mercredi 28 avril 2010

Le stoïcisme, une philosophie morale pour gros temps... introduction


Dans les situations difficiles, quand on doit affronter l’adversité et le malheur, on nous recommande d’être stoïques (tel Zénon!), ou encore d’être « philosophes » (comme si c’était la même chose) et aujourd’hui d’être « zen », concession nécessaire à la mondialisation morale ! Mais la philosophie stoïcienne est autre chose de ces mots passe-partout.
Fondamentalement, c’est une philosophie de la vertu. On va voir que ce mot pose quelques problèmes. Car pour les Stoïciens la vertu a un autre nom : liberté, une liberté qui n’est pas la licence mais accompagne nécessairement l’accomplissement de nos devoirs moraux, de notre métier d’homme.
Le mot vertu est généralement considéré comme la traduction latine du grec arétè qui désigne le mérite ou la qualité par quoi on excelle. Le mot latin est cependant plus connoté : la virtus, c’est la qualité propre au vir, c'est-à-dire à l’homme mâle. Et cette qualité est d’abord le courage ; d’ailleurs celui qui virtuosus  est valeureux. Avant que notre virtuosité ne désigne une habileté toute particulière dans les arts. Mais c’est encore ce premier sens latin qu’a la virtu chez Machiavel. La vertu du stratège réside dans sa capacité à conduire l’armée à la victoire et la vertu du cordonnier réside dans la qualité de ses chaussures.
On pourrait dire que, de même que nous ne cherchons pas ce qui est bon à ceci ou cela, mais le bien suprême, la vertu correspondante ne sera pas la vertu de ceci ou cela mais la vertu suprême de l’homme, l’excellence dans le genre de vie en général. Mais cette nouvelle définition ne nous avance guère. Elle est même franchement pléonastique : le souverain bien réside dans l’excellence ! On s’en serait douté. En quoi réside donc l’excellence de l’homme ? Il est assez facile d’admettre qu’il y a une excellence en telle ou telle domaine, l’excellence du stratège comme celle du cordonnier. Mais l’existence d’une excellence de l’homme en général est déjà plus problématique.
La philosophie stoïcienne, des philosophes grecs comme Chrysippe (280-206 ac) ou Zénon (335-262 ac), ou qu’il s’agisse des Latins comme Épictète (50-125 dc), Sénèque (4-65 dc) ou Marc-Aurèle (121-180 dc), mettent en place une armature théorique imposante qui converge vers la solution de ce problème de philosophie pratique.
Note bibliographique:
Des stoïciens anciens, nous restent que des fragments – collationnés notamment dans le 2e tome du recueil de Long et Sedley, consacré aux philosophies hellénistiques (traduction en GF) ou encore ce que nous dit Cicéron (notamment dans la 2e partie du « De la nature des dieux » qu’on trouve dans le recueil Gallimard consacré aux stoïciens.
Pour les Latins, nous avons des textes nombreux et correctement établis. Les œuvres de Sénèque ou d’Épictète (Le Manuel) sont faciles à trouver, tout comme les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle. Ce sont des œuvres d’une lecture relativement aisées, une philosophie à destination non pas du spécialiste mais de tout honnête homme qui veut vivre bien.

II     La liberté et la vertu stoïcienne

A          Vertu, vice, indifférence

Les Stoïciens distinguent :
       les choses bonnes, les vertus,
       les choses mauvaises, les vices,
       et les choses indifférentes comme la richesse, la santé ou le plaisir.
Les deux premières catégories peuvent être dites bonnes ou mauvaises car elles dépendent de nous, alors que celles de la troisième catégorie sont dites indifférentes car elles ne contribuent ni au bonheur ni au malheur.
Comment distinguer maintenant les choses bonnes des mauvaises ?
Le critère est très simple : est bon (a une valeur positive) tout ce qui est conforme à la nature, est mauvais ce qui est contraire à la nature.
Reste ensuite à déterminer en quoi consiste la conformité à la nature, ce qu’on verra plus loin. En tout cas, une première définition du bonheur peut être donnée : vivre bien c’est vivre en état d’indifférence à l’égard des choses indifférentes. Ainsi la santé du corps étant au nombre des choses indifférentes, le sage doit apprendre à être indifférent à la souffrance. Et s’il est dans une bonne santé éclatante, il ne doit point s’en réjouir ni y accorder du prix.
La détermination des choses indifférentes permet de cerner le noyau irréductible de la pensée stoïcienne : le bonheur et le malheur ne résident, respectivement que dans la vertu et dans le vice.
Il y a cependant un problème difficile. Si la vertu consiste dans la conformité à la nature et que l’impulsion première et naturelle de chaque animal est de conserver lui-même, ne pas prendre soin de sa santé, c’est aller contre la nature. Ainsi Stobée affirme :
« sont conformes à la nature les choses suivantes : la santé, la force, le bon fonctionnement des organes des sens et les choses semblables »[1].
Les choses extérieures ne sont donc indifférentes que par rapport à la vie bonne – le bonheur ne réside ni dans le confort, ni dans le plaisir, ni dans la santé, etc. – mais elles ne sont pas indifférentes au regard de la conformité à la nature et de nos impulsions et répulsions. Donc à l’égard des choses indifférentes il est possible de choisir celles qui sont les meilleures pour la vie.
Pourtant, cette attitude n’est justifiée que tant qu’on est dans l’ignorance de son propre destin. Ainsi Épictète affirme-t-il que Chrysippe avait raison de dire :
« Tant que l’issue est douteuse, je m’attache toujours aux objets les plus propres à me faire atteindre mes fins naturelles ; car Dieu m’a fait tel que je choisis ces objets. Mais si je savais que le Destin veut que je sois actuellement malade, j’aurais la volonté de l’être. »[2]
La connaissance du destin implique le consentement au destin, et alors les choses indifférentes véritablement en accord avec la nature sont celles qui concourent à la réalisation du destin. C’est que « l’exil, la prison et la mort ne sont pas des maux », selon Épictète. Les choses indifférentes n’étant pas nôtres, nous devons nous entraîner à n’y point porter attention.

