Pourtant, la question philosophique est loin d'être aussi claire que le pensent les historiens des idées.  Dans ses Leçons sur l'histoire de la philosophie, Hegel réfute cette caractérisation de la philosophie de Spinoza. Après avoir situé Spinoza dans le continuité et le développement de la philosophie de Descartes, Hegel affirme ceci :
[…] L’idée simple de l’idéalisme de Spinoza est la suivante : ce qui est vrai, c’est seulement et tout simplement la substance unique, dont les attributs sont la pensée et l’étendue (nature) ; et seulement cette unité absolue est réelle, elle est la réalité — seule elle est Dieu. C’est comme chez Descartes, l’unité de la pensée et de l’être ou ce que le concept de son existence contient en lui-même. La substance de Descartes, l’idée, a bien complètement son être dans son concept, mais c’est seulement l’être comme être abstrait, non l’être comme être réel ou comme étendue. Au contraire les corps sont d’une autre substance et non pas un mode de celle-ci. De même le Je, la chose pensante, est pour soi, aussi un autre être qui subsiste par soi. Cette indépendance des deux extrêmes est surmontée par le spinozisme et ils deviennent des moments de l’être un absolu. Nous voyons qu’on arrive ici au point de saisir l’être comme unité des contraires. […]
Autrement dit, Spinoza est un idéaliste qui fait de Dieu la réalité absolue. Et Hegel ajoute ceci :
a) On accuse le spinozisme d’être un  : Dieu et la nature (le monde) c’est un, les deux ne sont pas séparés. Cela ferait de la nature le véritable Dieu ou de Dieu la nature, si bien que Dieu disparaîtrait et que seule nature serait posée. Bien plutôt, Spinoza ne pose pas la nature et Dieu l’un en face de l’autre, mais au contraire la pensée et l’étendue. Et Dieu est l’unité, la substance absolue dans laquelle c’est plutôt le monde, la nature qui s’abîme et disparaît. […] De Dieu et du fini nous donnons des relations de trois sortes. 1°  Le fini est et de même seulement nous sommes, et Dieu n’est pas. C’est l’. Ainsi le fini est pris absolument, il est le substantiel, et Dieu, donc, n’est pas. 2°  Dieu seul est, le fini n’est pas véritablement, il est seulement phénomène, apparaître. 3°  Dieu est et nous sommes aussi ; c’est l’unité synthétique pauvre […]: Dieu a la gloire, il est au-delà, et de même les choses finies ont l’être. […] Spinoza est au dessus de ce dualisme […] Dieu seul est la substance unique ; la nature, le monde est d’après une expression de Spinoza seulement affection, mode de la substance, mais n’est pas substantielle. Le spinozisme est aussi un acosmisme. L’être du monde, l’être fini, la finitude n’est pas le substantiel — c’est seulement Dieu. C’est l’opposé de ce que soutiennent ceux qui accusent Spinoza d’ : chez lui il y a trop de choses en Dieu. «  Dieu est l’identité de l’esprit et de la nature, de même la nature, l’individu humain est aussi Dieu  ». Tout à fait exact ! […] Ceux qui noircissent Spinoza de cette façon veulent considérer non pas Dieu mais le monde, le fini. Ils prennent à mal que ceci ne puisse pas valoir comme substantiel, ils prennent à mal leur propre déchéance.
Autrement dit, Spinoza est au-delà de l'opposition du fini et de l'infini et plutôt qu'un  sa philosophie serait un « acosmisme » et si Hegel a quelque chose à reproche à Spinoza, c'est bien cet « acosmisme », non « dialectique » et non son . Hegel prend Spinoza au sérieux, tellement au sérieux que la préface à la seconde édition de l'Encyclopédie des Sciences philosophiques est consacrée très largement à la défense de Spinoza, tellement au sérieux que c'est lui qui affirme qu'à un moment donné il y a Spinoza ou pas de philosophie et nous devons à notre tour prendre au sérieux cette lecture hégélienne et refuser les paresseuses certitudes quant à l' de Spinoza.
