Il existe de nombreux travaux sociologiques sur
les élites et leur reproduction – par exemple on ne manque pas de bonnes études
sur les hauts fonctionnaires en France. Les élites économiques ne sont pas
oubliées. Mais la sociologie se donne surtout des objets particuliers alors
qu’il nous faudrait une sorte de théorie générale qui discute la légitimité ou
la nécessité d’une élite sociale et politique. Je n’ai pas la prétention de
produire dans le cadre limité qui m’est imparti une telle théorie générale des
élites. Je me contenterai de quelques éclairages généraux puisés dans la
tradition de la philosophie politique mais aussi de la sociologie générale, en
espérant que ces éclairages produisent une esquisse cohérente. Évidemment, je
donnerai une place toute particulière à l’école « élitiste »
italienne, celle de Pareto, Mosca et Michels et à leur grand ancêtre,
Machiavel.
Que le conservateur Mosca et le socialiste
révolutionnaire Michels se trouvent tous deux classés dans les
« élitistes », cela suffirait à démontrer qu’il ne s’agit pas d’une
doctrine orientée à droite ou à gauche. Je ferai place à quelques auteurs qui
ont essayé de penser une véritable théorie des élites révolutionnaire, Lénine
et, de manière plus systématique, Gramsci. Enfin j’évoquerai le débat de la fin
des années trente qui trouvera son prolongement après la guerre, sur
l’hypothèse de la constitution d’une nouvelle classe bureaucratique à travers
la convergence des méthodes du stalinisme et du fascisme.
Avant tout cela, il est nécessaire de donner une
définition succincte du mot. L’ élite est définie ainsi par Littré :
« 1° Ce qu'il y a d'élu, de choisi, de
distingué. L'élite de la noblesse. Pourquoi sans Hippolyte Des héros de la
Grèce assembla-t-il l'élite ? RAC. Phèd. II, 5. Patrocle et quelques chefs qui
marchent à ma suite, De mes Thessaliens vous amènent l'élite, ID. Iphig. V, 2.
— D'élite,
qui est de premier choix. S'il y a un petit nombre d'âmes d'élite que Dieu
meuve... BOSS. Orais. De chevaliers romains une troupe d'élite... CRÉB. Catil.
V, 2. Mes soins ont eu recours à des amis d'élite, M. J. CHÉN. Tib. V, 1. Il
[Napoléon] affecte de la mépriser [une rivière], comme tout ce qui lui faisait
obstacle, et il ordonne à un escadron des Polonais de sa garde de se jeter dans
cette rivière ; ces hommes d'élite s'y précipitèrent sans hésiter, SÉGUR, Hist.
de Napol. IV, 2.
— Dans
l'armée, compagnies d'élite, les compagnies de grenadiers et de voltigeurs d'un
bataillon d'infanterie.
2° Il se dit aussi des choses. J'ai eu l'élite de
ses livres. Alcithoé ma soeur, attachant vos esprits, Des tragiques amours vous
a conté l'élite, LA FONT. Filles de Minée. Faute de vin d'élite, Sabler ceux du
canton, BÉRANG. Rog. B. »
Appartient à l’élite celui qui mérite d’être élu,
c’est-à-dire choisi en raison de ses qualités particulières. Le terme est
suffisamment vaste pour qu’on distingue toutes sortes d’élites – même si
l’emploi d’élites au pluriel est souvent péjoratif: former une élite, ce ne
sont que les prétentions ordinaires de ceux qui se croient les meilleurs...
Le Prince machiavélien.
La pensée de Machiavel est à bon droit tenue pour
la fondation de la philosophie politique moderne. Une pensée politique
débarrassée de la théologie et de la morale moralisatrice pour s’en tenir à la
réalité effective des choses. Serge Audier montre l’influence de Machiavel sur
les sociologues et philosophes italiens des XIXe et XXe siècles, et plus
généralement chez tous les auteurs qui se sont consacrés à la compréhension du
rôle politique des élites : Roberto Michels, Benedetto Croce, Vilfredo
Pareto … ou encore l’américain James Burnham. Pareto, sur lequel nous revenons
un peu plus loin, consacre d’assez longs développements à Machiavel dans son Traité
de sociologie générale.
Le propos de Machiavel, comme on le sait, n’est
pas de construire un État idéal. Les abstractions métaphysiques doivent céder
la place à l’expérience et les régimes politiques doivent être envisagés et
jugés d’un point de vue expérimental : le problème n’est pas de savoir
lequel de la monarchie, de l’aristocratie ou de la démocratie est le meilleur
des régimes, mais de comprendre à quelles conditions ces régimes peuvent garder
la paix, la prospérité et donc la liberté du peuple.
Pour bien comprendre la pensée de Machiavel, il
faut abandonner la « légende noire », celle du penseur de la « Raison d’État »
et du « machiavélisme » politique, au sens péjoratif que ce terme a pris. Mais
il faut aussi comprendre que Machiavel n’est pas démocrate mais
républicain ! Et ce n’est pas la même chose. Machiavel ne croit pas une
minute que le régime athénien idéal, celui dans lequel c’est l’assemblée de
tous les citoyens qui décide de tout ou presque, soit un régime viable à long
terme. Dans toute organisation
socio-politique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des « grands »,
ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il y a le peuple qui ne
réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être pas dominé, c’est-à-dire
en fin de compte de ne pas être gouverné. Et Machiavel va même un peu plus loin
dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : un peuple
qui accepterait sans rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque
manifestation tumultuaire les tracas et persécutions des grands serait un
peuple corrompu et la corruption du peuple annonce la corruption générale de
l’État et son inévitable décadence.
Machiavel part de cette vérité fondamentale pour
étudier deux régimes: le régime républicain et le principat. Concernant le
premier, Machiavel se coule dans le républicanisme traditionnel, celui du
régime mixte dont Aristote avait parlé et dont Cicéron fait la théorie dans son
De la république. Mais évidemment, « messer Nicolò » fait
subir à ce républicanisme antique un traitement de choc dont j’ai parlé en
d’autres lieux, en définissant ce « républicanisme anomal » qu’est
celui des Discorsi. En ce qui concerne le principat, on croit mieux
savoir ce qu’en dit Machiavel puisque tout le monde, ou du moins tous les
politiques, fait semblant d’avoir lu Le Prince, titre qui n’est pas
celui de l’auteur, puisque le seul titre authentique est « De
principatibus », qu’on ne peut traduire que par « des
principautés ». Il s’agit ici de définir comment peut être instauré un
gouvernement princier qui soit populaire et également apte à « chasser les
barbares d’Italie ».
Arrivé à ce point, il y a une difficulté :
comment expliquer l’enthousiasme pour Machiavel des penseurs, notamment
italiens, mais pas seulement, qui s’intéressent aux élites, aux oligarchies
dirigeantes et qui, généralement, ne partagent pas la dilection de bon ton pour
la démocratie représentative ?
Pourtant, Machiavel, et c’est un des gros points
de divergence avec son ami Guicciardini, n’a aucune confiance dans les classes
dirigeantes de son temps. Il réfute et le principe de la monarchie héréditaire
et celui de l’aristocratie héréditaire et soutient le principe électif. La
faiblesse majeure des monarchies tient au principe de succession. Un État peut
survivre à un prince faible mais rarement à deux princes faibles consécutifs.
Or la succession des générations ne permet pas de s’assurer de la virtù des princes. Au contraire, le
principe électif permet de discerner les hommes les plus vertueux.
« L’universalité » – c’est-à-dire l’ensemble des citoyens – permet de
déterminer qui sont véritablement les « ottimati », les plus
aptes à gouverner.
On voit comment la succession sans interruption
de deux grands princes suffit pour conquérir le monde. Ainsi de Philippe de
Macédoine et d’Alexandre le Grand. Une république doit faire encore mieux, car
elle a les moyens de choisir non seulement deux princes qui se succèdent mais
une infinité d’hommes valeureux qui se succèdent l’un l’autre. Ce type de
succession doit se produire dans une république bien ordonnée. (D, I, 20,
231-232/93)
Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il
faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais,
reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du
suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit
nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a pas de contradiction entre le
principe aristocratique et le principe populaire, puisque le premier procède
finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du peuple. En
effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements généraux, ils
ne se trompent pas dans les détails » (D, I, 268). Ce que Machiavel
traduit ainsi : le peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire, mais il se
trompe rarement pour désigner celui qui doit occuper les dignités et les
charges.
C’est encore le principe électif qui permet de
comprendre les vertus de la dictature, cette institution typique de la
république romaine dont nous pouvons trouver des traces fort nombreuses dans
l’histoire républicaine moderne. Machiavel distingue cette dictature, une sorte
de royauté temporaire, créée par la loi qui n’abolit pas les institutions
populaires du pouvoir de cette dictature que s’arrogent quelques citoyens dans
les périodes de décadence de l’esprit républicain. Entre la dictature
républicaine et la dictature de Sylla ou de César, il n’y a de commun que le
nom : le dictateur à l’ancienne manière ne peut, en effet, prendre trop
d’ascendant sur l’État, car sa mission est limitée, encadrée
institutionnellement et le dernier mot revient toujours au suffrage libre. Ce
n’est donc pas l’institution de la dictature qui met en danger la république,
mais bien plutôt l’absence d’une institution de ce genre permettant de faire
face aux situations exceptionnelles. En effet, si on ne dispose pas de moyens
constitutionnels dans ces situations, nécessité fait loi et l’on doit violer la
constitution pour sauver l’État.