B Le bien

S’exercer à être indifférent aux choses indifférentes, consentir au destin, c’est devenir capable de percevoir l’essence du véritable bien.
Cette perception du bien est en notre pouvoir puisque nous disposons  de la plus éminente des qualités, d’une parcelle de la divinité en nous qu’est la faculté de juger –
« la seule faculté capable de se connaître elle-même et ainsi de s’approuver et de se désapprouver »[3].
Cette faculté permet « l’usage correct des représentations ».
Le corps ne peut être libre et sans entraves, mais les dieux nous ont donné le meilleur d’eux-mêmes,
« cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir, de rechercher et d’éviter, et, en général, le pouvoir d’user des représentations. »[4]
L’homme est ainsi un être double :
       entièrement déterminé en tant qu’il est un corps appartenant à l’ordre du monde
       et entièrement libre en tant qu’esprit ou faculté des représentations.
Si nous recherchons le bonheur ou plutôt le « contentement », il s’en déduit que cela ne pourra être en changeant l’ordre du monde, puisque ce n’est pas en notre pouvoir et que, comme les blés sont faits pour être fauchés, nous sommes condamnés à mourir. Le contentement ne peut être atteint qu’en agissant sur nos représentations, puisque cela seul est en notre pouvoir. C’est pourquoi le premier précepte que l’homme raisonnable se donne est de vouloir l’ordre établi par la providence.
On rétorquera que c’est une liberté singulièrement limitée, la liberté de vouloir ce qui est, une volonté facile à satisfaire ! Épictète répond à l’objection. Définir l’homme libre comme celui à qui tout advient selon sa volonté », c’est là pure folie et « liberté et folie ne vont pas ensemble »[5]. Les choses autour de nous sont comme elles sont par nature et vouloir les conformer à notre volonté.
L’exercice de la liberté humaine, conforme à la raison, c’est-à-dire à la nature humaine, consiste donc à se changer soi-même en vue de vivre conformément à l’ordre naturel.
La liberté, entendue en ce sens, est donc la vertu suprême et c’est dans cette exercice de la liberté que réside le bien véritable. Ainsi le sage peut-il
« être libre, aussi bien sur le trône que dans les chaînes »[6],
ainsi que le dit Hegel qui ajoute :
« le stoïcisme est la liberté qui provient toujours immédiatement d’elle-même et revient dans la pure universalité de la pensée ; qui ne pouvait surgir comme forme universelle de l’esprit que dans un temps d’universelle crainte et servitude, mais aussi de culture universelle qui avait fait monter la pratique formative jusqu’à la pensée. »
La liberté stoïcienne est immédiatement la liberté subjective – celle de l’esprit – c’est pourquoi elle provient immédiatement d’elle-même ; elle ne passe pas par les médiations du politique et du droit – le droit qui définit la liberté de la personne  ou la « personnalité » au sens juridique et le politique qui définit celle du citoyen. Et elle revient dans la pure universalité de la pensée parce qu’elle est purement intérieure – et donc indifférente aux conditions particulières de son effectivité. Et ce genre de liberté ne pouvait éclore que dans l’universelle crainte – la décomposition de la cité grecque antique – et de l’universalité « abstraite » qui était celle de l’empire romain. La liberté stoïcienne est donc la pensée de son temps, l’expression rationnelle de l’époque antique. Mais c’est aussi pourquoi, si on adopte l’explication de Hegel, nous ne pouvons plus être stoïciens, nous qui sommes installés dans la liberté effective de l’État rationnel.