Pour justifier l' spinoziste, on dispose d'une expression qui est censée résumer toute la philosophie de l'auteur de l’Éthique : « Deus seu natura », « Dieu, autrement dit la nature ». Cette expression, tirée de la préface de la partie IV, concentrerait ce qui figure dans la partie I intitulée « De Deo » que Pierre Macherey propose de sous-titrer « De la nature des choses », avec une évidente référence au livre de Lucrèce. Il n'y aurait qu'une réalité, la nature, éternelle et infinie, tout comme dans l'épicurisme antique.
Dans un premier temps, j'essaierai d'examiner les bonnes raisons d'admettre l' de Spinoza. Dans un deuxième temps, je pointerai ce qui rend difficilement soutenable la thèse d'un Spinoza matérialiste et athée. Dans une dernière partie, j'aborderai plus spécifiquement le rapport de Spinoza au christianisme.
Dieu ou la nature ?
Il y a dans ce premier point deux questions distinctes à aborder. Tout d'abord  celle de savoir ce que Spinoza entend par « Dieu » et, en second lieu, celle de la critique de la religion.
Dieu ou la substance éternelle et infinie
L’Éthique commence par Dieu. Mais tout dépend de ce que l'on entend par là ! Spinoza construit un « concept de Dieu » très différent non seulement des Dieux anthropomorphes des peuples païens, mais aussi du Dieu des Juifs, des chrétiens ou des musulmans. Les onze premières propositions sont consacrées à établir la « preuve de l'existence de Dieu ». En E1P11, en effet, Spinoza affirme :
Dieu, autrement dit une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.
La première démonstration est une démonstration par l'absurde :
1)      Supposons que Dieu n'existe pas, alors l'essence de Dieu n'envelopperait par son existence (E1A7).
2)      Or il appartient à la substance d'exister (E1P7).
3)      Or Dieu étant défini comme la substance, il y aurait contradiction.
En première approche, on aurait ici une version remaniée de la « preuve ontologique de l'existence de Dieu », telle que Descartes l'a reprise à Saint Anselme. Cette « démonstration », pas très convaincante, il faut l'avouer, chez Descartes ne l'est pas plus chez Spinoza. Mais ici il y a autre chose : la démonstration de l'existence de Dieu se ramène à démontrer qu'existe nécessairement une substance éternelle et infinie !
Qu'est-ce donc que cette substance éternelle et infinie ? La substance est « ce qui est en soi et se conçoit par soi : c'est-à-dire ce dont le concept n'a pas besoin du concept d'autre chose d'où il faille le former » (E1D3). De toutes les choses finies, je ne peux former un concept qu'en utilisant le concept d'autre chose : un lion est un animal, un cercle est l'ensemble des points équidistants du centre, etc. Je peux imaginer un chat si j’ai vu un chat noir et efflanqué traversé la rue et qu’on m’ait dit : voilà un chat. Mais si, ensuite je vois un chat angora dodu, blanc et ronronnant, je l’appellerai « chat » parce que je me suis fait un concept du chat, je peux concevoir le chat en général, c’est-à-dire que je suis capable de décrire l’essence « chat », la « chattéité » du chat. Et j’ai besoin pour cette opération d’autres mots, d’autres pensées, c’est-à-dire d’autres concepts. En première approche, il semble donc qu’il en aille des concepts comme des mots dans un dictionnaire : pour définir les mots, il faut d’autres mots et c’est une sorte de cercle. Pour construire des concepts, il faut d’autres concepts.