Or il ne devrait jamais arriver dans une république
des évènements que l’on doive traiter avec des moyens extraordinaires. Car,
bien que le moyen extraordinaire ait été profitable, néanmoins l’exemple est
nuisible. Car on crée ainsi l’habitude de violer les institutions pour le bien
de l’État, et ensuite, sous ce prétexte on les viole pour son malheur. [D, I, 34, 249/107]
Même les cas où le principe électif semble avoir
conduit à la perte de la liberté en confirment la validité. Si les décemvirs
nommés par le peuple sont devenus des tyrans, c’est précisément parce que le
peuple leur a confié une trop grande autorité pendant trop longtemps.
On doit donc remarquer que, quand on dit qu’une
autorité donnée par de libres suffrages n’a jamais été nuisible à une
république, on suppose qu’un peuple n’aille jamais la donner, sinon avec des
précautions adéquates et pour un temps déterminé. Si, parce qu’on le trompe, ou
pour toute autre raison qui l’aveugle, il la donne imprudemment et à la manière
dont le peuple romain la donna aux décemvirs, alors il lui arrivera ce qui
arriva à celui-ci.[D,I, 35,
251/108]
Machiavel multiplie les analogies entre médecine
et politique. On peut considérer la constitution comme le régime qu’il faut
prescrire au patient. On ne peut pas avoir le même régime pour un homme bien
portant et pour un homme malade. Une bonne constitution peut se trouver
inadaptée parce que les mœurs du peuple ont changé. C’est ce qui est arrivé aux
Romains, dont les mœurs ont été altérées en raison même des succès qu’ils ont
rencontrés dans leur lutte pour l’expansion de leur pouvoir. C’est à ce
processus de corruption, pratiquement inévitable et universel, que le penseur
politique doit faire face. Il ne peut pas se contenter – sauf à retomber dans
les rêveries moralistes et philosophiques – de penser la cité pour temps
sereins. La crise à laquelle est confronté Machiavel, est aussi celle à
laquelle nous sommes confrontés. Comment un peuple corrompu peut-il rester
libre ?
C’est qu’en effet les institutions de la liberté,
qui sont de bonnes institutions quand le peuple n’est pas corrompu, se
transforment en leur contraire. Machiavel en donne un exemple qui nous parle
encore :
… Car il est toujours bon que quelqu’un qui
conçoit une chose bonne pour le bien public puisse la proposer ; et il est
bon que chacun puisse donner son opinion, afin que le peuple, bien informé,
choisisse le meilleur parti. Mais, les citoyens étant devenus mauvais, cette
disposition devint très mauvaise, car seuls les puissants pouvaient proposer
des lois et, par crainte, personne ne pouvait s’y opposer. De sorte que le
peuple était soit trompé, soit contraint décider sa propre ruine. [D,I, 18, 228/90]
La délibération démocratique directe qui exprime
au plus haut degré la vie civique à Athènes comme à Rome devient ainsi un moyen
de domination. On pourrait sans peine trouver dans le monde contemporain des
processus analogues par lesquels des institutions démocratiques deviennent les
instruments de domination de l’oligarchie (« les riches seuls et les
puissants »).
Dans ces conditions, il est presque impossible de
sauver la liberté. C’est pourquoi, une république corrompue tendra toujours
plus ou moins à l’état monarchique, plutôt que vers l’état populaire. Seul un
pouvoir fort, concentré en un seul homme pourrait imposer des lois qui permettent
au « malade » de guérir.
Si on admet cette thèse, on voit bien qu’il n’y a
pas contradiction entre le Prince,
portrait-robot de l’homme qui pourrait sauver l’Italie, et le républicanisme
des Discours. C’est du reste une
tradition républicaine bien établie : quand la république est malade, il
serait antirépublicain de la laisser mourir au nom de la pureté des principes
républicains. S’il faut un traitement de choc pour la sauver, le républicain
vertueux non seulement y consentira mais encore œuvrera pour en accélérer
l’ouvrage. Ainsi la première république française avait-elle adopté une
constitution inapplicable dans les circonstances tragiques de l’époque, si bien
qu’elle fut obligée, alors qu’elle était une constitution populaire, de céder
la place à un gouvernement presque absolu du petit nombre (le comité de salut
public) et même de son chef, Robespierre. Comment distinguer ce
« monarchisme » pour la bonne cause du « césarisme », cette
usurpation de la République, violemment condamnée par Machiavel et par tous les
républicains après lui ? La réponse à cette question est loin d’être
simple.
Autrement dit, et pour ce qui nous concerne ici
c’est le plus important, l’assise populaire du régime, signe de sa bonne santé,
suppose aussi des dirigeants à la hauteur de la situation. On doit prendre Le
prince dans un sens plus général : Machiavel nous donne une théorie
générale de la classe dirigeante : comment la former, comment la recruter,
comment distinguer ceux qui sont aptes à en faire partie. Il est donc tout
naturel et on y revient plus loin, que Gramsci ait conçu le parti
révolutionnaire d’avant-garde comme « le nouveau prince ».
Pareto et la circulation des élites
Vilfredo Pareto[1]
aborde la question des élites dans son Traité de sociologie générale (TGS),
un ouvrage publié en 1917.
Le point de départ de Pareto est le
suivant :
« la société humaine n'est pas
homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement,
intellectuellement. Ici, nous voulons étudier les phénomènes réels. Donc, nous
devons tenir compte de ce fait. Nous devons aussi tenir compte de cet autre
fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même
dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées
modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes
classes. » (TSG, XI, §2025)
Pareto pense que l'on peut définir une sorte
d’échelle objective qui permettrait de mesurer ces différences sociales. On
doit pouvoir noter les individus selon leur degré de compétence dans un secteur
donné en attribuant 10 à celui qui excelle et zéro au parfait
« crétin » (sic). Ces évaluations peuvent être données indépendamment
des jugements de valeurs et même indépendamment de toute considération
d’utilité sociale. En admettant cette classification, on arrive à cette
conclusion :
§2031. Formons donc une classe de ceux qui ont
les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et
donnons à cette classe le nom d'élite. Tout autre nom et même une simple lettre
de l'alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons.
Il faut enlever au terme « élite » tout
ce qui pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer
l’élite en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale.
Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit
que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un
schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma
machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple. Pareto y revient
d’ailleurs un peu plus loin quand il affirme qu’on doit diviser toute société
en deux classes, la classe supérieure, celle des gouvernants, et la classe
inférieure, celle des gouvernés.
Pareto montre que les marqueurs d’appartenance à
l’élite sont assez complexes, car évidemment pour appartenir à l’élite il n’est
pas nécessaire de passer l’examen de Pareto ! Il existe des titres
résultant d’examens pour devenir avocats, médecins, etc. La richesse héréditaire
joue également un rôle important dans l’appartenance à l’élite :
§.2036 : (...)Mais si l'hérédité directe a
disparu, l'hérédité indirecte demeure puissante, et celui qui a hérité un grand
patrimoine est facilement nommé sénateur, en certains pays, ou se fait élire
député en payant les électeurs et en les adulant, si besoin est, par des
professions de foi archidémocratiques, socialistes, anarchistes. La richesse,
la parenté, les relations, sont utiles aussi en beaucoup d'autres cas, et font
donner à qui ne devrait pas l'avoir l'étiquette de l'élite en général ou de
l'élite gouvernementale en particulier.
Mais le phénomène intéressant, selon Pareto, est
celui de la circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était
pas membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité
de membre de l’élite.
Pareto nous met en garde contre les erreurs qui
peuvent naître de ce que nous prenons les formes juridiques pour la
réalité :
§ 2046.
Il ne faut pas confondre l'état de droit avec l'état de fait ce dernier seul,
ou presque seul, est important pour l'équilibre social. Il y a de très nombreux
exemples de castes fermées légalement, et dans lesquelles, en fait, se
produisent des infiltrations souvent assez considérables. D'autre part, à quoi
sert qu'une caste soit légalement ouverte, si les conditions de fait qui
permettent d'y entrer font défaut ? Si tous ceux qui s'enrichissent font
partie de la classe gouvernante, mais que personne ne s'enrichisse, c'est
exactement comme si cette classe était fermée ; et si peu de gens
s'enrichissent, c'est comme si la loi mettait de grands obstacles à l'accès de
cette classe. On vit un phénomène de ce genre à la fin de l'empire romain.
Celui qui devenait riche entrait dans l'ordre des curiales ; mais très peu
de personnes devenaient riches.
Les statuts reconnus ne sont pas les garants de
l’appartenance à l’élite. Ainsi Pareto souligne qu’on ne doit pas confondre
l’élite et les aristocraties traditionnelles, même si ces aristocraties furent
certainement la composante essentielle de l’élite à un moment donné.
§ 2053.
Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu'en soient les causes, il est
incontestable qu'après un certain temps elles disparaissent. L'histoire est un
cimetière d'aristocraties. Le peuple athénien constituait une aristocratie, par
rapport au reste de la population, des métèques et des esclaves. Il disparut
sans laisser de descendance. Les diverses aristocraties romaines disparurent.
Les aristocraties barbares disparurent. Où sont, en France, les descendants
des conquérants francs ? Les généalogies des lords anglais sont très
exactes. Il subsiste fort peu de familles descendant des compagnons de
Guillaume le Conquérant ; les autres ont disparu. En Allemagne,
l'aristocratie actuelle est en grande partie constituée par les descendants
des vassaux des anciens seigneurs. La population des États européens s'est
accrue dans une mesure énorme depuis plusieurs siècles à aujourd'hui. Or, il
est certain, très certain, que les aristocraties ne se sont pas accrues en
proportion.
La conséquence est donc logiquement
celle-ci :
§ 2054 (…) La classe gouvernante est entretenue,
non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les
familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l'énergie et
les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est
tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus.
