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lundi 23 janvier 2023

Religions et fait religieux

À paraître au éditions Breal en février.

Vidéo d'une conférence sur le même sujet à l'Université Populaire de la Roya.

 

vendredi 5 octobre 2018

Jean Birnbaum, La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous. (Seuil, 2018)


Avec ce livre, Jean Birnbaum a certainement pris un billet pour monter dans le train des « nouveaux réacs ». Au demeurant c’est l’édito de Julliard dans Marianne qui m’a incité à acheter ce livre. C’est tout dire ! Rien ne prédisposait pourtant Birnbaum à se retrouver en si mauvaise compagnie. Rédacteur en chef du Monde des Livres, il a réalisé sur France-Culture une série consacrée au trotskisme, un courant qu’il connaît visiblement très bien : il est le portrait type d’un militant ou sympathisant de la Ligue Communiste ancienne manière – à ne pas confondre avec ce truc informe qui s’appelle NPA. Vu du « camp du bien », Birnbaum a donc un « bio » impeccable. C’est pourquoi son livre est d’autant plus fort, se gardant bien de tomber dans les excès et l’unilatéralisme de certains contempteurs de l’islamisme. Ce que conduit Birnbaum, c’est une critique clairement « de gauche », une critique menée du point de vue de la tradition du mouvement ouvrier révolutionnaire antistalinien.
Son dernier livre fait suite à La gauche face au djihadisme" (2016). Même quand on a de long temps critiqué les complaisances envers l’islamisme (ou l’islam) de ceux qui y voient la religion des déshérités, on prend ce livre en pleine figue car l'auteur n'y va pas par quatre chemins. Le credo occidental, surtout de la gauche occidentale, cette « religion des faibles », c'est que l’islamisme n'est rien d'autre qu’une forme déguisée de « désir d’Occident » car nous croyons que la seule civilisation possible est l’Occidentale et que les islamistes nous reprochent ce que nous faisons ou ce que nous avons fait. Erreur, dit Birnbaum, ils nous haïssent pour ce que nous sommes et non pas pour ce que nous leur avons fait. Et ils veulent nous détruire. J'en suis arrivé à ces conclusions voilà quelques temps, mais je n'osais pas (reste de la « religion des faibles » ?) le dire aussi nettement. Aussi brutalement et c'est pourquoi j'ai reçu ce livre comme un coup de poing dans la figure. Regarde-toi, regarde ta croyance au miroir du croyant, nous dit-il.
Il faut lire le rappel que fait Birnbaum des séquences précédentes, celles de faits sans précédents, l'assassinat méthodique de la rédaction de Charlie Hebdo, assassinat rendu possible parce que tout le monde avait laissé tomber Charlie après qu'il a publié les caricatures de Mahomet en solidarité avec les Danois. Assassinat du provo gauchiste Theo Van Gogh, affaire Rushdie. Tout y est détaillé et Birnbaum dresse le réquisitoire implacable contre cette gauche qui abandonne tous ses principes quand il s'agit de l'islam prétendue religion des opprimés. On lira aussi avec intérêt sa critique des études « post-coloniales ».
Mais Birnbaum donne a ses analyses un épaisseur historique. Il consacre à l’histoire du mouvement ouvrier de nombreux développements et rappelle que pour les « pères fondateurs », pour Marx et Engels et pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, le cœur du mouvement ouvrier est occidental tout simplement parce que le mouvement ouvrier a pour « mission » d’accomplir les promesses de la civilisation occidentale. C’est ce qui explique qu’il ait pu y avoir des complaisances à l’égard du colonialisme (Birnbaum rappelle ici certains textes de Marx que les marxistes gardent bien cachés dans les placards) : le colonialisme est horrible mais il fait entrer les sociétés archaïques dans le monde moderne et rend possible et même nécessaire leur émancipation. À la civilisation occidentale, Marx opposait le « despotisme asiatique » et au fond l’histoire humaine se jouait pour lui entre ces deux pôles – restes de la philosophie de l’histoire de Hegel ?
Birnbaum consacre également de nombreuses pages à Victor Serge, militant intraitable, révolutionnaire sa vie durant, auteur de romans forts dont le S’il est minuit dans le siècle et également de ces très riches Mémoires d’un révolutionnaire. Serge qui parlait de « notre vieil ccident de chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de démocrates ». De Serge, comme de Marx, Birnbaum trouve des arguments en faveur de cette idée qu’il y a un exceptionnalisme de l’Europe Occidentale, un goût de la liberté, un air qu’on y respire et qu’on ne respire nulle part ailleurs.  Et cet exceptionnalisme mérite d’être défendu.
Birnbaum montre bien que dans la complaisance envers l’islam, il y a chez toutes nos belles âmes un vieux fond de colonialisme et de mépris occidentalo-centré. On passe sur les atteintes au droit des femmes dans les pays musulmans parce qu’on estime, au fond, que « c’est assez bon pour eux » et que, de toute façon, il suffit de laisser faire et ils deviendront comme « nous ». Sur ce point, Birnbaum nous livre des analyses critiques qui tapent justes, aussi bien des thèses de Todd sur l’évolution du monde musulman que sur celle de Badiou. Il faut aussi lire ce que Birnbaum rapporte du colloque Derrida tenu à Alger et dont il devait rendre compte pour le journal Le Monde, ou encore ce rappel de la honte de Simone Signoret d’avoir méprisé les appels de sa cousine de Bratislava, un épisode de rapporte l’actrice dans ses souvenirs, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Le « on ne vaut pas mieux » qui sert à légitimer toutes les petites et grandes saloperies, hier l’indifférence sinon l’approbation du système stalinien et aujourd’hui la défense du régime des mollahs… ou la complaisance à l’égard du système FLN en Algérie.
Sur quoi débouchent les analyses de Birnbaum ? Sur une prise de conscience chez les « gens de gauche », du moins on peut l’espérer. Quels que soient les crimes des impérialismes occidentaux, et ils sont immenses, il reste dans notre civilisation (il faut réapprendre ici à dire « nous ») quelque chose d’irremplaçable, une certaine idée de la liberté dans toutes ses dimensions, de l’égalité et de la fraternité. Quelque chose qui est radicalement absent de toutes les formes du « despotisme asiatique ». Peut-être que le jour où nous déciderons de reprendre ce drapeau nous serons mieux en mesure de nous opposer aux brutes et aux racistes qui reprennent un peu partout du poil de la bête.
Denis Collin, le 8 octobre 2018

