Introduction
Si le vieux « marxisme orthodoxe » est
définitivement hors d’usage, la profondeur de la crise économique, sociale,
politique, mais aussi morale qui caractérise le mode de production capitaliste
aujourd’hui rend nécessaire non seulement un retour à Marx qui doit être tout
simplement lu véritablement et réinterprété, mais aussi aux écoles marxistes
« hétérodoxes » du XXe siècle, celles qui sont parties de Marx pour
aborder autrement et sous d’autres angles l’analyse critique de la société
bourgeoise.
Il faudrait citer ici Lukàcs, non seulement le Lukàcs de Histoire
et Conscience de classe, mais plutôt sans doute celui de l’Ontologie de
l’être social. Je pourrais aussi évoquer le travail d’Ernst Bloch et son Principe
espérance. Mais le courant le plus important est surtout l’école de
Francfort (l’institut de recherche sociale, fondé à Francfort en 1923,
transféré aux États-Unis pendant le régime nazi et reconstruit après guerre) et
ce qu’il est convenu d’appeler la théorie critique, un terme générique qui
rassemble toute une galaxie de penseurs, regroupés autour de l’Institut de
recherche sociale : Adorno et Horkheimer – les fondateurs –, mais aussi
Marcuse, Fromm et Walter Benjamin, Alfred Sohn-Rethel, et beaucoup d’autres
encore. Jürgen Habermas et Axel Honneth sont les deux dernières figures
marquantes de l’Institut et on peut encore y rattacher Harmunt Rosa, l’auteur
de l’excellent Accélération.
Ces courants ont des continuateurs. Deux philosophes
italiens, Costanzo Preve (disparu il y a quelques semaines) et Diego Fusaro
tiennent l’Ontologie de l’être social de Lukàcs pour un livre
fondamental. La théorie critique, critiquée, figure dans les références de la
« Wertkritik » ou de Moishe Postone, mais on la retrouve aussi
chez Costanzo Preve et le groupe de jeunes philosophes qui continuent son
œuvre. Christopher Lasch, l’auteur de La révolte des élites et La
culture du narcissisme a été l’un des héritiers les plus intéressants de
« l’école de Francfort ». C’est sur celle-ci que je vais centrer mon
propos aujourd’hui en tentant de mettre en lumière l’actualité de la théorie
critique. Je laisserai de côté Lukàcs ou Bloch qui mériteraient de longs
développements.
Je commencerai par rappeler ce qu’est la théorie critique –
de manière un peu schématique, car il faudrait prendre en compte une évolution
historique (Horkheimer en 1930 et Horkheimer en 1960, ce sont souvent des
positions assez différentes). Je montrerai ensuite que les traits les plus
saillants du capitalisme de notre époque, de ce « capitalisme
absolu » dont parle Diego Fusaro, trouvent une première élaboration chez
les principaux penseurs rattachés à l’école de Francfort. Adorno, Horkheimer et
les autres ont eu l’intuition de développements qui, aujourd’hui, sont sous nos
yeux de manière parfois effrayante.
Qu’est-ce que la théorie critique ?
Max Horkheimer |
Au stade tardif où l’évolution de la société actuelle est
parvenue, les sciences dites « humaines » n’ont de toute façon qu’une
valeur marchande très fluctuante ; elles sont obligées d’imiter, tant bien
que mal, les sciences de la nature, dont un destin plus fortuné met l’utilité
pratique au-dessus de toute question.[3]
Ce que se propose la théorie critique, c’est, en se tournant
vers la praxis sociale, de déterminer les conditions qui ont permis le triomphe
de certaines conceptions théoriques. Par exemple, il n’est pas possible de
comprendre l’apparition et le succès du mécanisme sans revenir au
bouleversement des conditions sociales et politiques au XVIe siècle.
La théorie en général est conditionnée par le matériel
empirique à sa disposition et à son tour elle le conditionne. Mais pour ce qui
est de la théorie traditionnelle, elle ne s’interroge pas sur ses propres
conditions d’existence et donc la fonction réelle de la science dans la société
est radicalement méconnue. MH donne un exemple intéressant : l’école
néo-kantienne de Marbourg (avec H. Cohen) érige en catégories universelles
certaines catégories isolées de l’activité théorique du savant spécialisé. Le
physicalisme du « Cercle de Vienne » fait de la physique la seule et
véritable connaissance du réel. Cette méconnaissance et cette véritable
inversion de la réalité aboutissent à ramener les caractères essentiels de la
vie sociale dans les limites de l’activité théorique du savant. Ainsi, les
systèmes philosophiques les plus variés expriment « la fausse conscience
du savant bourgeois à l’ère libérale ».
Il s’agit donc en premier lieu de procéder à une critique de
la théorie traditionnelle en la ramenant sur terre, c’est-à-dire en pensant
l’activité théorique dans son intégration dans l’ensemble du travail social.
Cette thématique sera développée par Habermas dans Connaissance et intérêt[4] .
En second lieu, il s’agit de reprendre à nouveaux frais la
vieille tâche de la philosophie : permettre à l’homme de se connaître lui-même,
une tâche qui ne peut pas être celle des sciences de la nature ou des sciences
de l’homme et de la société qui cherchent à se modeler sur les sciences de la
nature, mais une tâche qui est proprement celle de la théorie critique.
En troisième lieu, il s’agit de construire une théorie dont
le souci est d’établir un ordre conforme à la raison, c’est-à-dire de sortir
les individus de l’aliénation de la société bourgeoise. Il s’agit d’une
perspective émancipatrice.
Les caractères fondamentaux du capitalisme absolu
Pour comprendre l’intérêt actuel de la théorie critique, je
voudrais brièvement souligner ce qui caractérise le mode de production
capitaliste aujourd’hui, le capitalisme tardif que l’on peut aussi appeler
« capitalisme absolu ». Je ne vais pas m’engager dans l’étude des
transformations au niveau du procès de production, de l’extension infinie du
domaine de la marchandise et de la pulvérisation du prolétariat qui ne peut
plus être considéré comme un « sujet révolutionnaire », ce dont Adorno
et Horkheimer ont très vite eu l’intuition. Je me contenterai de souligner ce
dont parle déjà Weber : le capitalisme « libéral » construit une
véritable « cage d’acier » qui restreint toujours plus les marges de
manœuvre dont disposent les individus et les communautés particulières au sein
même de la société capitaliste et rend de plus en plus difficiles les efforts
pour s’émanciper des rapports sociaux capitalistes.
