jeudi 30 août 2012

Lasch avec Marx

Un refuge dans ce monde impitoyable

Christopher Lasch, de manière très paradoxale, pourrait être classé dans la rubrique « freudo-marxisme » de l’histoire des idées contemporaines. Qu’il se réfère à Freud et même à une lecture très orthodoxe de Freud, Un refuge dans ce monde impitoyable en témoigne suffisamment, y compris et surtout dans ses polémiques contre les « révisionnistes » à la Fromm – même si on peut penser que Fromm n’est pas seulement cet iréniste décrit par Lasch mais aussi l’auteur d’un essai stimulant sur La passion de détruire[1]. Pour le marxisme, évidemment l’appellation ne convient pas. Lasch est un adversaire constant du « progressisme » et de la philosophie de l’histoire du marxisme orthodoxe. En ce sens d’ailleurs, il rejoint certaines des orientations prises par Adorno et Horkheimer, les principaux représentants de l’école de Francfort. Si on lit attentivement Lasch, on y voit l’attachement constant à une tradition critique qui, bien qu’hostile au marxisme, s’appuie sur la pensée de Marx ou la retrouve par d’autres chemins.
Si Lasch paraît étranger au marxisme, c’est parce qu’il critique radicalement l’abandon par les marxistes et par la gauche en général de ce que l’on pourrait appeler un « point de vue de classe ». Dans La révolte des élites, une charge contre l’idéologie des nouvelles classes moyennes intellectuelles, il s’en prend à ceux qui substituent aux conflits sociaux, à la lutte des classes, les oppositions de race et de sexe. Ainsi « la meilleure façon de comprendre les conflits culturels qui ont bouleversé l’Amérique est d’y voir une forme de guerre des classes »[2]. Ou encore ceci : « L’abandon des vieilles idéologies n’annoncera pas un âge d’or du consensus. Si nous pouvons surmonter les fausses polarisations que suscite aujourd’hui la politique dominée par les questions de sexe et de race, peut-être découvrirons-nous que les divisions réelles restent celles de classes. »[3]
La lecture de ce livre nous donne d’ailleurs des clés précieuses pour comprendre les évolutions politiques et sociales qui ne bouleversent pas seulement l’Amérique mais l’Europe tout entière. Dans Le seul et vrai paradis, publié aux États-Unis en 1991, Lasch démolit l’idéologie du progrès. On dira que cette critique n’a rien de très originale : les critiques de type écologiste (Ellul, Jonas ou les heideggériens) sont bien connues et dominent encore largement le débat public aujourd’hui. La Dialectique de la raison de Adorno et Horkheimer avait exploré brillamment le terrain sur le plan philosophique. On pourrait, dans le même ordre d’idée et dans une inspiration de type philosophie analytique, citer le livre de von Wright, Le mythe du progrès. Cependant, l’analyse de Lasch est originale à bien des égards. De l’école de Francfort, Lasch a appris l’importance d’une théorie de la culture et la nécessité de ne pas couper l’analyse psychologique de la compréhension des phénomènes sociaux. À l’inverse des critiques écologistes du progrès, Lasch ne s’intéresse pas à la critique de la technique qui lui semble visiblement sans intérêt, et il se concentre sur les questions de philosophie politique et d’autoreprésentation de la société (ce qu’on pourrait encore appeler une analyse critique des idéologies). Là encore, une certaine lecture de Marx pourrait nous conduire à la même critique de l’apologie du progrès, à condition qu’on oublie les dogmes de la « croissance des forces productives » et qu’on veuille bien lire avec l’attention qu’elles méritent les pages que Marx a consacrées à la destruction des communautés paysannes lors de la « grande transformation » qui marque la naissance du capitalisme en Angleterre, ou encore aux communautés paysannes russes.
Le lecteur pourrait nous faire remarquer qu’il devient plus difficile de relier Marx et Lasch lorsque l’on traite de la famille. Lues un peu vite, les paroles du Manifeste de 1848 résonnent encore : le communisme n’est-il pas la fin de la « famille bourgeoise » ? « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. » Ou encore « L'abolition de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet infâme dessein des communistes. Sur quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude, n'existe que pour la bourgeoisie ; mais elle a pour corollaire la suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique. La famille bourgeoise s'évanouit naturellement avec l'évanouissement de son corollaire, et l'une et l'autre disparaissent avec la disparition du capital. » Mais ces déclarations sont loin d’être aussi univoques : « Les déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation, sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents deviennent de plus en plus écœurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail. Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en chœur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la  des femmes ! Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation. Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production. » Marx n’appelle donc pas à la destruction de la famille – un appel qui serait parfaitement ridicule. Il constate que le développement même du mode de production capitaliste détruit la famille en la réduisant à des rapports d’argent et des rapports d’exploitation. On ne trouvera rien de profondément différent dans Un refuge. Le travail de Lasch consiste précisément à montrer que là où féministes, progressistes et libéraux en tous genres voient un progrès de l’émancipation humaine – celle qui nous débarrasse de la vieille famille patriarcale oppressive – s’accomplit en réalité un élargissement de la sphère de domination du mode de production capitaliste. Sa défense de la famille nucléaire refuse d’être assimilée à une politique réactionnaire et il s’agit de comprendre que « la famille constitue une ressource culturelle importante dans la lutte menée par la classe ouvrière pour sa survie. »[4]