Alors que peut donc être une chose dont le concept n’a pas besoin d’autres concepts pour être formé. Ce ne peut pas être un « étant » particulier, le chien, le chat, la Terre, le fer, l’eau, l’air. Rien de tout cela. Ce qui n’est pas besoin d’autre concept pour être formé, c’est tout simplement ce qu’on désigne par « ce qui est ». Les philosophes grecs, Parménide par exemple, parlaient de « l’Être » et de l’Être, disait Parménide disait qu’on ne peut en dire qu’une chose : « l’Être est, le non-être n’est pas ». Pour essayer de percevoir par la pensée ce que dit exactement Spinoza, on devrait aussi remonter à la tradition biblique – il ne faut jamais oublier que Spinoza est juif, hérétique certes, mais juif et qu’il avait entrepris des études pour devenir rabbin. Quand Moïse demande à Dieu comment il doit le désigner quand il parlera à son peuple, Dieu répond (dans la traduction grecque des Septantes), « egô eimi ho ôn », ce que la traduction latine (la Vulgate) rend par « ego sum qui sum », « moi, je suis qui je suis » (Exode, 3). Et Dieu ajoute : « Voici ce que tu répondras aux Israélites : celui qui se nomme Je suis m’envoie vers vous ». Dieu se nomme « Je suis ». Dieu n’a pas de visage, pas d’autre nom que « Je suis », il est éternel et infini et il se conçoit par soi et sans qu’on ait besoin du concept d’une autre chose puisque ce serait alors nier son éternité et son infinité.
Cette figure du Dieu des Hébreux renvoie naturellement à ce que les Grecs appelaient « Être ». De cet Être on ne peut rien dire d'autre sinon qu'il est ! Car en dire quelque chose d'autre, ce serait le déterminer et comme toute détermination est négation, ce serait en quelque façon le nier, dire   ce qu'il n'est pas et ainsi le ramener au non-être. Donc l'être est et il est éternel et infini par construction. Les choses finies qui sont des modes de la substance, des manières d'être de l'être ne peuvent donc être conçues que comme émergeant de l'infini. Pour pouvoir parler, c'est-à-dire pour pouvoir penser, il faut présupposer cet être, cette réalité absolue qui est la condition logique d'existence de tout ce qui existe.
Pourquoi Spinoza a-t-il recours à cet arsenal puisé dans la métaphysique grecque et hébraïque ? Tout simplement parce qu'il va en tirer toutes les conséquences de manière logique, conséquences qui se retournent tant contre la métaphysique aristotélicienne que contre les dogmes religieux. On peut remplacer « Dieu » par « substance » et substance » par « réel » et on y voit tout de suite clair. Le réel est, sinon notre propre parole ne serait pas, ni même la moindre de nos pensées – et ici il faudrait voir comment on pourrait passer de Descartes à Spinoza. Le réel est éternel et infini. Il suffit pour s'en rendre compte d'essayer de penser un espace fini ou l'origine de l'univers : dans un article de la revue Prétentaine, le physicien Etienne Klein a très bien montré pourquoi il est impossible de parler scientifiquement d'une « origine de l'univers ».
De cela, découlent de nombreuses conséquences :
1)      Dieu (ou la substance ou le réel) n'est pas transcendant, mais immanent : il est la réalité elle-même et non une mystérieuse entité qui se tiendrait en dehors de la réalité et l'aurait créée. C'est pourquoi on a parfois, à tort selon moi, qualifié Spinoza de panthéiste. Dieu existe et chacune des réalités finies est en Dieu et l'exprime sous un certain mode. Donc le Dieu immanent de Spinoza n'est pas un Dieu créateur. Dieu et la nature sont bien une seule et même réalité.
2)      Dieu n'est pas une personne (et encore moins trois personnes en une!).
3)      Il n'y a pas de finalité. Dieu et le réel sont toujours coextensifs et par conséquent le réel ne se déploie pas selon un plan que Dieu aurait tracé à l'avance. Donc point de providence divine, point de théodicée … et pas de péché originel ! Ceux qui pensent que Dieu agit en vue d'une certaine fin pensent en vérité un Dieu analogue à un Roi, un Dieu tout humain, qui aurait des désirs, des volontés, etc.  Mais la volonté de Dieu n'est pas autre chose que les lois de sa nature c'est-à-dire les lois de la nature tout court. Donc le finalisme (point commun de toutes les religions) est une pure superstition (voir E1, appendice).
4)      Il n'y pas de distinction réelle entre corps et âme ou corps et esprit. Tout comme Dieu peut être conçu (par nous) soit comme pensée soit comme réalité étendue (ce qui peut se décrire au moyen de la géométrie), de même le Corps et l'Esprit sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de l'étendue tantôt sous celui de la pensée. Mais comme le Corps est mortel – il peut être détruit par un Corps plus puissant, par exemple – l'âme est donc ipso facto mortelle elle aussi !