On peut penser comme Freud que personne ne pourra transformer
les hommes en termites et que, par conséquent, la soumission croissante de la
vie aux contraintes du mode de production capitaliste va rencontrer de
puissantes résistances et sécréter ses antidotes. Car le développement du mode
de production capitaliste met en cause directement les fondements de la
civilisation humaine, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons, depuis les
origines de la pensée religieuse ou philosophique, de ce que c’est qu’être
humain. Adorno considérait Auschwitz comme l’événement majeur de notre histoire
et en déduisait sa règle morale : penser et agir de telle sorte
qu’Auschwitz ne se répète pas. S'il est vrai qu'Auschwitz ne se répétera pas à
l’identique, il n’est pas besoin de gratter trop profond la mince couche de
vernis démocratique de nos sociétés pour voir comment les ingrédients de base
du nazisme sont plus que jamais actifs : la volonté de domination, le
projet d’une transformation biologique de l’espèce humaine, etc. Adorno,
parlant des exhortations au bonheur écrit :
Cela fait partie du mécanisme de domination que d’empêcher
la connaissance des souffrances qu’elle engendre ; et c’est la même
logique qui mène en droite ligne de l’évangile de la joie de vivre à la
construction d’abattoirs humains assez loin en Pologne pour que chacun de nos
compatriotes (Volksgenossen) puisse se persuader qu’il n’entend pas les
cris de douleur des victimes. Voilà un schéma de la capacité de jouissance non
perturbée.[5]
« Capacité de
jouissance non perturbée », voilà ce que doit garantir le système
médiatique et ce qu’on appelle la culture. Le capitalisme est né et s’est
développé en s’appuyant sur la culture dont il avait hérité. Son génie a été
d’avoir su exploiter ces forces productives gratis que représentent la science
et la culture. Il arrive un moment – le XVIIe siècle – où les forces
économiques et la vie intellectuelle à son plus niveau d’abstraction entrent
dans une interaction très productive. La science nouvelle, celle de Galilée,
celle dont Descartes fait la théorie, en tant que science mathématique permet la
prédiction, la construction d’applications techniques et réciproquement le
progrès de la technique permet de nouvelles percées scientifiques.
Incontestablement l’essor économique et la navigation au loin constituent le
terreau nourricier sur lequel va s’élever la culture des Lumières et l’édifice
majestueux de la science moderne. La cupidité sans borne des aventuriers du
capitalisme naissant s’est combinée avec le savoir désintéressé que cultivaient
ces savants désintéressés, austères, prêts à tout sacrifier des plaisirs de la
vie mondaine pour l’amour de la vérité. Une unité dialectique des contraires
qui donne son élan au capitalisme. Cette combinaison fonctionne jusqu’au XXe
siècle et elle se retrouve dans l’éducation – au moins celle des classes dominantes
– qui est à la fois une éducation de plus en plus scientifique et technique
(qu’on pense ici à l’œuvre scolaire considérable de la révolution française, du
directoire et de l’empire) et en même temps une éducation fondée sur la
tradition des humanités classiques comme si on ne voulait pas oublier que la
science moderne est née dans le moment et dans le mouvement où l’on a restauré
dans toute sa dignité l’antique culture gréco-latine, ce qui été le caractère
propre de cette grande époque révolutionnaire que fut la Renaissance.
Le XXe siècle marque un tournant dans l’histoire
culturelle de l’Europe. Le moment qui se situe au passage du XIXe au
XXe siècle semble extrêmement fécond sur le plan scientifique (en
quelques années sont conçues les deux théories physiques majeures, la
relativité générale et la mécanique quantique), mais il est en même temps le
moment où se cristallise tout un courant intellectuel hostile au rationalisme
d’où sortira cette « idéologie de la guerre » analysée par Domenico
Losurdo[6].
Jusqu’au XXe siècle, progrès des sciences, progrès
des mœurs, progrès politique et développement économique pouvaient sembler
aller plus ou moins de pair. Le XXe siècle brise cette belle
harmonie : le progrès scientifique et technique est mis au service de la
pire barbarie. La guerre, loin de régresser, se déchaîne comme jamais et frappe
de plein fouet les populations civiles. La « modernité », le culte
des machines et de la science sont mis au service de tyrannies d’un nouveau
genre, le fascisme et le nazisme. En 1945, les USA lancent sur les populations
Hiroshima et Nagasaki l’arme absolue, la bombe atomique qui saisit l’humanité
d’effroi[7]. La
rationalité scientifique se trouve ainsi mise au service de la folie totale. Le
capitalisme met directement en cause l’existence même de la civilisation
humaine. Ce qui va, par contrecoup alimenter un courant hostile à la science,
chargée dorénavant de tous les péchés.
À partir du XIXe siècle avait commencé nettement à se
manifester un scientisme qui réduit la science à des activités opératoires et
pose que ce genre d’activité suffit pour régler convenablement tout ce qui
concerne les affaires humaines. Le positivisme, celui de Comte comme celui de
ses héritiers, joue son rôle dans cette évolution puisqu’il coupe la science de
la philosophie et de la métaphysique et vise à faire du gouvernement des hommes
une sorte de sous-branche des métiers de l’ingénieur. Cette nouvelle situation
renforce les tendances anti-rationalistes et développe une haine proprement
réactionnaire de la science en même temps que la science est progressivement
soumise aux impératifs techniques du capitalisme.
La destruction de la culture par le capitalisme est visible
dans tous les domaines. D’une part, la culture traditionnelle est soumise à la
loi du marché. Il suffit de voir la transformation du Louvre en centre
commercial pour comprendre ce qu’est la muséologie moderne : la
« coca-cola-isation » des chefs d’œuvres. D’autre part est produite
une culture de masse qui n’a plus aucun rapport avec la culture populaire, une
culture de masse fondée sur la passivité des individus consommateurs, le lavage
de cerveau et l’abrutissement méthodique, dont les grands médias télévisés avec
leurs émissions de télé-réalité et leur shows de variétés donnent un exemple
particulièrement écœurant. Les analyses politiques ont trop sous-estimé ce facteur.
Ainsi la « télé Berlusconi » – qui n’est pas le fait du seul
Berlusconi – a-t-elle joué un rôle important dans la décomposition de la vie
politique italienne.
Cette destruction de la culture va avec la destruction des
cadres de la vie commune et avec la mise en coupe réglée des individus
surveillés, espionnés, conditionnés avec l’aide des sciences
« humaines ». Cette société de surveillance généralisée qui était
annoncée dans le 1984 d’Orwell est la nôtre.
Enfin le capitalisme pourrait conduire au « dépassement
de l’homme » lui-même. Quelques prophètes tiennent de plus en plus haut
des discours sur le « post-humain », un post-humain qui se prépare
avec les travaux sur les organismes génétiquement modifiés, avec les recherches
sur « l’homme bionique » et avec l’expérimentation de nouvelles
méthodes d’amélioration des performances corporelles, domaine pour lequel le
sport de compétition de haut niveau fournit le terrain d’expérience rêvé – et
du reste, c’est pour cette raison que les protestations contre le dopage et les
revendications d’un sport « propre » sont soit des niaiseries soit
une expression de cet art consommé du mensonge qui caractérise nos sociétés de
« transparence ». Il faut ici se reporter aux travaux de Jean-Marie
Brohm, un héritier français de l’école de Francfort qui a d’ailleurs contribué
à l’introduction de Reich et de Marcuse en France.
