On peut être conservateur sans être réactionnaire. Et peut-être faut-il ajouter qu’il faut être conservateur pour être révolutionnaire. En disant de George Orwell qu’il était un anarchiste tory, Jean-Claude Michéa a donné une version de ces paradoxes apparents qui ne peuvent étonner que ceux qui ne comprennent rien à la dialectique.
mercredi 12 juin 2024
samedi 3 juin 2023
Espérance ?
Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.
Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !
Si
l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et
pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les
dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire
qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité :
« No future ! » Nous sommes devenus résolument
athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un
Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme
postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue
partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs.
La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle
que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre
normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la
première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie
dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde,
pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme
et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes
éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.
Aujourd’hui,
des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines,
sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme
une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande
et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un
peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune
issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de
faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou
qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.
La
seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance »,
c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se
lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle
constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la
planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment
avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent
inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à
rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.
Avant
de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire
quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme
morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et
très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels
« cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires,
difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs
philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve
cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le
« la », les « intellectuels cristallisés » gardent les
valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé…
Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état
d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement
correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand
nombre de nos contemporains.
Au
milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous
ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se
transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de
religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se
demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes
d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde
globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays
européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes,
incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si
tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit
d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus
« intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais
aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le
« buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les
jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces
particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et
on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle
de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus
loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la
dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de
production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille
(voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans
ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des
« droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais
branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse
n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique.
Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu,
elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni
l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la
consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation
devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le
nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel
« intégrisme » religieux.
Il
est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui
en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de
tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec
l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la
civilisation européenne[i].
Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et
la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous
des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force
de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on
pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin,
quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant
le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme
communiste...).
1)
Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des
devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir
quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine,
l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs
universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette
conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre),
s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la
notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa
dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors
on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre,
l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut
chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de
« morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les
humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que
leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs
devoirs.
2)
Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de
concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas
nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos
décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique
présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se
limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit
Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que
nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne
pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en
sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce
qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son
camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille
ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition
humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne
pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »),
l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique
divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et
disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous
devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux
jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure,
éternel.
3)
Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons
appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.
1. Est
conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité
humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et
conduit les individus au repli égoïste.
2. Est
conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme
juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi
Deus non daretur, écrit Grotius).
Ces
deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de
Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit
absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du
législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent
être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John
Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la
liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons
effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la
liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le
dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les
gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre
unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser.
Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus
une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous
les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste
économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques
de céréales pour le petit déjeuner…
Mais
la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté
égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre
est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour
tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle
est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions
des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit
que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et
personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre
La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une
« vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on
peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à
l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté
s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité
à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité,
un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus
dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.
Liberté-égalité-fraternité :
rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a
apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre
l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos
yeux.
4)
Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient
guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance
de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une
nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte
inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer)
aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met
en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque
de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre
civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En
quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés
que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont
pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la
démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et
le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi
on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la
vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du
capital.
Connaître
sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente
et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul
perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement :
perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une
sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous
n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses
vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus
d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la
convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler
prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en
est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui
complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de
l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand
nombre.
Trouver
sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir,
servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie
qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos
libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne
nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Sur
les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes
fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à
ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais
cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie
bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille.
Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.
***
Rien
de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui
traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une
dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas
chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des
extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement.
Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable.
Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège
des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque
du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui
menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent
que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui
qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la
tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien
leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de
saccager la culture et ce qui fait le lien social.
De
tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes
ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels
que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers
courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente
ou plus lointaine.
Le
2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la
naissance de la république.
[i] C’est entendu : les Occidentaux ont
commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont
comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des
conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont
peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans
ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par
exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui
se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens,
pétris de culture chrétienne...
jeudi 23 février 2023
Occident...
Notre époque, plus que toute autre, ne connaît que deux états, comme les systèmes informatiques, zéro ou un, bien ou mal, d’un camp ou d’un autre, noir ou blanc. Les nuances et le chatoiement des couleurs sont rigoureusement prohibés. La pensée n’a plus sa place, les automatismes la remplacent. Avant que, brinquebalé de droite à gauche et de gauche à droite, sautant d’une ornière à l’autre, le chariot poussif de l’humanité ne se disloque complètement, il serait bien utile d’essayer de sortir des manichéismes, des discours tout faits, de la langue de bois qui prospère de tous côtés. L’expérience montre que ce n’est pas aisé et que celui qui s’y essaie risque de crier dans le désert (« la voix de celui qui crie dans le désert », Marc, 1:3) ou d’être vilipendé par la foule des imbéciles. Allons-y tout de même.