On le voit, les principaux dogmes religieux sont mis à mal. Pour tout dire, il n'en reste rien. Ajoutons encore ceci. On pourrait essayer de transposer le dualisme classique (celui de Descartes) séparant pensée et étendue, Dieu et réalité naturelle en mettant en avant le fait que Spinoza distingue des « attributs » dont l'esprit humain ne peut connaître que deux (étendue et pensée). Mais cette tentative de minimiser la différence entre Spinoza et la pensée théologique ou physico-théologique ne tient pas. Spinoza définit ainsi l'attribut :
Par attribut, j'entends ce que l'intellect perçoit d'une substance comme constituant son essence. (E1D4)
Cela veut dire que lorsque l'intellect perçoit clairement l'espace étendu (celui qui est donné par la géométrie), il perçoit d'une certaine manière l'essence de Dieu !
La critique de la religion
La critique des religions existantes découle évidemment de ces thèses qu'on pourrait qualifier de « métaphysiques ». Cette critique des religions s'appuie :
1)      sur une analyse de la genèse des idées religieuses considérés comme des illusions découlant de la méconnaissance dont les hommes en général font preuve tant en ce qui concerne Dieu que les choses et qu'eux-mêmes.
2)      Sur une analyse de la fonction des idées religieuses dans leur rapport à l'ordre politique.
Le premier point est l'objet de l'appendice de la partie I de l’Éthique. Dans ce texte dense, Spinoza commence par la naissance du préjugé finaliste : les hommes en général croient que toutes les choses de la nature obéissent à des finalités – le fameux « la nature ne fait rien en vain » d'Aristote – et cette croyance erronée (cf. ce qu'on dit plus haut concernant Dieu) s'enracine dans la condition même des hommes, conscients de leurs désirs (qu'ils posent comme des fins à atteindre) mais ignorants des causes qui les poussent à désirer tel ou tel objet. L'illusion finaliste consiste dans le fait que les hommes projettent leur propre complexion sur les choses extérieures à eux et imaginent  ainsi que toute la nature est gouvernée par des puissances invisibles qui disposent les choses en vue de leur bien propre. L'illusion (naturelle) se transforme ainsi en superstition.
Spinoza détaille en suite les phases du développement de ces superstitions : animisme (on prête un âme aux choses naturelles), polythéisme et enfin monothéisme. Dans des termes que Freud reprendra dans L'avenir d'une illusion, Spinoza résume tout cela d'un mot : délire.
Le deuxième point de la critique spinoziste de la religion est l'analyse de sa fonction politique. La préface du TTP dit clairement les choses : on gouverne les hommes par la crainte et par la superstition. On va donc redescendre du ciel vers la terre : les idées religieuses ont une fonction politique. Elles visent à enraciner dans le cœur des hommes l'obéissance aux gouvernants. Spinoza n'est pas un anarchiste et il admet bien volontiers que les gouvernements puissent se faire obéir. Néanmoins, les gouvernements qui imposent une religion d’État, c'est-à-dire pratiquement tous les gouvernements à l'époque de Spinoza non seulement étendent leur droit au-delà des limites fixées par le droit naturel, mais encore en voulant gouverner les pensées, ce qui est proprement impossible,  ne font que semer les germes de la discorde et de la haine à l'encontre des gouvernants. En passant, remarquons que Spinoza, en bon lecteur de Machiavel, admet que le gouvernement doit se faire craindre mais ne doit pas se faire haïr.
C'est pourquoi Spinoza se pose comme l'un des premiers défenseurs non seulement de la liberté de conscience, mais aussi de la neutralité de l’État en matière religieuse. Il est donc bien sur le versant de ces « lumières radicales » dont parle Jonathan Israël et bien plus conséquent que les partisans de la tolérance à la Locke ou à la Voltaire.