Le capitalisme jusqu’au XXe siècle inclus n’a
jamais été un capitalisme pur. Son développement était entravé d’abord par le
poids du passé, par l’héritage d’une certaine conception des valeurs qui
doivent gouverner les sociétés humaines ; c’était un capitalisme marqué
par la société dont il sortait. Il a ensuite été sérieusement limité et a dû
composer avec le mouvement ouvrier et la crainte du communisme. Des années 45 à
75/80 pour la France, les lignes structurantes de la politique des différents
gouvernements ont été celles qu’imposaient les revendications sociales. Les
gouvernements de droite devaient se déguiser en gouvernements « sociaux »
ou « sociaux démocrates » : c’est ainsi que Jacques Chirac en
1974 se voulait un « travailliste » et que son mentor Pompidou se
réclamait de l’expérience social-démocrate suédoise comme moyen de faire
barrage à la menace communiste. Ces deux freins au libre jeu des forces du
capitalisme ont sauté. Le monde rural, refuge de la tradition conservatrice,
mais aussi d’une certaine résistance au capitalisme n’est plus qu’un souvenir
et l’Union européenne a programmé l’extermination sous dix ou quinze ans des
derniers récalcitrants. L’artisanat et le petit commerce sont à l’agonie et
avec eux l’idée même de métier à laquelle est substituée celle d’emploi. Les
valeurs du passé sont enterrées. La bourgeoisie moderne se contrefout de la
famille, déteste la patrie et n’aime le travail que pour les autres, et
encore : le travail n’est-il pas qu’un insupportable
« coût » ? La révolte contre l’ordre moral a levé les derniers
obstacles à la commercialisation brutale de tout ce qui relève de l’intime et a
fait de la pornographie un des grands secteurs des « industries
culturelles ».
Ainsi la poursuite du développement « illimité » du
capitalisme est à l’ordre du jour, mais cela ne rend que d’autant plus probable
l’expression des tendances fondamentales que nous avons relevées :
1. Développement
des affrontements entre groupes capitalistes avec la multiplication des
conflits armés sur des étendues plus ou moins grandes et les dislocations
d’anciens ensembles étatiques provoquant un chaos à côté duquel
l’ex-Yougoslavie n’a été qu’une aimable mise en train. L’éclatement potentiel
de la Grande-Bretagne (avec l’Écosse), de l’Espagne (avec la Catalogne), de la
Belgique (avec la Flandre), mais aussi demain de l’Ukraine, préfigure
l’explosion littérale de la « vieille Europe » entièrement asservie à
l’empire américain.
2. Poursuite
et accélération de la destruction des ressources naturelles et probabilité de
catastrophes écologiques de grande ampleur. Le paradoxe ici est que le discours
omniprésent n’a rigoureusement aucun effet. La « politique de
l’offre » consistant en une course effrénée à la productivité produit
nécessairement tous ces maux publics que la bonne conscience écologique prétend
combattre.
3. Destruction
de la culture humaine et de l’idée même de l’individu comme sujet libre – l’école
combinant la destruction des humanités classiques et la pratique des techniques
commerciales de la manipulation en constitue un bon exemple.
La colonisation du monde vécu
Parmi les caractéristiques majeures du mode de production
capitaliste aujourd'hui, la colonisation des consciences, c’est-à-dire la
colonisation du monde vécu est l’une des plus inquiétantes. L’idée de
colonisation du monde vécu a été développée par Habermas dans son premier
ouvrage important consacré à l’espace public. Tous les espaces où pouvait
s’exercer un usage public de la raison (pour reprendre une expression de Kant –
ont été envahi par les intérêts privés du capital. Significativement, la
publicité qui désignait précisément cet usage public de la raison est devenue
ce que l’on appelait jadis la réclame. Le principe de publicité, principe
juridique et moral des Lumières, est devenu l’organisation systématique de la
dépendance des consommateurs et du formatage de leurs désirs, en utilisant
d’ailleurs les moyens que lui ont fournis la psychologie et la psychanalyse
dévoyée.
Le « totalitarisme » du XXe a déjà
utilisé les méthodes de la technique moderne comme moyen d’asservissement des
masses, mais il ne pouvait se passer de la contrainte brutale, de la violence
sans frein même si elle était rationnellement organisée. C’était une domination
totale très coûteuse et finalement instable. Il s’agit aujourd’hui d’autre
chose : de diminuer les coûts directs de la domination en développant une
contrainte « douce », presque indolore. On oppose traditionnellement
la liberté à la contrainte. Comment s’exprime la contrainte ? Par la
souffrance, le sentiment intérieur d’oppression, la résistance sourde à cette
puissance extérieure qui s’exerce sur le sujet. Adorno fait justement de la souffrance,
de la prise de conscience de l’homme démuni le point de départ de toute
réflexion morale sérieuse.
Si on peut supprimer chimiquement cette résistance sourde, si
on peut faire en sorte que l’esclave prenne plaisir à travailler, en quoi
pourra-t-on dire que cet esclave est encore un esclave ? L’usage des
drogues comme moyen d’obtenir le consentement des dominés est une vieille
affaire. Pendant la Première Guerre mondiale, la gnôle a souvent servi de
carburant pour envoyer les soldats au front. Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, quand il fallait « retrousser ses manches, produire d’abord et
revendiquer ensuite », selon le mot d’ordre de Maurice Thorez, certaines
catégories de travailleurs (par exemple, les « ambulants » de la Poste,
pour citer ceux que j’ai connus) recevaient une ration de vin et de cigarettes
pour tenir le coup. Que l’on puisse modifier temporairement les sentiments des
hommes par toutes sortes de « pharmaka »,
c’est une donnée fondamentale de tout art médical depuis la plus haute antiquité.
Être « pharmakao », c’est
tout simplement avoir l’esprit embrouillé par un breuvage. Bien que,
selon lui, l’âme et le corps soient séparés radicalement sur le plan
ontologique, Descartes constate que l’âme est étroitement unie au corps et ce
constat l’avait conduit à considérer qu’une des applications les plus
importantes de la médecine serait de rendre les hommes « plus
sages ». Idée extravagante, évidemment, mais qui peut se retourner en son
contraire : la science médicale pourrait être mise au service non pas de
la sagesse, mais de la folie.
Cette idée ouvre la voie à une nouvelle conception de
l’esprit humain conforme à la logique des sciences positives, une logique qui
conduit au démontage de ce que l’on appelait du nom d’esprit. L’esprit est
considéré comme une chose (le cerveau, le système neuronal) ou une manière de
parler de l’activité de cette chose. Et cette chose est une chose
matérielle ce qui fait de la pensée une façon de parler des mouvements qui
agitent cette chose matérielle. Si l’esprit appartient bien à la nature et doit
donc être pensé comme quelque chose de naturel, pour autant la saisie
objectiviste des sciences de la nature est incapable de rendre compte
réellement de l’esprit parce que la subjectivité, par définition, ne peut pas
être l’objet des sciences de la nature. Reste à comprendre pourquoi les
neurosciences et les recherches en vue d’élaborer une « conception
scientifique », c’est-à-dire purement naturaliste de l’esprit humain sont
menées avec autant de vigueur.
Le progrès des neurosciences est sans doute une bonne
chose : on connaît mieux le cerveau, on connaît mieux son fonctionnement
et par conséquent on en peut mieux soigner les troubles et les lésions. On peut
même commencer à envisager des prothèses en cas de troubles fonctionnels
graves. On travaille beaucoup sur des dispositifs qui permettraient de
décoder les pensées (à partir d’une électroencéphalographe) pour les
transmettre à un ordinateur. Un sujet privé de toute possibilité motrice
pourrait ainsi, seulement par la pensée, commander un robot. Voilà de bonnes
nouvelles. Mais comme toujours, les moins bonnes suivent. On travaille sur des
expériences de « transmission de pensée » par ordinateur – des
expériences récentes dans ce domaine semblent indiquer le chemin à suivre. Les
progrès de l’informatique pourraient aussi prendre le relais du bon vieux
détecteur de mensonges. Bref, nous serions sur la piste du
« cérébroscope », la machine à lire dans les pensées – dont IBM a
annoncé la mise au point pour les années immédiatement à venir. Si on peut
associer rigoureusement une certaine configuration active de neurones et un
contenu de pensée, on pourra avoir une sémantique complète du cerveau et dès
lors se débarrasser définitivement de la notion d’esprit. La subjectivité
serait totalement objectivable et avec cette objectivation pourraient
disparaître les derniers vestiges de cette vieille idée de liberté.