Occident… Le mot est devenu le symbole de l’impérialisme, de la domination des grands empires sur le monde entier, et, aujourd’hui, de l’Alliance Atlantique et de son bras armé, l’OTAN. Tout cela est assez vrai. La puissance des grands empires occidentaux et les crimes innombrables qu’ils ont commis ont réussi d’abord à faire oublier que d’autres grands empires, tout aussi terribles, ont été ruinés par cette domination occidentale : les Mongols et les Ottomans, pour ne citer que les plus connus, ont commis des massacres terrifiants et asservi des centaines de millions d’hommes. Mais tout est pardonné, tout est la faute de « l’homme blanc ». L’Algérie, ancienne terre des Numides ou de ceux que les Romains appelaient Barbari (qui a donné berbères) a été soumise à la domination arabe, puis à la domination ottomane jusqu’au XIXe siècle. Mais les seuls colons, coupables de tous les maux de ce régime pourri jusqu’à la moelle, sont les Français – qui ont pourtant de grandes fautes à se faire pardonner. L’esclavage fut et reste encore une institution presque universelle. Les grandes traites négrières furent d’abord le fait des royaumes africains – qui étaient de véritables royaumes avec tous les attributs de la royauté et non petites tribus de grands enfants vivant dans des cases comme le montre Hergé. Les Arabes ont fait commerce des esclaves à une échelle massive et pendant de nombreux siècles. Les Européens et leur appendice nord-américain s’y sont mis à leur tour. Mais on ne peut s’empêcher de faire remarquer que c’est en Europe que la question de l’abolition de l’esclavage est posée et conduit à la suppression, non sans mal, de cette horrible institution. C’est à Paris qu’est créée, en 1788, une « société des Amis des Noirs »… Cherchez une telle société ailleurs, en Arabie ou en Inde, vous n’en trouverez pas ! Bref l’Occident est horrible, mais nous avons de bonnes raisons de rester attachés aux acquis de cette civilisation chrétienne européenne. Pour tout dire, quiconque est attaché à l’idée de droits de l’homme doit sans doute dire, comme Benedetto Croce, « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens » !
Mais précisément parce que nous sommes « chrétiens »,
même si nous ne croyons en aucun Dieu transcendant, nous respectons l’humanité
dans chaque homme et nous devrions nous refuser à imposer aux autres nos mœurs,
nos idées, nos croyances. Nous ne pouvons qu’espérer dans le progrès de
l’esprit humain ! « Chrétiens », mais pas missionnaires et
encore moins missionnaires armés. « Chrétiens », mais assez humbles
pour ne pas penser que les voies que nous avons suivies sont toutes les bonnes
et que nous n’avons rien à apprendre des autres. Cependant les progrès de la
liberté, personnelle autant que politique sont des critères essentiels dans les
jugements que nous pouvons porter sur nous-mêmes ou sur les autres. Personne ne
soutient que les cannibales ont des mœurs et des rites parfaitement
respectables ! Personne n’admettrait que se pratiquent lors de la
naissance d’un enfant le vieux procédé romain de l’exposition, qui permettait
au père de famille de ne pas reconnaître l’enfant et de le laisser mourir dans
la rue, sauf si une âme charitable en prenait soin… Si nous admettons l’égalité
en droit et en dignité des hommes et des femmes, c’est à bon droit que nous
jugeons qu’une société qui ne reconnaît pas cette égalité ne vaut pas la nôtre.
Nous n’avons nullement à imposer par la force notre façon de concevoir une vie
bonne, mais nous avons le droit de la défendre quand elle est menacée. Et aujourd’hui
elle est menacée.
mardi 3 mai 2022
La morale, la politique et la belle âme
Pour Machiavel, si les gouvernements dégénèrent facilement, si le gouvernement des meilleurs devient une oligarchie et si la monarchie se transforme si facilement en tyrannie et le gouvernement populaire en anarchie, la raison en est que le bien et le mal se ressemblent beaucoup et que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre. On fait souvent le mal au nom du bien et croyant faire le bien on fait le mal. Voilà quelle est la triste situation de celui qui est pris dans les tourbillons de la vie politique. C’est pourquoi, s’il est évidemment préférable que l’homme politique soit guidé par une morale exigeante, il faut séparer le plus rigoureusement possible morale et politique.
La morale, en premier lieu, est toujours un élan du cœur ou
une disposition à certains comportements qui caractérisent l’individu subjectivement.