III  La communauté du genre humain

L’indifférence stoïcienne ne doit pas être comprise comme indifférence à l’égard des autres. Vouloir l’ordre du monde, c’est vouloir ce qui est par nature. Or les hommes forment naturellement une communauté et par conséquent nos actes doivent être réglés par ce souci de la communauté du genre humain. De cela s’ensuivent des devoirs précis. Ainsi selon Cicéron
« On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes. »[7]
Suivons dans le détail l’argumentation.
L’intérêt particulier doit être identifié à l’intérêt général, dit Cicéron. L’intérêt particulier doit, en réalité, être subordonné à l’intérêt général. La condamnation de l’égoïsme est trop générale en philosophie morale pour qu’on s’en tienne à cette simple remarque. Ici, le particulier est subordonné au général comme la partie l’est au tout. Le monde constitue dans la physique stoïcienne une totalité vivante, c’est-à-dire dont toutes les parties sont liées, différenciées mais liées par une « sympathie » générale.
Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et, en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui : or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l’est aussi.
La démonstration de la thèse est d’abord exposée sous une forme logique propre aux techniques de l’argumentation stoïcienne.
Remarquons la prémisse, non discutée, admise comme une évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui. C’est la sympathie universelle entre toutes les parties de la totalité qu’on doit tenir pour vraie. De cette prémisse, Cicéron conclut que mon intérêt ne doit jamais entrer en conflit avec celui de tous les autres. Le principe de justice « A chacun ce qui lui est dû » a ainsi un fondement dans la connaissance de l’ordre naturel. Chez les Stoïciens, comme chez la plupart des philosophes antiques, le droit est en son fondement un droit naturel.
Cicéron poursuit :
car il est absurde de dire, comme certains, que l’on n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c’est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.
C’est une des thèses classiques de la pensée humaniste. Ce que Cicéron dit ici, Montesquieu le redira :
« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. » (Mes pensées)
Et Montesquieu donne la raison de cette position : « je suis homme avant d’être Français, je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard. » La conséquence directe de la théorie stoïcienne reprise par Cicéron est que l’homme est d’abord « citoyen du monde ». Ce cosmopolitisme se distingue de la conception aristotélicienne de la Cité, bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel.
« Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ».
La démarche de Cicéron est parfaitement rigoureuse : de même que les intérêts de la famille sont subordonnés aux intérêts de l’ensemble de la communauté nationale (ou de la République), de même les intérêts de la communauté nationale sont subordonnés aux intérêts généraux de l’humanité. L’étranger est donc ainsi un sujet de droit puisque nous avons nécessairement des devoirs envers lui.
La négation de l’universalité humaine est inadmissible car
« pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l’on renverse ».
L’appel aux dieux pour justifier la loi naturelle est une des caractéristiques des théories du droit naturel. Si la nature est modèle, c’est parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (katholikos veut dire universel). Et c’est pourquoi il y a aura souvent une grande continuité entre stoïcisme et christianisme.
La communauté du genre humaine doit être maintenue par l’observation de nos devoirs « car le lien le plus étroit de cette association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que de s’exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part : car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus. » Dernière partie de l’argumentation : c’est la justice qui est la reine et la maîtresse de toutes les vertus. Elle a une double définition : celle qui est implicite au début du texte, « à chacun son dû » et celle qui est affirmée maintenant : il vaut mieux souffrir et subir l’injustice que la commettre, pour reprendre la leçon de Socrate face à Gorgias. Donc la véritable justice ne peut se limiter à réclamer son dû, à appliquer formellement le principe d’égalité. La véritable justice s’accomplit dans l’amour du prochain, cet amour qui nous conduit à souffrir nous-mêmes plutôt qu’à voir l’autre souffrir. La justice n’est donc pas une symétrie des égoïsmes, un égoïsme compensé et bien pesé. Il ne suffit pas d’avoir le droit pour soi pour être juste. Être juste c’est d’abord prendre soin du droit des autres, quitte à ce que mon propre droit soit négligé.
Ainsi la recherche de la vie bonne n’est-elle pas réductible à la recherche d’un bien pour soi. Elle débouche sur une doctrine des devoirs à vocation universaliste puisque mon propre bien est inséparable du bien de cette communauté du genre humain à laquelle j’appartiens.

IVProblèmes et critiques du stoïcisme

A          Critiques non pertinentes

On ne peut nier la grandeur de la philosophie stoïcienne ; ce qu’elle exige de nous en est presque surhumain. C’est donc qu’elle porte en elle une vision élevée de l’homme et de sa dignité. La volonté libre, c’est la part divine qui est nous répète Épictète et par elle nous pouvons vivre comme des dieux.
Le qualificatif « surhumain » n’est pas employé ici par hasard. Nietzsche concentre ses attaques contre les Stoïciens en qui il voit le prototype de celui qui dit non à la vie, de l’homme du ressentiment. Attaque injuste s’il en est. Le consentement à ce qui est, n’est-ce pas un grand oui à la vie, telle qu’elle est, avec ses souffrances ? Le sage stoïcien n’éprouve justement aucun ressentiment contre qui que ce soit et contre quoi que ce soit : celui qui dit du mal de moi, celui qui me blesse ne le fait pas par méchanceté mais seulement par ignorance du véritable bien. Le ressentiment est un trouble de l’âme que chacun doit pouvoir dominer.
Si on cherche dans l’histoire de la philosophie une figure du Surhomme nietzschéen, il en est sûrement peu qui soient aussi ressemblantes que celle du sage disciple de Zénon et Chrysippe. Nous revenons plus loin la critique nietzschéenne.
On reproche parfois au stoïcien son fatalisme et l’espèce d’indifférence aux affaires du monde qui en découlerait. Si tout est écrit dans le grand rouleau, comme dirait Jacques le Fataliste devisant avec son maître dans le roman de Diderot, à quoi bon, alors, se donner la peine de l’action ? Ce reproche est, au moins en partie, injuste. Marc-Aurèle donne l’exemple de cette non-indifférence stoïcienne à l’égard du politique. Faire son « métier d’homme », c’est assumer son devoir de citoyen, à quelque place que le sort nous ait mis. Si la philosophie est l’activité propre au loisir, « le sage doit aussi le quitter pour s’occuper des affaires publiques » affirme Cicéron[8], ce qui est la conséquence directe de la thèse de la communauté du genre et de la sociabilité naturelle de l’homme. En réalité, et de manière apparemment inattendue si on s’en tient aux généralités sur la soumission au « fatum », le stoïcisme est une politique – c’est peut-être même une de ses différences majeures avec l’épicurisme qui, lui, est clairement anti-politique.