Toutes les recherches menées actuellement conduisent à la
construction d’interfaces cerveau humain/ordinateurs, à la multiplication des
prothèses électromécaniques, en un mot à la constitution d’un continuum
homme-machine qui débouche sur « l’homme bionique ». La limite entre
la science-fiction et la technoscience serait ainsi en train de s’effacer. Bienvenue
au cyborg, successeur de
l’homme !
Mais là encore, la présentation est trompeuse, d’une
continuité de la maîtrise scientifique de l’homme. Des prothèses des bras et
jambes aux piles cardiaques pourquoi ne passerait-on pas à une phase
ultérieure, une plus grande intégration de l’individu et des prolongements
artificiels qui peuvent lui être utiles ? La psychologie scientifique n’a
eu de cesse de mettre à plat le fonctionnement de l’esprit humain et la
pharmacopée des pilules destinées à réguler le fonctionnement du système
nerveux n’a cessé de s’étendre : calmants, somnifères, antidépresseurs,
régulateurs de l’humeur et autres anxiolytiques encombrent les armoires à
pharmacie de presque tous les foyers. Cependant, ce qui est en cause, c’est
autre chose : il n’y pas une grosse différence entre l’absinthe des poètes
maudits, l’alcool de l’assommoir de Zola et le Prozac. On est dans le
domaine des drogues qui influent sur le fonctionnement du cerveau, perturbent
la pensée et les sensations, détraquent éventuellement l’imagination, comme les
crises de delirium dont est victime le personnage joué par Montand dans Le cercle rouge. Mais l’alcoolique
ravagé par l’alcool reste un sujet – tout comme les insensés de Descartes
continuent d’exprimer extérieurement qu’ils ont une âme, à la différence des
automates et des perroquets. Le projet technoscientifique qui se dessine
aujourd’hui a précisément comme visée de supprimer cette subjectivité.
L’alcoolique parle peut-être plus qu’il ne le voudrait à jeun, mais dans sa
parole reste maintenue la distinction entre ce qui est dit et ce qu’il pense
intérieurement. Dès lors qu’on dispose d’une « machine à lire les
pensées », alors cette distinction n’existe plus, elle est radicalement
abolie et si l’esprit de l’individu, son intériorité, est exposée aux yeux et à
la compréhension, alors cette intériorité n’existe plus et nous n’avons plus
affaire à un homme, mais à un androïde, analogue à ceux de Philip K. Dick dans Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ?, le roman d’où est tiré le film-culte de Ridley Scott, Blade Runner.[8]
On pourra objecter ceci : soit ce projet de démontage de
l’esprit selon les principes de la nature est une pure chimère et alors nous
n’avons pas à nous en effrayer plus que de l'histoire de Mary Shelley et la
créature du Dr Frankenstein ; soit ce n’est pas de la science-fiction,
mais de la science tout court et alors il est stupide de refuser cette vérité
scientifique très désagréable pour les humanistes attardés que nous sommes.
On peut écarter la première partie de cette objection. La
science-fiction est … de la fiction. Nous avons affaire à un projet sérieux,
sur lequel travaillent de nombreux laboratoires, qui mobilise des chercheurs de
nombreuses disciplines – de l’informatique à la philosophie en passant par la
neurobiologie et la psychologie. Nous ne sommes pas dans une libre création
intellectuelle comme le sont les romans de Dick, Huxley ou Orwell. Même si le
programme technoscientifique concernant l’esprit échoue dans sa tentative de
réduire la subjectivité – et fondamentalement il ne peut qu’échouer – il
produit des effets, légitime des pratiques et induit de nouveaux rapports entre
les individus.
La deuxième partie de l’objection n’est pas plus
convaincante. Comment le programme technoscientifique concernant l’esprit
pourrait-il être vrai ? Cela supposerait que soit écartée la vie
elle-même. Je peux toujours prendre du Prozac pour combattre ma dépression, je
n’éprouverai jamais la dépression comme un simple problème de recapture de la
sérotonine ! Je peux connaître les mécanismes de la douleur, cela ne
m’empêche pas d’avoir mal et le « avoir mal » est non objectivable.
Il est simplement la vie s’appréhendant elle-même. Ce n’est pas du tout par
hasard que les grands « triomphes » de la technoscience de l’esprit
se sont produits dans les techniques de simulation de la pensée réduite à la
pensée calculatrice. Au fond, quand on fait exécuter 2 + 2 à une
machine à calculer, on peut sans danger se passer de l’interrogation sur
l’effet que ça fait à un sujet humain de penser 2 + 2 ! Hobbes
n’a raison (« penser, c’est calculer ») que tant qu’on supprime des
opérations de pensée la pensée elle-même, c’est-à-dire la pensée qui
s’appréhende elle-même. En simulant les procédures calculatoires de la pensée
humaine, on ne construit pas des « machines à penser », mais plutôt
des « machines à ne pas penser ». Ces réfutations philosophiques,
cela va de soi, ne pourront jamais convaincre un partisan du programme de la
technoscience de l’esprit, puisque précisément la pensée philosophique est mise
hors jeu dès le début.
C’est qu’en réalité la théorie computationnelle de l’esprit,
les sciences cognitives et tout ce qui tourne autour du programme de la
technoscience de l’esprit n’ont pas comme objet de connaître l’âme humaine, à
la manière de Socrate ou Descartes. Une telle connaissance est considérée comme
une entreprise dénuée de sens. Il s’agit au contraire de mettre au point de
techniques qui permettent d’agir avec des résultats prévisibles sur les autres
esprits. Ni la vérité ni le soin des esprits dérangés ne sont les objectifs de
cette entreprise, mais c’est bien plutôt la poursuite de cette « colonisation
des esprits » dont parle Remo Bodei. En s’appuyant sur l’étude d’auteurs
caractéristiques du XXe siècle et des tournants profonds qui le
marquent, Bodei montre comment, l’idée d’âme ayant perdu progressivement de sa
force, a commencé la fabrication consciente de l’individualité au moyen des
instruments artificiels de la politique et des savoirs scientifiques, si bien
que par des techniques d’ingénierie humaine, le pouvoir peut s’intérioriser,
rendant l’individu plus malléable, plus souple à gouverner ; il envahit sa
conscience. La caractéristique propre des totalitarismes, c’est qu’ils ont
réussi à « conquérir et à profaner la citadelle intérieure de la
conscience ». Défendant, à la manière d’Adorno, le
sujet individuel, le « je », comme seul centre de résistance
potentielle et de jugement critique, Bodei montre par quels moyens même dans
les sociétés plus ou moins « démocratiques » se développe cette
« colonisation des consciences ».