Pourquoi Spinoza n'est pas athée
Les raisons de considérer Spinoza comme un athée qui ne parle de Dieu que pour détourner l'attention des censeurs ne manquent donc pas. Remplaçons Dieu par la nature et nous avons une philosophie matérialiste et athée, qui peut être enrôlée dans l'arsenal de la « libre pensée ». On a même été jusqu'à attribuer à Spinoza la paternité du « Traité des trois imposteurs » alors qu'une connaissance minimale de Spinoza suffit largement pour montrer la fausseté de cette attribution.
Cette première interprétation de la pensée de Spinoza comme  se heurte à de très nombreuses objections. Quand on a beaucoup lu Spinoza, on sent bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas avec la figure du Spinoza athée.
Les raisons essentielles pour mettre en question l’ de Spinoza
Je voudrais énumérer les raisons principales qui militent contre cette interprétation.
Quand Spinoza écrit « Deus seu natura », il ne désigne pas par « nature » ce que l'on entend généralement sous ce terme. Ce n'est pas la « res extensa » cartésienne, l'ensemble des corps obéissant aux lois de la physique et susceptibles d'une description géométrique. Ce n'est pas la nature au sens kantien de la totalité des phénomènes saisissables dans l'intuition sensible. C'est encore moins la « physis » d'Aristote ou des Stoïciens. C'est la réalité dans toutes ses dimensions, sous tous ses attributs. Les sentiments (affects), les idées, etc., sont tout autant des choses naturelles que les mouvements du corps ou les interactions entre un corps et un autre corps. Bref, le « Deus seu natura » est parfaitement réversible et l'on peut tout aussi bien dire « Natura seu Deus ».
On peut en déduire que le monisme de Spinoza n'est pas un monisme matérialiste en ce sens que la réalité ne peut être réduite à la réalité matérielle. La même réalité est susceptible d'être comprise en théorie d'une infinité de manières, sous une infinité d'attributs. Mais il n'y a pas de réduction de l'esprit à la matière. Pour reprendre l'expression d'un philosophe de l'esprit américain, il s'agit avec Spinoza d'un monisme anomal. La métaphore du parallélisme est trompeuse et lorsque Spinoza affirme que l'ordre et la connexion des idées suit l'ordre et la connexion des choses, on ne doit pas réduire les choses aux choses matérielles (je peux avoir l'idée d'une idée).
En reprenant la distinction scolastique entre « natura naturans » et « natura naturata », Spinoza garde un lien avec l'idée de Dieu comme puissance productrice toujours actualisée dans ses modes finis.
Le dernier point problématique est la fameuse question de « l'amour intellectuel de Dieu ». J’en ai traité ailleurs et je n’y reviens pas ici de manière détaillée. Je me contenterai d’en rappeler quelques conclusions.
L’amour intellectuel de Dieu
Pour dire les choses en peu de mots, Spinoza affirme que la forme la plus haute de la connaissance est la connaissance du 3e genre, ou encore connaissance intuitive. Cette connaissance du 3e genre seule peur nous conduire à la béatitude que Spinoza nomme « amour intellectuel de Dieu ». Voici un exemple en E5P36C :
Cela nous fait clairement comprendre en quoi réside notre salut, autrement dit la béatitude ou la liberté : dans l’amour éternel et constant envers Dieu, autrement dit dans l’amour de Dieu envers les hommes.
La reprise du vocabulaire religieux identifié avec le vocabulaire rationnel de l’Éthique doit encore être soulignée : le salut, c’est la béatitude, c’est-à-dire la Liberté, conçue à la manière spinozienne comme l’extension maximale de la puissance de l’esprit. Mais surtout sont maintenant clairement identifiés l’amour envers Dieu et l’amour de Dieu envers les hommes. Et cet amour dit encore Spinoza doit être nommé, à « juste titre », « Gloire », comme dans « les Livres saints ». Comment tout cela est-il possible ? Comment expliquer ces passages véritablement mystiques de l’Éthique ? Si l’amour de Dieu et l’amour envers Dieu sont identiques, c’est en raison de l’immanence du Dieu. L’esprit en tant qu’il se connaît lui-même est une partie de l’entendement divin.
