Dans L’Éthique à
Nicomaque, la question de l’amitié occupe deux livres (VIII et IX) sur
les dix qui composent l’ouvrage. Loin d’être conçue sur le mode du sentiment,
l’amitié, chez Aristote est aussi une vertu cardinale. Certes, l’amitié est
d’abord naturelle mais elle va au-delà de ce point de départ spontané. Car, si
la vie bonne n’est possible que dans une cité, gouvernée par des lois,
c'est-à-dire où règne la justice, seuls des hommes unis par les liens de
l’amitié peuvent constituer une telle cité.
<Amitié et justice. Les types d’amitié. Associations
particulières et cité.>
(…)
Il semble
bien, comme nous l'avons dit au début, que l'amitié et la justice ont rapport
aux mêmes objets et interviennent entre les mêmes personnes. En effet, en toute
communauté, on trouve, semble-t-il, quelque forme de justice et aussi d'amitié
coextensive: aussi les hommes appellent-ils du nom d'amis leurs compagnons de
navigation et leurs compagnons d'armes, ainsi que ceux qui leur sont associés
dans les autres genres de communauté. Et l'étendue de leur association est la
mesure de l'étendue de leur amitié, car elle détermine aussi l'étendue de leurs
droits. En outre, le proverbe “ ce que possèdent des amis est
commun ”
est bien exact, car c'est
dans une mise en commun que consiste l'amitié. Il y a entre frères ainsi
qu’entre camarades communauté totale, mais pour les autres amis la mise en
commun ne porte que sur des choses déterminées, plus ou moins nombreuses
suivant les cas : car les amitiés aussi suivent les mêmes variations en
plus ou en moins. Les rapports de droit admettent aussi des différences :
les droits des parents et des enfants ne sont pas les mêmes que ceux des frères
entre eux, ni ceux des camarades les mêmes que ceux des citoyens ; et il
en est de même pour les autres formes d'amitié. Il y a par suite aussi des différences
en ce qui concerne les injustices commises dans chacune de ces différentes
classes d'associés, et l'injustice acquiert un surcroît de gravité quand elle
s'adresse davantage à des amis : par exemple, il est plus choquant de
dépouiller de son argent un camarade qu'un concitoyen, plus choquant de refuser
son assistance à un frère qu'à un étranger, plus choquant enfin de frapper son
père qu'une autre personne quelconque. Et il est naturel aussi que la justice
croisse en même temps que l'amitié, attendu que l'une et l'autre existent entre
les mêmes personnes et possèdent une égale extension.
Mais toutes
les communautés ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la communauté
politique. (…) Et cette utilité commune est le but visé par les législateurs,
qui appellent juste ce qui est à l'avantage de tous. Ainsi les autres communautés
recherchent leur avantage particulier : par exemple les navigateurs, en
naviguant ensemble, ont en vue l'avantage d'acquérir de l'argent ou quelque
chose d'analogue ; pour les compagnons d'armes, c'est le butin, que ce
soit richesses, ou victoire, ou prise d'une ville qu'ils désirent (…).
Mais toutes ces communautés semblent bien être subordonnées à la communauté
politique, car la communauté politique n'a pas pour but l'avantage présent,
mais ce qui est utile à la vie tout entière], qui offrent des sacrifices et
tiennent des réunions à cet effet, rendant ainsi des honneurs aux dieux et se
procurant en même temps pour eux-mêmes des distractions agréables. En effet,
les sacrifices et les réunions d'ancienne origine ont lieu, c'est un fait,
après la récolte des fruits et présentent le caractère d'une offrande des
prémices : car c'est la saison de l'année où le peuple avait le plus de
loisir. Toutes ces communautés sont donc manifestement des fractions de la
communauté politique, et les espèces particulières d'amitiés correspondent aux
espèces particulières de communautés.