B Le dualisme

Il reste que la philosophie stoïcienne pose plusieurs problèmes. Le premier tient au dualisme fort qu’elle présuppose. Si nous sommes entièrement soumis au destin en tant que nous sommes des êtres naturels qui peuvent échapper aux lois de la nature, comment pouvons-nous, dans le même temps, être des esprits absolument maîtres d’eux-mêmes ?
Un tel dualisme devrait être fondé métaphysiquement – un peu comme il l’est chez Descartes – mais il ne l’est pas chez les Stoïciens qu’on peut qualifier de monistes matérialistes en matière d’ontologie et dont on a vu plus haut le nécessitarisme radical.
Spinoza, dont les ancrages stoïciens sont fort nombreux, est beaucoup plus conséquent : l’homme n’est pas un « empire dans un empire » et nos pensées ne sont pas plus en notre pouvoir que les affects de notre corps. On y revient plus loin. Quoi qu’il en soit, cette déconnexion radicale du corps et de l’âme, de la nécessité naturelle et de la volonté de l’esprit est difficile à accepter. Par quel mystère la pensée aurait-elle les moyens de s’opposer aux emballements du corps ? Par la simple force de la raison, répondrait un Stoïcien. À quoi Montaigne, qui pourtant subit fort l’influence de cette doctrine, répond dans l’Apologie de Raymond Sebon :
« Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. »[9]
En effet,
« les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, auxquelles elle est si fort en prise qu’il est à l’aventure soutenable qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resterait sans action comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours. »[10]
Ainsi, même si une certaine autonomie ou une certaine maîtrise de notre corps était possible, l’esprit n’en continuerait pas moins à baguenauder en se moquant des préceptes stoïciens. Et d’ailleurs « toute connaissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maîtres »[11]. Et voici l’expérience décisive :
« Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe, et si, ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à  jour, encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus : il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous le ferions si elle était à terre. »[12]
Il y a, dans cette méthode critique, quelque chose qui rappelle le procédé de Diogène le Cynique. À qui prétendait qu’on pouvait nier la réalité du monde extérieur à la connaissance, Diogène assénait un coup de bâton. Celui qui affirme l’autonomie de la raison par rapport aux passions, le voilà suspendu entre les tours de Notre-Dame, en proie à un vertige contre lequel la raison ne peut rien. Dans les deux cas, c’est l’épreuve des faits, dans sa propre chair, qui tranche les apories philosophiques.