Aux classiques moyens répressifs s’ajoutent ou se substituent
les moyens de la séduction, à la peur de la mort comme menace permanente du
pouvoir se joint ainsi l’intérêt de la politique pour la vie, la santé et le
bien-être des citoyens, tout autant que la mise à disponibilité de pascaliens divertissements de masse …[9]
Comprendre la transformation de la situation métaphysique de
l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au
contrôle du psychisme n’est donc possible que si on les resitue dans le
mouvement d’ensemble de la modernité, ou plutôt dans cette involution de la modernité,
née sous le signe de la libération de l’homme et de la promotion de l’individu
et qui se transforme en contrôle généralisé et conformisme de masse, même quand
il s’agit d’un narcissisme de masse[10].
Le processus de liquidation de la subjectivité comme ce à
quoi s’articule toute possibilité de parler de la liberté n’est pas encore
allée à son terme et sans doute même ne pourra-t-il jamais y aller. Mais la
signification de la technoscience de l’esprit est sans ambiguïté. C’est pour
cette raison que la question de la philosophie, c’est-à-dire de la défense de
ce qui, depuis au moins Platon, se présente sous ce nom, est une tâche
intellectuelle absolument prioritaire, car la philosophie – même la philosophie
matérialiste – est dans son existence même une objection irréductible à la
tentative de rendre l’homme prévisible et calculable.
On peut mieux comprendre comment fonctionne la machine à
formater les cerveaux et, en particulier saisir pourquoi les mensonges les plus
grossiers sont si facilement tenus pour des vérités. On sous-estime trop
l’importance non seulement des médias traditionnels, mais aussi des nouveaux
médias comme internet dans ces processus qui
produisent l’homme de masse dépourvu d’intériorité. Günther Anders a montré
les raisons pour lesquelles on ne peut pas tenir le média
« télévision » pour un outil neutre. Anders remarque la différence
essentielle entre cinéma et télévision. « La consommation de masse,
aujourd'hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur
à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l'homme de
masse. »[11]
Le cinéma permet la consommation en masse, collectivement, de marchandises
destinées à la masse. Mais ajoute-t-il, « rien ne contredit plus
violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de
consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs,
jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et
même reproduction d’une marchandise. »[12] La
production de masse des appareils récepteurs demande précisément qu’on en
finisse avec cette consommation collective. C’est ainsi qu’est né
« l’ermite de masse » ![13] Et Anders
écrivait cela avant l’explosion des chaînes de télévision, de l’internet et de
la VOD qui permet à chacun de se composer son programme.
Diriger les masses dans le style d’Hitler est désormais
inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte
qu’il soit fier de ne plus avoir de personnalité), on n’a plus besoin de le
noyer dans le flot de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse.
L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant
mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et
les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du conditioning,
qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés
les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes.
Puisque ce traitement se fait passer pour « fun », puisqu’il
dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle, puisqu’il lui laisse
l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec
une totale discrétion.[14]
Günther Anders remarque, dans le même texte, que :
En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision
nous traitent comme des enfants et des serfs[15].
À quoi l’on pourrait opposer que précisément l’internet
(« 2.0 ») redonne justement la parole qu’avaient retirée les médias
du XXe siècle. Mais c’est une illusion. Le bavardage permanent est
un moyen encore plus efficace d’éliminer la parole en renforçant l’illusion de
la liberté. L’aliénation atteint son point culminant. Pour terminer sur ce
point voici 10 thèses que Anders propose à partir de son analyse de la
télévision :
1.
Quand c'est le monde qui vient à nous et non
l'inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les
habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2.
Quand il vient à nous, mais seulement en tant
qu'image, il est à la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique.
3.
Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne
pouvons certes pas disposer de lui, mais nous pouvons l'allumer et l'éteindre),
nous détenons une puissance divine.
4.
Quand le monde s'adresse à nous sans que nous
puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la
servitude.
5.
Quand il nous est seulement perceptible et que
nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en
voyeurs.
6.
Quand un événement ayant eu lieu à un endroit
précis est retransmis et peut être expédié n'importe où sous forme d'« émission
», il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente :
l'espace dans lequel il advient n'est plus son « principe d'individuation ».
7.
Quand il est mobile et apparaît en un nombre
virtuellement illimité d'exemplaires, il appartient alors, en tant qu'objet,
aux produits de série. Il faut payer pour recevoir ce produit de série : c'est
bien la preuve que l'événement est une marchandise.
8.
Quand il n'a d'importance sociale que sous forme
de reproduction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et
paraître, entre réalité et image, est abolie.
9.
Quand l'événement sous forme de reproduction
prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se
conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple
matrice de sa reproduction.
10.
Quand l'expérience dominante du monde se nourrit
de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur le concept de « monde
» (pour autant que l'on entende encore par « monde » ce dans quoi nous sommes).
On perd le monde, et les émissions font alors de l'homme un « idéaliste ».
On le voit, il ne s’agit pas de technique, mais de la
situation de l’homme, de son être-au-monde.
Günther Anders et la « honte prométhéenne »
Je poursuis encore ici avec Günther Anders parce qu’il me
semble que son travail est « francfortien » dans son inspiration
fondamentale et dans ses méthodes d’analyse.
Dans son livre, Obsolescence
de l’homme, Günther Anders consacre le premier essai à la « honte
prométhéenne ». Voici comment il présente sa première rencontre avec cette
« honte » :
J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on
venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus
étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines
exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a
commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus
frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte
d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans
une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et
un tel raffinement.
Cette honte est celle du manant introduit pas hasard dans la
société des grands, à cette différence que la société des grands était faite
d’humains et que les grands devant lesquels T. a honte sont les machines,
des choses produites par les humains. Anders poursuit :
Si j’essaie d’approfondir cette « honte
prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, « l’opprobre
fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son
existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce
qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non
calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.
On ne saurait mieux décrire ce qui pousse au désir insensé de
fabriquer des humains ou au désir tout aussi insensé de ramener son esprit à
une simple mécanique au fonctionnement prévisible. Augustin voit dans
l’inversion du créateur et de la créature la manifestation même de l’hérésie.
Anders note que c’est un processus semblable qui caractérise l’homme saisi de
la « honte prométhéenne » : la créature (la machine) devient
l’objet d’admiration, elle prend un caractère sacré et l’homme (qui est
pourtant le créateur de la machine) devient objet de mépris. Les manifestations
du culte des choses sont suffisamment nombreuses et suffisamment étudiées par
les sociologues pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir. Le plus intéressant,
c’est cette aspiration au devenir-machine de l’homme, c’est-à-dire une
aspiration à se débarrasser simultanément du « je » et de la liberté
qui lui est inextricablement liée. Anders résume la situation d’une
formule : « Le sujet de la
liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont
libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. »
C’est pourquoi, comme le note encore Anders, l’homme doit se
consacrer au « human engineering »,
c’est-à-dire à la tentative de faire de son corps l’équivalent d’une machine,
quelque chose d’aussi parfait qu’une machine. Dans l’attention que les individus
portent à leur corps, on voit trop souvent une simple manifestation de
narcissisme. Si c’était le cas, ce ne serait pas trop grave. Mais la vérité est
bien pire : ce n’est plus la beauté des dieux de la statuaire grecque qui
fixe les normes, car en elle, on peut toujours se reconnaître, mais la
perfection fonctionnelle des machines. Il y a quelques années une
publicité de Citroën pour son modèle baptisé « Picasso » montrait les robots dédiés à la peinture sur la
chaîne de montage. Le robot se mettait à peindre le véhicule en suivant un
graphisme inspiré d’une toile de Picasso. Mais le précision et la rapidité
d’exécution ne laissaient aucun doute quant à la conclusion à tirer : la
machine est bien supérieure à l’homme et le génie de Picasso doit s’effacer
devant la perfection machinique de la « Picasso ». Se retournant dans
sa tombe, le peintre a dû être saisi, lui aussi, comme le T. de Günther Anders
par cette honte prométhéenne.