(…)
<Formes de l'amitié correspondant aux constitutions
politiques. >
Pour chaque
forme de constitution, on voit apparaître une amitié, laquelle est coextensive
aussi aux rapports de justice. L'affection d'un roi pour ses sujets réside dans
une supériorité de bienfaisances car un roi fait du bien à ses sujets si, étant
lui-même bon, il prend soin d'eux en vue d'assurer leur prospérité, comme un
berger le fait pour son troupeau. De là vient qu'Homère a appelé Agamemnon
pasteur des peuples. De même nature est aussi l'amour paternel, lequel
cependant l'emporte ici par la grandeur des services rendus, puisque le père
est l'auteur de l'existence de son enfant (ce qui de l'avis général est le plus
grand des dons), ainsi que de son entretien et de son éducation ; et ces
bienfaits sont attribués également aux ancêtres. Et, de fait, c'est une chose
naturelle qu'un père gouverne ses enfants, des ancêtres leurs descendants, et
un roi ses sujets. Ces diverses amitiés impliquent supériorité <de bienfaits
de la part d'une des parties>, et c'est pourquoi encore les parents sont
honorés par leurs enfants. Dès lors, les rapports de justice entre les
personnes dont nous parlons ne sont pas identiques des deux côtés, mais sont
proportionnés au mérite de chacun, comme c'est le cas aussi de l'affection qui
les unit. L'affection entre mari et femme est la même que celle qu'on trouve dans
le régime aristocratique, puisqu'elle est proportionnée à l'excellence
personnelle, et qu'au meilleur revient une plus large part de biens, chaque
époux recevant ce qui lui est exactement approprié ; et il en est ainsi
encore pour les rapports de justice.
L'affection
entre frères ressemble à celle des camarades : ils sont, en effet, égaux
et de même âge, et tous ceux qui remplissent cette double condition ont la
plupart du temps mêmes sentiments et même caractère. Pareille à l'affection
fraternelle, celle qui existe dans le régime timocratique[1],
car ce gouvernement a pour idéal l'égalité et la vertu des citoyens, de sorte
que le commandement appartient à ces derniers à tour de rôle et que tous y
participent sur un pied d'égalité. Cette égalité caractérise aussi l'amitié
correspondante.
Dans les
formes déviées de constitutions, de même que la justice n'y tient qu'une place
restreinte, ainsi en est-il de l'amitié, et elle est réduite à un rôle
insignifiant dans la forme la plus pervertie, je veux dire dans la tyrannie, où
l’amitié est nulle ou faible. En effet, là où il n'y a rien de commun entre
gouvernant et gouverné, il n'y a non plus aucune amitié, puisqu'il n'y a pas
même de justice : il en est comme dans la relation d'un artisan avec son
outil, de l'âme avec le corps, d'un maître avec son esclave : tous ces
instruments sans doute peuvent être l'objet de soins de la part de ceux qui les
emploient, mais il n'y a pas d'amitié ni de justice envers les choses
inanimées. Mais il n'y en a pas non plus envers un cheval ou un bœuf, ni envers
un esclave en tant qu'esclave. Dans ce dernier cas, les deux parties n'ont en
effet rien de commun : l'esclave est un outil animé, et l'outil un esclave
inanimé. En tant donc qu'il est esclave, on ne peut pas avoir d'amitié pour
lui, mais seulement en tant qu'il est homme car de l'avis général il existe
certains rapports de justice entre un homme, quel qu'il soit, et tout autre
homme susceptible d'avoir participation à la loi ou d'être partie à un
contrat ; dès lors il peut y avoir aussi amitié avec lui, dans la mesure
où il est homme. Par suite encore, tandis que dans les tyrannies l'amitié et la
justice ne jouent qu'un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur
importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les
citoyens sont égaux.
Amitié et communauté
Le strict parallèle établi
par Aristote entre les diverses formes de l’amitié et les diverses formes de
constitutions politiques pourrait sembler curieux pour notre sensibilité
moderne. L’amitié, en effet, y est définie comme vertu politique. L’amitié,
pour nous, n’est pas “ politique ”. Elle regarde d’abord la sphère
privée. Elle n’est pas non plus une vertu – c'est-à-dire quelque qualité que
nous pourrions nous efforcer d’acquérir en nous y exerçant – mais un sentiment,
qui est là ou qui ne l’est pas, mais qui ne peut venir à force de nous y
entraîner ; notre sens exacerbé de “ l’authenticité ” semblerait
répugner à cet effort vers l’amitié. Ce changement de point de vue a
certainement à voir avec la manière dont l’individu se pense dans les relations
sociales. Dans les sociétés traditionnelles domine souvent une conception
holistique : l’individu n’a d’existence que comme une partie du tout. Dans
la société moderne, c’est la subjectivité de l’individu qui fait valoir
ces droits, pendant que les droits de la cité s’arrêtent à la frontière de
l’intime. Pourtant au-delà de ces ruptures historiques, on peut repérer la
continuité d’un certain nombre de problématiques.