C Le mépris du corps et la critique nietzschéenne

Une deuxième objection, découlant de la première, tient à l’attitude générale à l’égard du corps, de la souffrance et de la vie. C’est un des points sur lesquels se concentre la critique de Nietzsche. « Le stoïcisme, c’est la tyrannie de soi » affirme-t-il.[13] Si c’est le cas, c’est d’abord le corps qui est mis en servitude. Confronté au problème du plaisir, le stoïcien prend une attitude radicalement opposée à celle des épicuriens.
Ainsi Épictète s’exprime ainsi :
« Faut-il nous fier à une chose instable ? – Non. – Le plaisir est-il une chose stable ? – Non. – Enlève donc ; jette hors de la balance ; chasse-le très loin du pays des biens ».[14]
Les biens du corps ne sont pas de véritables biens ; les maladies ne sont pas à craindre, puisqu’elles sont l’occasion de mettre à l’épreuve sa propre sagesse et ne font qu’annoncer la séparation de l’âme et du corps, qui n’est pas à craindre. À la différence de certaines pratiques mystiques, il n’y a pas dans le stoïcisme d’exercices de mortification, mais seulement un entraînement à mépriser la chair et ce qui peut l’atteindre. Ainsi de même que le plaisir n’est pas un bien, la douleur n’est pas un mal, elle est « un produit de l’opinion et non de la nature »[15].
Nietzsche, dans un passage du Zarathoustra, attaque les « contempteurs du corps ». Il commence par un argument ironique :
« J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps – ce qui les rendra muets. »[16]
Nietzsche soutient un monisme radical, qu’on pourrait qualifier de matérialiste, bien qu’il refuse lui-même cette caractérisation :
« l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : “je suis tout entier corps et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une partie du corps.” »
Alors que l’éthique stoïcienne fait du « moi » le maître, Nietzsche réduit le « moi » à « un bien petit instrument, un jouet de la grande raison ». C’est pourquoi le moi est sous la domination du Soi :
« Par-delà tes pensées et tes sentiments mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. »
C’est le Soi commande la souffrance comme la jouissance que le Moi ne peut que ressentir presque passivement. Et c’est pourquoi
« jusque dans votre folie et dans votre mépris, contempteurs du corps, vous servez votre Soi. Je vous le dis, c’est votre Soi qui veut mourir et se détourne de la vie. »
Dans des termes presque freudiens, avant la lettre, Nietzsche lit donc la pulsion de mort, l’auto-destructivité dans le mépris du corps, mais aussi l’envie :
« il y a jalousie inconsciente dans le regard louche de votre mépris. »
Pour autant, Nietzsche ne se fait pas le défenseur de l’hédonisme face un stoïcisme qu’il amalgame souvent avec l’ascétisme chrétien. Si le stoïcisme est un grand « oui » à la destinée, Nietzsche lui oppose un grand « oui » à la vie. Un grand « oui » aux passions qui « ont fini par devenir des vertus »[17], un consentement aussi bien au plaisir qu’à la douleur. Car l’anti-stoïcisme de Nietzsche est aussi un anti-épicurisme : la douleur n’est jamais mauvaise par elle-même, elle peut être un bien pour la vie. C’est pourquoi, dans un autre discours, Zarathoustra s’emporte contre les « prédicateurs de mort ».
Pourtant la critique de Nietzsche n’est peut-être pas aussi pertinente qu’elle pourrait sembler. S’il démasque dans le refus de la sensualité une sensualité refoulée et encore plus puissante, et dans la pitié ou la compassion un autre déguisement de cette « chienne Sensualité », il confond trop vite stoïcisme et ascétisme chrétien.
À plusieurs reprises, Épictète prend appui sur l’exemple de Diogène le Cynique dont il vante la pureté des mœurs. Or le mépris de Diogène pour le confort, la douceur d’un bon lit ou l’agrément d’une bonne table n’ont précisément rien à voir avec le mépris du corps. Hercule est le modèle des Cyniques et le mode de vie de Diogène est au contraire celui qui met en évidence la puissance du corps qui n’a pas besoin des adjuvants d’une vie de luxe à qui on doit sacrifier sa liberté. Dans le stoïcisme, ne pourrait-on pas lire quelque chose de semblable ? Si la maladie ne trouble pas le sage, c’est parce qu’il est assez fort pour la supporter et pour accueillir la douleur tranquillement.
Mais comme Nietzsche devait bien savoir tout cela, on peut se demander dans quelle mesure son Surhomme, celui dont Zarathoustra annonce la venue, est peut-être un double du sage stoïcien. C’est une question assez complexe. La critique du stoïcisme est un leitmotiv de l’œuvre de Nietzsche qui en dénonce la méchanceté, ou caractérise la sagesse comme une « cachette de philosophe face à l’esprit »[18]. « Incurables du mépris de soi-même », « incurables vaniteux », ce sont pourtant ceux-là même qu’il arrive à Nietzsche d’admirer :
« Qu’on ne se méprenne pas sur ce que je dis : ce sont de tels ennemis nés de l’esprit qui donnent parfois le rare fragment d’humanité qui est honoré par les peuples sous le nom de saints »[19].
Le stoïcisme est souvent vu comme une discipline qui produit des hommes au-dessus du vulgaire et du balourd. Ainsi, en mettant sur la même plan le stoïcisme, Port-Royal et le puritanisme, Nietzsche voit dans ces écoles une « longue privation de liberté de l’esprit », une « contrainte méfiante dans la communicabilité des pensées », etc.. Et, cependant :
Toute cette violence, cet arbitraire, cette dureté, cette horreur, cette contre-raison s’est avérée le moyen d’élever la vigueur, la curiosité impitoyable et la subtile mobilité de l’esprit européen : étant admis qu’à cette occasion également, une quantité irremplaçable de force et d’esprit dut se voir broyer, étouffer, corrompre (car ici comme partout, la « nature » se montre comme elle est, dans toute sa magnificence prodigue et indifférente, qui révolte, mais qui est noble).[20]
Cette attitude ambivalente de Nietzsche envers le stoïcisme justifie donc entièrement le rapprochement esquissé plus haut. Il reste quelques différences fondamentales qui font la spécificité de Nietzsche et interdisent qu’on le ramène sans autre forme de procès dans le chemin de la tradition. Si la pensée du temps comme éternel retour, cette pensée à laquelle conduit l’itinéraire initiatique de Zarathoustra, peut encore rapprocher Nietzsche des stoïciens, le rapport entre temps et volonté les distingue clairement.
Il ne s’agit pas d’affirmer platement que tout ce qui arrive est « nécessité », « destin », ce qui est moins vouloir qu’un anéantissement du vouloir (« D’anciennes et de nouvelles tables »), mais il faut créer une nécessité à partir du sens qu’on donne à sa vie dans l’instant et l’avenir ouvert par l’instant présent. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer la liberté contre la nécessité, puisque le débat s’épuise alors dans un combat sans fin […]. À la liberté de la volonté telle que la conçoit traditionnellement la philosophie, c’est-à-dire la « liberté de » (frei wovon), Nietzsche oppose la « liberté pour » (frei wozu), l’accomplissement d’une oeuvre par laquelle l’homme donne un sens, donc une règle à sa vie, et se conquiert en même temps qu’il se dépasse[21]
Il n’y a pas chez Nietzsche d’intériorisation intellectuelle de la volonté souveraine, comme chez les Stoïciens. La volonté est effet, et non source. Elle résulte de l’effort, des multiples efforts des multiples parties de l’individu.