La désublimation répressive
La psychanalyse dans l’esprit de son fondateur visait à
l’émancipation et certainement pas à produire des individus conformes aux
exigences de la machine sociale. Dès Minima Moralia, Adorno critique
sévèrement l’utilisation de la psychanalyse comme instrument de normalisation
visant à amener les individus à accepter dans la joie la vie aliénée organisée
par le mode de production capitaliste. Il écrit ceci à propos du bonheur sur
ordonnance :
pour y prendre part, le névrosé rendu heureux, doit
abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu lui laisser le
refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui
faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en
mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants
français », en buvant sec, et en faisant l’amour dans les limites
hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ». Le mot de
Schiller : « que la vie est belle !»[16]
n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est
devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus
avec le matraquage publicitaire omniprésent auquel la psychanalyse accepte de
collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation.
Puisqu’aussi bien, c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, et non
pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant
leur santé se soit améliorée le moins du monde – une méthode cathartique digne
de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et de
succès économiques, mais aider les hommes à prendre conscience du malheur, du
malheur en général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ;
elle aurait à leur ôter les pseudo satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre
odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux comme s’il ne le tenait
pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination.[17]
Cette longue citation d’Adorno nous place directement face à
l’une des questions majeures auxquelles nous sommes confrontés : comment
le capitalisme fait la propagande du bonheur obligatoire afin d’assurer sa
domination. Écrit à la fin des années 40 dans le contexte américain, le texte
d’Adorno prend une singulière actualité. Retenons le passage clé : « c’est en fait de n’avoir plus assez
d’inhibitions, en non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains –
sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde ». Il
ouvre directement au concept de « désublimation répressive ».
Dans un ouvrage fameux en son temps, L’Homme Unidimensionnel, Marcuse développe le concept de
« désublimation répressive ». Le concept de sublimation est emprunté
à Freud qui désigne par ce terme le processus de « désexualisation »
de l’énergie sexuelle qui se fixe alors des buts idéaux. Ce processus
permettrait, selon Freud, de rendre compte d'activités humaines apparemment
sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la
force de la pulsion sexuelle, principalement l'activité artistique et
l'investigation intellectuelle. « La pulsion est dite sublimée dans la
mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets
socialement valorisés », disent Laplanche et Pontalis[18]. Plus
généralement, selon la théorie analytique, aucune civilisation et, pour tout
dire aucune société humaine, n’est possible sans la répression/canalisation de
la pulsion sexuelle[19]. Il
pourrait donc sembler que la diminution de la répression sexuelle et la
désublimation soit deux processus corrélés. Nous n’aurions finalement pas
beaucoup de choix : renoncer à la répression reviendrait à renoncer à la
culture dans ses manifestations les plus élevées. Marcuse montre que la société
avancée, c’est-à-dire la nôtre, modifie considérablement les données du problème.
Après avoir montré que la productivité technologique croissante et la conquête
de l’homme et de la nature ont produit une intégration politique à la société
avancée, il soutient qu’il y a un phénomène analogue dans le domaine de la
culture. Il y a un processus de désublimation qui prévaut dans certains
secteurs de la société et qui conduit à la liquidation de nombreux éléments de
la « grande culture » ou de ce que Marcuse appelle « culture
supérieure », non parce que la « grande culture » se
vulgariserait et dégénérerait, mais tout simplement parce qu’il n’y a plus de
place pour elle dans la société avancée.
Le culte de la personnalité, de l’autonomie, de
l’humanisme, de l’amour tragique et romantique, c’est l’idéal d’une époque
révolue. […] Aujourd’hui, l’homme peut faire plus que les héros ou les
demi-dieux que sa culture a mis à l’honneur ; il a résolu beaucoup de
problèmes qui paraissaient insolubles. Mais il a aussi trahi l’espoir et
détruit la vérité que les sublimations de la culture supérieure protégeaient.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a
plus de culture : on produit des livres en quantités jamais atteintes
auparavant, il y a des universités, des étudiants – et là aussi bien plus qu’il
n’y en a jamais eu. Mais, ce que dit Marcuse est un peu différent : il
soutient que la culture qui demeure et prospère est unidimensionnelle. La « grande culture », fondée sur la
sublimation, suppose une mise à distance des intérêts quotidiens, des réalités
matérielles immédiates. Elle constitue ainsi une autre dimension de la réalité.
La société moderne rabat cette autre dimension (la culture) sur la première (la
production). Elle ne la détruit pas, mais elle peut faire usage en cas de
besoin – par exemple, pendant la guerre froide, mais de manière
instrumentalisée. Elle lui ôte seulement tout ce qui manifeste le processus de
sublimation, et c’est une des conséquences directes de l’extension de la
domination de la marchandise :
Si les communications de masse confondent harmonieusement,
et souvent de manière subreptice, l’art, la politique, la religion, la
philosophie et le commerce, elles n’en réduisent pas moins ces domaines
culturels à un dénominateur commun : la forme marchande.[20]
Ici, peu importent le contenu des œuvres d’art ou le sens de
la pensée philosophique dès lors qu’elles sont réduites à des marchandises, des
objets commercialisables et tous commensurables. Le diagnostic que Marcuse
porte au début des années 1960 – son livre paraît en 1964 aux États-Unis –
s’est révélé parfaitement exact et confirmé par les nouveaux développements
survenus depuis un demi-siècle. Les films publicitaires sont considérés à
l’égal des œuvres d’art et les œuvres d’art elles-mêmes deviennent des objets
publicitaires.
La distanciation artistique est sublimation. Elle crée des
images de situations qui sont inconciliables avec le principe de réalité
établi ; mais en tant qu’images culturelles, elles deviennent tolérables,
instructives mêmes et utiles. Cette imagerie a perdu son efficacité. Le fait
qu’elle prend place dans la cuisine, le bureau, le magasin, qu’elle est mise en
circulation dans un but commercial, pour les loisirs est en un sens une
désublimation – il remplace une satisfaction médiatisée par une satisfaction
immédiate. Mais cette désublimation se fait à partir d’une « position de
force » de la société qui peut se permettre de donner plus qu’auparavant
parce que ses intérêts ont été pris en charge par ses citoyens au plus profond
de leur être et parce que les satisfactions qu’elle procure sont des éléments
de cohésion sociale et de contentement.[21]
La « grande culture » ne pouvait exister et
n’existait que comme une critique du règne de la bourgeoisie. Elle était,
certes, portée par la bourgeoisie qui en faisait son supplément d’âme et un
facteur de cohésion (respect des maîtres, respect du savoir, respect de ce qui
dépasse l’homme ordinaire). Mais en même temps, elle valorisait le
désintéressement, critiquait la vénalité, exaltait les valeurs les plus
élevées, elle était spiritualiste par essence – même, elle récitait Lucrèce ou
les grands philosophes matérialistes. La culture de la « société
avancée » n’a plus rien de critique : elle s’insère dans les
industries culturelles et produit selon les normes de l’industrie. Là où la « grande
culture » s’évertuait à instituer des hiérarchies, la culture
« désublimée » méprise ces hiérarchies. Elle est radicalement
démocratique. Tout se vaut. Tout le monde a le droit d’être un
artiste et, pour tout dire, tout le monde est artiste et tout est art. Avec la
désublimation, il n’y a plus de place pour le sublime ni pour le tragique.