Seule la bonne volonté est vraiment bonne, dit Kant. Celui qui fait le bien par
calcul, par habitude, sous la contrainte ou mécaniquement, n’est pas véritablement
moral. Il peut ne rien faire contre la morale, on ne lui reprochera rien, mais
il n’agit pas par morale. Au contraire, en politique, on ne s’intéresse qu’aux
effets et non aux intentions. La politique est essentiellement pragmatique. L’impuissance
de la belle âme est un sujet de satire inépuisable. Les leçons de Machiavel ne
doivent pas être oubliées. Si vous voulez rester dans le chemin du Bien,
dit-il, alors n’entrez pas dans la voie du gouvernement, car si vous voulez
gouverner, il faudra être capable de prendre le chemin du Mal.
La morale vise le bien, la politique ne peut guère faire
autre chose que minimiser le mal. Il y a en morale un idéal perfectionniste,
même s’il est hors de portée de la plupart d’entre nous. Nous savons avec la
plus grande des certitudes où se trouve le bien et où se trouve le mal. Dès que
l’on agit, cependant, les choses sont toujours un peu plus complexes et on doit
trancher des « cas de conscience ». Même la doctrine morale la plus tranchante
ne peut éviter les dilemmes et elle a recours à la casuistique. La politique
vise d’abord des effets et ces effets n’ont pas a priori un caractère moral. Ainsi
la croissance économique n’est ni morale ni immorale. La défense de l’ordre public
est un impératif politique, puisque la légitimité dernière de l’État est la
protection de la tranquillité des citoyens. Il en va de même de la défense
nationale et finalement de toutes les fonctions que peut assumer l’État. On ne
jugera pas l’homme politique à sa moralité, mais à sa capacité à bien gouverner.
Celle-ci implique que sa conduite ne fasse pas scandale, qu’il ne vole pas les
biens de l’État, qu’il respecte la parole qu’il a donnée aux citoyens quand il a
sollicité leur suffrage et quelques autres règles morales du même genre, qu’il les
suive par moralité, par intérêt ou pour quelque raison que l’on veuille. Il y a
une exigence de conformité morale à l’égard du dirigeant politique ou du
représentant, mais son affaire, en tant que politique, n’est pas directement la
morale.
En troisième lieu, la morale n’a aucun compromis à faire. On
ne transige pas sur le bien, on ne peut s’en tirer avec sa conscience en disant
« je n’ai fait qu’un demi-mal » ! Au contraire, la politique est l’art des
compromis : comme passer un compromis avec son adversaire ou son ennemi
sans se compromettre ? Dans la politique internationale, il faut traiter avec
de mauvais gouvernements et même respecter les accords que l’on a passés avec
ces mauvais gouvernements. Il faut également s’abstenir d’entrer en guerre avec
un État au seul motif de la manière immorale dont les citoyens y sont traités.
Quelque scandaleuse que soit la conduite d’un État, il n’y a aucune paix
possible si les autres États s’arrogent le droit d’intervenir dans ses affaires
intérieures.
Enfin, le pire en politique est le fanatisme moral, c’est-à-dire
le transfert à l’action politique des principes moraux qu’on s’est donné à soi-même.
Tous les régimes de terreur reposent d’abord sur ce fanatisme moral. La belle âme
au gouvernement est généralement une véritable catastrophe. Son narcissisme moral
se repaît du combat contre la barbarie réelle ou supposée. Gouverner, ce n’est
pas vouloir faire régner la vertu ni fabriquer un « homme nouveau » conforme au
« règne des fins » kantien.
Distinguons donc clairement morale et politique. Non pour permettre
à la politique de se vautrer dans l’immoralité, mais pour rétablir la hiérarchie
entre les deux. À bien des égards, la morale est plus importante que la politique
et tous les hommes ont besoin d’une éducation morale, alors que l’éducation
politique est facultative. Il serait tout à fait néfaste de galvauder la morale
dans des opérations politiques toujours plus ou moins douteuses, et tout aussi
néfaste de transformer les gouvernements en tribunaux de la vertu.
Le 3 mai 2022
lundi 12 avril 2021
mercredi 13 mars 2019
A propos d'un prétendu droit d'ingérence dans les affaires d'un Etat tiers
mardi 18 décembre 2018
Le « développement durable » n’est-il qu’un slogan publicitaire ?
dimanche 1 avril 2018
Quelle science doit éclairer le dirigeant politique?