vendredi 5 mai 2017

Court traité de la servitude religieuse

Recension par André Baril, professeur de philosophie et éditeur. Québec

Pour le philosophe français Denis Collin, notre compréhension de la religion serait bien incomplète et même erronée ou réductrice si nous nous contentions de la considérer comme un épiphénomène, comme une réalité sociale secondaire. Le marxiste conséquent doit aujourd’hui dépasser « le stade du matérialisme vulgaire » qui reposait sur une dichotomie entre la superstructure (les idées) et l’infrastructure (le monde réel). La vie sociale est plus complexe et il faut s’instruire auprès de toutes les sciences humaines si on veut saisir pourquoi et comment la religion est apparue en même temps que les premières civilisations. Collin s’inscrit à l’intérieur d’une théorie critique qui peut s’inspirer autant de Marx que de Freud. Dans cette perspective, je suis en parfait accord avec Collin lorsqu’il écrit que « la religion doit alors être comprise, non pas comme un ensemble de lubies, plus ou moins arbitraires dues à l’ignorance, et que l’on pourrait réfuter par la raison, mais comme la première forme psychique de la vie sociale » (p. 19). Car, en considérant la religion comme la pensée la plus archaïque de l’humanité, Collin nous donne ainsi le fil conducteur pour « comprendre la puissance active et la force d’entraînement des idées religieuses » (p. 21). Il importe en effet de saisir la vie religieuse dans la vie sociale.

Alors allons à l’essentiel : la religion n’est pas un somnifère, mais les deux pièces d’une seule monnaie, les deux extrémités de l’interaction humaine : la loi et le désir. La religion s’imposerait dans la vie sociale précisément parce qu’elle tiendrait un double discours. D’une part, elle se range du côté de la survivance et des interdits en donnant un sens au renoncement, au nécessaire report de la satisfaction des pulsions (p. 22). Ce renoncement est pour un meilleur bien. D’une part, la religion anticipe le désir en prétendant rendre favorables les forces naturelles qui semblent si souvent hostiles aux êtres humains (p. 23). En bref, la religion propose une réconciliation en prenant sur elle aussi bien le renoncement que la fête. Bien évidemment, elle n’y arrive pas vraiment, si bien qu’elle cèdera tantôt à la démesure sacrificielle, tantôt au pouvoir en place. Cependant, la religion a inspiré le premier lien social (religio = lien), c’est déjà beaucoup et sans doute suffisant pour assurer sa présence dans le monde contemporain.