Place à la fête ! Place à la foire ! La « grande culture »
était la mauvaise conscience de la bourgeoisie : de Balzac à Thomas Mann.
Sous le règne de la désublimation, il n’y a plus de place pour la mauvaise
conscience. La littérature est normalisée – les États-Unis, toujours en avance,
montrent la voie avec les écoles d’écriture : on peut devenir un bon
romancier comme on devenait un bon tourneur-ajusteur. Cette désacralisation de
la culture, cette perte de l’aura de l’œuvre d’art dont parlait Walter
Benjamin, a pu être vécue comme une libération des anciennes disciplines – tout
le mouvement de l’art moderne se présente comme un effort d’émancipation de la
tyrannie des règles de l’art. Mais c’est aussi une conséquence du poids
croissant de la technoscience dans la vie de tous les jours, qui participe du
« désenchantement du monde » et des tendances les plus profondes de
« l’esprit du capitalisme », ses tendances égalisatrices dès lors que
l’unique mesure devient l’équivalent général, l’argent. Mais, dans le même
temps, cette tendance égalisatrice produit, comme l’avait déjà soutenu
Tocqueville, un conformisme étouffant. Ironique et décalé sur son époque, Régis
Debray écrit :
Aujourd'hui, la vérité des sentiments personnels l'emporte
sur les statuts et les convenances, l'authenticité a fait reculer les
faux-semblants. Tant mieux. Mais on ne peut pas être anticonformiste en
tout ; chaque époque fait sa part du feu. Dans celle qui s'ouvre,
l'originalité des mœurs est recommandée, celle des pensées, des goûts
artistiques et des choix politiques déconseillés. L'amidon n'empèse plus la vie
privée, il décolore l'espace public. Il prendra la forme d'un américanisme bon
teint, tempéré par l'humanitaire et diplomatiquement docile.[22]
Régis Debray va cependant trop vite à propos de l’originalité
des mœurs. Au cœur de ce processus, on trouve le bouleversement radical du
rapport des instances sociales dominantes avec la sexualité. Si « le
principe de plaisir absorbe le principe de réalité », il est possible non
pas de libérer, mais de libéraliser la sexualité sous des formes directement
utilisables par les instances chargées de produire du consensus et de la
soumission à la domination. Analyste fin de cette « libération
sexuelle » annoncée dans les années 60 et qui explosera après 68, Marcuse
y voit une « désublimation très efficace », rendue possible par le
développement des contrôles sociaux de la technologie qui « généralisent
la liberté tout en intensifiant la répression »[23]. La
libération de l’énergie sexuelle va de pair avec une dés-érotisation du monde –
par exemple de la nature et un asservissement croissant de la sexualité à des
dispositifs techniques normalisés. L’industrie pornographique, largement
démocratisée par internet en donne un premier exemple. Mais, alors qu’on fait
pas mal de bruit autour de ce phénomène, on oublie que l’essentiel se joue
ailleurs. Quand la sexualité « épanouie » figure dans les magazines
entre les recettes de cuisine diététique et l’apologie de l’activité sportive,
c’est bien que le sexe n’a plus rien à voir avec l’érotisme, mais devient une
des sous-disciplines de la gymnastique.
Adorno note :
La dissolution objective de la société se révèle
subjectivement dans la faiblesse de l’impulsion érotique, qui n’est plus
capable de relier entre elles les monades assurant leur propre conservation,
comme si l’humanité imitait la théorie physique de l’explosion de l’univers.
[…] Depuis que l’organisation ne laisse plus de temps au plaisir conscient et
l’a remplacé par des fonctions physiologiques, le sexe libéré de ses
inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même
plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée
comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers.[24]
Une remarque en passant : nous avons sans doute là
l’explication de l’obsession des post-modernes visant à remplacer la notion de
sexe par celle de genre, bien plus « propre sur elle »...
L’éducation « victorienne » réprimait les
manifestations de la sexualité juvénile et confinait aux maisons closes les extra
du fantasme. Mais il se pourrait bien que l’éducation libérale, qui initie tôt
les jeunes gens aux affaires sexuelles, en leur prodiguant conseils d’hygiène
et de prudence, ait finalement des effets répressifs tout aussi ravageurs. La
jouissance transformée en obligation de jouir, en impératif orgastique, crée de
nouvelles frustrations. On a repoussé les barrières de la transgression
beaucoup plus loin sans doute qu’elles ne l’ont jamais été, du moins à une
échelle de masse, et du même coup on rend celle-ci plus violente, plus
dangereuse. La frontière entre le fantasme (ou sa représentation) et le réel
devient souvent très mince. Tous les « psys » s’accordent sur ce
point : la difficulté de vivre de nombreux jeunes (et en particuliers des
jeunes garçons) est largement liée à la consommation massive d’images pornos
qui deviennent la norme pour s’affirmer comme un « homme », un
« vrai ».
La consommation de masse ne se contente pas des biens de
consommation et d’usage ordinaires : alimentation, vêtements, appareils
ménagers. Elle tend à envahir tous les champs de la vie et singulièrement ceux
qui, jadis, étaient réservés à l’intimité. Il ne s’agit pas seulement du
traitement médiatique de la sexualité ou de la sexualité des jeunes. De manière
très emblématique, la « téléréalité », ainsi nommée parce qu’elle est
l’empire du faux, met en scène l’intimité sous l’œil du voyeur. Les multiples
« shows-psy » convient vedettes et quidams à venir parler de ce dont
on ne parlait pas. On peut demander à un ancien ministre ce qu’il pense de la
fellation. La surabondance du discours sexuel dans l’espace public vise à
régler l’espace intime, à le soumettre aux disciplines du corps exigées par la
« société avancée ». Jusqu’au point où l’on demande une
sanction (ou plutôt une sanctification) étatique et juridique des diverses
pratiques et orientations sexuelles (cf. supra).
Enfin, alors que Hegel fait de la dialectique des besoins le
principe de la civilisation par le raffinement, la désublimation dans la
« société de consommation » uniformise les goûts et promeut la
grossièreté comme une de ses valeurs importantes. Est-il besoin d’en donner des
preuves ? Là encore, on y peut voir, et on doit y voir, l’affaissement des
distinctions sociales et les effets niveleurs du capitalisme. Un président en
short, faisant, « comme tout le monde », son jogging dans les rues de
New-York est forcément un président démocratique. L’abandon, en voie de
généralisation, du port de la cravate abolit les distances sociales entre les
cadres, les professions libérales et les ouvriers. La généralisation du
tutoiement, l’uniformisation des registres du langage, la banalisation des
« gros mots » et des expressions vulgaires dans le discours public,
la violation de la syntaxe par les plus hauts personnages de l’État s’inscrivent
dans cet effacement des marques de distinction qui caractérisaient la société
d’hier. On disait : « il parle comme un charretier » ! Mais
le président d’aujourd’hui parle comme le charretier d’hier.
