Ned Ludd, « captain Ludd », ou encore « le roi Ludd, général de l’armée des justiciers » est un personnage un peu mythique auquel on attribue les mouvements des briseurs de machines qui sévissent au cours de l’année 1811 et qui ne seront arrêtés que par l’exécution de 17 meneurs et la déportation en Australie de 6 autres. Les destructions de machines à filer visaient à protéger l’emploi des ouvriers et leur qualification. Longtemps, on a fait des luddites l’archétype de la résistance réactionnaire au progrès industriel.
Mais, quand on lit Le Capital de Marx, leur mouvement est décrit comme un mouvement légitime de résistance au capital. Marx n’est nullement dithyrambique face au développement du machinisme :
Dès que le guidage de l’outil échoit à la machine, la valeur d’échange de la force de travail s’éteint en même temps que sa valeur d’usage. Le travailleur devient invendable, comme un papier-monnaie qui n’a plus cours. La partie de la classe ouvrière que la machinerie transforme ainsi en population superflue, c’est-à-dire en population qui n’est plus désormais immédiatement nécessaire à la valorisation du capital, périt d’une part dans la lutte inégale de la vieille entreprise de type artisanal ou manufacturier contre celle qui utilise les machines, et inonde, d’autre part, toutes les branches d’industrie plus facilement accessibles, submerge le marché du travail et fait tomber, par conséquent, en dessous de sa valeur le prix de la force de travail. Les ouvriers paupérisés sont censés trouver un grand réconfort soit dans le fait que leurs maux ne sont que « temporaires » (« a temporary inconvenience »), soit dans le fait que la machinerie ne s’empare que peu à peu de la totalité d’un champ de la production, ce qui casse l’ampleur et l’intensité de son action destructrice. Mais l’une de ces deux consolations écrase l’autre. Là où la machine s’empare progressivement d’un champ de production, elle produit une misère chronique dans la couche de travailleurs qui sont en concurrence avec elle. Là où le passage s’effectue rapidement, elle produit des effets massifs et brutaux. L’histoire mondiale n’offre pas de spectacle plus horrible que celui du déclin progressif des tisserands anglais qui tissaient le coton à la main, déclin qui fut consommé en 1838, après s’être étalé sur des dizaines d’années. Nombre de ces tisserands moururent de faim, bien d’autres végétèrent longtemps avec leurs familles avec 2 1/2 d. par jour. (Marx, Le Capital, I, ch. XIII)
L’introduction du machinisme dans le textile est donc « le spectacle le plus horrible » qu’il ait été donné de voir. On voit clairement que Marx n’embellit nullement le développement du capital et ne communie guère dans l’idéologie du progrès. Il sait bien que les briseurs de machines ont perdu et que la dynamique du capital l’emportera. Mais de là à célébrer le machinisme, il y a plus qu’un pas qu’il ne franchit pas, mais que franchissent le plus souvent les marxistes.
Deux cents ans après les luddites, nous sommes face une menace encore plus terrible sans doute, celle que les ordinateurs en réseau et ce que nous appelons « IA générative » fait peser. L’introduction de dispositifs dits « numériques » un peu partout, dans les objets du quotidien ou même sous la peau ou dans le cerveau constitue une menace de destruction de l’humanité — avec des tas de bonnes raisons pour le faire.
À l’inverse, aux critiques anciens du progrès (Ellul, Charbonneau, etc.), se sont ajouté des voix « autorisées » de scientifiques et d’ingénieurs qui proposent de freiner le mouvement ou même de faire demi-tour. Jean-Marc Jancovici (polytechnicien), le plus connu, dénonce la course à la consommation d’énergie et propose une nouvelle forme de décroissance, avec une limitation drastique, par exemple, du transport aérien, des nouvelles constructions. Convertissant tous nos appareils en unités d’esclaves mécaniques, il nous avertit que nous devrons sans doute renoncer à certains de ces esclaves et retourner travailler de nos mains. De son côté Philippe Bihouix (centralien), dans L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, propose de faire marche arrière, de remplacer les terminaux informatiques par des opérateurs humains, de cesser de bourrer les voitures de technologies, etc. L’avenir ne serait pas à la voiture électrique avec conduite autonome, mais plutôt la bonne vieille 2CV Citroën. Dans un autre ordre d’idée, Aurore Stéphant, ingénieur géologue, met en garde contre l’épuisement des ressources naturelles, principalement métalliques. J’ai cité ces trois noms parce qu’ils ont acquis une certaine notoriété « grand public » et parce qu’ils sont ingénieurs, se limitent à des questions qui sont de leur ressort, ce qui donne plus de poids à leur propos. Mais ils sont loin d’être les seuls. De nombreuses voix se font entendre qui rejettent l’impératif du progrès. Sans le savoir, ils rejoignent à certains égards, la révolte des luddites.