Ces considérations qui peuvent paraître des
évidences méritent d’être méditées. En effet, il apparaît clairement que tout
système de domination a besoin d’un renouvellement plus ou moins régulier de la
classe dirigeante. L'Église, dans l’ancien régime, même si elle était souvent
aux mains de l’aristocratie nobiliaire, était une institution qui assurait le
renouvellement de la classe dirigeante et concourait à la formation des élites
– par l’instruction qu’elle dispensait autant que par les personnels politiques
qu’elle a fournis à la monarchie, de Richelieu à l’abbé Dubois pour parler de
quelques premiers ministres fameux. La révolution a renouvelé profondément la
classe dirigeante, par la vente des biens nationaux et le « super
bonus » qu’elle a ainsi donné à la partie la mieux assise de la
bourgeoisie, mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux venus,
recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou leur
bravoure sur les champs de bataille. Mais le déclin de la vieille aristocratie
n’a pas signifié la fin de l’ancienne classe dirigeante : la révolution
l’a transformée et revigorée, les nobles de convertissant massivement aux
affaires, financières ou industrielles, et les bourgeois cherchant à marier
leurs filles ou leurs fils aux héritiers ou héritières de titres à particules.
Même les révolutions les plus radicales
n’échappent pas à cette loi de Pareto de la circulation des élites. Lénine, au
tout début des années 20 constatait que le nouvel État soviétique n’était rien
d’autre que le vieil appareil d’État tsariste à peine repeint en rouge.
Constation on ne peut plus exacte : les lecteurs de Gogol ne sont pas
dépaysés quand ils entrent dans le petit monde de la bureaucratie soviétique,
c’est-à-dire de l’élite dirigeante. On peut certes considérer les purges
massives ordonnées par Staline comme les actes d’un tyran fou ou appliquer à
tout cela le qualificatif « totalitaire », aussi explicatif que la
« vertu dormitive de l’opium » chère au médecin de Molière. Mais on
doit d’abord reconnaître que le stalinisme a organisé une circulation des
élites comme aucun régime n’avait réussi à la faire en aussi peu de temps. Car
les victimes les plus constantes de Staline ne furent pas le peuple – à
l’exception notable des paysans dans l’époque de la collectivisation. Mais la
fin de la collectivisation et le « congrès des vainqueurs » de 1934
marquent le vrai tournant qui va caractériser le régime : après
l’assassinat de Kirov (un assassinat très mystérieux dont Staline est selon
toute vraisemblance le commanditaire) qui sert de prétexte au déclenchement de
la répression, les purges vont d’abord toucher l’appareil bureaucratique,
depuis le sommet – élimination de tous les dirigeants et compagnons de Lénine –
jusqu’à la masse des subordonnés qui détiennent un petit pouvoir et de petits
privilèges. Ces grandes purges vont libérer des centaines de milliers de postes
de direction dans l’appareil gouvernemental et dans l’appareil économique – qui
sont largement confondus. En deux décennies (1934-1953), des millions
d’individus, issus de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre pour la
plupart, vont donc faire leur entrée dans l’élite dirigeante. Cela explique
très largement l’indéniable soutien populaire dont a bénéficié le régime et le
fait qu’il pouvait passer pour la « dictature du prolétariat »: grâce
à Staline et à son impitoyable système de circulation des élites, chaque
prolétaire pouvait caresser l’espoir de devenir un petit dictateur aux côtés du
« petit père des peuples ». Au demeurant, c’est précisément pour
mettre fin à cette trop grande instabilité de la caste dominante que
Khrouchtchev et ses amis organisèrent le déboulonnage de la statue de Staline
et une nouvelle transformation du régime. Pareto écrit en 1917, mais il ne
pouvait évidemment deviner quel vérification éclatante, quoique inattendue,
connaîtrait sa théorie de la circulation des élites.
§ 2056.
Par l'effet de la circulation des élites, l'élite gouvernementale est dans un
état de transformation lente et continue. Elle coule comme un fleuve ;
celle d'aujourd'hui est autre que celle d'hier. De temps en temps, on observe
de brusques et violentes perturbations, semblables aux inondations d'un
fleuve. Ensuite la nouvelle élite gouvernementale recommence à se modifier
lentement : le fleuve, rentré dans son lit, s'écoule de nouveau
régulièrement.
§ 2057.
Les révolutions se produisent parce que, soit à cause du ralentissement de la
circulation de l'élite, soit pour une autre cause, des éléments de qualité
inférieure s'accumulent dans les couches supérieures. Ces éléments ne
possèdent plus les résidus capables de les maintenir au pouvoir, et ils évitent
de faire usage de la force ; tandis que dans les couches inférieures se
développent les éléments de qualité supérieure, qui possèdent les résidus
nécessaires pour gouverner, et qui sont disposés à faire usage de la force.
§ 2058.
Généralement, dans les révolutions, les individus des couches inférieures sont
dirigés par des individus des couches supérieures, parce que ceux-ci possèdent
les qualités intellectuelles utiles pour livrer bataille, tandis qu'ils sont
dépourvus des résidus que possèdent précisément les individus des couches
inférieures.
Inutile de développer. Il suffit de constater
combien ces analyses peuvent être étayées par les constatations empiriques
pendant toute l’histoire du dernier siècle. La fluidité des rapports entre
l’élite et la masse des gouvernés – la métaphore du fleuve – permet en même
d’expliquer la permanence de la structure binaire élite-masse ou
gouvernants-gouvernés, ou encore, pour revenir à Machiavel, grands-peuple.
Notons que si Pareto a raison, cela a de très sérieuses conséquences, et tout
d’abord celle-ci, que la démocratie est impossible, au sens strict du terme, et
que, par conséquent, ce qui s’appelle démocratie n’est qu’une forme très
particulière de gouvernement permettant à la classe dirigeante d’obtenir un
large consentement des gouvernés en même temps qu’un renouvellement de l’élite.
Les élites politiques : 1. Mosca
Gaetano Mosca[2],
à la différence de Pareto, ne se revendique pas de Machiavel, envers qui il a
une attitude assez critique, bien que Burnham[3]
le classe parmi les « machiavéliens » dans son livre de 1943. Mosca
veut constituer une véritable science politique qui serait le fruit mûr des
sciences historiques. Ce qui suppose donc que cette science politique s’appuie
sur une solide connaissance historique. Sur la base de ces connaissances, Mosca
estime que l’on peut construire une science politique qui soit aussi robuste
que les sciences naturelles, bien que Mosca dénonce en même toutes les
tentatives « naturalistes » visant, par exemple, à appliquer la
théorie darwinienne de l’évolution aux sociétés humaines (chez les animaux, le
premier principe est la lutte pour la vie alors que chez les humains, c’est la
lutte pour la prééminence.)
Je ne suis pas sûr que la science politique ait
atteint le niveau de scientificité qu’annonçait Mosca. Mais il reste quelque
chose de particulièrement intéressant dans l’œuvre de Mosca, sa théorie de la
classe politique. La science politique vise en effet, selon Mosca, à mettre à
jour « les lois ou tendances constantes qui règlent l’ordre politique des
sociétés humaines. »[4]
Si la science politique a pour objet l’ordre du pouvoir, cette science est
facilitée par la mise en évidence de l’existence d’une classe particulièrement
dédiée à l’exercice de cette fonction. Et de la question centrale devient bien
de savoir qui gouverne réellement la société.
Mosca est résolument hostile au socialisme – bien
qu’il ne soit pas insensible à la pensée de Marx – et également antidémocrate,
mais non antilibéral. Il est hostile à la démocratie parce que la question de
la savoir si le gouvernement de la majorité est le meilleur ou le pire des
gouvernements est pour lui dépourvue de sens pour la bonne raison qu’il n’y a jamais
eu et qu’il n’y aura jamais de gouvernement de la majorité. Il finira néanmoins
par admettre la démocratie dans un sens restreint comme moyen de renouveler
graduellement l’élite dirigeante, cette démocratie (représentative) devant
néanmoins être tempérée par le principe aristocratique de l’hérédité (comme
dans la chambre des Lords britannique). Mosca s’est ainsi opposé tant en 1882
qu’en 1912 à l’élargissement du droit de vote.
Que la théorie abstraite de la démocratie soit
erronée ne signifie pas que la pratique de la démocratie soit en tout et pour
tout à condamner. La démocratie dans les faits a substitué à une méthode de
choix de la classe politique une autre méthode de choix et on ne peut pas dire
que la substitution ait été mauvaise, spécialement quand le nouveau critère ne
s’est pas appliqué de manière trop uniforme ni trop exclusive et a été tempéré
par d’autres. Nous devons à la démocratie, au moins en partie, le régime de
discussion dans lequel nous vivons, nous devons les principales libertés
modernes, les libertés de pensée, de la presse et d’association. Or, le régime
de libre discussion est le seul qui permette à la classe (politique) de se
rénover, qui lui tienne la bride et qui l’élimine presque automatiquement quand
elle ne correspond plus aux intérêts du pays.[5]
Revenons donc à la théorie de la classe
politique. Mosca, bien qu’il soit classé parmi les théoriciens des élites,
préfère utiliser le terme de « classe politique » préférentiellement
au terme d’« élites », parce que premier terme est plus neutre que le
second qui a tendance à impliquer des jugements de valeur.
En premier lieu, pour définir cette classe
politique (ou classe dirigeante, la terminologie n’est pas toujours bien fixée
chez Mosca) on peut cerner les critères qui permettent à un individu de
revendiquer son appartenance à cette classe.