Les marques de distinction se retrouvent ailleurs : dans
ce que l’homme distingué peut acheter. Il n’est nul besoin d’être riche à
millions pour employer correctement l’imparfait du subjonctif ou pour
construire correctement les phrases négatives… La correction et la
civilité et même le port de la cravate le dimanche ou dans les rassemblements
et manifestations sont à la portée de tous. En revanche, les grosses berlines
et montres de luxe sont des signes visibles et directement mesurables que les
clivages sociaux demeurent. Mais ils s’expriment sous des formes que les
générations antérieures eussent trouvées des plus vulgaires.
Il n’est pas question de nourrir le regret du « bon
vieux temps ». La discipline par laquelle on inculquait à quelques
privilégiés les beautés de la « grande culture » était épouvantable :
le raffinement n’allait point sans les formes les pires de la cruauté et de la
barbarie et les grandes écoles britanniques avec la pratique du fouet et un
mépris total de la souffrance des jeunes gens sont restées des archétypes de ce
qui a conduit à la révolte des jeunes générations contre l’éducation à
l’ancienne. Il n’est pas question non plus de faire l’apologie de la répression
sexuelle sur le modèle victorien dont Freud a montré suffisamment les effets
pathogènes. Il s’agit seulement de lever le voile sur les prétendues
libérations de notre époque afin de se demander si, à la désublimation
répressive, il ne serait pas possible d’opposer une sublimation non répressive.
Plus généralement, la société contemporaine n’est pas
« postcapitaliste ». Bien au contraire, elle déploie tout ce que le
capitalisme contient comme potentialités. Si le terme de « société de
consommation » est critiquable, car la société de consommation est loin de
l’être pour tous, la manière dont le capitalisme étend son contrôle dans la vie
quotidienne et à travers les éléments de confort qu’il offre mérite d’être
faite. Les œuvres d’un Marcuse ou d’un Lefebvre contiennent un potentiel
d’intelligibilité de notre présent qui mériterait d’être cultivé avant de
tomber dans le débat douteux opposant les tenants de la frugalité aux
apologistes de la consommation. Il s’agit de comprendre comment est rendue
possible l’intégration des masses au fonctionnement d’un système qui opprime
l’immense majorité.
Conclusion
Adorno écrit :
Le progrès et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la
culture de masse que seule une ascèse barbare à l’encontre de cette culture de
masse et du progrès dans les moyens qu’elle met en œuvre permettrait de revenir
à ce qu’il y avait avant la barbarie. (MM, §30)
Cela trace les éléments d’un programme. Un programme qui est
d’abord un programme de résistance à la nouvelle barbarie. Un tel programme est
aujourd’hui ce que combat la « gauche » libérale-libertaire qui est à
la pointe de la « désublimation répressive » (avec ses prétendues
réformes « sociétales ») et qui pousse encore plus loin que la droite
la lutte pour en finir avec la culture, remplacée par le « tout
culturel », c’est-à-dire la camelote de la « libre expression »
qui remplace toute véritable éducation et tout véritable sens de l’art et de la
beauté des choses qui constituerait une des dimensions d’un épanouissement des
individus rendu possible par la fin de l’abrutissement du travail aliéné.
Malheureusement, nous avons peu de raisons d’être optimistes :
Seule une régression permanente rend les classes
inférieures aptes aux tâches abrutissantes qu’exige d’elle la civilisation
autoritaire. C’est justement ce qui en elles paraît informe qui est le produit
de la forme sociale. Les barbares engendrés par la civilisation ont toujours
été utilisés par celle-ci pour maintenir en vie sa propre nature barbare. La
domination délègue à certains de ceux qu’elle domine la violence physique sur
laquelle elle s’appuie.[25]
Nous n’avons pas l’impression de vivre dans une civilisation
autoritaire puisque « tout est permis » (ou presque), mais en réalité
rien n’est possible. Les dominés se font eux-mêmes violence dans l’intérêt des
dominants : « la domination se transmet à travers les dominés »
(ibid.). La régression permanente est sous nos yeux, chaque jour plus
effrayante. Peut-être reste-t-il l’espoir qu’une fois totalement à terre, il ne
restera à l’homme qu’à se redresser.
[1]M.
Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C.
Maillard et S. Muller, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel »
[2]E.
Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S.
Bachelard, PUF, 1965, p. 138
[3]Op.cit.
p. 18/19
[4]J.
Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, collection
« Tel »
[5]TW
Adorno, Minima moralia, §38, Payot, 2001, p.67
[6]Voir
Domenico Losurdo, Heidegger et
l’idéologie de la guerre, PUF, 1998, collection « Actuel Marx
Confrontation ».
[7]Voir
G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivrea 2001.
[8]Descartes
pose la question dans La lettre au Marquis de Newcastle : qu’est-ce
qui permettrait de distinguer un automate bien imité d’un humain ? Ce qui
est un des thèmes majeurs du livre de P.K. Dick. Descartes distingue clairement
les fous des machines capables de parler, car, dit-il, les fous ont une âme et
leur conversation ne laisse pas d’être « à propos ».
[9]D’après
une enquête récente, l’âge moyen des joueurs de jeux vidéo serait autour de 38
ans ! Cela en dit long de l’état abêtissement des populations. Il est vrai
que certains de ces jeux, parmi les plus connus, sont déconseillés aux moins de
18 ans en raison de leur extrême violence. Mais cela n’empêchera pas les
marchands de cette camelote et les idolâtres à demi gâteux des nouvelles
technologies de voir dans l’aptitude aux jeux vidéo la forme par excellence de
l’intelligence de demain.
[10]H.
Marcuse, op.cit. p. 105
[11]G.
Anders, "Le monde comme fantôme et comme matrice" in Obsolescence
de l'homme, éditions Ivrea, 2001, p.119
[12]op.
cit. p. 120-121
[13]La
télévision était un moyen collectif de réception des programmes, la
collectivité étant réduite à la famille ou aux amis invités pour telle ou telle
occasion. Désormais avec l’ordinateur et ses déclinaisons miniaturisées,
tablettes et smartphones, de nouveaux progrès peuvent être faits vers la
production de « l’ermite de masse ».
[14]Op.
cit. p. 122
[15]Op.
cit. p. 125
[16]Schiller,
Dom Carlos, Acte IV, scène 21
[17]T.W.
Adorno, Minima moralia, §38, traduction de Éliane Kaufholz et Jean-René
Ladmiral, Payot, 2001, p,66-67
[18] J.
Laplanche et J-B Pontalis, Vocabulaire de
la psychanalyse, PUF, collection « Quadrige ». Le concept
est cependant très antérieur à Freud. On peut en trouver les premières
esquisses chez Platon (dans Le Banquet)
et chez Aristote dans sa théorie du génie.
[19]Ce thème
est largement développé dans deux importants essais de Freud, L’avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation.
[20] H.
Marcuse, op.cit. p.90
[21]H.
Marcuse, op.cit. p. 105
[22]R.
Debray, Dégagements, Gallimard, NRF,
2010, p.19
[23]H.
Marcuse, L’homme unidimensionnel,
p.89
[24]TW
Adorno, MM, §107, p.181
[25]TW.
Adorno, MM, §117, p195
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