I. L’amitié, vertu politique
A. Les conditions d’existence des communautés humaines
Il semble aller de soi que les communautés humaines ne
reposent pas seulement sur les liens de la nécessité, de la raison ou de la
force. La communauté familiale repose, certes, sur la nécessité
naturelle : les hommes et les femmes forment des couples pour assurer leur
descendance et les enfants ont besoin de parents qui leur procurent la
nourriture et le gîte quand ils sont encore incapables de se les procurer
eux-mêmes. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable puisqu’elle
procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force.
Enfin, ceux qui veulent se mettre en dehors des communautés humaines instituées
y sont maintenus par la force. Mais aucune communauté n’existe durablement
ainsi. Pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit
un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent il faut qu’existe
entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de
définir l’amitié.
B. Aristote et Rousseau
La conception aristotélicienne de l’amitié comme vertu
politique trouve un répondant chez Rousseau. C’est d’autant plus intéressant
que la conception rousseauiste de la société semble à l’opposé de celle
d’Aristote. Pour Aristote, l’homme est naturellement social (il est un
“ animal politique ”) alors que pour Rousseau l’institution sociale
dépend d’une convention et suppose donc la rupture avec la nature. Pourtant la
République rousseauiste a tout autant besoin de l’amitié que la Cité
aristotélicienne. “ Si j’avais eu à choisir le lieu de ma naissance,
j’aurais choisi une société d’une grandeur bornée par l’étendue des facultés
humaines, c'est-à-dire par la possibilité d’être bien gouvernée, et où chacun
suffisant à son emploi, nul n’eût été contraint de commettre à d’autres les
fonctions dont il était chargé ; un État où tous les particuliers se
connaissant entre eux, les manœuvres obscures du vice ni la modestie de la
vertu n’eussent pu se dérober au regard et au jugement du Public, et où cette
douce habitude de se voir et de se connaître fît de l’amour de la Patrie
l’amour des Citoyens plutôt que celui de la terre. ” (Dédicace du Discours
sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)
II. Amitié et fraternité
A. Valeur générale de l’amitié
L’amitié crée entre les individus un genre de communauté
politique, au sens précis d’Aristote, parce que les individus ont besoins les
uns des autres : un homme isolé est “ soit une bête soit un
dieu ”. Mais ce lien établit en
même temps quelque chose de plus : il exprime la communauté de nature des
amis. Dans l’amitié, je reconnais l’autre comme un autre moi-même, comme
quelqu’un qui a la même nature que moi et qui, cependant est différent. C’est
donc la reconnaissance de la pluralité, comme caractéristique de la condition
humaine.
En outre, comme la véritable amitié est désintéressée,
dans la relation amicale nous acquérons les vertus essentielles : le
respect d’autrui, la bonté, le sens de la parole donnée et de la valeur des
engagements – c’est d’abord par les serments entre amis que nous nous exerçons
à tenir notre parole – le désintéressement. C’est enfin l’amitié qui inscrit
notre existence dans la durée, qui apparaît comme l’un des moyens essentiels de
faire face à la fragilité des choses humaines.
B. Liberté, égalité, fraternité
Dans la tradition républicaine, l’amitié politique prend
un nom précis : la fraternité. Puisque la république est le gouvernement
de ceux qui se considèrent comme des égaux, et que, selon Aristote, l’amitié
entre égaux est semblable à l’amitié entre frères, la fraternité apparaît donc
bien comme la forme adéquate de l’amitié nécessaire entre les Citoyens. Dans le
triptyque républicain, la fraternité paraît souvent mal définie, réduite à un
sentiment vague et, au fond, superfétatoire du point de vue politique, alors
que la liberté et l’égalité et leur éventuelle opposition sont l’objet d’une
abondante littérature. Pire : la fraternité, en introduisant le sentiment
dans le jeu politique, peut se révéler liberticide. N’est-ce pas parce que tous
les citoyens doivent être des frères que la moindre divergence d’opinion
devient une véritable trahison, rompant le “ pacte des
frères ” ? Ainsi la vertueuse fraternité de Robespierre serait-elle
une machine à alimenter la guillotine.