Les minorités gouvernantes, ordinairement, sont
constituées de manière à ce que les individus qui les composent se distinguent
de la masse des gouvernés par certaines qualités qui leur donnent une certaine
supériorité matérielle et intellectuelle ou même morale […] en d’autres termes,
ils doivent présenter quelque requisit, vrai ou apparent, qui est fortement
apprécié et qu’on fait beaucoup valoir dans la société dans laquelle ils
vivent.[6]
La naissance fait évidemment partie de ces
critères d’appartenance. Mosca ne soutient pas que l’hérédité biologique puisse
conférer une quelconque supériorité – sur ce point il polémique contre Gobineau
– mais il tient au moins pour assez clair que l’éducation des enfants nés dans
les classes dirigeantes est meilleure que celle des enfants des autres classes
et, par conséquent, ils posséderont plus facilement les traits nécessaires à
l’appartenance à la classe dirigeante. Il remarque également que toute classe
dirigeante tend à devenir héréditaire et là encore la simple observation permet
de le confirmer.
En centrant la science politique sur la question
de la classe dirigeante, Mosca en est conduit à réfuter la tripartition
classique des régimes politiques (monarchie, aristocratie, démocratie) pour lui
substituer une autre classification fondée sur les modes d’organisation des
diverses classes politiques : la cité-État (comme Athènes ou la Rome des
débuts), l’État bureaucratique (de l’Empire romain à la monarchie absolue),
l’État féodal et l’État représentatif moderne. Il distingue deux principes
fondamentaux de gouvernement : le principe autocratique et le principe
libéral.
Le principe autocratique est celui dans lequel la
décision est transmise à partir du sommet de l’échelle politique alors que le
principe libéral suppose que le bas de l’échelle politique délègue au sommet le
pouvoir de décision. Mais il s’agit bien du bas de l’échelle politique – donc
de l’intérieur de la classe politique. Le principe libéral n’a donc rien à voir
avec la démocratie.
L’État représentatif peut ainsi être compris
comme le greffon d’un principe libéral sur l’arbre de l’État bureaucratique (en
l’occurrence la monarchie absolue), si bien que le principe libéral et le
principe autocratique sont étroitement intriqués dans cette forme d’État.
Que Mosca soit un conservateur invétéré –
fondamentalement parce qu’il y a en lui un pessimisme anthropologique
indéracinable – n’empêche pas que sa théorie soit « scientifique ».
Elle peut être utilisée aussi bien par celui qui a une « idéologie » conservatrice
comme Mosca lui-même que par un démocrate. C’est ce que s’efforce de montrer
Norberto Bobbio :
1.
contre le conservateur, le démocrate s’oppose à
toute forme de transmission héréditaire du pouvoir. On admet alors que le mieux
est que la classe politique se forme par d’autres canaux que les canaux de
l’hérédité. L’élection ou le mérite (pour le recrutement des fonctionnaires)
sont des moyens non héréditaires et démocratiques de renouveler la classe
politique.
2.
La démocratie s’oppose à l’aristocratie en ce
qu’elle œuvre en faveur d’un élargissement continu de la classe politique
jusqu’au point où la majorité du peuple, d’une manière ou d’une autre peut
participer.
3.
En ce qui concerne la tendance de la classe
politique à se refermer sur elle-même et à se transformer en classe
héréditaire, le démocrate travaillera pour une organisation socio-économique
qui donne à chacun des opportunités égales, permettant continûment à des hommes
nouveaux d’accéder à la classe politique.
4.
Du point de vue institutionnel, la démocratie
permettrait en théorie un changement total de la classe politique sans effusion
de sang – ce qui satisferait au principe de stabilité auquel Mosca tient tant.
Ce que montre Bobbio, c’est qu’une théorie des
élites comme celle de Mosca est compatible avec le libéralisme politique (et
sans doute aussi avec le socialisme libéral dont Bobbio s’est toujours
réclamé). Peut-être, une théorie plutôt « pessimiste » comme celle de
Mosca est-elle plus utile à ceux qui veulent réellement la démocratie que l’eau
de rose du démocratisme vulgaire et les apologies de « l’État de
droit ». Le pessimisme de l’intelligence est un bon allié de l’optimisme
de la volonté pour parler comme Gramsci.
Les élites politiques : 2. Michels et les partis sociaux-démocrates
Alors que se constitue le mouvement ouvrier dans
les années 1889 à 1914 et que les partis socialistes et sociaux-démocrates
deviennent des partis de masse, très influents, ayant parfois des millions
d’adhérents soit directement soit par l’intermédiaire d’organisations
contrôlées par le parti, on voit apparaître une nouvelle couche dirigeante de
permanents politiques et d’élus qui amalgame des intellectuels
« bourgeois » ralliés au socialisme et d’anciens ouvriers devenus
chefs du parti, élus ou propagandistes. En France, c’est surtout à Georges
Sorel qu’on doit les premières polémiques contre cette nouvelle élite ouvrière.
Mais la première analyse systématique de la constitution de cette couche
sociale et de ses attitudes politiques foncièrement conservatrices est celle de
Roberto Michels, dans un livre devenu classiques, Les partis politiques.
Né à Cologne en 1876, d’une famille allemande
riche, Robert Michels a été l’élève de Max Weber. Au début des années 1900, il
adhère au SPD et il est même candidat de ce parti ce qui lui fait perdre sa
chaire à l’université de Marburg. En 1907, il quitte le SPD et s’installe à
Turin. Il milite au sein du parti socialiste italien, mais dans son aile
d’extrême gauche, proche du syndicalisme révolutionnaire. Il obtient une chaire
universitaire grâce à l’intercession de Luigi Einaudi, intellectuel libéral qui
deviendra le second président de la République italienne. Après la première
guerre mondiale, il adhère au parti fasciste de l’ex-socialiste Mussolini. Pour
Michels, grâce à son charisme et à ses origines prolétariennes, Mussolini peut
représenter le prolétariat sans la médiation bureaucratique des représentants
syndicaux et politiques. En 1933, il représente le fascisme à Paris et tient de
conférences où il le décrit « sans malice mais avec bonne dose d’ingénuité
typiquement teutonne », dit le rédacteur de la notice de Wikipedia en
version italienne, comme un régime pacifiste et antiraciste. Il meurt à Rome en
1936.
J’ai évoqué ici brièvement ce parcours qui
conduit d’une critique radicale du parlementarisme à partir d’un point de vue
de gauche pour terminer dans les rangs du fascisme – qu’il faut ici distinguer
soigneusement du nazisme en évitant le dialecte du totalitarisme – parce qu’il
est très révélateur d’une époque et des basculements erratiques de nombreux
intellectuels. Mais précisément, il ne faudrait pas prendre prétexte de ces
parcours pour rejeter l’apport théorique de gens comme Michels.
Dans Les partis politiques[7]
(première édition allemande, 1911), Michels part de l’étude de la
social-démocratie allemande qui est le parti socialiste le plus puissant de
l’époque, au point de constituer une véritable contre-société au sein de la
société bourgeoise-impériale allemande. Or loin d’être une organisation
égalitaire promouvant l’autonomie des travailleurs (« l’émancipation des
travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »), la
social-démocratie se révèle une organisation bureaucratique qui cherche à obtenir
l’obéissance de la part des membres du parti et plus généralement de la classe
ouvrière. Mosca faisait déjà remarquer que ce ne sont pas les peuples qui
choisissent les élus mais la classe dirigeante qui fait élire ses députés.
Michels est en gros sur la même ligne.
La première thèse de Michels pourrait être celle
de la dialectique régressive de l’organisation :
1.
Pas de lutte de masses sans organisation.
2.
L’organisation est la source de toutes les
tendances conservatrices.
L’organisation constitue précisément la source
d’où les courants conservateurs se déversent sur la plaine la démocratie et
occasionnent les inondations destructrices qui rendent cette plaine
méconnaissable. (p. 26)
Mais
alors que Sorel, lui aussi proche du syndicalisme révolutionnaire, met encore
ses espoirs dans la vitalité de l’action de classe, Michels voit dans le
processus de bureaucratisation un phénomène inévitable. Il découle tout d’abord
de la logique même des organisations de masse.
Dans
les partis politiques modernes, on réclame pour les chefs une sorte de
consécration officielle et on insiste sur la nécessité de former une classe de
politiciens professionnels, de techniciens de la politique, éprouvés et
patentés. (p.30)
L’organisation
a besoin de cadres et elle doit les former. C’est une nécessité :
Il
est cependant indéniable que tous ces instituts d’éducation destinés à fournir
des fonctionnaires au parti et aux organisations ouvrières, contribuent, avant
tout, à créer artificiellement une élite ouvrière, une véritable caste de
cadets. (p.32)
D’où
cette loi :
Qui
dit organisation dit tendance à l’oligarchie. (p. 33)
Michels
note par exemple le rôle du suffrage indirect dans le système d’élection des
responsables qui explique la très grande longévité des appareils politiques et
syndicaux et le mépris systématique des plus élémentaires règles démocratiques
dont ils font preuve. Et évidemment, il ne s’agit pas seulement de la vieille
social-démocratie allemande. Les observation de Michels ont une valeur
universelle indiscutable.
Mais
le pouvoir de cette nouvelle élite bureaucratique s’appuie aussi sur la
propension des masses à l’obéissance et à la vénération des chefs, ce qui
explique que les dirigeants puissent changer radicalement de position, trahir
toutes les résolutions les plus sacrées sans qu’ils aient véritablement à en
payer le prix.
L’histoire
des partis ouvriers nous offre tous les jours des cas où les chefs s’étant mis
en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux du mouvement, les
militants ne se décident pas à tirer toutes les conséquences qui en découlent
logiquement. (p.79)
Prémonition
du pénétrant sociologue ! Quelques années après la parution du livre de
Michels, les partis socialistes et sociaux-démocrates se mettront « en
contradiction flagrante avec les principes fondamentaux » en ralliant la
guerre chacun pour le compte de son gouvernement. Et les militants n’en ont en
effet pas tiré les conséquences logiques puisque c’est seulement la révolution
russe de 1917 qui conduira à la scission des partis socialistes et à la
création des partis communistes.