D         Contradictions du fatalisme

Une troisième objection réside dans l’incohérence fondamentale du fatalisme.
En caricaturant à peine, on pourrait représenter l’homme selon les Stoïciens comme une marionnette agie par les forces de la destinée ; à l’intérieur de la marionnette, est logé un esprit qui doit apprendre à prendre son parti de sa prison. Mais pour être cohérent, le stoïcisme doit exclure toute possibilité d’action de l’esprit sur le corps et réduire la volonté à la puissance de dominer mes propres pensées.
Dès lors quelques-uns des préceptes les plus fameux des Stoïciens deviennent franchement absurdes. « Le pied, lui aussi, s’il avait conscience, aurait la volonté de se salir dans la boue »[22] affirme Épictète. Mais comment dès lors énoncer des prescriptions ou déterminer une théorie des devoirs. Si la volonté se borne à vouloir ce qui arrive, l’homme qui se prépare à tuer devrait simplement consentir à son destin d’assassin ! Et si Épictète enseigne la philosophie, son enseignement n’est pas vrai, mais simplement le consentement qu’Épictète a donné à la destinée qui devait lui faire prononcer ces paroles-là et non d’autres. Bref, le fatalisme se détruit de lui-même.
Il faut donc prendre le consentement stoïcien au destin d’une manière plus raisonnable et corriger la formule « vouloir ce qui arrive » par « vouloir seulement ce qui est possible », une formule qu’Épictète emploie très souvent, et la compléter par « consentir à ce qui est inéluctable ».
Mais sous cette forme raisonnable, le stoïcisme a perdu beaucoup de son originalité. « Vouloir l’impossible », cela ne peut être dit que comme une formule de rhétorique ou une fanfaronnade ; une volonté raisonnable ne peut vouloir que le possible. Et consentir à l’inéluctable est un précepte de bon sens : il s’agit de s’efforcer de ne point trop souffrir quand nous sommes frappés par le sort.
En vérité, la doctrine du « fatum » stoïcien est un peu plus subtile que cela.
Les Stoïciens critiquent « l’argument paresseux », c’est-à-dire l’argument selon lequel puisque tout ce qui doit arriver arrivera, il n’est rien à faire qu’à attendre dans l’inaction que les choses fatales se produisent.
Voici un exemple de raisonnement « paresseux » exposé par Chrysippe[23] :
« Si cette proposition : tu guériras de cette maladie a été vraie de toute éternité, tu guériras que tu aies appelé ou non le médecin ; si cette proposition a été fausse de toute éternité, tu ne guériras pas, que tu l’appelles ou non, etc. »
L’argument paresseux repose sur la confusion entre les assertions isolées (par exemple : Socrate mourra tel jour) et les assertions liées : si on dit qu’Oedipe naîtra de Laïos on ne peut pas dire qu’Oedipe naîtra de Laïos qu’il ait ou non des rapports avec sa femme ! S’il est fatal que Laïos engendre Œdipe, il est « confatal » que Laïos ait des rapports avec sa femme. Donc s’il est fatal que tu guérisses, il est non moins fatal que tu doives appeler le médecin.
La doctrine du fatum a une fonction stratégique dans la pensée stoïcienne, en ce sens qu’elle est une autre manière de formuler le causalisme et l’impossibilité  des évènements contingents – une impossibilité aussi bien logique que physique. La polémique des Stoïciens contre la doctrine épicurienne de la « déclinaison des atomes » est très claire.
En admettant que les atomes suivent un mouvement aléatoire, un mouvement sans cause naturelle, Épicure veut justifier la liberté, contre la doctrine des « physiciens » – dit-il dans la Lettre à Ménécée. Les Stoïciens y voient une théorie incohérente.[24] Néanmoins, comme ils doivent admettre une certaine forme de liberté, il faut trouver le moyen de concilier liberté et destin. Aristote avait déjà soumis cette question à une discussion serrée, qu’il conclut ainsi :
ce n'est pas l'effet de la nécessité que toutes les choses sont ou deviennent ; en fait , tantôt on a affaire à une véritable indétermination et alors l'affirmation ou la négation ne sont pas plus vraie, ni plus fausse l'une que l'autre, tantôt la tendance dans une direction donnée est plus forte et plus constante, bien qu'il puisse arriver que ce soit l'autre qui l'emporte et non pas elle.[25]
Pour justifier cette position, qui admet la contingence des futurs, Cicéron invoque la raison suivante dans le discours qu’il prête à ses partisans :
« Si tout arrive par le destin, tout arrive par une cause antécédente ; si la tendance arrive ainsi, il en est de même de toutes les conséquences de la tendance, donc des assentiments ; mais si la cause de la tendance n’est pas placée en nous, la tendance elle-même n’est pas plus en notre pouvoir ; s’il en est ainsi, les effets de la tendance ne sont pas en notre pouvoir ; donc ni les assentiments ni les actions ne sont en notre pouvoir. D’où il résulte que les ni les éloges ni les blâmes ni les honneurs ni les supplices ne sont justes. »[26]
Si nous sommes soumis au destin, nous n’avons donc pas plus le pouvoir de donner ou de ne pas donner notre assentiment au destin et donc toute morale est privée d’objet, y compris donc la morale stoïcienne.
Comment Chrysippe se sort-il de ces complications ?
Il va distinguer plusieurs sortes de causes.
Les auteurs anciens donnent des versions différentes de cette théorie stoïcienne. Tenons-nous en à celle que rapporte Cicéron, qui tient dans la distinction entre les causes « parfaites et principales » et les causes « auxiliaires et prochaines ». Les causes antécédentes ne sont pas forcément les causes parfaites et principales, mais seulement les causes prochaines. Donc si la cause antécédente n’est pas en notre pouvoir, il ne s’ensuit pas que la volonté n’est pas en notre pouvoir. Si on pousse un cylindre qui commence à rouler, dit Chrysippe, on lui fait commencer son mouvement sans lui donner la propriété de rouler. De la même manière nos représentations mentales ne dépendent pas de nous (comme la forme du cylindre ne dépend pas de la volonté de celui qui le pousse) mais il dépend de nous de donner ou non notre assentiment à ces représentations (comme il dépend de nous de pousser ou non le cylindre qui se déplacera ensuite de son propre mouvement).[27]
Les explications de Chrysippe ne sont pas très convaincantes et n’ont guère convaincu les Anciens[28] et la doctrine du fatum devient singulièrement floue.
Cependant, on arrive au résultat qu’on ne peut donc pas tirer de la doctrine du fatum des raisons pour ne rien faire. Au contraire. Suivre l’ordre de la nature, c’est non seulement consentir à ce qui est nécessaire dans les choses hors de nous, mais aussi consentir à l’accomplissement du devoir qui nous échoit. Enfin, précisément parce qu’il y a un destin, la sagesse consiste à saisir le moment opportun que le destin présente à l’homme. Le fatalisme, qui est plutôt un nécessitarisme se combine dont avec cette vertu grecque qui consiste à savoir choisir le bon moment, le kairos, pour agir.