C’est pourtant en prenant au sérieux l’intuition de
Rousseau que John Rawls redéfinit la fraternité comme l’un des fondements des
principes de justice. Dans sa Théorie de la Justice[2],
Rawls définit les deux principes de bases d’une société bien ordonnée : 1°
le principe d’égale liberté pour tous ; 2° le principe de différence qui
stipule que les inégalités sociales et économiques, si elles sont nécessaires,
doivent être organisées de telle sorte qu’on puisse s’attendre à ce qu’elles
soient d’abord à l’avantage des plus défavorisés. Les hasards de la naissance
ou de la nature ont donné aux hommes des chances de réussite et des talents
différents. Si on doit “ organiser la structure de base de la société
de façon à ce que ces contingences travaillent au bien des plus
désavantagés ”, on peut trouver là une expression de la fraternité,
qui devient un “ critère réaliste ”. En effet, “ la
fraternité est considérée comme représentant une certaine égalité sur le plan
de l’estime sociale qui se manifeste par diverses conventions publiques et par
l’absence, dans les manières, de déférence et de servilité. ” Et Rawls
ajoute que la fraternité implique, en outre, “ un sens de l’amitié
civique et de la solidarité sociale. ”
C. Quelques difficultés
Il semble y avoir une contradiction dans le propos
d’Aristote, tel qu’on le trouve dans. L’éthique à Nicomaque. La forme
supérieure de l’amitié est l’amitié entre hommes libres et égaux puisque dans
celle-ci le souci intéressé n’a aucune place. D’un autre côté, dans le même
texte, Aristote affirme que la meilleure forme de gouvernement est la monarchie.
En effet, le monarque se conduit à l’égard de ses sujets comme un père à
l’égard de ses enfants, préoccupé uniquement de leur bien.
Il est inutile ici d’entrer plus avant dans les
contradictions de l’œuvre d’Aristote qui, en d’autres textes comme la Politique,
affirme de manière plus cohérente que le gouvernement le meilleur est celui du
plus grand nombre, c'est-à-dire le gouvernement démocratique. Notons seulement
que certaines des formes, qu’Aristote tenait pour légitimes, du sentiment
d’amitié entre les citoyens nous semblent aujourd’hui incompatibles avec les
principes de l’égalité républicaine.
Concevoir les rapports entre citoyens sur le mode des
rapports entre père et enfants, c’est tomber dans le paternalisme qui s’oppose
à la fraternité, comme la charité s’oppose à la solidarité. C’est encore
opposer une conception organique et hiérarchique de la vie sociale à la
conception d’une association d’individu égaux et Aristote semble souvent
osciller entre ces deux conceptions.
Aristote affirme, par ailleurs, que le législateur doit
autant sinon plus s’occuper de créer les conditions de l’amitié entre les
citoyens que de la justice. Si on admet qu’il a raison, en outre,
d’affirmer : “ tandis que, dans les tyrannies, l'amitié et la justice
ne jouent qu'un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance
est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens
sont égaux ”. Alors il en découle que le meilleur des régimes politiques
est celui dans lequel l’amitié possède une importance extrême et, par
conséquent, en suivant la logique même d’Aristote, le meilleur des régimes est
non pas la monarchie, comme il le dit, mais la démocratie où “ il y a
beaucoup de choses communes ”.
III. Contrepoint
A. Ce qui unit divise.
La conception politique de l’amitié a quelque chose de
très limitatif. L’amitié est liée intimement à la communauté. Je suis l’ami de
qui me ressemble et je suis l’ami de ceux avec qui je m’assemble. Mais, par
voie de conséquence, ceux qui ne se ressemblent ni ne s’assemblent ne peuvent
être amis. Mes compatriotes sont mes amis et les étrangers deviennent vite mes
ennemis. L’amitié aristotélicienne semble ainsi clore sur lui-même le cercle
des amis, comme est clos sur lui-même le cercle des hommes libres et égaux qui
forment la cité et s’opposent à ceux qui ne font pas partie de ce cercle, les
non citoyens, les esclaves et les barbares. Comme la cité achevée est
autarcique et tient fermement entre ses murs, l’amitié achevée ne saurait être
l’amitié du genre humain. L’amitié soude la communauté, mais la communauté ne
peut se souder qu’en séparant ceux qui sont “ dedans ”, à l’intérieur
des murs et ceux qui sont dehors. L’amitié est politique, mais la politique
construit des murs : le mot grec polis (πολις) est de la même
famille que le verbe πολιζω qui veut dire “ bâtir un mur ”.
Ainsi, l’amitié, tout en unissant les hommes, les sépare.