En premier lieu, il semble que tout homme qui veut se mêler de politique, même le simple citoyen, doit posséder un savoir minimum de la chose politique. Ce que sont les différents régimes politiques, quel est, s’il existe, le meilleur des régimes, qu’est-ce qui doit fonder les lois, toutes ces questions forment l’essentiel des réflexions en matière de philosophie politique, de Platon et Aristote, jusqu’à Rousseau et Hegel et il est difficilement imaginable de donner son mot sans avoir été éclairé, au moins de façon rudimentaire, de ces questions. C’est pourquoi d’ailleurs, si dans l’Ancien Régime on se préoccupait de l’éducation des Princes, dans la République on se préoccupe de l’éducation des futurs citoyens. L’école républicaine en apprenant à lire et à écrire, en enseignant l’histoire nationale et les principes de l’organisation politique constitutionnelle avait ce but. Former des citoyens éclairés ou aptes à s’éclairer en écoutant les débats contradictoires de ceux qui sollicitent les suffrages du corps électoral, tel est le fondement noble[1] de la loi de 1882 qui organise l’instruction publique, laïque et obligatoire en France. Si Platon est hostile à la démocratie, c’est parce qu’il estime que des hommes occupés à pourvoir aux besoins de la vie matérielle (artisans et paysans) ne peuvent avoir le loisir de s’instruire de la chose publique et, occupés qu’ils sont à satisfaire les désirs de la partie la plus basse de l’âme humaine, l’épithumé, ne peuvent cultiver la partie intellective qui seule peut produire un savoir désintéressé. Mais dès lors que l’on organise un loisir (skholé) suffisant pour permettre l’instruction de tous, l’objection platonicienne pourrait tomber.
En second lieu, il semble naturel de penser que l’action politique comme toute action, doit être soumise à des connaissances précises et validées qui lui procurerait la rigueur et la certitude dont elle manque trop souvent. Auguste Comte se plaignait que la politique soit surtout déterminée par les opinions non fondées et par les passions humaines et plaidait pour un « physique sociale », une science des sociétés humaines, à partir de laquelle on fonderait une politique scientifique. Des sortes « d’ingénieurs sociaux » remplaceraient avantageusement les hommes politiques traditionnels. Dans cette perspective, la sociologie et la science économique constitueraient les sciences maîtresses sur lesquelles peut s’appuyer une politique réellement « scientifique ». Par la même occasion, les débats politiques disparaitraient pour laisser place à l’autorité de la science dictant ses applications techniques. On passerait, selon la formule de Saint-Simon, « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ». Ce gouvernement de la technique qui est une partie très importante de la conception moderne et contemporaine de la vie publique s’appelle au sens strict et en partant de l’étymologie grecque, une technocratie.
Mais cette idée se heurte à deux objections. La première est que ni la sociologie ni la science économique ne sont des sciences au même titre que la physique ou la biologie ; elles n’ont ni démarche, ni objet ni théories communes l’immense majorité des chercheurs en ces matières. Et le conflit politique, qu’on croyait évacué, revient sous la forme de conflits entre écoles de pensée. En second lieu, une science qui se veut parfaitement doit être seulement descriptive et non normative sauf à tomber dans le « sophisme naturaliste » dénoncé par G.E. Moore[2]. Si la science est neutre quand aux valeurs, comme l’affirme Max Weber, la politique suppose des « valeurs » qui ne peuvent donc déterminées scientifiquement. Il s’en déduit que les sciences sociales peuvent éclairer le jugement du politique, à condition d’en reconnaître le caractère problématique et de ne pas faire d’une théorie particulière un dogme intangible. Mais ces mêmes sciences sociales ne peuvent fonder une politique scientifique qui ne sera jamais qu’une dangereuse chimère. Ajoutons qui s’appelle aujourd’hui « science politique » n’est qu’une de ces sciences sociales, incluant l’étude des systèmes politiques ou de la sociologie électorale.
En troisième lieu, la politique étant indissociable de l’action, étant même l’action par excellence, elle présuppose des qualités morales et une formation du jugement qui sont nécessaires (bien que non suffisantes) pour la réussite de l’action. Le Prince de Machiavel n’est nullement un manuel de cynisme politique ou un traité de la fourberie. C’est une tentative de penser systématiquement les conditions réelles (et non chimériques) de l’action politique. Il ne dit pas ce qu’il faudrait vouloir dans l’idéal, il décrit seulement la « vérité effective des choses » : comment on prend et on garde le pouvoir. Se présentant comme un guide pour l’instruction des princes, c’est bien un manuel destiné à l’éducation des peuples ainsi que Rousseau l’avait remarqué avec perspicacité. Ceux qui se laissent abuser par les grands mots et l’apparat du pouvoir[3] peuvent être désillusionnés quand ils lisent Le Prince et ainsi acquérir le savoir nécessaire non pas pour gouverner peut-être, mais au moins ne pas être trompé par les gouvernants, chose fort utile. Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, consacrés à la République, Machiavel indique que tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire, puisque le premier procède finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du peuple. En effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements généraux, ils ne se trompent pas dans les détails » (Discours I, p. 268 des Œuvres de Machiavel chez Robert Laffont). Ce que Machiavel traduit ainsi : le peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire mais il se trompe rarement pour désigner celui qui occuper les dignités et les charges. En considérant les choses sous cet angle, on voit que le petit livre du « très pénétrant florentin » (Spinoza) peut éclairer le citoyen, c’est-à-dire le politique par excellence dans une démocratie.