ELe problème du suicide

Une des particularités les plus remarquables de la philosophie stoïcienne est son attitude à l’égard du suicide.
De fait, elle est la seule des grandes doctrines philosophiques à avoir défendu le suicide comme étant l’acte d’un sage.
« Souvent le convenable pour le sage est de s’écarter de la vie, alors qu’il est au comble du bonheur » dit Cicéron.[29]
Le suicide n’est donc pas un moyen de fuir les malheurs d’une vie insupportable ; il est fondamentalement un acte de liberté puisqu’il concerne le sage « au comble du bonheur ».
En effet, selon la doctrine stoïcienne, la prolongation du bonheur n’ajoute rien au bonheur. En effet si le bonheur réside dans la vertu, celle-ci n’est pas au nombre des choses qui peuvent être augmentées ou diminuées. Il en résulte qu’on ne gagne rien à augmenter le temps du bonheur ni à raccourcir celui du malheur. Donc le malheureux doit continuer de vivre (car sa mort ne changerait rien à son malheur) et le sage heureux peut mourir en choisissant ainsi le meilleur moment.
On le voit, la doctrine stoïcienne du suicide n’a rien à voir avec ce qui se discute de nos jours sous le thème de l’euthanasie ou du droit à mourir dans la dignité.
Nous sommes utilitaristes : l’euthanasie (suicide assisté) est défendue comme un moyen pour minimiser la douleur alors que les arguments stoïciens vont exactement en sens inverse : il s’agit de mettre fin à sa vie quand elle a atteint sa pleine réalisation.
Il reste que cette doctrine du suicide qui rencontra des adeptes chez les Romains est tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie. Non seulement, elle est un point de discorde majeur entre les éthiques chrétiennes et stoïciennes qui pourtant présentent de nombreuses affinités, mais encore la plupart des philosophes condamnent sans réserve le suicide.
Spinoza s’oppose presque point par point à la doctrine stoïcienne selon laquelle il faut nous préparer à mourir, car la pensée de la mort est nécessairement une pensée inadéquate et, par conséquent, la méditation du sage est essentiellement une méditation de la vie.
Pour Kant, il va de soi que le suicide est moralement interdit puisque l’impératif catégorique étant un impératif universel, il commande de respecter « en ta propre personne comme en celle des autres hommes » l’humanité. Les devoirs qui s’imposent à l’égard d’autrui s’imposent à l’égard du sujet lui-même. Comme je dois respecter les autres, je dois me respecter moi-même. Et comme le meurtre est un interdit universel, le meurtre de soi-même tombe sous le coup de cet interdit. Nous verrons cependant que cet extension à soi-même des devoirs à l’égard d’autrui reste problématique.
Diderot, qui étudie avec beaucoup de bienveillance la philosophie de Sénèque, fait cette remarque :
« Ce n’était ni par dégoût, ni par ennui, que les anciens se donnaient la mort ; c’est qu’ils la craignaient moins que nous, et qu’ils faisaient moins de cas de la vie. »[30]
C’est une remarque profonde : elle signifie que la grandeur et presque l’héroïsme stoïciens correspondaient à une période où la vie humaine était loin de posséder la valeur qu’elle a pour nous.
Si nous ne pouvons plus guère être des stoïciens de stricte obédience, c’est peut-être tout simplement parce qu’il y a un certain progrès moral et non parce que nous ne pourrions plus nous hisser sur les hauteurs où Épictète, Marc Aurèle et Sénèque nous convient.
L’idée d’un progrès moral est, certes, discutable : en quoi les doctrines morales contemporaines sont-elles plus élevées que celles de Socrate, d’Aristote ou des Stoïciens ? Sans aucun doute, cette question n’a pas de réponse.
Mais l’ethos du monde contemporain, cette morale effective que revendiquent généralement les hommes et les femmes d’aujourd’hui, est meilleur que celui des Grecs et des Romains qui trouvaient normales l’exposition des enfants nouveaux-nés[31], la mise à mort des gladiateurs dans les jeux du cirque et, bien souvent, l’utilisation de l’assassinat politique comme une manière de régler les conflits.
Non seulement l’éthique chrétienne reconnaît le caractère sacré de l’enfant, mais encore, depuis les Lumières[32] nous avons – très progressivement – pris l’habitude de considérer que même la mise à mort légale des criminels était immorale.
Ce progrès est cependant fort instable. Peut-être même, ayant réprimé notre propension naturelle au meurtre, les explosions de violence se font-elle plus destructrices. L’extermination des Juifs d’Europe, point culminant des folies meurtrières du XXe siècle reste à bien des égards une énigme. Dans L’avenir d’une illusion, Freud soutient que la formation du surmoi est le patrimoine le plus précieux de la civilisation. Si, comme on peut le faire sans trop forcer les textes, on identifie le surmoi à la « conscience morale », à cette morale commune à laquelle nous obéissons sans trop y penser, alors l’histoire du XXe siècle, du moins dans sa première moitié, apparaît comme dominée par la destruction du surmoi, libérant d’autant plus violemment les forces antisociales que celles-ci avaient été comprimées[33].