Contre
ceux qui, comme Sorel, voient dans la pénétration d’éléments
« bourgeois » et « petits bourgeois » une des explications
des tendances réformistes du mouvement ouvrier, Michels remarque :
ce
sont d’ailleurs les mouvements ouvriers les plus exclusivistes qui partout et
toujours sont le plus pénétrés d’esprit réformiste. (p. 232)
Rien
de plus exact, là encore : les partis socialistes des pays d’Europe du
Nord ou le Labour Party britannique avaient dès les origines une composition
sociale très ouvrière, beaucoup plus que les partis du Sud ou même la SPD. Mais
pratiquement jamais l’esprit révolutionnaire n’a effleuré ces partis. L’exemple
de la social-démocratie suédoise qui aménagea sans peine la cohabitation de la
Suède avec le régime nazi mériterait d’être étudié, comme un cas d’école. Si
même on regarde les clivages sociologiques lors de la scission du congrès de
Tours en 1920 entre la vieille SFIO et la nouvelle SFIC, le parti communiste,
on doit bien constater que les bastions ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais
sont restés fidèles à la vieille maison alors qu’au contraire les régions
paysannes du pourtour du massif central passaient majoritairement au nouveau
parti communiste.
Michels
note que le mouvement ouvrier organisé (la social-démocratie, mais ce sera vrai
du communiste de masse en France ou en Italie)
a
pour la classe ouvrière allemande une importance analogue à celle de l’Église
catholique pour certaines fractions de la petite bourgeoisie et de la population
rurale. L’un et l’autre servent aux éléments les plus intelligents de ces
classes respectives pour leur ascension sociale. (p.201)
On retrouve ici le principe de Pareto de la
circulation des élites. Loin d’être une contre-société, « l’élite ouvrière »
s’intègre finalement dans les mécanismes de reproduction de l’élite gouvernante
en général. Des phénomènes que Michels ne pouvait qu’entrevoir se sont
développés à très grande échelle surtout après la seconde guerre mondiale, tant
dans les partis et syndicats « réformistes » que dans les partis
communistes. L’exemple du PCI italien donne aux analyses de Michels une ampleur
inattendue : l’élite « ouvrière » a fini par fusionner
complétement avec l’élite dirigeante « bourgeoise » avec comme
conséquence la liquidation du PCI lui-même qui s’est auto-dissout au lendemain
de la fin de l’URSS.
Enfin Michels souligne combien la
bureaucratisation des organisations ouvrières mène au bonapartisme et au culte
du chef. Encore une vision pénétrante qui, cette fois, n’aura été à son auteur
d’aucune utilité puisqu’il a lui-même succombé au délice de l’amour du maître
en subissant le charisme mussolinien...
L’avant-dernier chapitre du livre est intitulé
« la démocratie et la loi d’airain de l’oligarchie ». Il est consacré
à une discussion avec Mosca (« un homme de grande valeur ») et Pareto
et plus généralement avec tous auteurs qui
… défendent la théorie d’après laquelle les
luttes éternelles entre aristocraties et démocraties, dont nous parle
l’histoire, n’auraient jamais été que des luttes entre une vieille minorité
défendant sa prédominance et une nouvelle minorité ambitieuse qui cherchait à
conquérir le pouvoir à son tour, soit en se mélangeant à la première soit en
prenant sa place. (p.279)
La démocratie trouve son point d’orgue dans la
création d’une nouvelle aristocratie. Et le socialisme n’échappe pas à cette
loi. Michels rappelle :
Vilfredo Pareto a même recommandé le socialisme
comme un moyen favorable à la création, au sein de la classe ouvrière, d’une
nouvelle élite, et il voit dans le courage victorieux avec lequel les chefs du
socialisme affrontent persécutions et colères un indice de leur vigueur et la
première condition à laquelle doit satisfaire une nouvelle « classe
politique ». (p. 280)
Mais si les théoriciens de l’école élitisme ont
eu le mérite de porter l’attention de la recherche politique sur la question de
l’élite, Michels soutient que leur véritable ancêtre est à chercher du côté du
socialisme qui, dès sa naissance, aurait été fondé sur des idées élites et
autoritaires. Michels part de la pensée de Saint-Simon :
Le système des saint-simoniens est d’un bout à
l’autre autoritaire et hiérarchique. Les disciples de Saint-Simon ont été si
peu choqués par le césarisme de Napoléon III que la plupart d’entre eux y
adhérèrent avec joie, croyant y voir la réalisation des principes de
socialisation économique. (p. 282)
Mais il n’en va pas mieux avec Fourier en dépit
de sa réputation libertaire (au moins en amour).
Sorel a relevé avec raison le lien étroit qui
rattache le socialisme antérieur à Louis-Philippe à l’ère du grand Napoléon et
montré que les utopies saint-simoniennes et fouriéristes ne purent naître et
prospérer que sur le terrain de l’idée d’autorité à laquelle le grand Corse
avait réussi à donner une nouvelle splendeur. (ibid.)
Avec les socialistes de la période suivant les
choses sont un peu différente mais pas tant qu’on pourrait le croire sur le
fond. L’anarchisme, note encore Michels, nie la possibilité même d’un
gouvernement de la majorité – Bakounine et Proudhon présentent souvent la
république démocratique comme le pire des régimes bourgeois. La seule solution
sérieuse alternative à ces conceptions qui font de la « classe
politique » une nécessité immanente, réside, selon Michels, dans la théorie
marxiste qui définit l’État comme le conseil d’administration des affaires
communes de la bourgeoisie – une définition, note encore notre auteur, qui
recoupe celle de Mosca, mais évidemment les marxistes en tirent de toutes
autres conséquences, que Mosca trouvait parfaitement utopiques. Cependant, même
en admettant que l’État bourgeois puisse être balayé par l’assaut
révolutionnaire, on voit mal comment on pourrait empêcher la formation d’une
nouvelle minorité dominante, car
la richesse sociale ne pourra être administrée
d’une façon satisfaisante que par l’intermédiaire d’une bureaucratie étendue.
(…)
L’administration d’une fortune énorme, surtout
lorsqu’il s’agit d’une fortune appartenant à la collectivité confère à celui
qui l’administre une dose de pouvoir au moins égale à celle que possède le
possesseur d’une fortune, d’une propriété privée. Aussi les critiques anticipés
du régime social marxiste se demandent-ils s’il n’est pas possible que
l’instinct qui pousse les propriétaires, de nos jours, à laisser en héritage à
leurs enfants les richesses amassées, incite également les administrateurs de
la fortune et des biens publics dans l’État socialiste à profiter de leur
immense pouvoir pour assurer à leurs fils la succession des charges qu’ils
occupent. (p. 284)
Les intuitions de Michels ne seront que trop
confirmées. Dans son livre, L’utopie collectiviste (PUF 1984), consacré
à l’étude des récits du futur socialiste telle que le dessinaient les orateurs
et propagandistes de la Deuxième Internationale, Marc Angenot montre en détail
comment derrière le discours égalitaire apparaît très clairement la
théorisation du rôle d’une classe d’intellectuels et d’organisateurs de l’État
et de la vie sociale dans son ensemble qui les a conduits à oublier très vite les
critiques de Marx contre la division du travail et notamment contre la
séparation entre travail manuel et travail intellectuel... Comme le dit encore
Michels
Il est, en effet, à craindre que la révolution
sociale ne substitue à la classe dominante visible et tangible, qui existe de
nos jours et qui agit ouvertement, une oligarchie démagogique clandestine
opérant sous le faux masque de l’égalité. (p.286)
On voit que le révolutionnaire Michels n’est pas
très éloigné du pessimisme de Mosca. Il ne semble pas y avoir beaucoup de
solutions qui permettraient d’échapper à la loi d’airain de l’oligarchie.
Surtout si on admet que la constitution d’oligarchies au sein des démocraties
est un phénomène organique. C’est le niveau de conscience de la partie
prépondérante des classes opprimées qui seul permet d’envisager des freins aux
tendances oligarchiques. On retrouve chez Michels, en filigrane, l’idée d’une
avant-garde révolutionnaire éclairée et la nécessité d’élever le niveau de
conscience des masses. Mais la démocratie ne sera au mieux qu’un mythe – comme
le trésor caché dans le champ que le laboureur prétend léguer à ses enfants.
Les élites politiques : 3. Le bolchévisme
C’est
presque naturellement que je passe de Michels à Lénine. Au fond, ils sont
confrontés au même problème : celui des rapports entre la masse et l’élite
à l’intérieur même du mouvement ouvrier.
L’invention
du « léninisme » peut être datée de Que faire ?, un texte
de 1902 qui va entériner la scission entre la majorité léniniste (bolchevik) du
Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie (POSDR) et la minorité (menchevik).
Dans ce texte, Lénine, s’en prend très violemment au « culte de la
spontanéité », c’est-à-dire à tous ces militants qui croient que le
développement naturel de la lutte des ouvriers contre les capitalistes conduit
à la démocratie puis au communisme. Contre ce « spontanéisme »
économiste, Lénine enfonce le clou :
La conscience politique de classe ne peut être
apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de
la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et
patrons.[8]
Laissés à eux-mêmes, les ouvriers sont incapables
d’aller au-delà des revendications économiques compatibles avec le mode de production
capitaliste. Ils doivent donc être instruits et organisés, ordonnés en quelque
sorte par un organe dirigeant, une sorte de prince collectif. Le parti
(« les social-démocrates » dit Lénine) doit « apporter aux
ouvriers les connaissances politiques ». Et pour mener cette tâche à bien,
les social-démocrates doivent pénétrer « toutes les classes de la
société » et ils doivent se transformer en organisation composée
« principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire ».