Grâce à la science moderne, celle qu’ont inventée Galilée et Newton, on pouvait prédire avec précision l’évolution d’un système physique et ainsi construire des machines qui nous aideraient à « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature », ainsi que l’affirma Descartes dans le Discours de la méthode. C’est le dogme central du progrès : le progrès scientifique et technique libère l’homme. Ce genre de dogme se nomme idéologie, représentation tronquée du monde, renversant causes et effets et trouvant des justifications de l’ordre existant. « On n’arrête pas le progrès ! » Plus qu’un constat, il s’agit d’un impératif auquel on doit se plier. Or, nous sommes arrivés à un point où, premièrement, chaque progrès supplémentaire engendre des coûts exorbitants et où, deuxièmement, il n’est plus question de savoir comment les machines nous rendront maîtres de nature, mais bien de savoir jusqu’à quel point nous sommes prêts à nous soumettre à un monde devenu machinique.
Le premier point est clairement montré par les auteurs cités plus haut. La théorie du réchauffement climatique anthropique (RCA) est trop souvent l’arbre qui cache la forêt. Car le fameux RCA est souvent utilisé comme arme de destruction massive pour provoquer une réorganisation générale du mode de production capitaliste : électricité partout, dévaluation des vieux logements et relance du bâtiment, etc., sans que jamais ne soit remis en question le mode de destruction du capital – tant est-il que, comme le disait Marx, les forces productives se transforment en forces destructives. Si on prend ces questions aux sérieux, il faut drastiquement baisser les coûts du commerce mondial, s’attaquer au développement monstrueux de l’interconnexion des individus, des entreprises, des marchés, des administrations, sans parler des gadgets électroniques qui pullulent. Sans oublier les fabuleuses dépenses d’armement, dont l’utilisation en Ukraine ou ailleurs pourrait à bon droit être considérée comme un crime contre la planète.
On sait que le réseau internet et l’ensemble des systèmes informatiques sont aujourd’hui parmi les premiers consommateurs d’énergie. Les infrastructures sont colossales : des câbles sous-marins aux satellites — le lancement de ces instruments est une industrie en plein boom. Le déploiement d’un réseau d’alimentation électrique nécessaire à l’électrification du parc automobile entraîne également des coûts importants qui croîtront plus que proportionnellement – par exemple, si on doit recharger les batteries de 80 % des véhicules les jours de départ en vacances. La production d’électricité par éoliennes et panneaux solaires multiplie les producteurs et les centres de production et le coût de raccordement au réseau électrique pourrait être supérieur à celui de l’ensemble du programme électronucléaire français. On pourrait multiplier les exemples : la « transition énergétique » a déjà induit toute une série d’effets pervers qui montrent qu’on pourrait bien aboutir exactement à l’inverse de l’effet prétendument recherché, c’est-à-dire à une nouvelle étape de l’épuisement des ressources de la planète.
Aucune solution sérieuse ne peut être envisagée sans un bouleversement des modes de production et de vie. Prenons un exemple : l’agriculture biologique est incontestablement une solution d’avenir. On sait que les pesticides, fongicides, et autres « cides » devraient être interdits. Ils sont une source de cancers très importante, de propagation des maladies neurodégénératives chez les agriculteurs, et, par ailleurs les engrais chimiques sont des gros consommateurs d’énergie (singulièrement pour la production des nitrates. Problème : le passage « au bio » entraîne une baisse des rendements et une augmentation des coûts, puisqu’on remplace les produits chimiques par du travail. Si on veut préserver la fertilité des sols, il faut leur assurer un apport important de matière organique, qui ne peut être fourni que les élevages. Il faut revenir à un modèle polyculture-élevage qui demande de la main-d’œuvre et que l’on cesse de faire de la baisse des coûts des produits alimentaires une variable essentielle dans la politique de baisse de la valeur de la force de travail. Tout cela se heurte de plein fouet à la logique de l’accumulation du capital. Il faudrait protéger l’agriculture du pays devenu « bio » en limitant drastiquement les importations de produits alimentaires venant de pays qui pratiquent des modes de culture interdits chez nous. Finis le soja brésilien, les poulets ukrainiens et autres. Cette transformation de l’agriculture demanderait du temps et des investissements publics et un plan à moyen terme et à long terme. L’augmentation des prix des denrées alimentaires qui s’en suivrait pourrait être compensée, d’abord par une élévation générale des salaires, ensuite par des ponctions sur les marges de la grande distribution, et enfin par un encouragement sérieux aux « locavores ». Mais en retour, cela créerait de l’emploi dans l’agriculture et dans le petit commerce de proximité et avec tous les emplois induits, sans oublier les gains réalisés sur les kilométrages de transport routier. Si on n’achète plus les moutons néo-zélandais, mais ceux du voisin, on économisera la planète par la même occasion. On peut aussi escompter que l’orientation de l’industrie et donc de la consommation vers des biens durables dégagera des marges pour les familles puissent consacrer leur argent aux choses les plus sérieuses, se nourrir, se chauffer et avoir un chez soi.
