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vendredi 6 janvier 2023

La cage d'acier

Max Weber avait deviné qu’une société qui ne fonctionne qu’à la rationalité instrumentale, au calcul et au contrôle devient une cage d’acier, emprisonnant les individus. C’est très exactement ce qui se produit chaque jour sous nos yeux. Une société de contrôle total — les stratégies anti-COVID et le « crédit social » en donnent un avant-goût. Le développement des réseaux et la disparition programmée du contact, de la présence réelle de l’autre estompent la différence entre l’homme et la machine. Les nouveaux programmes d’IA produisent des articles, des posts et des réponses aux questions qui ont un air parfaitement humain. Le contrôle de la diffusion des informations se raffermit et bientôt nous ne saurons plus que ce que le « système » tolérera. Les « vieux » s’en moquent un peu : ils seront morts quand tout cela sera « opérationnel », mais ils laisseront à leurs petits-enfants une société totalement inhumaine, une société où plus rien n’échappera à la réglementation et aux procédures.

Le capitaliste à gros cigare et chapeau haut de forme était un ennemi parfaitement identifiable. L’ennemi d’aujourd’hui est sans visage. Des personnages falots en tiennent lieu, répétant comme des perroquets les phrases toutes faites inventées par les spécialistes de la communication. La vérité ni le mensonge n’ont plus d’importance. Ne circulent plus que des signifiants vides, à l’instar des signes, suites de zéros et de uns, que manipulent les ordinateurs. On pense souvent que notre époque est celle d’un narcissisme exacerbé, une hypostase du « moi ». Ce n’était que l’entrée en matière, celle que dénonçait justement Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. En réalité, il s’agissait surtout d’un enfermement du « moi » pour préparer son évidement progressif. Le « moi » cède la place à ses avatars informatiques. Le subjectivisme fou laisse la place à une « désubjectivation » radicale. Il n’y a plus de sujet possible puisque nous voilà réduits à l’état d’amas de neurones, à l’état de nuées d’atomes et la pensée ne diffère plus des signaux électriques qui allument nos écrans avec des phrases qui ne sont plus des phrases, mais de simples signaux, elles aussi.

Que nous reste-t-il ? Le pouvoir de dire non. Le refus de faire un pas de plus. Le pouvoir de dire non, même aux prétendues évidences, est la forme la plus rudimentaire de la liberté. La cage d’acier est celle que nous avons nous-mêmes construite. Les barreaux sont ceux que nous avons scellés. Nous n’avons pas besoin de faire des efforts surhumains pour les desceller. Il suffit de regarder la réalité en face, de cesser d’être fascinés par le progrès comme le lapin dans les phares de la voiture.

Le 6 janvier 2023

 

lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

lundi 1 octobre 2018

La philosophie devenue folle


Le livre de Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle (Grasset) n’est certes pas un grand livre de philosophie, peut-être même n’est-il pas du tout un livre de philosophie bien qu’il soit le livre d’un philosophe. En réalité il s’agit d’une vaste enquête sur l’idéologie postmoderne telle qu’est existe principalement dans le monde anglo-saxon – bien que les autres nations ne soient pas épargnées comme nous ne sommes à l’abri ni du MacDo, ni des « blockbusters » hollywoodiens. Entreprise de salubrité publique, le livre de Jean-François Braunstein est nécessaire, comme il est nécessaire de faire le ménage, ramasser les ordures ou nettoyer les écuries d’Augias. Et effectivement il a dû faire preuve d’une force herculéenne pour lire John Money, Judith Butler, Martha Nussbaum, Dona Haraway et tant d’autres « penseurs » de la même farine.
Le livre s’attaque à trois questions différentes dont la réunion en un seul volume pourrait sembler quelque peu arbitraire : la question du genre, la question des droits des animaux et enfin celle de l’euthanasie. On peut être partisan de l’euthanasie sans être un fanatique de la libération animale ou un lecteur passionné de Butler. Le lien entre ces trois branches de ce qui s’appelle encore « philosophie morale » réside dans l’abolition des frontières qui définissent l’humanité.
Abolition des frontières de genre d’abord. Homme, femme, nous expliquent les partisans de la « théorie du genre », laquelle, comme l’expliquait une ministre qui l’avait défendue, « n’existe pas » mais occupe des départements entiers des universités américaines et commence à coloniser certaines universités françaises. Braunstein retrace les origines de cette théorie du genre à partir des expérimentations de John Money (spécialiste enthousiaste des hermaphrodites) jusqu’aux spéculations de Judith Butler et le déni de la réalité corporelle qui caractérise cette penseuse, pour finir par les multiples fragmentations plus désopilantes les unes que les autres des « identités sexuelles » : j’ai appris à cette occasion qu’il y a des associations de bear, c’est-à-dire des gays baraqués portant la barbe. Je suppose qu’il s’agit qu’il s’agit d’homosexuels qui ne veulent pas avoir l’air d’être des « fiottes ». Au-delà de ces cocasseries, Braustein montre comment la théorie du genre est fondée sur un retour à la séparation du corps et de l’esprit et une volonté plus ou moins dissimulées d’en finir avec le corps, dans la plus pure tradition des gnostiques.
Il y aurait lieu de s’interroger sur ce qui reste de l’éthique médicale quand la médecine et la chirurgie sont enrôlées dans des opérations de changement de sexe avec phalloplastie pour les femmes devenant des hommes et une sorte de vaginoplastie pour les hommes qui veulent devenir des femmes. Il n’est pas certain du tout que le serment d’Hippocrate révisé s’accorde avec ce genre de pratiques qui peuvent, du reste, être prises en charge par la Sécurité Sociale… Il y a aussi une mode du transgenre qui ne laisse pas d’interroger tous ceux qui ont gardé une certaine idée de la « décence commune ».
En ce qui concerne « la libération animale », Braunstein inaugure son aventure dans les méandres de ces penseurs (Singer, Regan, Nussbaum, etc.) par une phrase de Stéphanie de Monaco qui résume tout : « les animaux sont des humains comme les autres ». Braunstein montre les impensés, les contradictions et les franches absurdités auxquels conduit cette pensée selon laquelle il n’y a pas de frontières entre l’homme et l’animal. On vient tout naturellement à l’idée que, pour éviter tout spécisme, il faut traiter les hommes comme des bêtes. Singer estime que la vie d’un mammifère tel que la chien ou le cochon vaut largement celle d’un humain affaibli, un enfant, un handicapé mental ou vieillard sénile. Plutôt que conduire des expériences médicales sur des chimpanzés bien portants, on pourrait très bien les faire, soutient Singer, sur des humains en coma dépassé. Singer distingue les « humains-personnes » dont il admet qu’ils ont une grande valeur, des « humains-non personnes » dont la vie ne mérite guère d’être vécue. Tout lecteur de bon sens se dira qu’au fond le nazisme n’est pas incompatible avec la pensée de Singer, ce que des Allemands manifestant contre les conférences de Singer avaient assez bien compris.
La troisième partie traite de la banalisation de la mort et de la question de l’euthanasie. Le lien avec la précédente est clair. Braunstein s’étonne que les « éthiciens », les spécialistes qui alimentent les « comité d’éthique » soient plus préoccupés de la possibilité de donner la mort que de la recherche de la vie bonne. On retrouve dans cette partie du livre Peter Singer qui est un des défenseurs majeurs de l’euthanasie, non seulement des personnes à demi-agonisantes sur un lit d’hôpital mais aussi des enfants handicapés. Il y a chez Singer et certains de ses disciples une défense assez atroce de l’infanticide et plus généralement de la suppression des vies qui ne méritent pas d’être vécues. On trouvera aussi des exemples de discussion pour savoir jusqu’à quel âge on a le droit de tuer les enfants : Francis Crick, le célèbre prix Nobel de médecine estimait qu’on ne devait considérer l’enfant comme un être humain que trois jours après sa naissance, d’autres vont beaucoup plus loin – un enfant ne devrait être considéré comme un humain qu’à partir du moment où il manifeste une certaine conscience de lui-même et quelques capacités morales (dont ces philosophes prétendus sont manifestement incapables à leur âge déjà avancé !).
Le ton de Braunstein  est polémique et à bien des égards son livre présente des parentés avec L’idéologie allemande et La Sainte Famille de Marx et Engels, quoique les idéologues auxquels ils s’attaquaient fussent nettement moins cinglés et nettement moins immoraux que ceux que Braunstein épingle. À la lecture de Braunstein, la philosophie morale postmoderne apparaît comme une immense accumulation de sottises et de pures folies, parfois de thèses profondément immorales et plutôt dégoûtantes et on se demande bien par quel tour de l’histoire des idées de telles billevesées ont pu occuper tant de cervelles universitaires dans des établissements parmi les plus prestigieux du monde anglo-saxon. Ces figures nouvelles de l’idéologie américaine sont des productions sociales d’un monde bien déterminé. Et leur fond commun est l’utilitarisme dans sa version la plus pure, celle de Bentham qui considérait les droits de l’homme comme une mauvaise plaisanterie. Si la règle fondamentale est de maximiser le plaisir global et de minimiser la souffrance globale, on voit clairement que les souffrances infligées à un petit nombre peuvent se justifier dès lors qu’elles apportent du plaisir à un plus grand nombre et, en outre, que l’euthanasie des « humains affaiblis » est parfaitement morale puisqu’on met fin à une vie de souffrance. Ainsi, comme le sous-entend Singer, l’euthanasie des handicapés intellectuels et des vieillards séniles serait parfaitement juste du point de vue de l’utilitarisme benthamien. C’est encore l’utilitarisme qui autorise toutes extravagances du transgenrisme puisque la satisfaction des transgenres ne cause de tort à personne, encore que l’on puisse déjà mesurer combien il est tenu pour très ringard d’être mâle blanc hétérosexuel et cisgenré… pour ne rien dire des « dommages collatéraux » du transgenrisme chez les adolescents. L’utilitarisme pervertit en son fond le sens de l’éthique. Singer et ses collègues éthiciens précisent d’ailleurs qu’il s’agit d’une « éthique pratique ». On ne se demande bien ce que serait une éthique non pratique. En fait comme dans les procédés de la novlangue, l’ajout d’un qualificatif à première vue redondant sert à justement à inverser le sens du nom auquel il se rapporte. C’est ainsi que l’éthique pratique peut affirmer que l’animal est l’homme, le masculin féminin, etc., alors on peut aussi affirmer sans risque que la paix c’est la guerre et la liberté l’esclavage ! Et l’éthique pratique est tout sauf une éthique.
Mais l’utilitarisme n’est pas seul en cause. Braunstein pointe clairement comme un des points communs de tous ces idéologues le refus des frontières qui doivent être abolies, frontières entre les sexes, entre l’homme et l’animal, entre la vie et la mort. Ce refus des frontières, qui est l’idéologie adéquate à la « mondialisation capitaliste » (ce que Braunstein ne dit pas et ne semble pas voir) n’est rien d’autre que la destruction de la raison. C’est parfaitement clair chez quelqu’un comme Donna Haraway mais aussi à un degré moindre et avec plus de filouterie chez Judith Butler. Singer ne proclame pas sa volonté de détruire la raison. Il est au contraire un maniaque de l’argumentation sophistique, un spécialiste d’une raison devenue folle – le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison disait Chesterton.
Braustein note bien un autre trait commun des transgenres, animalistes et autres euthanasieurs : le travail de ce que Freud désignait comme pulsion de mort. L’indifférenciation, c’est le retour à l’état inorganique. Mais pourquoi, encore une fois, ces idéologies ont-elles pignon sur rue ? Braunstein ne répond pas à cette question et ne la pose même pas. Il me semble que cette pulsion de mort a saisi la société toute entière : accumulation illimitée de la valeur, destruction de toutes les frontières, politiques, familiales, morales, déchaînement d’une technoscience qui se croit toute-puissante, c’est précisément le « capitalisme absolu », un capitalisme désormais sans contestation, sans contrepoids et qui mène inéluctablement à l’abîme. Les idées ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas le fruit de l’imagination de quelques pervers, elles expriment les contradictions sociales. La volonté de mort des euthanasieurs fous est un concentré du stade présent des contradictions sociales.
Denis COLLIN – 1er Octobre 2018

Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle, Grasset, 2018, ISBN 978-2-246-811-93-0, 400 pages, 20,90€

mercredi 1 janvier 2003

L'humanité comme fin en soi -- Sur la philosophie morale de Kant

La philosophie de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée , non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce genre de se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider le bien dans le plaisir, tel autre dans la , tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient toujours plus ou moins soumises à une dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste, doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres. La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la .
I.                   La bonne volonté
A.     Révolution copernicienne
Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais « sans garantie de résultat » ! À la téléologique se substitue une déontologique.
B.     La liberté
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome, c'est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre-arbitre, c'est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le principe même de la loi . Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi que dicte la raison.
C.     L’universalité de la loi
Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que « le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. » L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
II.                L’universalisation et le respect d’autrui
A.     La formelle
Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle, répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable car la n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la moralité, car si la était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).
L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.
B.     Se mettre à la place de l’autre
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de l’égoïste indifférent, car si elle est possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la vouloir : en effet, « il peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa propre volonté. »
Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
C.     Le respect de l’humanité dans chaque homme
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même , mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.
C’est ainsi la raison pratique qui constitue la humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
III.             Conséquences de la de Kant
A.     Critique de l’utilitarisme
Ainsi, la philosophie de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est : Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre. Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin, le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à l’utilitarisme seulement parce que c’est une du bonheur - un eudémonisme – et donc une aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns soient défavorisés, si cela profite à la majorité.
Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)
B.     Principes de justice
Dans la conception de Kant, la philosophie donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que s’inscrit la Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :
1)       Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous ».
2)       Principe de différence : « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage : il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette proposition parce que lui ne prône pas une du sacrifice mais une fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et de l’intérêt égoïste une motivation , est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus, à égalité des droits.
C.     L’éthique de la discussion
Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
        Bibliographie
Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche, les classiques de la philosophie, 1993
Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...