Il y a là quelque chose qui résiste et à moins d’amputer l’Ethique de sa 5e partie (« De la liberté de l’homme »), il faut bien admettre que le mot « Dieu » a une signification précise chez Spinoza et n’est pas seulement une astuce pour parler de la nature au sens où nous l’entendons couramment.
Le Dieu d’Einstein et celui de Spinoza
Voici quelques propos d’Einstein qui nous permettent d’esquisser cette question.
Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle dans l’harmonie ordonnée de ce qui existe, non pas en un Dieu qui s’intéresse au sort et aux actes de humains. (1929)
Spinoza a été un des premiers à appliquer de façon vraiment cohérente à la pensée, au sentiment et à l’action humains l’idée de la contrainte déterministe de tout ce qui arrive. (1932)
A mon sens,l’idée d’un Dieu personnel est une notion anthropomorphique que je ne peux pas prendre au sérieux. Je me sens également incapable d’imaginer quelque volonté ou quelque dessein extérieurs à la sphère humaine. Mes conceptions sont voisines de celles de Spinoza : j’admire la beauté de cette simplicité logique en laquelle je crois, faite d’ordre et d’harmonie, que nous ne pouvons appréhender qu’avec humilité, et de façon seulement imparfaite. Je crois que nous devons nous contenter de l’imperfection de notre compréhension et de notre savoir, et considérer les valeurs et les obligations morales comme un problème purement humain – le plus important de tous les problèmes humains. (1947)
Le Dieu d’Einstein n’est pas plus un Dieu personnel comme dans le christianisme ou l’Islam. Mais pour autant il y a bien chez Einstein une dimension proprement mystique dans sa considération de la nature. Mutatis mutandis, on pourrait en dire autant de Spinoza.
Spinoza et le Christ
Il y a un dernier point à éclaircir qui est celui du rapport de Spinoza au christianisme, non pas au catholicisme institué comme religion d’État dont le règne est basé sur la crainte et la superstition, mais avec le christianisme des Évangiles, celui que défendent les sectes chrétiennes qu'il fréquente, les Collégiants ou les Remontants.
Spinoza produit une histoire philosophie et politique de la religion juive et de son passage au christianisme. Dans cette histoire qui analyse la religion essentiellement du point de vue de la politique et de la , il montre pourquoi le judaïsme mosaïque était parfaitement adapté au gouvernement des Hébreux et pourquoi il s’est ensuite décomposé à la suite de la décomposition de l’État hébreu. Spinoza insiste sur plusieurs points concernant l’enseignement du Christ – qu’il faut distinguer du christianisme effectivement constitué :
1)      Il est universaliste. L’objet de la charité, c’est maintenant tous les Gentils.
2)      Il a un enseignement essentiellement moral et pour le reste conseille l’obéissance au pouvoir politique existant.
3)      Les dogmes théologiques sont réduits au strict minimum et laissent à chacun une large liberté de réflexion et d’interprétation.
4)      Le rituel est pratiquement supprimé.
Cette religion christique est la « religion universelle ».
En ce qui concerne l’enseignement propre du Christ et la vérité de la prédication christique, Spinoza cherche en établir la vérité, ce qui suppose d’examiner les témoignages des Évangiles et la vérité de l’enseignement qu’ils retransmettent. Évidemment, le Christ n’est pas Dieu – il ne peut qu’être un mode fini de la substance infinie … et par conséquent il ne peut être question d’Incarnation. De nombreux passages des Évangiles doivent recevoir une interprétation allégorique, ainsi la Résurrection ! Enfin il faut s’interroger sur les miracles : les miracles à proprement parler sont impossibles. Donc se pose la question de la validité des témoignages et de leur explication si on les estime avérés. Parfois on peut directement donner des explications plausibles, parfois on ne le peut pas parce que nous ne connaissons pas toutes les lois de la nature, parfois, enfin, il est préférable de suspendre notre jugement.