La différence fondamentale entre Lasch et Marx ne réside pas dans un désaccord de fond mais dans une différence de position historique. Lorsque Marx annonce la mort de la famille bourgeoise, il n’annonce ni le vagabondage sexuel généralisé, ni l’abolition de la différence des sexes et autres calembredaines post-modernes. Il est persuadé qu’une nouvelle famille, débarrassée des rapports d’argent surgira prochainement avec le communisme dont le triomphe lui semble proche en 1848 ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toutes ces questions sociétales n’occupent chez Marx rigoureusement aucune place (au grand dépit des gauchistes marxistes). Lasch au contraire écrit à une époque où la perspective d’une transformation sociale radicale semble bien éloignée et où, au contraire, c’est la « révolution passive » (Gramsci) qui mine progressivement toutes les bases de l’indépendance et de l’autonomie des individus en détruisant toutes les formes d’organisation sociale et culturelle qui permettent de résister au grand automate qu’est le capital soumettant tout à sa loi.
Ainsi la critique du féminisme opérée par Lasch s’inscrit entièrement dans une problématique marxienne : « Le problème du travail des femmes doit être envisagé à partir d’une perspective plus radicale que tout ce qui a pu émerger du mouvement féministe. » Ce n’est donc pas leur radicalité que Lasch reproche aux féministes et aux courants de la nouvelle gauche, c’est bien plutôt leur manque de radicalité ! Et il précise encore : « Plutôt que de se demander comment les femmes peuvent s’émanciper de la famille, il faudrait se demander comment le travail pourrait être réorganisé – humanisé – de façon à leur permettre d’entrer en compétition avec les hommes sur le terrain économique sans avoir à sacrifier leur famille ou même l’espoir d’en fonder une. »
L’analyse de Lasch est conduite entièrement en posant comme acquises les principales thèses de Marx, telles qu’on peut les lire dans Le Capital. Que la sauvagerie et la violence soient d’abord le fait du monde des affaires, c’est affirmé dès les premières lignes du chapitre I. Et c’est pour cette raison que le discours sur « l’inviolabilité du foyer est une imposture dans un monde dominé par les consortiums géants et les procédés de la publicité. » Ce sont encore les analyses marxiennes que suit Lasch à propos des processus de « socialisation de la reproduction ».
Plus fondamentalement, Lasch se rattache à Marx sur le plan théorique, c’est-à-dire sur le plan des principes de l’analyse des phénomènes sociaux. Citons-en deux exemples. D’une part, il y a, implicitement, la critique de la sociologie de Durkheim comme sociologie holistique, négatrice du conflit social et apologiste de l’État-éducateur – on trouvera une virulente critique de l’État-éducateur chez Marx dans la Critique du programme de Gotha. Dans le prolongement de cette critique de Durkheim, il y a chez Lasch un refus d’analyser la société à partir de forces sociales abstraites et une volonté de replacer au centre de la compréhension des phénomènes sociaux l’action des individus, une position à la fois ontologique et métaphysique qui est cœur de la théorie marxienne[5]. Ainsi Lasch affirme : « aucune innovation sociale n’intervient de façon automatique, mais exige toujours une intervention active de la part de l’homme. Les hommes sont les auteurs de leur propre histoire, bien qu’ils l’écrivent, c’est certain, dans des conditions qu’ils ne choisissent pas avec des résultats parfois opposés à ceux recherchés. » Cette dernière phrase est une paraphrase transparente du début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Lasch rejoint encore Marx sur un autre point, la compréhension des mécanismes de l’idéologie qui obstruent la connaissance réelle des phénomènes sociaux. Ainsi, « les produits de l’activité humaine, et surtout ceux de nature supérieure, par exemple l’ordre social lui-même, prirent l’apparence de quelque chose d’extérieur et de radicalement étranger à l’espèce humaine. » Lasch décrit ensuite les processus d’objectivation du travail dans des termes empruntés directement à l’analyse marxienne. Il conclut, reprenant la célèbre analyse du fétichisme de la marchandise dans la section I du Capital : « les relations entre les hommes, comme l’observait Marx, adoptaient la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. »
Concluons. Lasch fait incontestablement partie de ces auteurs qui se sont mis à l’école de Marx et l’ont prolongé et enrichi. Pour comprendre cela, évidemment, il faut en finir avec les prétentions du marxisme ordinaire et singulièrement de la gauche contemporaine à porter l’héritage de l’auteur du Capital. Sur le plan politique, Lasch contribue à une critique radicale du gauchisme sociétal – celui des années de l’immédiat après 68 – mais aussi du social- actuel, c’est-à-dire de tous ceux qui remplacent la question sociale, celle de la domination et de l’exploitation, par les questions « sociétales ». Lecture salutaire donc, par les temps qui courent.
Le 30 août 2012 – Denis COLLIN
PS: Demandé par "Le Causeur", cet article est finalement refusé par la rédaction, "trop théorique" disent-ils... Peut-être le pluralisme "inscrit dans l'ADN" de cette revue (E. Levy dixit) ne s'étend-il pas jusqu'à la philosophie et à fortiori à Marx. Leçon à méditer.

[1] Erich Fromm, La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, 1975
[2] La révolte des élites, Climats, 1996, p.32
[3][3] Op. cit. p.122
[4] Cette citation et toutes les suivantes sont extraites de Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée.
[5] Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à nos ouvrages, La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996) et Lire et comprendre Marx (Armand Colin, 2005-2008)

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