Le Prince nous donne aussi d’autres indications précieuses concernant les sciences qui peuvent éclairer le politique. La première maîtresse ici est l’histoire. L’étude de l’histoire permet donc de connaître la nature des hommes et connaissant cette nature et ses lois, le politique peut agir. Elle fournit la base expérimentale nécessaire à la science politique. Ainsi Machiavel écrit : « Comme les hommes marchent presque toujours sur les voies frayées par d’autres et procèdent dans leurs actions par des imitations, comme l’on ne peut suivre tout à fait les voies des autres ni atteindre à la valeur de ceux que l’on imite, un homme sage doit toujours s’engager dans des voies frayées par de grands hommes et imiter ceux qui ont été tout à fait supérieurs, afin que, si sa vaillance n’y arrive point, il s’en exhale au moins quelque parfum ; et faire comme les archers avisés qui, le lieu où ils veulent frapper leur semblant trop éloigné, connaissant la puissance de leur arc, fixent leur visée beaucoup plus haut que le lieu indiqué, non pas pour atteindre de leur flèche une telle hauteur, mais pour, avec l’aide de cette si haute visée parvenir à leur dessein. » (Le Prince)
L’histoire a donc une visée pratique (la métaphore de l’archer le dit assez) et la politique se fonde sur l’expérience et le plus souvent sur ce que nous pouvons le plus facilement tirer de l’expérience, à savoir l’exemple des hommes « eccelentissimi ». L’imitation est toujours moins bonne que le modèle, dit ici Machiavel et donc il faut imiter les meilleurs si on veut atteindre à un niveau honorable. Cela indique aussi, en creux, que les enseignements de l’histoire sont toujours approximatifs et qu’il faut savoir les interpréter et ensuite ajuster le tir.
L’histoire nous apprend aussi l’histoire des guerres et son étude est indispensable à qui veut connaître l’art de la guerre sans lequel il n’est pas de politique assurée. Mais la politique et la connaissance de ses règles commandent à l’art de la guerre. Josué, Saint-Just ou Trotski furent des chefs militaires. Mais les deux derniers perdirent ensuite sur le plan politique. Comme Savonarole, Trotski devint un « prophète désarmé ».
L’histoire machiavélienne est aussi une sorte d’initiation à la psychologie puisqu’elle enseigne les grandes constantes et la diversité des passions humaines, toutes choses dont il faut tenir le plus grand compte lorsqu’on s’intéresse à la politique pratique. Ce sont là les enseignements plus fondamentaux que Le Prince veut transmettre à tous ceux qui veulent se mêler de politique. C’est encore un enseignement précieux que celui qui montre que morale et politique ne font pas bon ménage et qu’on loue le vainqueur parce qu’il le vainqueur et pas pour sa moralité exemplaire…
Tous ces précieux savoirs fondés en raison ne suffisent cependant pas pour former un bon politique. Il y faut encore des choses qui ne peuvent pas s’apprendre, des vertus, c’est-à-dire au sens d’Aristote des dispositions acquises par habitude. Savoir qu’il faut utiliser la ruse en politique ne rend pas rusé, pas plus que la connaissance de la nécessité du courage ne rend courageux. Si la connaissance de l’histoire peut aider à juger du moment propice de l’action, de ce jugement presque instantané dont doit faire preuve le dirigeant, il reste que cela ne s’apprend pas vraiment. Et à cela il faut ajouter la « fortune », bonne ou mauvaise, qu’on peut certes bousculer, comme le dit Machiavel mais qui offre ou non les possibilités de l’action.
En conclusion, la politique n’est pas une science mais, éventuellement, un art, un art dont la valeur réside dans les effets produits. Mais la politique doit s’appuyer sur des savoirs, et si possible sur la culture la plus vaste possible. La vénérable culture humaniste, bien mal en point de nos jours, étaient entièrement une véritable éducation politique. Son remplacement par les techniques dites « managériales » indique une transformation fondamentale de l’essence même de la politique.
mardi 2 janvier 2018
L’empire du bien absolu
Les faits divers sont devenus depuis longtemps des occasions de faire assaut de vertu et de propositions plus sévères les unes que les autres pour éradiquer le mal. Les « révélations » (qui n’en étaient pas) concernant le producteur de cinéma Weinstein se sont transformées en un appel généralisé à la délation (#balancetonporc sur les réseaux sociaux en français). Certains penseurs (principalement classés « à gauche ») en sont venus à demander qu’en matière de harcèlement sexuel et de viol on introduise un nouveau principe juridique, celui de l’inversion de la charge de preuve qui obligerait l’accusation à prouver ses accusations (comme c’est la règle actuellement), mais à l’accusé de prouver son innocence. On parle d’augmenter drastiquement le délai de prescription. La surenchère punitive suit l’échauffement des esprits.