Devant la complexité des sentiments humains et l’immensité de la nature, l’humain peut-il vraiment devenir autonome ? Il faut attendre des siècles et beaucoup de transformations sociales pour que des philosophes et des savants osent contester les prétentions religieuses. Collin rappelle à juste titre les principaux repères d’une pensée émancipatrice : les philosophes atomistes et l’avènement de la démocratie athénienne; le siècle des Lumières.
Au xxe siècle, Max Weber résumera cependant les effets de la marche moderne par une expression encore troublante aujourd’hui, le fameux « désenchantement du monde ». En ce sens, la sortie de la religion s’avère un longue route semée d’inquiétude. Qui peut vivre dans un monde sans référence à une divinité ou à une transcendance ? « Si la religion n’est pas seulement une collection d’idées fausses mais la structure profonde de la vie sociale, alors évidemment il est extrêmement difficile de ne pas penser à l’intérieur de la pensée religieuse. » (p. 48-49) Pour tout dire, dans un monde hostile et mystérieux, la détresse et le besoin de consolation sont omniprésents.

Assistons-nous aujourd’hui à un retour du religieux ? En s’appuyant sur quelques analyses récentes, Denis Collin ne le pense pas. Nul retour à l’ancienne séparation du sacré et du profane. Nous assistons plutôt à « un mouvement inédit » incarné notamment par l’islamisme intégriste. Quelle est la dynamique de ce mouvement ? C’est un mouvement autodestructeur, nihiliste, car l’islamisme nie la vie en s’en prenant aux femmes et en imposant, par la terreur, une religion de la mort. Ce mouvement en est un de désinhibition, de « désublimation répressive », dira Collin en reprenant un concept clé du philosophe Herbert Marcuse. Or, la société capitaliste s’avère elle-même destructrice, mais dans le sens involontaire d’une fuite en avant, d’une course effrénée à la croissance, conduisant à la surexploitation de l’environnement naturel. C’est la superposition de ces forces négatives qui caractériserait notre époque.


Fatalité ? Au contraire, Collin termine cette réflexion sur une note critique et combative en rappelant la vitalité de la tradition émancipatrice et en évoquant une « société des nations » toujours à construire. Un ouvrage éclairant et fortifiant.

André Baril. Mai 2017


samedi 1 avril 2017

La vraie religion

Réactions au "Court traité de la servitude religieuse" de Denis Collin (2017) par Jean-Marie Nicolle

