Ned Ludd, « captain Ludd », ou encore « le roi Ludd, général de l’armée des justiciers » est un personnage un peu mythique auquel on attribue les mouvements des briseurs de machines qui sévissent au cours de l’année 1811 et qui ne seront arrêtés que par l’exécution de 17 meneurs et la déportation en Australie de 6 autres. Les destructions de machines à filer visaient à protéger l’emploi des ouvriers et leur qualification. Longtemps, on a fait des luddites l’archétype de la résistance réactionnaire au progrès industriel.
samedi 24 août 2024
vendredi 6 janvier 2023
La cage d'acier
Max Weber avait deviné qu’une société qui ne fonctionne qu’à la rationalité instrumentale, au calcul et au contrôle devient une cage d’acier, emprisonnant les individus. C’est très exactement ce qui se produit chaque jour sous nos yeux. Une société de contrôle total — les stratégies anti-COVID et le « crédit social » en donnent un avant-goût. Le développement des réseaux et la disparition programmée du contact, de la présence réelle de l’autre estompent la différence entre l’homme et la machine. Les nouveaux programmes d’IA produisent des articles, des posts et des réponses aux questions qui ont un air parfaitement humain. Le contrôle de la diffusion des informations se raffermit et bientôt nous ne saurons plus que ce que le « système » tolérera. Les « vieux » s’en moquent un peu : ils seront morts quand tout cela sera « opérationnel », mais ils laisseront à leurs petits-enfants une société totalement inhumaine, une société où plus rien n’échappera à la réglementation et aux procédures.
Le capitaliste à gros cigare et chapeau haut de forme était
un ennemi parfaitement identifiable. L’ennemi d’aujourd’hui est sans visage. Des
personnages falots en tiennent lieu, répétant comme des perroquets les phrases
toutes faites inventées par les spécialistes de la communication. La vérité ni
le mensonge n’ont plus d’importance. Ne circulent plus que des signifiants
vides, à l’instar des signes, suites de zéros et de uns, que manipulent les
ordinateurs. On pense souvent que notre époque est celle d’un narcissisme exacerbé,
une hypostase du « moi ». Ce n’était que l’entrée en matière, celle que dénonçait
justement Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. En réalité,
il s’agissait surtout d’un enfermement du « moi » pour préparer son évidement
progressif. Le « moi » cède la place à ses avatars informatiques. Le subjectivisme
fou laisse la place à une « désubjectivation » radicale. Il n’y a plus de sujet
possible puisque nous voilà réduits à l’état d’amas de neurones, à l’état de
nuées d’atomes et la pensée ne diffère plus des signaux électriques qui allument
nos écrans avec des phrases qui ne sont plus des phrases, mais de simples signaux,
elles aussi.
Que nous reste-t-il ? Le pouvoir de dire non. Le refus de
faire un pas de plus. Le pouvoir de dire non, même aux prétendues évidences,
est la forme la plus rudimentaire de la liberté. La cage d’acier est celle que
nous avons nous-mêmes construite. Les barreaux sont ceux que nous avons
scellés. Nous n’avons pas besoin de faire des efforts surhumains pour les
desceller. Il suffit de regarder la réalité en face, de cesser d’être fascinés par le progrès comme le lapin dans les phares de la voiture.
Le 6 janvier 2023
lundi 20 juin 2022
Des bêtes
Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).
Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux
non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes.
Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux
non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu
sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les
écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et
vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal »
est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions
prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie
chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a)
appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e)
sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente
classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés
avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de
casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »
Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux
sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non
sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une
discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que
la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux,
selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La
notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de
sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement
sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre
encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des
âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).
Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il
y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure
qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais
bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés
comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années.
Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont
propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage
articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et
inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la
comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles
et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation
biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique),
anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution
humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ».
Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal
ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.
Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin
est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de
conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens),
des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les
amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si
elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le
faisait justement remarquer Descartes.
Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les
bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations
anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel
humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du
mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre
humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui
n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les
animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et
nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux
non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les
lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne
sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des
droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des
espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits
sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes
et des punaises de lit.
Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et
les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique
de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les
médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la
vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu
difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.
Le 20 Juin 2022
lundi 1 octobre 2018
La philosophie devenue folle
mercredi 1 janvier 2003
L'humanité comme fin en soi -- Sur la philosophie morale de Kant
L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie morale du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.
Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
C’est ainsi la raison pratique qui constitue la communauté humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi morale universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la communauté humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999
Devenir des machines. Recension
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