Si on tire le fil de ces propositions, elles débouchent sur une autre société, une société qui gaspillerait moins, ne trouverait pas forcément son bonheur dans la consommation de gadgets électroniques, une société plus conviviale aussi. Une société « démétropolisée » aussi. Mais aussi une société dans laquelle le métabolisme de l’homme et de la nature sera l’objectif essentiel de tout travail et non la production de plus-value pour investir et produire encore plus de plus-value dans un processus qui n’a ni mesure ni fin. Une telle évolution a besoin d’un État démocratiquement contrôlé, mais elle ne peut être fondamentalement le fait de l’État. Elle ne peut être que le fait des individus, des communautés de base, des associations et des communes ainsi que des coopératives sous toutes leurs formes. On me dira : tu rêves ! Mais non. L’évolution prévisible du mode de production capitaliste et du rapport entre l’homme et la nature rendra tout cela inévitable. Sous peine de mort.
Le deuxième aspect concerne notre rapport aux machines. Non seulement leur développement atteint un point où elles deviennent contre-productives, mais encore elles sont les moyens et la fin d’une soumission radicale de l’homme à un monde totalement inhumain. Si on passe de la main à bêche, de l’araire à la charrue ou de la pelle et de la pioche à la pelleteuse, à chaque fois on ne fait qu’augmenter sa puissance propre. L’homme reste « seigneur et maître ». La machinerie automatique moderne produit le phénomène inverse : le savoir-faire et la maîtrise de l’homme sont passés intégralement dans la machine qui désormais l’asservit. Les chaînes fordistes ont montré de quoi il s’agissait : l’homme devient l’outil de ses machines. L’informatisation du monde nous transforme en simples nœuds de connexion d’un système qui, sous couvert de nous rendre la vie plus facile nous enchaîne chaque jour un peu plus. Le temps de l’homme-machine est venu, rendant tangible la délirante supposition de Julien Offray de la Mettrie.
Ce qui semblait resté cantonné au rapport entre le monde de l’homme et le monde des artifices qu’il a créé atteint aujourd’hui le vivant et l’esprit humain lui-même. Biotechnologies, “intelligence artificielle et neurosciences s’unissent pour transformer la nature humaine elle-même. Comprenons bien : tout progrès n’est pas mauvais. Les vaccins et les antibiotiques ont sauvé un nombre incalculable de vies, la chirurgie a rendu des services méritoires, l’amélioration de l’hygiène et des conditions générales de la vie — et il y a encore beaucoup à faire dans ces domaines pour que tous les humains accèdent à un niveau décent — a joué un rôle considérable dans l’augmentation de l’espérance de vie. Mais quel sens y a-t-il à chercher à aller au-delà ? Nous ne pouvons vaincre la mort et ceux qui recherchent cet objectif sont des fous dangereux. Pourquoi faudrait-il que, sous prétexte que chacun doit pouvoir réaliser ses désirs on permette à chacun de choisir, selon sa fantaisie, son propre sexe ? Pourquoi voudrait-on lire dans les pensées ? Aucune de ces innovations ébouriffantes ne peut être qualifiée de « progrès » puisque aucune n’assure une progression de la liberté et du bien-être. Personne ne peut vouloir que tous ses désirs soient satisfaits, du moins tant que l’éducation avait un sens et était une éducation à la frustration. Mais le plus grave est que ces progrès prétendus sont, en réalité, une tentative de “dépasser l’humain”, de la “transcender” et donc de changer la nature humaine. C’est une aliénation radicale qui constitue le noyau de tous ces programmes que l’on aurait tort de prendre pour des élucubrations de quelques allumés. Les principaux acteurs de haute technologie de la côte ouest-américaine sont engagés dans cette voie, démocrates comme républicains. Elon Musk, soutien de Trump, est non seulement le PDG de Tesla et de SpaceX, mais aussi celui “Neuralink” une entreprise spécialisée dans la recherche de dispositifs de connexion cerveau/machine. Google recherche l’immortalité et Bill Gates est un spécialiste des OGM et des médicaments à faire tester dans les pays pauvres. D’autres entreprises travaillent sur “l’utérus artificiel”, une invention sortie de l’imaginaire d’Aldous Huxley [Le meilleur des mondes] et donc ses promoteurs espèrent qu’elle libérera la femme de la grossesse et permettra plus aisément de fabriquer des “enfants” [le terme sera-t-il encore vraiment approprié ?] à la demande. L’homme devient progressivement non seulement une partie de la machine, mais aussi un produit industriel comme un autre.