Il est bien difficile de faire entendre quelques paroles sensées dans cette situation. Quiconque ose émettre des doutes est accusé comme complice des méchants et peut-être lui-même méchant. Il faut cependant prendre le risque d’essayer de penser ce qui est en cause dans la marche inexorable (semble-t-il) vers l’empire du bien absolu.
[1]
Le besoin de morale dans la vie publique et dans les
relations sociales s’est fait pressant et même oppressant depuis trois ou
quatre décennies. Pour éviter de faire trop vieillot — la leçon de morale
faisant immanquablement penser à l’école de la IIIe République,
on a rebaptisé la morale en éthique, autrement dit, on est passé du latin au
grec. Mais la chose est aussi imprécise, qu’on la prononce dans la langue de
Cicéron ou dans celle d’Aristote.
Chacun d’entre nous se fixe des règles de vie (se lever tôt,
faire du footing ou encore mépriser l’argent et les compliments du vulgaire,
etc.) et jusqu’à un certain point, ces règles de vie dépendent de nos choix
personnels et n’ont nulle vocation à s’imposer aux autres. Appelons cela
éthique ou morale privée, si cela nous chante. Cette morale personnelle inclut
évidemment des vertus, c’est-à-dire des dispositions acquises par
habitude : à force de me contraindre à me lever tôt pour travailler, j’ai
vaincu ma paresse et je me suis meilleur maintenant que je suis devenu
travailleur. Toutes ces vertus, les éthiques des philosophes grecs antiques
invitent à les cultiver. La capacité à se suffire à soi-même est une vertu
épicurienne. La maîtrise de soi, la constance et beaucoup d’autres encore sont
des vertus stoïciennes. Et certainement nous devrions plus souvent lire ou
relire Aristote, Chrysippe et Épicure (ou leurs porte-parole latins) qui font
partie de l’éducation d’un honnête homme.
Mais il y a aussi une deuxième catégorie de règles, pas
toujours clairement distinctes des précédentes, mais qui se caractérisent par
le fait que nous ne les choisissons pas, qu’elles font partie d’un ensemble de
« valeurs » partagées par une communauté et qui permettent tout simplement à la
communauté d’exister. Nous pouvons dire qu’elles constituent une morale
publique. Et toutes les vertus que nous devons cultiver qui nous rendent aptes
à obéir à cette morale publique peuvent se résumer à une seule : amour du
bien commun. Cet amour du bien commun, dans une société démocratique inclut le
respect des différentes morales privées raisonnables — ou encore des diverses « conceptions
englobantes du bien ». Ainsi, je me dois de respecter le croyant qui a le droit
de vivre sa foi. Pour autant que sa foi reste raisonnable, c’est-à-dire qu’elle
ne vise à s’imposer et à réglementer l’espace public. Il y a dans la morale
publique toute une série de préceptes qui garantissent les libertés
personnelles de chacun. Et ces préceptes s’imposent à tous, évidemment. Cependant
la morale publique ne doit pas être confondue avec la morale minimale des
partisans de la « liberté négative ». Elle implique aussi d’agir en vue de
développer la solidarité entre les membres de la communauté politique et tout
ce qui favorise le développement de « l’animal social » humain. Du même coup,
la morale publique voit d’un mauvais œil ceux qui organisent leur propre
sécession d’avec l’espace public commun.
La morale publique, au sens où je l’entends, comprend donc à
la fois des prescriptions négatives (respecter les libertés personnelles et les
choix de vie des autres), mais aussi des prescriptions positives incluant le
développement de l’amitié civique sous toutes ses formes. Du même coup, la
vertu publique ou vertu républicaine n’est rien d’autre que cette aptitude à
s’engager dans la vie de la cité pour y faire son devoir de citoyen. Il y a
évidemment une tension entre ces deux exigences. Ce qui seul peut en fixer le
point d’équilibre c’est la loi.
[2]
La distinction entre morale et droit est évidemment
centrale. La morale est exigeante et parfois intransigeante. On ne badine pas
sur le mal. La loi au contraire doit permettre les perspectives de chacun selon
« une loi universelle de liberté » comme le dirait Kant. En même temps qu’elle
organise la vie commune et assigne à chacun sa contribution à la vie commune
(payer ses impôts, contribuer à la solidarité avec les plus défavorisés, garantir
à tous l’accès aux biens publics et la protection contre les maux publics), la
loi fixe les limites des exigences que chacun peut formuler vis-à-vis des
autres et organise la préservation de la paix civile.