Au moment où les cités grecques perdent leur indépendance
pour tomber sous un pouvoir commun, celui de Philippe puis d’Alexandre de
Macédoine et bientôt l’imperium des Romains, la philosophie va penser la vue
bonne de manière radicalement différente. Puisque la cité n’est plus l’espace
où l’homme trouve son achèvement, puisque son autarcie n’est qu’un rêve
définitivement enterré, l’amitié ne peut plus être considérée comme une vertu
politique.
B. Amitié non politique : Épicure
Épicure incarne cette nouvelle tendance de la philosophie.
Si la sagesse réside dans l’absence de trouble, le sage se doit d’abord
d’éviter les troubles de la vie publique : “ Le sage n’abordera
pas les affaires publiques, à moins de circonstances exceptionnelles ”,
affirme Épicure, rapporté par Diogène Laërce.
Et donc il faut “ se libérer de la prison des préoccupations
quotidiennes et des affaires publiques. ”
On peut aller un peu plus loin. La physique épicurienne,
qui conçoit l’univers entier comme le résultat du choc aléatoire d’atomes
indivisibles se déplaçant dans le vide, conduit à une conception
“ atomiste ” de l’existence humaine. L’homme étant un équilibre
d’atomes ne peut survivre qu’en se protégeant contre les agressions
extérieures. Métrodore, l’un des disciples d’Épicure affirme même que “ si
l’on supprimait les lois, les hommes auraient besoin des griffes des loups, des
dents des lions … ”. Si le bonheur est caractérisé par l’absence de
trouble et l’absence de douleur, le sage est donc celui qui atteint l’autarcie.
Il peut se suffire à lui-même en s’en tenant à la satisfaction des besoins
naturels et nécessaires. Ainsi on pourrait croire que le sage épicurien
“ se tient isolé, indépendant, comme un atome à l’écart dans le
vide ”.
Mais ce serait une interprétation unilatérale de la pensée
épicurienne. Si la vie politique n’est plus le lieu de la vie bonne, l’homme
reste un “ animal social ”, il a besoin des autres hommes et c’est
seulement en leur compagnie qu’il trouvera le bonheur : “ Parmi
les choses dont la sagesse se munit en vue de la félicité de la vie tout
entière, de beaucoup la plus importante est la possession de l’amitié. ”
L’amitié semble se présenter de manière contradictoire : “ Toute
amitié est par elle-même une vertu, mais elle a son origine dans l’utilité. ”
Si elle est par elle-même une vertu, c’est qu’elle est désintéressée, mais elle
naît de l’intérêt. C’est qu’en fait Épicure n’oppose jamais amitié et
intérêt : “ Ce n’est pas celui qui cherche en toute circonstance
les services qui est ami, ni celui qui jamais ne lie services et amitié ;
car la premier, au moyen de la reconnaissance, fait trafic des récompenses et
le second tranche le bon espoir pour la vie. ” En effet, dans l’amitié
nous trouvons plus que notre avantage immédiat, nous trouvons la paix de l’âme
que procure l’absence de crainte de l’avenir : “ Nous n’avons pas
tant à nous servir des services que nous rendent nos amis, que de l’assurance
que nous avons de ces services. ”
Le groupe des amis – ceux qui se réuniront au
“ Jardin ” d’Épicure – est une bien une société – une entente – mais
c’est une société qui n’est fondée ni sur la religion, ni le besoin social lié
à la division du travail et aux échanges, ni sur la politique. L’amitié est
donc bien “ impolitique ” ; au monde clos de la cité, elle
substitue un monde dans un monde, une tentative de construire un havre de paix
à l’abri des troubles du temps. On comprend la séduction de ce modèle, au point
que, selon Diogène Laërce, les amis d’Épicure se comptent “ par villes
entières ”.
C. Amitié cosmopolitique : le stoïcisme
Si Épicure réduit la cité au groupe des amis, le stoïcien
l’élargit au monde entier. Certes, cette idée n’était pas étrangère à Épicure
qui affirme que “ l’amitié danse autour du monde habité proclamant à
nous tous qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. ” Mais
c’est la philosophie stoïcienne qui défend le plus systématiquement cette idée
d’une “ communauté du genre humain ”.
Selon Cicéron, qui est ici un bon interprète de la pensée
stoïcienne, il y a une loi naturelle de la “ bienveillance universelle ”.
