marxistes d’hier.
Les États-nations sont des créations historiques, ils
naissent à un moment et peuvent disparaître. Ils peuvent parfois sembler
« artificiels », mais il n’en est guère qui soient
« naturels ». Même le découpage de l’Afrique a fini par donner
naissance à des États-nations assez stables. En Europe, les nations ont une
vieille histoire et on peut dire que la caractéristique essentielle de l’Europe
est justement cette formation d’États-nations. Nous, les Latins (Italiens,
Espagnols, Roumains, Portugais et Français) nous avons beaucoup de choses en
commun, à commencer par ce latin que notre école n’enseigne presque plus. Mais
les Italiens ne sont pas Français ! Et pas plus les Espagnols. Par
exemple, les Français sont bien moins religieux que leurs cousins latins et
depuis longtemps ! Mais, nous aimons tous le bon vin et pour nous la
nourriture est une affaire sérieuse : voilà qui inclut une conception du
monde et de la vie sociale. On peut être bons amis, s’apprécier mutuellement et
pourtant chacun a sa patrie. Il est clair qu’aujourd’hui, l’UE, qui est très
largement une machine de guerre américaine, vise à la destruction des nations,
des nations d’Europe en particulier et en premier lieu de celles qui ne sont
pas protestantes, qui sont les plus difficiles intégrer dans le consortium
anglo-saxon. On sait aussi que les instances de l’UE sont très favorables à
l’immigration de masse, à la fois pour des raisons économiques – il faut une
armée de réserve industrielle, comme disait Marx, pour faire pression sur les
salaires – et pour des raisons politiques et idéologiques : la
désagrégation des solidarités, des structures fondamentales de nos pays, leur
transformation totale en « société liquide » fait partie du plan. On
sait aussi combien les États-Unis ont soutenu et soutiennent encore l’islamisme
et l’arrivée massive de migrants musulmans combinée avec la structuration de
l’islamisme politique risque de faire basculer des pans entiers de l’Europe
dans le scénario du roman de Michel Houellebecq, Soumission. À moins que
nous allions vers une guerre civile ouverte.
La chose étrange : les partisans de la dissolution des
nations tolérantes, sur le plan des idées comme des mœurs, au profit de
mouvements qui veulent en finir avec la liberté des femmes et les droits des
homosexuels à ne pas être discriminés, est soutenue par ceux qui en seront les
premières victimes ! Les mouvements « gays » qui soutiennent
l’islam sont des gens qui ont perdu la tête et risquent de la perdre au sens
propre quand leurs protégés auront le pouvoir. À Téhéran, on pend les
homosexuels. Y ont-ils réfléchi ? Dans tout cela, il y a un côté
suicidaire. Mais peut-être sera-t-il nécessaire que ceux qui refusent le
suicide se regroupent et ouvrent une nouvelle voie pour les nations d’Europe.
Un des aspects plus
important qu’il ne pourrait y paraître est celui de la défense de la langue.
Dans certains domaines, je pense à l’informatique ou au commerce, les
anglicismes douteux submergent tous les échanges et s’y parle maintenant un
jargon épouvantable qui contribue à rendre inexprimable et donc impensable l’esprit
des peuples. Le tourisme y contribue à sa manière. Un peu partout, on vous
parle l’anglais de voyage avant même que vous ayez ouvert la bouche pour
commander des patatas bravas ou des spaghetti alle vongole. Nous
devons donc défendre nos langues et donc la culture qui les exprime, El
ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, la Commedia, La comédie humaine,
etc. Et par la même occasion reprendre l’enseignement de notre mère commune, la
langue latine.
-
Dans "Malestar en la Ciencia" et
"Transgénero", les deux autres livres que vous avez publiés en
Espagne (ce dernier avec un prologue de la féministe marxiste Lidia Falcón),
vous vous attaquez à la dégénérescence de la pratique scientifique, qui est
mise au service de la recherche du profit économique et piétine la dignité
humaine. Il y a plusieurs années, on parlait d'une "science
prolétarienne", une science au service de l'homme et non des grandes
multinationales. Aujourd'hui, le transhumanisme et l'industrie du changement de
sexe mettent en péril l'espèce. Comment lutter pour que la science soit
contrôlée démocratiquement et qu'elle respecte les principes éthiques
humanistes de base ?
La crise de la science exprime la « crise de l’humanité
européenne » pour reprendre les mots de Husserl, qui a saisi avec acuité
cette transformation de l’idéal émancipateur de la science du xviie siècle en un ensemble
de techniques opératoires. Les lignes de développement des sciences sont en
plein accord avec les objectifs du capital. Voilà qui n’est guère contestable.
Tout ce qui tourne autour des neurosciences et de l’intelligence artificielle
est clairement lié à une volonté de prise de contrôle total sur les cerveaux
des individus. Et évidemment beaucoup de recherches en biologie sont orientées
vers la fabrication des humains selon les procédés de l’industrie. Quand on
apprend qu’un laboratoire a produit un embryon humain uniquement à partir de
cellules souches et sans gamètes males et femelles, on voit que les grandes
dystopies du siècle passé sont en cours de réalisation. Pour que la science
soit soumise à des valeurs éthiques, il faudrait qu’elle ne soit plus sous la
coupe des capitalistes : les labos de « big pharma » financent
la recherche, financent les publications. Celui qui paye, commande ! Il
faudrait sortir de l’obsession des brevets et des applications de la science… Tout
cela impliquerait de profonds changements politiques dont on ne voit pas bien
aujourd’hui qui pourrait s’en faire le porteur. Derrière tout cela, il y a
peut-être l’impossibilité de renoncer à la toute-puissance ! Nous sommes
comme des petits-enfants et nous ne supportons pas frustration, nous ne
supportons de devoir renoncer à nos désirs les plus fous, nous n’acceptons pas
d’être mortels ! On voit que la révolution nécessaire ne saurait se
limiter à quelques réformes politiques et économiques. La tâche est énorme,
mais nous ne pouvons nous y soustraire.
-
Parlez-nous de vos derniers projets, sur quoi
travaillez-vous ?
Bien que retraité, je suis toujours un professeur dans l’âme. Je publie des ouvrages visant à élucider une notion philosophique ou une autre. Je termine un livre sur la démocratie et je prépare un autre livre sur le réel. Mais mon gros travail consiste à reprendre et à prolonger « Malestar en la Ciencia ». Je voudrais montrer que la « machinerie » constitue le corps du capital, dont l’argent et l’âme. Le règne du capital est le devenir-machine de l’homme. Je développe les analyses de Marx sur ce point pour montrer comment notre époque est l’apocalypse de la machinerie. Je montre ensuite que ce modèle de la machine à complètement subverti la pensée notamment dans les sciences du vivant mais aussi aujourd’hui avec l’Intelligence artificielle et les neurosciences. Freud dit que la pulsion de mort est tout simplement l’aspiration à retourner à un état inerte. Cette aspiration à l’inerte, avec l’artificialisation de la nature indique que c’est bien cette pulsion de mort qui est à l’œuvre dans nos sociétés.
Merci beaucoup pour cette conversation avec moi et avec les
lecteurs de ce magazine.
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