Prenons le simple exemple de la laïcité dont la loi de 1905
définit très exactement les termes. La République garantit la liberté de
conscience, mais la liberté de conscience n’est pas la licence accordée aux
organisations religieuses d’intervenir comme bon leur semble dans la vie de la
cité. Du reste, en France la République ne reconnaît aucun culte et ne vise pas
à garantir la liberté religieuse, mais la liberté de conscience. Les partisans
de la prétendue « laïcité ouverte » (laquelle est exactement le contraire de la
laïcité) soutiennent au contraire que la république reconnaît tous les cultes !
Mais si la république reconnaissait tous les cultes, elle en ferait donc des
interlocuteurs légitimes pour la prise de décision publique et on aurait non
pas un État laïque, mais un État multiconfessionnel (comme l’est le Liban) ; en
outre, la république ferait revenir dans l’espace public la concurrence entre
toutes les religions, chacune voulant imposer sa loi, sa morale et ses lubies
particulières. En outre, les droits des incroyants et des sans religion (qui
sont l’immense majorité des citoyens de France) seraient gravement lésés. En
outre, la laïcité doit garantir à tous les possibilités de ne pas être
embrigadé ou contraint de partager des rituels sous la seule pression
communautaire. Ainsi, l’État n’a évidemment pas à réglementer les tenues
vestimentaires, mais il impose des règles de pudeur (on ne peut pas se promener
nu dans les lieux réservés au nudisme !) et des tenues réglementaires pour les
fonctionnaires ou toutes personnes accomplissant une mission de service public.
Cependant, l’interdiction du « voile intégral » est parfaitement légitime à la
fois parce qu’elle est une nécessité d’ordre public et parce que cette tenue
visant à rendre les femmes invisibles est gravement attentatoire à la dignité de
la femme. De même, l’interdiction des tenues religieuses ostentatoires à
l’école est non seulement conforme aux traditions scolaires, mais garantit la
liberté des jeunes filles qui veulent s’émanciper de la tutelle religieuse
familiale ou du voisinage.
On le voit, la loi peut limiter certaines « libertés »
individuelles pour sauvegarder la liberté de tous. Encore ces « libertés
individuelles » ainsi limitées sont-elles de pseudolibertés ou des formes de
servitude.
On peut seulement espérer que l’habitude de l’obéissance à
des lois justes finisse par devenir une seconde nature et former ce que
Rousseau appelait un droit naturel raisonné.
[3]
Comme je l’ai montré dans un ouvrage de 2011, La longueur de la chaîne (éditions Max
Milo), notre liberté est de plus en plus une liberté surveillée et nous ne
pouvons plus guère que négocier la longueur de nos chaînes. Appliquant le « principe
responsabilité » formulé par Hans Jonas, les États (car il s’agit d’un
processus largement mondialisé) ont entrepris de traiter les hommes comme des
enfants et de prendre en main leur santé, leur sécurité et leur moralité. De
l’interdiction de fumer qui poursuit les fumeurs même là ils ne risquent pas de
gêner leurs voisins, jusqu’aux campagnes publicitaires sur le bon régime, rien
ne nous est épargné. On en est même à réglementer les représentations de
fumeurs au cinéma. Il faudra sûrement un jour faire disparaître ces images
d’archives qui montrent nos présidents et ministres du siècle passé la
cigarette aux lèvres. En soi, cette affaire n’est pas très grave ; après tout,
moins fumer ou ne plus fumer, c’est bon pour la santé. Mais elle est
révélatrice de ce qui se met en place. Tous nos comportements doivent être
rigoureusement normés et les contrevenants doivent être punis.
Jusqu’à présent, la loi punissait les infractions
caractérisées. Désormais elle punira les comportements (que c’est vague) et les
propos. Y compris l’humour noir, puisque le second degré est désormais
rigoureusement banni comme l’a montré l’affaire de cet humoriste viré du
service public pour une plaisanterie un peu grinçante du type dont Charlie
Hebdo est coutumier.
Il est incontestablement mal d’être misogyne — c’est
d’ailleurs non seulement mal, mais de plus gravement bête. Pour autant, faut-il
punir les propos misogynes ou interdire la litanie des blagues (souvent pas
très drôles) sur les blondes ? Les « histoires belges » seront-elles bannies
comme offensantes pour un peuple ami — lequel d’ailleurs pratique souvent un
humour « déjanté » dont les Français pourraient bien s’inspirer ? L’antiracisme
est devenu une religion absurde, si absurde que, par exemple, le mot « nègre »
qui désignait jadis celui qui écrivait à la place d’un personnage célèbre un
livre de souvenir ou de réflexions est maintenant banni : on ne traduit
pas en français le titre du film américain Ghostwriter,
parce que, évidemment, « écrivain fantôme » ça ne veut rien dire pour nous.