Enfin les hommes sont par nature enclins à se rapprocher, il y a en eux un
principe universel de sympathie qui fait le lien social puisque tous les hommes
possèdent la raison et le langage : “ grâce à eux, on s’instruit
et l’on enseigne, l’on communique, l’on discute, l’on juge, ce qui rapproche
les hommes les uns des autres et les unit dans une sorte de société naturelle ”.
Dans cette société naturelle, hormis tout ce qui a été partagé selon les lois,
il y a un “ bien commun ” selon le principe “ Entre amis,
tout est commun ” et c’est ainsi qu’il “ est prescrit de
concéder même à un inconnu tout ce qu’on peut lui donner sans dommage. ”
Ainsi de tous les cercles qui forment notre société (de la
famille à la nation), le plus important est celui de l’humanité tout entière,
considérée comme une société en elle-même. Mais dans les sphères particulières,
“ de toutes les sociétés nulle n’est plus remarquable ni plus solide
que celle qui unit par des liens d’amitié des hommes de bien de caractère
semblable. ” Ce lien est le plus solide parce que, dans l’amitié, ce
n’est pas telle ou telle question particulière qui conduit au rapprochement des
hommes, mais tout simplement ce qu’il fait qu’ils sont hommes. Dans l’amitié,
nous ne cherchons ni le père protecteur, ni le maître qui nous enseigne, ni
l’autorité politique qui nous protège mais l’homme en tant que tel, en tant que
membre de l’humanité.
D. La pure amitié : Montaigne
L’amitié de Montaigne et La Boétie est, en philosophie,
l’amitié par excellence. Or, si Montaigne approuve Aristote de penser qu’il
“ n’est rien à quoi il semble que notre nature nous ait plus acheminés
qu’à la société ”, c’est immédiatement pour affirmer que l’amitié est un
genre de “ société ” radicalement différent des autres formes de
communauté.
L’amitié n’est pas dans les rapports du père aux enfants,
mais bien plutôt dans le respect, car il ne peut pas y avoir entre le père et
ses enfants, sauf à “ offenser à l’aventure les devoirs de nature ”,
cette “ communication ” qu’on trouve dans la véritable amitié. Plus
fondamentalement, toutes les affections qui unissent les individus dans les
liens de la parenté ne sont pas des amitiés précisément en ce qu’elles peuvent
être naturelles ou obligatoires et que, par conséquent la liberté et la volonté
y ont peu de place.
Entre l’homme et la femme, l’amour et l’amitié
apparaissent non pas comme complémentaires mais comme opposés. De l’amour,
Montaigne écrit : “ Aussitôt qu’il entre aux termes de l’amitié,
c'est-à-dire en la convenance des volontés, il s’évanouit et s’alanguit. ”
Il n’en va pas mieux si au lieu d’amour, on parle de mariage puisque ce dernier
“ est un marché qui n’a que l’entrée libre ” et qui a bien
autres fins que le commerce de l’homme et de la femme, alors qu’en l’amitié,
“ il n’y affaire ni commerce que d’elle-même. ”
Si on laisse de côté “ cette autre licence grecque
justement abhorrée par nos mœurs ”, les autres formes de sociétés ne
sont pas composées que “ ce que nous appelons ordinairement amis et
amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion
ou quelque commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent ”.
Ainsi ce qui caractérise l’amitié, c’est qu’elle est pure de toutes les autres
formes de la sociabilité. Alors qu’Aristote la voit dans forme de la vie
sociale, Montaigne, au contraire, lui donne sa place là où elles cessent.
L’amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, finalité, sans
marchandage et sans contrat ; elle n’est pas liée au désir et exprime
cette inexplicable communion des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport
avec la grâce. Car si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause
particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les mérités. C’est
une “ force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ”.
Et c’est pourquoi “ si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je
sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : "parce que c’était
lui ; parce que c’était moi." ”
Bibliographie
Aristote : Éthique
à Nicomaque, Livres VIII et IX ; Librairie Jean Vrin, traduction
J.Tricot, 538 pages.
Épicure : Lettres, maximes, sentences,
Livre de poche, Classiques de la philosophie.
Cicéron : Des devoirs , in “ Les Stoïciens ”,
Gallimard, réédition Tel.
Montaigne : Essais, livre I, Chapitre
XXVIII : De l’amitié.
vraiment magnifique est très adapter aux étudiants
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