Il n’y a donc pas d’émancipation possible pour les ouvriers sans la
constitution de cette élite possédant les connaissances politiques et capable
de réorganiser la société dans son ensemble. Et cette élite a vocation à
diriger, sans trop se soucier des récriminations de ceux qui font preuve de
« démocratisme » (encore une des cibles du Que faire ?).
Qu’est-ce qui peut guider cette élite
révolutionnaire ? Rien d’autre que les fins poursuivies. Tout doit être
subordonné à ces fins et c’est pourquoi Lénine polémique contre les gauchistes
et toutes les variétés de doctrinaires qui font de telle ou telle forme
d’action un interdit ou une obligation morale. Ainsi, il combattra pour la
participation à la Douma d’Empire, pour l’utilisation de toutes les formes
légales d’action possibles mais en même temps veillera au renforcement et au
développement de l’appareil clandestin du parti – lequel n’hésitera pas à se
procurer des fonds par les « expropriations » de banques,
c’est-à-dire le pur et simple brigandage – et à la pénétration des membres du
parti dans l’armée et « jusqu’à la cour du tsar ».
J’ai eu l’occasion de souligner la dimension
machiavélienne de la pensée et de la pratique de Lénine (voir mon Comprendre
Machiavel). Ici peut-être faut-il noter son idéalisme et même son
platonisme : c’est la possession de la vérité qui fonde la légitimité de
l’élite et sa vocation à assumer le pouvoir. Mais il faut encore pointer
l’essentiel : Lénine rompt avec Marx sur une question-clé, celle de la
capacité des travailleurs (c’est-à-dire de la grande masse de la population) à
s’émanciper eux-mêmes, ou encore à devenir autonomes. Dans les textes de
Lénine, les comparaisons militaires ou religieuses (l’ordre des
Jésuites !) abondent et font bien du parti bolchevik une élite destinée à
guider une masse ouvrière qui par ses propres forces est inapte à s’élever à la
hauteur des tâches historiques qui sont les siennes. Cette élitisme trouvera
son point d’orgue dans la prise du pouvoir en octobre/novembre 1917, un
véritable coup d’État organisé de bout en bout par le parti sous la couverture
purement formelle des « soviets ». Finalement, se sont pleinement
confirmées les analyses de Trotski dans Nos tâches politiques (un
pamphlet anti-léniniste de 1904) :
Dans la politique interne du Parti ces méthodes
conduisent, comme nous le verrons plus loin, l'organisation du Parti à se
« substituer » au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti,
et finalement le dictateur à se substituer au Comité central ; (Chap. III)
Mais cela ne concerne pas que le régime
intérieur :
la dictature du prolétariat leur [les partisans
de Lénine] apparaît sous les traits de la dictature sur le prolétariat : ce n'est pas la classe ouvrière qui, par
son action autonome, a pris dans ses mains le destin de la société, mais une
« organisation forte et puissante » qui, régnant sur le prolétariat
et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme. (Chap. IV, 2)
Le système stalinien n’est pas le produit
nécessaire du bolchevisme – il faudrait un peu de temps pour le montrer – mais,
il faut le reconnaître, un parti construit sur de tels fondements théoriques et
idéologiques était naturellement peu immunisé contre le mal bureaucratique et
contre la foi dans la toute puissance de l’appareil d’État.
Les élites politiques : 4. Gramsci, la théorie de l’hégémonie et le « nouveau prince ».
Gramsci est, à la fois, l’un des pères fondateurs
du parti communiste italien et, à ce titre, il doit être considéré comme un
« léniniste », et le plus hérétique des dirigeants de l’Internationale
communiste : il procède à une sorte de synthèse entre le léninisme russe
et la tradition philosophique italienne, mais dans laquelle le léninisme va
très vite être réduit à la portion congrue. Ce qui est difficile avec l’œuvre
de Gramsci, c’est qu’elle est très éparpillée, dans des articles liés
directement à l’actualité – par exemple ses articles de l’Ordine Nuovo –
ou dans ses « cahiers de prison » où Gramsci mène un dialogue
permanent avec la culture italienne dont il hérite. La dernière partie du livre
que Domenico Losurdo – dont je suis les raisonnements le plus souvent ici –
consacre à Gramsci (Antonio Gramsci dal liberalismo al « comunismo
critico »[9])
a pour titre: « La difficile émancipation : Gramsci, l’élitisme
italien et le « marxisme occidental » », un titre qui résume
parfaitement la situation philosophique du Gramsci de la maturité, si on peut
dire : le communisme critique de Gramsci s’élabore dans le dialogue avec
l’héritage culturel qu’il ne s’agit pas de rejeter, ni de dénoncer mais de
dépasser au sens hégélien de « Aufhebung », c’est-à-dire
surmonter en conservant.
Pour faire comprendre de quoi il s’agit, je vais
partir d’un extrait du livre de Losurdo.
Dans un de ses écrits de jeunesse, Marx distingue
entre une critique de l’idéologie qui détruit les fleurs illusoires pour briser
les chaînes réelles et une critique de l’idéologie qui, à l’inverse, détruit
les fleurs seulement pour renforcer les chaînes, seulement pour démontrer
l’inanité de toute tentative de s’en affranchir. C’est de cette dernière
manière que procèdent ces auteurs qui dénoncent la nature substantiellement
esclavagiste du travail salarié, non pour mettre ce dernier en question mais
bien plutôt pour affirmer la légitimité de l’esclavage proprement dit. (MEW, I,
79-81)[10]
C’est le type de critique de l’idéologie que nous retrouvons ensuite chez
Nietzsche. Nous pouvons, ici, nous demander si Marx s’est toujours employé à
tenir distincts avec toute la clarté nécessaire ces deux types différents et
opposés d’idéologie. C’est un fait, en tout cas, que le second type a pénétré
de quelque manière le mouvement socialiste. Elle est clairement présente chez
Mussolini, socialiste et révolutionnaire (qui conjugue Marx avec Nietzsche),
mais, au-delà de la personnalité singulière, elle se fait aussi sentir, à
travers de multiples médiations, dans l’histoire du « socialisme
réel ». Lorsque, dans son domaine, politiques et idéologues se sont
employés à mettre à nu le caractère « formel » de la démocratie
bourgeoise, non pour rendre concret et aisé pour tous l’exercice des droits
démocratiques mais pour les priver de signification, c’est à se demander donc
si nous ne sommes pas en face de ce genre de critique de l’idéologie dénoncée
par le jeune Marx comme une forme plus subtile mais aussi plus dangereuse et
plus radicale de légitimation de la domination dans son immédiateté. De cette
manière, la critique de la liberté comme simple idéologie, au lieu d’ouvrir la
voie à une amplification et à un enrichissement de ses contenus concrets, a
fini par légitimer la dictature même sous les formes les plus brutales et les
plus immédiates.[11]
Selon Losurdo, Gramsci a tenu compte de cette
distinction opérée par le jeune Marx et elle commande largement son rapport
avec les « élitistes » italiens. Cela permettrait d’expliquer la
manière très polémique, jusqu’à en être injuste, dont il traite Roberto
Michels. Plus généralement, Gramsci s’en prend à la critique de l’idéologie
telle que la conduisent les élitistes ou même Croce. Ainsi Pareto écrit-il:
§ 86.
L'auteur qui expose certaines théories désire généralement que chacun les
admette et les fasse siennes ; car en lui, le rôle du chercheur de vérités
expérimentales et celui de l'apôtre se confondent. Dans ce livre, je les sépare
entièrement ; je retiens le premier, j'exclus le second. J'ai dit et je répète
que mon unique but est la recherche des uniformités (lois) sociales ;
j'ajoute que j'expose ici les résultats de cette recherche, car j'estime que,
vu le nombre restreint de lecteurs que peut avoir ce livre et la culture
scientifique qu'elle leur suppose, un tel exposé ne peut faire de mal ; mais je
m'en abstiendrais, si je pouvais raisonnablement croire que cet ouvrage
deviendrait un livre de culture populaire.
Gramsci y voit une des manifestations typiques de
la duperie bourgeoise. De même lorsque Croce écrit: « On ne peut enlever
la religion à l’homme du peuple sans lui substituer immédiatement quelque chose
qui satisfasse les exigences mêmes qui ont donné naissance à la religion et
font qu’elle demeure », Gramsci répond :
Il y a du vrai dans cette affirmation, mais ne
contient-elle pas l'aveu que la philosophie idéaliste est incapable de devenir
une conception du monde intégrale (et nationale)? Et en effet, comment
pourrait-on détruire la religion dans la conscience de l'homme du peuple sans,
dans le même temps, la remplacer. Est-il possible, dans ce seul cas, de
détruire sans créer ? C'est impossible. L'anticléricalisme vulgaire et
maçonnique lui-même substitue à la religion qu'il détruit (dans la mesure où il
la détruit réellement), une nouvelle conception; et si cette nouvelle
conception est grossière et basse, cela signifie que la religion remplacée
était en réalité encore plus grossière et basse. L'affirmation de Croce ne peut
donc être qu'une façon hypocrite de représenter le vieux principe selon lequel
la religion est nécessaire pour le peuple. Gentile, de façon moins hypocrite et
plus conséquente, a rétabli l'enseignement [de la religion] dans les écoles
élémentaires (on est allé encore plus loin que ce que voulait faire
Gentile : on a étendu l'enseignement de la religion aux écoles
secondaires); et il a justifié son acte en faisant appel à la conception
hégélienne de la religion comme philosophie de l'enfance de l'humanité qui,
appliquée aux temps actuels, est devenue un pur sophisme et une façon de rendre
service au cléricalisme. (Q. 1294-5)
Ce qui n’empêche pas Gramsci de dénoncer
« l’anticléricalisme stupide » largement diffusé dans le mouvement
ouvrier. Contre cette duplicité de la bourgeoisie, le mouvement ouvrier doit,
selon Gramsci, mener bataille sur le terrain de la culture, autour de la
question centrale de l’héritage : le mouvement ouvrier est l’héritier de
la culture « bourgeoise ». Mais il faut aussi tenir compte du fait
que la bourgeoisie ne reste pas inerte et qu’elle sait retourner contre le
mouvement ouvrier les armes que lui donne la « philosophie de la
praxis » – c’est le nom sous lequel Gramsci désigne la philosophie de
Marx. Notons, d’ailleurs à ce sujet, que contrairement à ce qu’on peut lire ici
et là, ce n’est pas pour échapper à la censure que Gramsci parle de la
« philosophie de la praxis » à la place du « marxisme ».