Dénoncée voilà déjà pas mal de temps, cette police importune de la parole n’a
fait que croitre et embellir, la dernière forme, encore plus stupide que les
autres, étant celle de l’écriture dite « inclusive » et de la protestation
contre la grammaire française au motif que le masculin l’emporte sur le
féminin, comme si le masculin grammatical était mâle et le féminin grammatical
femelle.
La police de parole se complète d’une police des
comportements, puisqu’on veut transformer en infraction tout ce qui pourrait
relever du « harcèlement », un terme très large qui va de la « main baladeuse »
au simple regard un peu appuyé lancé à une femme qui ne l’a pas sollicité. La « drague »
la plus banale est en passe de devenir un délit, sur le modèle américain. Et
qui plus est un délit qui n’aura plus besoin d’être prouvé par l’accusation,
puisque ce sera à l’accusé de prouver son innocence ainsi que l’a demandé
fermement une des grandes figures du néo-féminisme, Madame Fraysse.
En réalité, nous assistons à une subversion de l’État de
droit par l’idéologie puritaine. Les nouveaux puritains (qui sont souvent, par
ailleurs des défenseurs du mariage homosexuel ou des droits des « trans »)
veulent imposer par la loi leur propre conception absolutiste du bien. Alors que
l’exigence morale s’adresse en premier lieu à soi-même, les néo-puritains
exercent leur vigilance morale à l’encontre des autres. Et aucun scrupule ne
peut retenir le dénonciateur. Inutile d’objecter que des innocents vont être
jetés en pâture : « balance-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Et
comme toujours ni pitié ni prescription. Certains proposent même de rendre le
viol imprescriptible… comme le crime contre l’humanité : un sens de la
gradation des crimes et des peines tout à faire remarquable. C’est toute la
conception moderne de la justice pénale, et, en même temps qu’elle l’antique
vertu du pardon qui sont balayées d’un coup par la furie des moralistes enragés.
Ce que veulent les néo-puritains, c’est une société de
laquelle le mal – ou plus exactement ce qu’ils nomment le mal – a été éradiqué.
Une société dans laquelle les lois et la surveillance des individus seraient si
bien combinées que la plus petite grossièreté machiste ne pourrait être
prononcée sans que le coupable soit immédiatement foudroyé par la justice ! Une
société d’où l’idée même de liberté aurait été éradiquée. Certes, on a coutume
de reprendre la formule classique de Rousseau et Kant selon laquelle la liberté
est l’obéissance à la loi qu’on se donne soi-même : obéissance à la loi
morale dictée par la raison pure, obéissance à la loi politique en tant
qu’expression de la volonté générale. Mais ces deux auteurs n’étaient pas des
fanatiques de la morale. Kant remarquait que si une société était conçue de
toute sorte que tout écart à la loi devenait impossible, alors la morale aurait
disparu de toutes les conduites humaines et une obéissance mécanique lui aurait
été substituée. Rousseau, pour sa part, considérait que la volonté générale
s’autolimitait en quelque sorte, puisque « la condition étant égale pour tous,
nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ».
On peut espérer civiliser les hommes par l’éducation, et on
y arrive parfois. Je crois qu’il serait assez facile de montrer qu’au cours du
dernier siècle, les violences faites aux femmes et aux enfants ont beaucoup
diminué, que les préjugés raciaux ou les discriminations à l’encontre des
handicapés, sans parler des crimes de sang, ont beaucoup régressé, alors que
les lois devenaient souvent moins dures — on a aboli la peine de mort. Il est
pour le moins curieux de remarquer que c’est aujourd’hui du côté d’une certaine
gauche ou de l’extrême gauche que l’on réclame une extension sans limites du
domaine pénal et une aggravation constante des peines encourues. La dénonciation
à tout propos des « dérives sécuritaires » a quasiment disparu. Peut-être
est-ce tout simplement un des indices que l’on ne croit plus l’homme éducable.
lundi 18 septembre 2017
L'amitié chez Aristote
Amitié et communauté
I. L’amitié, vertu politique
A. Les conditions d’existence des communautés humaines
B. Aristote et Rousseau
II. Amitié et fraternité
A. Valeur générale de l’amitié
B. Liberté, égalité, fraternité
C. Quelques difficultés
III. Contrepoint
A. Ce qui unit divise.
B. Amitié non politique : Épicure
C. Amitié cosmopolitique : le stoïcisme
D. La pure amitié : Montaigne
Bibliographie
Devenir des machines. Recension
Dans la revue Eléments, avri-mai 2025 n°213 : La technique, espoir ou danger ? On a déjà beaucoup écrit sur ce thème, et ce n'est pas fi...
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