“Mais on n’arrête pas le progrès”, me dira-t-on. « Tu veux briser les machines, comme les vieux luddites ? » Les arguments sont rebattus et surfaits. Il ne s’agit pas de « briser les machines » en général, mais de rester « maître de soi ». Et donc de donner un coup d’arrêt à toutes les technologies qui, nonobstant quelques vagues et incertains avantages, conduisent à toujours plus de soumission de l’humain au système machinique, à une réification achevée de l’être humain, de la naissance à la mort. Donner un coup d’arrêt à l’accélération, pour reprendre les analyses d’Harmunt Rosa. Redonner au monde son indisponibilité, pour citer encore Harmunt Rosa. Et refuser l’obsolescence de l’homme — ici les analyses de Günther Anders gardent toute leur pertinence.
Ce qui s’impose, c’est un changement moral fondamental, ou plutôt un retour à ce qui a toujours fondé la morale humaine, rien qu’humaine. À commencer par réapprendre la limitation. L’illimité, c’est l’absence de structure, et donc le chaos — ce que nous traduisons par « chaos » dans les textes des premiers philosophes grecs, c’est le grec apeiron qui veut dire absence de limites, absence de frontières. Nous n’avons pas besoin de nous évader vers d’autres planètes, la Terre est notre « sol originaire » et il faut précieusement en prendre soin, parce que nous n’en avons pas d’autres. Nous n’avons pas besoin d’être immortels. La vie semble trop brève uniquement à celui qui n’a pas su la remplir convenablement. Comme le dit Sénèque : « Non : la nature ne nous donne pas trop peu : c’est nous qui perdons beaucoup trop. Notre existence est assez longue et largement suffisante pour l’achèvement des œuvres les plus vastes, si toutes ses heures étaient bien réparties. Mais quand elle s’est perdue dans les plaisirs ou la nonchalance, quand nul acte louable n’en signale l’emploi, dès lors, au moment suprême et inévitable, cette vie que nous n’avions pas vue marcher, nous la sentons passée sans retour. » [De la brièveté de la vie] Percevoir notre propre limite, c’est donc en même temps être capable de discerner ce qui est important, ce qui vaut qu’on s’y adonne et les futilités que l’on accepte des enfants qui doivent grandir et que l’on pardonne encore parfois aux jeunes gens, mais qui deviennent ridicules quand arrive l’âge mûr.
Il ne s’agit pas de renoncer aux plaisirs de la vie, mais de savoir où sont les véritables plaisirs qui procurent un bonheur durable. Inutile d’avoir des jeux sophistiqués mobilisant des machines puissantes et consommant de la bande passante sur les réseaux. Un jeu de cartes permet de passer quelques bons moments de détente avec des amis. Si on peut avoir exceptionnellement des mets succulents et rares, pourquoi pas, mais ils ne doivent pas nous manquer quand nous ne les avons pas. De Sénèque, on passe à Épicure, mais les grands sages grecs se rejoignent souvent.
Il ne s’agit pas non plus de renoncer au progrès du savoir, mais quel savoir avons-nous quand nous avons construit telle ou telle machine ? Nous savons éventuellement comment ça marche, mais nous n’avons pas fait un pas vers la vérité, parce que l’utile n’est pas le vrai, ils n’ont même presque rien à voir. Le savoir, c’est être attentif à la vie, au monde et à la beauté de la nature. Percevoir, comme le disait Kant, ces deux choses les plus belles : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Tout cela ne résout pas nos problèmes. Mais c’est le début d’une conversion du regard. Nous cessons d’être fascinés par le progrès technologique comme le lapin dans les phares d’une auto et nous pouvons nous attacher alors à l’essentiel, c’est-à-dire au perfectionnement moral et à l’usage de la meilleure partie de nous-mêmes, l’intellect.
Le 24 août 2024.
À paraître : Denis Collin, Devenir des machines. Comment la machine domine la vie et la pensée. Max Milo, novembre 2024
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