Remarque : À propos de Mahomet, l’attitude de Spinoza est très différente. Il considère que Mahomet est un imposteur (un faux prophète !) et la raison en est expliquée par exemple dans la lettre 43 :
« la liberté qu’accorde la religion universelle, à la fois selon la lumière naturelle et selon celle révélée aux prophètes doit être accordée intégralement. Or, il la supprime tout entière ! Et si tel n’était pas le cas, pourquoi, je le demande, serais-je tenu de montrer que quiconque a été faux prophète ? » (L.43)
La question clé est cependant de savoir si l’enseignement du Christ est conforme à la Raison.
En suivant ici l’analyse d’Alexandre Matheron (Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Aubier 1971), on peut résumer ainsi la démarche de Spinoza :
Des textes vétérotestamentaires comme néotestamentaires, Spinoza dégage un seul point commun : il faut obéir à Dieu en aimant son prochain.
Spinoza en déduit les sept articles de la foi minimale :
1)      Dieu existe ; il est l’Être suprême !
2)      Dieu est unique ;
3)      Dieu est omniprésent ;
4)      Dieu a sur toute chose un droit et un pouvoir souverain ;
5)      Le « culte » de Dieu est nécessaire ;
6)      Le salut (ou la perdition) dépend de « l’obéissance » aux « commandements » de Dieu ; ces commandements se résument à la justice et à la charité ;
7)      Le pardon est nécessaire.
Matheron montre que ce discours peut recevoir quatre formes interprétatives : (1) une forme anti-anthropomorphiste, (2) une forme neutre, (3) une interprétation anthropomorphiste du discours neutre, (4) une interprétation anthropomorphiste. Il suffit de montrer que l’interprétation (1) ne contredit pas la doctrine de Spinoza. Par exemple :
1)      La Pensée absolue par laquelle nous concevons le vrai bien ; (1)
2)      Dieu existe, c’est-à-dire un Être suprême qui est le modèle de la vraie vie ; (2)
3)      Il est souverainement juste et miséricordieux ; (3)
4)      C’est un Feu, un Esprit, une Lumière dont le cœur est juste et miséricordieux ; (4)
C’est le TTP qui pose clairement ces questions, notamment le chapitre IV. La réponse définitive se trouve dans l’Éthique, dont les parties 4 et 5 énoncent une série de propositions qui sont l’expression rationnelle de ces « commandements » énoncés par le Christ. Le discours anthropomorphiste est un discours adapté à un auditoire « ignorant » et le Christ a usé d’un discours qui pouvait toucher ceux qui ne sont pas conduits par la Raison.
Conclusion de Matheron :
« Le Christ a dit exactement ce qu’un philosophe devait dire à des ignorants, et comme il devait le leur dire. Toute sa méthode d’exposition en définitive se déduit d’un seul principe : à ceux qui sont incapables d’en comprendre les prémisses, la loi divine, faute de pouvoir être enseignée comme une vérité éternelle, doit être imposée comme une obligation impérative. » (p.138)
Conclusion
Il y a bien chez Spinoza une critique radicale de la religion comme superstition. Mais en même Spinoza affirme la nécessité de la « religion universelle » telle qu’elle peut être dégagée de l’enseignement du Christ. Une telle religion universelle – celle qui devrait guider un État juste – est compatible avec la liberté religieuse. On pourrait penser que Spinoza réédite une des figures classiques de la pensée de Libertins : la liberté de pensée pour les élites (ceux qui savent) et la religion pour l’obéissance des masses ignorantes. Mais ce n’est pas le cas : il n’y a pas de double vérité mais une seule et même vérité qui s’exprime de deux manières différentes et qui commande des pratiques identiques, une  identique, ce que l’on ne trouve pas chez les Libertins.
Si Spinoza réfute l’idée d’un Dieu personnel, d’un Dieu transcendant, il maintient cependant une idée rationnelle de Dieu dont l’interprétation populaire est le Dieu enseigné par le Christ. Spinoza n’est donc pas un athée au sens de quelqu’un affirmerait que Dieu n’existe pas et qui ferait de la question existence ou inexistence de Dieu une ligne de clivage fondamentale. C’est pour cette raison qu’il me semble très audacieux de vouloir embrigader Spinoza dans la compagnie des penseurs antireligieux et athées.