L’expression « filosofia della praxi » est propre aux
philosophes italiens marxistes ou non et c’est, je crois, avec l’essai de 1898
de Giovanni Gentile qu’elle entre dans les mœurs. La question de la bataille
culturelle occupe la majeure partie des deux mille pages des Cahiers de
prison, sous une forme ou sous une autre. Contre le « matérialisme
banal », il considère que c’est là que se joue véritablement la question
politique centrale puisque c’est là que se joue l’hégémonie. C’est pourquoi il
pose comme tâche la construction prolétarienne d’une « véritable groupe
des intellectuels indépendants », condition de la formation de l’autonomie
subjective du prolétariat. Sur ce terrain il semble suivre Lénine, mais va
beaucoup plus loin que lui. Alors que Lénine finalement raisonne en termes
militaires (le parti est une armée capable de mener une guerre de mouvement et
l’instruction de l’élite révolutionnaire se fait dans ce cadre), Gramsci pose
la question de la conquête « morale » des masses, donc de la culture
nécessaire pour soutenir une « guerre de position ».
Gramsci, s’appuyant sur Croce, rappelle que la
Renaissance italienne est restée confinée dans les cercles aristocratiques
alors que le luthérianisme et le calvinisme ont été des mouvements de réforme
nationale-populaire – c’est cette même expression que l’on trouve dans les
notes sur Machiavel, au moment où Gramsci définit les tâches du nouveau prince.
Et, pourtant, le luthérianisme et le calvinisme dans un premier temps ne
représentaient pas une culture supérieure à celle qu’ils allaient remplacer.
C’est seulement dans une phase ultérieure que la réforme put intégrer
l’héritage de la renaissance et se diffuser même dans les pays non protestants.
En France, la réforme s’exprima dans le mouvement des Lumières.
Il faut savoir transposer ces leçons de
l’histoire dans l’époque actuelle. Gramsci propose de penser « la
philosophie de la praxis comme réforme populaire moderne ». Cette idée a
été entrevue, pour la première fois par Sorel qui a repris à Renan l’idée de la
nécessité d’une réforme intellectuelle et morale. Mais en ce qui concerne le
mouvement ouvrier, les choses se heurtent à une réalité que Gramsci met clairement
en évidence :
La philosophie de la praxis présuppose tout ce
passé culturel, la renaissance et la réforme, la philosophie allemande et la
révolution française, le calvinisme et l’économie classique anglaise, le
libéralisme et l’historicisme qui est à la base de toute la conception moderne
de la vie. La philosophie de la praxis est le couronnement de tout ce mouvement
de réforme intellectuelle et morale, dialectisé dans le contraste entre culture
populaire et haute culture. Elle correspond au lien Réforme protestante +
Révolution française : c’est une philosophie qui est aussi une politique,
une politique qui est aussi une philosophie. Elle travers encore sa phase
populaire : susciter un groupe d’intellectuels indépendants n’est pas une
chose facile, cela demande un long processus avec des actions et des réactions,
avec des adhésions et des dissolutions et de nouvelles formations très
nombreuses et complexes : c’est la conception d’un groupe social
subalterne, sans initiative historique, qui s’amplifie continuellement mais de
manière non organique, et sans pouvoir outrepasser un certain degré
qualitatif qui est toujours au-delà de
la possession de l’État, de l’exercice réel de l’hégémonie sur toute la société
qui seul permet un certain équilibre organique dans le développement du groupe
intellectuel. (Q. 1860-1)
Cette limitation explique pourquoi la
« philosophie de la praxis » peut se transformer en une sorte de
religion pour classe subalterne. Et c’est aussi pourquoi la lutte pour
l’émancipation du prolétariat prend cette forme chaotique qu’on lui connaît.
Comment sortir de cette difficulté ? Si on suit la théorie des élites de
Pareto, il n’est aucune issue possible. Les classes dominantes dominent !
Pareto, parmi les moyens qui permettent le maintient de la domination d’une
classe dominante note ceci:
§ 2482.
4° L'appel de la classe gouvernante, à
condition de la servir, de tout individu qui pourrait lui devenir dangereux.
Il faut prendre garde à la restriction : « à condition de la
servir ». Si on la supprimait, on aurait simplement la description de la
circulation des élites ; circulation qui se produit précisément quand des
éléments étrangers à l'élite viennent à en faire partie, y apportant leurs
opinions, leurs caractères, leurs vertus, leurs préjugés. Mais si, au
contraire, ces personnes changent leur manière d'être, et d'ennemis deviennent
alliés et serviteurs, on a un cas entièrement différent, dans lequel la
circulation fait défaut. (TSG)
Thème sur lequel il revient souvient :
Il est, au contraire, plus difficile de
déposséder une classe gouvernante qui sait se servir de la ruse, de la fraude,
de la corruption, d'une manière avisée. C'est très difficile, si cette classe
réussit à s'assimiler le plus grand nombre de ceux qui, dans la classe gouvernée,
ont les mêmes dons, savent employer les mêmes artifices, et pourraient par
conséquent être les chefs de ceux qui sont disposés à faire usage de la
violence. La classe gouvernée qui, de cette manière, demeure sans guide, sans
habileté, sans organisation, est presque toujours impuissante à instituer quoi
que ce soit de durable. (Pareto, TSG, § 2179)
La théorie du parti d’avant-garde, telle que
Gramsci la réélabore en partant de Lénine, vise justement à répondre à la
théorie des élites de Pareto. Elle vise à construire une idée radicalement
différente du chef et du groupe dirigeant. Gramsci oppose le chef à petites
ambitions au chef à grandes ambitions. Après avoir dépeint le « chef
charismatique » dont parle Michels, Gramsci écrit :
Le chef politique à grande ambition, à l’inverse,
tend à susciter une strate intermédiaire entre lui-même et la masse, à susciter
de possibles « concurrents » et égaux, à élever le niveau de capacité
des masses, à créer les éléments qui peuvent le remplacer dans sa fonction de
chef. Il pense selon les intérêts de la masse et ceux-ci veulent qu’un appareil
de conquête ou de domination ne disparaisse pas à la mort ou à
l’affaiblissement d’un seul chef, replongeant la masse dans le chaos ou
l’impuissance primitive. (Q. 772)
On remarquera que cette alternative à la théorie
des élites reprend la théorie des élites pour la faire jouer dans un autre
sens. Un prince qui s’appuie sur les intérêts du peuple en lieu et place d’un
prince au service des dominants. Il faudrait ici développer les thèmes
gramsciens bien connus, intellectuels organiques, hégémonie pour comprendre
mieux la richesse de cette réflexion. Mais on peut tout de même clairement
indiquer les liens qui unissent la pensée critique de Gramsci à l’élitisme
italien avec lequel il mène un débat vigoureux.
La nouvelle classe dominante : les élites technobureaucratiques
Entre les deux guerres, surtout au cours des
années 30, se développe une discussion de la plus haute importance sur les
rapports entre le communisme soviétique, les diverses formes de fascisme et la
montée d’un État interventionniste même dans les bastions du libéralisme, comme
aux États-Unis avec le New Deal de Roosevelt. Face à la crise du
capitalisme (il faut avoir à l’esprit le véritable traumatisme qu’a été le
krach de Wall Street à l’automne 1929), ces trois formes de régimes
développaient des politiques qui, au-delà de leurs différences notables sur le
plan humain ou moral, n’en étaient pas moins étrangement convergentes.
L’étatisme et l’intervention de la bureaucratie politique dans la planification
économique, la reconnaissance de la nécessité de se préoccuper du bien-être des
travailleurs et de leur offrir des protections légales (allant ainsi à
l’encontre des sacro-saintes lois du marché du travail), le rôle croissant des
techniciens et des managers de l’économie, voilà quelques-uns de ces traits
communs. On remarquera aussi, dans le désordre, que Mussolini vient du
socialisme et qu’il a su attirer à lui des éléments parmi les plus radicaux
(cf. Michels !), que le NSDAP de Hitler se dit « socialiste » et
prétend offrir aux travailleurs allemands la réponse à leurs aspirations
socialistes, ou encore que le Dr Schacht, le premier ministre de l’économie de
Hitler était un disciple de Keynes, inspirateur du New Deal ou encore que la
gauche a joué un rôle important dans l’administration Roosevelt : on
commence à avoir le tableau d’une situation qu’on a bien oubliée aujourd'hui.
La discussion a pris un tour très particulier à
partir de 1935-36 et les polémiques qui commencent à se développer autour de la
question de la nature de l’URSS ainsi que les comparaisons qui trouveront leur
point culminant après le pacte germano-soviétique entre stalinisme et nazisme.