[1] in Long et Sedley : Les philosophies hellénistiques, traduction J.Brunschwig et P.Pellegrin, GF-Flammarion, 2001, tome II, les Stoïciens, page 417
[2] Épictète : Entretiens, II ,vi, 9 in Les Stoïciens, La Pléiade, Gallimard, 1962, page 894.
[3] Épictète, op. cit. I,i,1, page 808
[4] op. cit. I,i,12, page 809
[5] op. cit. I, xii, 9-10, page 838
[6] Hegel : Phénoménologie de l’esprit, IV, 132, traduction JP Lefebvre, Aubier, 1991, page 160
[7] Cicéron : Des devoirs, III,vi, in Les Stoïciens, page 194
[8] Cicéron : Tusculanes, V, xxv, 72 in Les Stoïciens, page 387
[9] Montaigne, Apologie de Raymond Sebon, in Essais, livre II, op. cit. p.429
[10] op. cit. page 436
[11] op. cit. page 451
[12] op. cit. page 457
[13] Par-delà Bien et Mal, §9, trad. Patrick Wotling , in Œuvres, Flammarion, 2000, collection « Mille et une pages ».
[14] Épictète, op. cit., II, xi, 19-21, page 908
[15] Cicéron : Des fins des biens et des maux, III, xiii, 42, in Les Stoïciens, page 277
[16] Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, in Œuvres, p.348
[17] op. cit., « Des passions de joie et de douleur », page 350.
[18] Nietzsche, La Gai Savoir, §359, trad. Patrick Wotling, in Œuvres p. 281
[19] ibid.
[20] Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, §188, trad. Patrick Wotling, p. 721
[21] Éric Dufour: « Itinéraire initiatique et éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra », in L’enseignement philosophique, N°5, Mai-juin 2001
[22] Épictète, op. cit. II, vi, page 894
[23] voir Cicéron : Traité du destin, XIII, 29-30, in Les Stoïciens, page 484
[24] voir Cicéron : op. cit. XX,46, page 491
[25] Aristote : De l’interprétation, 19a – Trad. Tricot – Vrin, 1989
[26] Cicéron :Traité du destin, XVII,39, op. cit. page 488
[27] voir Cicéron, op. cit. XVIII-XIX, 42,43, pages 488-490
[28] voir Plutarque : Les contradictions des Stoïciens.
[29] Cicéron : Des fins des biens et des maux, III, xviii, 60, in Les Stoïciens, page 284
[30] Denis Diderot : Essais sur les règne de Claude et de Néron. Livre second, §24 in Œuvres Tome I, Philosophie, page 1141 ; collection Bouquins, Robert Laffont, édition établie par Laurent Versini.
[31] En Grèce comme à Rome, le père reconnaissait ou non l’enfant qui venait de naître. Il pouvait arriver que le père le refuse et l’expose : l’enfant était exposé dans la rue jusqu’à ce qu’une bonne âme – ou un marchand d’esclaves – le recueille ou qu’il passe de vie à trépas.
[32] C’est à partir du XVIIIe siècle qu’on abolit la torture. C’est un homme des Lumières, Cesare Beccaria, qui écrira le premier grand livre pour l’abolition de la peine de mort, Des délits et des peines.
[33] Les analystes du nazisme dans la lignée de l’école Francfort voient dans le nazisme l’incarnation des ravages de la structure psychique autoritaire – découlant de l’hypertrophie du surmoi. On pourrait soutenir le point de vue inverse : dans le crime nazi et la participation de masse à l’exécution de ce crime, il y a la jouissance de celui qui peut enfin se débarrasser des contraintes qu’imposent la morale et la loi sociale.

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