La philosophie
morale de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée
morale,
non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais
parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes
moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les
morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à
l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et
de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes
ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales
sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine
fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la
destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien,
sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce
genre de
morale
se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à
connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est
bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider
le bien dans le plaisir, tel autre dans la
vertu,
tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la
contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient
toujours plus ou moins soumises à une
morale
dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste,
doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien
raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres.
La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces
contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la
morale.
I. La bonne volonté
A. Révolution copernicienne
Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie
morale une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi
morale
ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action
n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement
dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit
plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais
« sans garantie de résultat » ! À la
morale téléologique se substitue une
morale déontologique.
B. La liberté
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de
déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible
de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées
par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins
sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome,
c'est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi
morale
est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du
libre-arbitre, c'est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le
mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le
principe même de la loi
morale.
Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre,
c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut
pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout
mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi
que dicte la raison.
C. L’universalité de la loi
Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une
loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être
mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas
vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est
ainsi que «
le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi
universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion
universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui
est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : «
Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. »
L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre
aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne
sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
II. L’universalisation et le respect d’autrui
Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la
morale kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action
morale
que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle,
répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable
car la
morale
n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais
uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi
morale
est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc
indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la
moralité, car si la
morale
était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles
empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).
L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par
exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de
mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En
effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons
pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre,
qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès
ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout
court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir
confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être
souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie
morale
du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un
contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une
procédure.
L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous
indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si
nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes
légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme
kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance –
selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas
de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les
applications « concrètes » sont les plus larges.
B. Se mettre à la place de l’autre
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une
universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises
en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On
pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe
universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte
cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non
envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de
base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories
modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de
l’égoïste indifférent, car si elle est
possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la
vouloir : en effet, «
il
peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de
l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de
tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la
nature issue de sa propre volonté. »
Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un
peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être
généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être
raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se
mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux
qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une
règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand
nombre.
C. Le respect de l’humanité dans chaque homme
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : «
Agis
de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne
que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité
dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même
nation, mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.
C’est ainsi la raison pratique qui constitue la
communauté
humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité
biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme
sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même
le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi
morale universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
III. Conséquences de la morale de Kant
A. Critique de l’utilitarisme
Ainsi, la philosophie
morale de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est :
Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre.
Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme
hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence
de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart
Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin,
le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à
l’utilitarisme seulement parce que c’est une
morale du bonheur - un eudémonisme – et donc une
morale aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est
morale
et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à
l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de
l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la
somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns
soient défavorisés, si cela profite à la majorité.
Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la
communauté
humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les
droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à
ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a
souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule :
fiat justitia, pereat mundus (que
la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette
formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant
l’interprétation qu’il en donne : «
que la justice règne, dussent
périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en
proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche
courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (
Projet de paix perpétuelle)
B. Principes de justice
Dans la conception de Kant, la philosophie
morale
donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en
œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que
s’inscrit la
Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :
1) Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un
droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de
base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour
tous ».
2) Principe de différence : « les
inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce
que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce
qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à
des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une
règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si
elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là
une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique
comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage :
il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le
moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité
concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses
soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la
population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de
salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du
sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette
proposition parce que lui ne prône pas une
morale du sacrifice mais une
morale
fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice
supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres
intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et
de l’intérêt égoïste une motivation
morale,
est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les
principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus,
à égalité des droits.
C. L’éthique de la discussion
Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous
acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par
exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle
qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la
discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est
rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui
cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des
principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas,
«
Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait
qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une
recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans
contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc
en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à
admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de
chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
Bibliographie
Emmanuel Kant :
Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche,
les classiques de la philosophie, 1993
Emmanuel Kant :
Projet de paix perpétuelle, collection
Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition
Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999