dimanche 4 avril 2010

Pourquoi lutter contre les inégalités?

Un essai de Jean-Fabien Spitz

Jean-Fabien Spitz (*), Pourquoi lutter contre les inégalités ? (Bayard, 2009, collection « Le temps d’une question »). 
L’auteur part de l’exposé de la doctrine « social-démocrate » concernant les inégalités : les inégalités injustes sont celles qui viennent de la naissance et elles méritent d’être compensées par un système de transferts des revenus des individus les plus défavorisés vers les moins défavorisés. Le but est de réaliser une égalité des chances qui permettent réellement aux individus de se réaliser sans être handicapés par leur origine sociale défavorisée ou sans bénéficier indûment des avantages de l’héritage social. Il ne s’agit donc pas de supprimer les inégalités mais seulement celles qui découlent d’avantages indus. En même temps, cette véritable égalité des chances conduirait à une société plus égalitaire au sens que s’y estomperaient les différences de classe mais pas nécessairement les inégalités entre individus. Cette doctrine s’est imposée progressivement pendant un siècle environ, que ce soit à travers la social-démocratie en Europe ou à travers le  de gauche aux États-Unis. Mais elle est entrée en crise parce que le modèle de la redistribution semble avoir perdu une bonne partie de sa légitimité, notamment en raison du gonflement d’une classe moyenne qui prend une part de plus en plus grand dans la redistribution, sans avoir l’impression d’avoir été privilégiée par la naissance. Face à cette crise de son propre modèle, la social-démocratie semble avoir renoncé et s’être largement ralliée au modèle libéral-capitaliste ce qui fait qu’il n’y a plus aujourd’hui aucune différence sérieuse entre la droite et la gauche. Alors que les théoriciens « conservateurs » ou de « droite » appuient leur contre-offensive contre les conceptions égalitaristes de la justice sociale sur les notions de choix, de mérite et de responsabilité, le plus souvent la gauche social-démocrate rejette ces concepts comme non pertinents. L’auteur estime au contraire qu’il est nécessaire de les prendre au sérieux : « L’ambition est de désarmer ces concepts de la force corrosive qu’ils possèdent sur les idées progressistes en montrant que cette force n’existe que lorsqu’ils sont dans un état de complète inarticulation. » Ils perdent cet effet quand ils sont correctement analysés : « Ces concepts ont un sens, mais c’est de manière indue […] qu’on les insère dans une théorie politique qui prétendrait valider un certain mode de répartition des ressources. » (p.14)
Après avoir analysé les impasses de l’égalitarisme social-démocrate traditionnel, l’auteur examine les théories de la justice qui prétendent se fonder sur la responsabilité, les choix ou le mérite et montre qu’elles transfèrent dans le domaine de la justice sociale, c’est-à-dire de la théorie politique des concepts qui n’ont de valeur que dans le champ moral : « la responsabilité est une notion  dont l’introduction dans la théorie politique aboutirait à une gigantesque régression par rapport au mouvement intellectuel qui a permis d’accéder à l’idée que, dans une société complexe, les interdépendances et les connexions sont telles qu’il devient impossible de prétendre que quiconque est en un sens pertinent responsable de la situation qui est la sienne. » (pp.185-186). Contre cette régression, l’auteur en appelle, par exemple, aux analyses de Léon Bourgeois, théoricien républicaniste du tournant du dernier siècle, dont l’œuvre a été mise en valeur dans un ouvrage précédent (Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Gallimard, « Nrf-essais », 2005).
L’auteur consacre de longues et subtiles analyses à des auteurs principalement anglo-saxons, pas toujours connus et encore moins traduits chez nous, mais qui montrent la richesse d’un débat philosophique dont malheureusement nous n’avons guère d’équivalent chez nous. Il en déduit une définition de l’ethos de la justice et des principes de justice : il s’agit de traiter tous les participants comme ayant une valeur égale – et donc de ne pas admettre que certains soient réduits à l’état de moyens de la satisfaction des autres. À la différence des conceptions purement libérales individualistes de la justice sociale – ce qu’est, à certains égards la théorie de Rawls – l’auteur soutient qu’ « une société juste est une société dominée par l’ethos de la  » (p.161). Dans une telle conception, les transferts sociaux sont justifiés non en vue d’une égalisation des conditions sociales originelles, à titre de compensation d’inégalités injustes et d’avantages indus, mais comme condition permettant à l’égalité l’autonomie de tous les participants au contrat social et la jouissance d’une liberté comme non-domination.
L’intérêt majeur de ce livre est sans doute d’obliger les théoriciens de la gauche à repenser entièrement leurs conceptions de l’égalité et de la justice sociale, s’ils ne veulent pas purement et simplement abandonner ces questions en se concentrant sur des gadgets comme la « démocratie participative » ou sur des terrains communs avec la droite libérale comme celui des questions sociétales. Il contraindra également à la réflexion ceux qui se contentent de réaffirmer le dogme et rêvent de retourner aux types de politiques et de rapports sociaux qui prévalaient dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale.
Il y a déjà pas mal de temps, j’avais attiré l’attention sur le fait que le succès des idées « néolibérales » tenait précisément au fait que la gauche avait été incapable de prendre au sérieux les revendications de liberté et d’autonomie au sein du procès de travail : « le  apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité. » (D. Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997, p.46). J’ai eu l’occasion de revenir sur ces questions à plusieurs reprises par la suite (notamment dans  et Justice sociale, Seuil, 2001, particulièrement le chapitre VII consacré à la critique de l’idéologie social-démocrate keynésienne et dans Revive la République, Armand Colin, 2005). En tirant les conséquences de ce faisceau de réflexion, on doit dire clairement de l’égalité n’est pas la finalité mais seulement un moyen d’une société qui permet l’épanouissement individuel de chacun et protège la liberté comme non domination. Par conséquent, le point focal n’est donc pas tant l’inégalité en général mais l’ensemble des structures de domination, au premier point le rapport capitaliste qui n’est rien d’autre que la domination du capital sur le travail. On retrouvera par ce détour les réflexions de Marx critiquant le principe d’égalité comme principe du « droit bourgeois » (cf. Critique du programme de Gotha), le principe de la société communiste étant la libération des individus.


(*) Jean-Fabien Spitz, outre son travail philosophique propre, est également un traducteur qui met à la disposition du lecteur français des ouvrages venus du monde anglo-saxon parmi les importants. Ainsi il a publié une traduction du Républicanisme. Une théorie du gouvernement et de la liberté de Philip Pettit (Gallimard, nrf, 2004) et plus La  souveraine de Ronald Dworkin (Bruylant, 2008). Que J-F Spitz soit remercié de permettre une plus large diffusion de ces ouvrages et, on peut rêver, leur discussion publique.

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