Très tôt les anarchistes et les groupes
communistes conseillistes avaient dénoncé le système soviétique comme un
« capitalisme d’état. » Mais l’appellation avait plus valeur de
condamnation morale ou politique que de caractérisation scientifique. Lénine
avait bien parlé de capitalisme d’État au début de la formation de l’URSS mais
c’est parce que, pour lui, l’URSS n’était pas un pays socialiste, mais plutôt
un système mixte dont la théorie sera faite au moment de la NEP, cette phase
inaugurée après la fin de la guerre civile et du « communisme de guerre »
et qui devait combiner un capitalisme d’État industriel avec une petite
propriété paysanne essentiellement et même des investisseurs étrangers. Mais la
collectivisation forcée et le plan quinquennal, mis en place au tournant des
années trente avaient radicalement bouleversé la situation.
C’est de cette situation que Trotsky doit tenir
compte quand il écrit un de ses ouvrages majeurs, La révolution trahie,
consacré à l’analyse du système soviétique. Il consacre une place non
négligeable aux questions de définition. Ainsi, il réfute celle de
« capitalisme d’État »:
En présence de nouveaux phénomènes les hommes
cherchent souvent un refuge dans les vieux mots. On a tenté de camoufler
l'énigme soviétique à l'aide du terme « capitalisme d'État », qui a
l'avantage de n'offrir à personne de signification précise. Il servit d'abord à
désigner les cas où l'État bourgeois assume la gestion des moyens de transports
et de certaines industries. La nécessité de semblables mesures est un des
symptômes de ce que les forces productives du capitalisme dépassent le
capitalisme et l'amènent à se nier partiellement lui-même dans la pratique.
Mais le système, se survivant, demeure capitaliste en dépit des cas où il en
arrive à se nier lui-même.[12]
Et Trotsky n’a pas beaucoup de mal à montrer que
les définitions traditionnelles du capitalisme ne peuvent pas s’appliquer à
l’URSS et que, par conséquent, l’expression « capitalisme d’État »
est plutôt une source de confusion. Mais pour autant, il se refuse à faire de
la bureaucratie une nouvelle classe dirigeante. Elle n’est pour lui qu’une
excroissance d’un système social dont les bases sociales sont issues d’une
authentique révolution prolétarienne. Il admet toutefois qu’elle est quelque
chose de plus qu’une simple bureaucratie :
Tandis que les fascistes, une fois arrivés à la
mangeoire, s'unissent à la bourgeoisie par les intérêts communs, l'amitié, les
mariages, etc., la bureaucratie de l'U.R.S.S. s'assimile les moeurs bourgeoises
sans avoir à côté d'elle une bourgeoisie nationale. En ce sens on ne peut nier
qu'elle soit quelque chose de plus qu'une simple bureaucratie. Elle est la
seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes, dans
la société soviétique. (p. 166)
Mais elle n’est pas pour autant une classe
sociale dirigeante:
La bureaucratie n'a pas créé de base sociale à sa
domination, sous la forme de conditions particulières de propriété. Elle est
obligée de défendre la propriété de l'État, source de son pouvoir et de ses
revenus. Par cet aspect de son activité, elle demeure l'instrument de la
dictature du prolétariat. (p. 167)
C’est sur ce point que Bruno Rizzi va le
contester rudement. Dans Le collectivisme bureaucratique[13],
(première partie de son ouvrage, La bureaucratisation du monde), Rizzi
se consacre à l’analyse de l’URSS et réfute radicalement Trotsky. Il
montre que le système soviétique est une nouvelle formation sociale.
Cette forme nouvelle de la société résout, d'un
point de vue social, l'insoutenable antagonisme qui rendait la société
capitaliste incapable de tout progrès. Dans la société capitaliste, la forme de
production est collective depuis longtemps, car tout le monde prend part, d'une
manière directe ou indirecte, à la production de n'importe quelle marchandise.
Mais la propriété des marchandises est individuelle, cela en conséquence
précisément du maintien de la propriété. En socialisant la propriété et en la
mettant effectivement sous la direction d'une classe, agissant comme un
complexe harmonique, on fait disparaître l'antagonisme existant dans le système
de production de la société capitaliste, remplacé par un nouveau système.
Mais celle-ci ne peut être analysée dans les
limites de l’URSS. Elle doit plutôt être comprise comme une expression
particulière d’un mouvement mondial, dont le New Deal et le fascisme ou le
nazisme sont d’autres expressions.
Ce nouveau système social se présente dans le
développement de l'histoire de l'humanité, comme un phénomène parasitaire. Le
pouvoir aurait dû logiquement passer de la bourgeoisie au prolétariat, mais
cela n'est pas arrivé à cause, évidemment, de l'immaturité politique du
prolétariat. En effet on passe à une direction sociale qui n'est ni bourgeoise
ni prolétarienne. Le personnage du bourgeois capitaliste est devenu superflu,
dans le phénomène de la grande production, et il est automatiquement écarté.
L'ancien fonctionnaire, le rond-de-cuir de la bourgeoisie, prend un aspect
juridique en s'alliant à la bureaucratie syndicale et à celle de l'Etat
totalitaire : une nouvelle classe monte à l'horizon. Le prochain avenir
seulement pourra nous dire si cette nouvelle classe, pointant partout dans le
monde, est à même d'aplanir d'abord toutes les divergences qu'a laissées
l'impérialisme et, ensuite, d'augmenter le volume de la production en employant
la nouvelle organisation économique et politique. On verra aussi si cette
classe est à même d'améliorer les conditions de vie des masses ; c'est là
qu'elle donnera la preuve de sa « virtuosité ».
Les symptômes politiques concordent avec la
naissante bureaucratisation du monde.
Les thèses de Rizzi sont centre des controverses
entre Burnham et Trotsky en 1939-40[14].
Après la guerre, Burnham qui a rompu avec le trotskysme et le marxisme sera
connu comme l’auteur d’un « best-seller », Managerial revolution,
traduit en français et présenté par Léon Blum sous le titre de L’ère des
organisateurs. Sous une autre forme, J.K. Galbraith s’inscrit dans la même
lignée avec le rôle qu’il donne à la techno-bureaucratie et sa théorie de la
convergence des deux systèmes.
Bien que la chute de l’Union Soviétique et le
tournant « néo-libéral » dans les sociétés capitalistes aient quelque
peu relégué à l’arrière-plan les théories de Burnham et Galbraith, on peut tout
de même se demander si ce n’est une pas une nouvelle élite qui a pris le
pouvoir depuis trente ou quarante ans, une nouvelle élite qui se forme par
absorption de certaines parties des anciennes élites (par exemple celles qui
occupaient le terrain du temps de l’État-providence) et par l’éviction pure et
simple des élites anciennes, celles qui se prévalaient de la haute culture.
L’analyse de notre monde dans les termes de la
sociologie de Pareto serait certainement très éclairante. Il manque encore un
Gramsci.
Denis Collin – 29 décembre 2009
Table
des matières
Le Prince machiavélien. .................................................................................................... 2
Pareto et la circulation des élites...................................................................................... 5
Les élites politiques : 1. Mosca......................................................................................... 8
Les élites politiques : 2. Michels et les
partis sociaux-démocrates................................. 10
Les élites politiques : 3. Le bolchévisme......................................................................... 14
Les élites politiques : 4. Gramsci, la
théorie de l’hégémonie et le « nouveau prince ». 15
La nouvelle classe dominante : les élites
technobureaucratiques.................................. 19
[1]Vilfredo
Pareto, de mère française et de père italien est né à Paris en 1848 et mort en
Suisse à Céligny en 1923. Économiste et sociologue, c’est lui qui a pris la
succession de Léon Walras à chaire d’économie politique de l’Université de
Lausanne.
[2]Gaetano
Mosca, 1858-1941, professeur de droit constitutionnel, il a eu une aussi une
activité politique, député puis sénateur à vie jusqu’en 1926, et journalistique
(au Corriere della Sera). Mosca est né à Palerme et la mafia a été pour
lui un sujet d’étude et de réflexion: Che cosa è la mafia?
[3]James
Burnham, The Machiavellians, New-Tork, 1943. Ce livre difficile à
trouver n’a pas été traduit en français à la différence de L’ère des
organisateurs (The managerial revolution).
[4]G.
Mosca, Elementi di scienza politica, 2e édition, 1923. I, p.7
[5]G.
Mosca, « Aristocrazia e democrazia », in Partiti e sindacati,
Laterza/ Bari, 1949, p.334-335 cité par N. Bobbio in Saggi sulla
scienza politica in Italia.
[6]G.
Mosca, Elementi,I
[7]Cité
ici dans la traduction de S. Jankélévitch, « Champs », Flammarion.
[8]Lénine :
Que faire ? III, éditions de
Moscou.
[9]Ce
livre a traduit en français en 2005 aux éditions Syllepse.
[10]Le
texte français, extrait de l’introduction à la contribution à la Critique de
la philosophie du droit de Hegel est le suivant : « Le véritable bonheur du peuple exige que la
religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire
du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre
situation, c'est exiger qu'il soit
renoncé a une situation qui a besoin
d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont
la religion est l'auréole. La
critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas
pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue
la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne
l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme
désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par
suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire
qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même.
L'histoire a donc la mission, une
fois que la vie future de la vérité s'est
évanouie, d'établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au
service de l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation de l'homme a
lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en
critique de la terre, la critique de la
religion en critique du droit, la
critique de la théologie en critique de la politique.
[11]D.
Losurdo, Gramsci dal liberalismo al comunismo critico, Gamberetti
Editrice, 1997, pp. 209-210
[12]L.
Trotsky, La révolution trahie, éditions de Minuit, 1963, p. 164
[13]Édité
par les éditions Complexe-Lebovici, cet ouvrage est apparemment indisponible en
français.
[14]Voir
Trotsky, Défense du marxisme, EDI
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