A la relecture de Marx et de Freud, on doit effectivement s’interroger sur l’annonce qu’ils ont faite, tous les deux, de la fin de l’illusion religieuse. Qu’est-ce qui pourrait expliquer la force propre des religions ? Au-delà des analyses historiques et politiques, il faut voir comment les religions « manipulent le désir » (p. 25) autrement que le font les commerçants dont le métier est de capter le désir des clients. Quel est le désir du croyant ?
L’explication par les interdits sexuels n’est pas suffisante. Freud montre dans Malaise dans la culture que la principale tâche n’est pas de contrôler Éros, mais plutôt Thanatos. C’est la pulsion de mort qui pose le plus de problème à la civilisation, qui doit réussir à retourner l’agressivité de l’individu envers lui-même grâce au sentiment de culpabilité. Les fondamentalistes islamistes ont, d’évidence, un rapport singulièrement névrotique au corps des femmes, mais lorsqu’ils les revêtent d’un tissu noir, il s’agit d’autre chose : si la beauté est un voile de protection contre la mort, le voile qui recouvre cette beauté (réelle ou supposée), le voile du voile est un signal de mort. Les OVNI (objets voilés non-identifiables) ressemblent bien à des faucheuses ! « Le djihadiste n’est pas seulement l’homme qui veut tuer, mais aussi celui qui veut être tué. » (p. 74) A force d’habitude, nous ne voyons plus que le christianisme exhibe partout la figure d’un supplicié en agonie sur une croix, spectacle odieux qu’on devrait interdire pour protéger le regard de nos enfants ! Quelle différence avec le sourire serein des bouddhas ! La religion nous ramène toujours au thème de la mort.
La question de la servitude religieuse volontaire n’est pas seulement politique, mais aussi profondément psychique. D’où vient la résistance des religions à l’hédonisme contemporain, à la culture scientifique, à l’esprit critique issu des Lumières ? Soutenir que la réaction religieuse n’est qu’un soubresaut (selon M. Gauchet, p. 44) ou dire que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion » (selon M. Gauchet, p. 60), c’est une dénégation. La puissance conquérante de l’islam actuel est un fait. La prophétie que l’on prête à Malraux – « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » - porte plus sur la permanence du mysticisme que sur celle de la religion et ressemble à ces formules générales sur l’éternité des choses qui n’ont guère d’intérêt. Par contre, dès 1974, Lacan annonce « Le triomphe de la religion » dans le cadre de sa réflexion sur la science et la vérité, annonce peu connue et qui éclaire singulièrement ce qui est en train de se produire.
Lacan est athée et porte des mots très durs contre les croyants. Il parle de la profonde méchanceté du catholique, de son inaptitude à toute cure psychanalytique, etc. Et pourtant, il parle de la « vraie religion » (Cf. Augustin, De vera religione). Il faut prendre cette expression comme l’adhésion à une valeur supérieure à toute autre, pour laquelle des individus sont capables de se sacrifier. La vraie religion est vraie, non par son contenu doctrinal, mais par sa supériorité sur les autres – qui n’apparaissent, à côté, que comme des hérésies. Il faut bien s’entendre sur ce qualificatif de « vraie » ; il ne s’agit point de la vérité objective, celle de la science, mais de la vérité subjective, autrement dit du sentiment de certitude. Pourquoi des hommes considèrent-ils que leur dieu est le seul vrai dieu et qu’il vaut plus que la vie, plus que leur propre vie ? Il faut distinguer la certitude de la vérité.
Déjà Nietzsche s’étonnait du sophisme des martyrs : parce qu’ils meurent pour une cause, leur mort serait la preuve de la vérité de cette cause. « Comment ! Il y aurait quelque chose de changé à la valeur d’une cause parce que quelqu’un aura donné sa vie pour elle ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède une séduction de plus ; croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion d’aller au martyre pour vos mensonges ? » (L’Antéchrist, §. 53) Pour Nietzsche, les hommes ne désirent pas vraiment connaître la vérité, car celle-ci est insupportable. Comment vivre en sachant que l’on doit mourir ? La vue de cette vérité est insoutenable ; « nous avons tous peur de la vérité » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », §. 4) La religion ne vient pas offrir la vérité, mais la certitude. « La croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce qu’on croit » (Humain, trop humain). Quand Nietzsche annonce la « mort de Dieu », ce n’est pas au sens de sa disparition, mais au sens où l’homme moderne n’aurait plus besoin de la notion de Dieu pour penser et mener sa vie. L’ennui - et Nietzsche le craignait -, c’est que d’autres valeurs tout aussi aliénantes sont venues prendre la place de Dieu (le travail, le jeu, l’argent, etc.).
Or, que nous offre la science ? En dehors de ses applications techniques que tout le monde apprécie, y compris les pourfendeurs de la modernité, elle n’offre que la vérité ; elle ne donne aucun sens à la vie. Et c’est ce qui est insupportable pour les croyants (ceux qui veulent des certitudes). Les croyants veulent des signes, des voies, un salut ; la vérité ne les intéresse pas et même leur fait peur. « L’idée que l’islamisme est une réaction à l’irruption de la modernité et non un renouveau proprement religieux est une affirmation qui peut sans doute être acceptée. » (p. 77)
Nous revivons actuellement les violences politico-religieuses qu’a connues la Renaissance. La différence principale entre le Moyen Âge et la modernité tient à la façon dont la pensée travaille : la pensée médiévale interprète le monde alors que la pensée moderne représente le monde. Pour interpréter, il faut d’abord chercher des similitudes entre les objets. On suppose qu’il existe des signes de ces similitudes, par exemple que la broderie des étoiles dans le ciel dessine un animal terrestre – les constellations -, puis on cherche à lire les signes pour passer d’un objet à l’autre. L’ordre entre les objets est posé comme prédéfini par le créateur et il s’agit pour le savant de retrouver cet ordre. La pratique de l’exégèse donne le modèle de cette démarche : puisqu’il y a préfiguration entre l’Ancien et le Nouveau Testament, interpréter la Bible revient à l’éclairer par la vie du Christ. La vérité d’un texte se trouve dans l’autre texte auquel on remonte.
La pensée moderne surgit avec le travail scientifique commencé par Galilée, non seulement pour établir les lois de la physique, mais aussi pour séparer le travail des scientifiques du travail des théologiens. « Les écritures, encore qu’inspirées par l’Esprit Saint, admettant en bien des passages […] des interprétations éloignées de leur sens littéral, et nous-mêmes ne pouvant affirmer en toute certitude que leurs interprètes parlent tous sous l’inspiration divine, j’estimerais prudent de ne permettre à personne d’engager les sentences de l’Écriture et de les obliger en quelque sorte à garantir la vérité de telle conclusion naturelle dont il pourrait arriver que nos sens ou des démonstrations indubitables nous prouvent un jour le contraire. » (Galilée, Lettre à Don Benedetto Castelli, 21 Décembre 1613). Autrement dit, c’est à la théologie de s’adapter à la science, non à la science de s’adapter à la théologie. Ce précepte est insupportable pour un croyant. Il ne veut pas des vérités établies par la raison ; il veut des signes, des « forêts de signes » (expression de R. Barthes à propos de la figure de l’abbé Pierre).
« On s’étonne que les fondamentalistes recrutent souvent dans les départements scientifiques des universités. » (p. 45) Comment des individus instruits peuvent-ils croire aux sornettes des religions ? Cet étonnement d’un esprit rationnel, formé par les Lumières, est mal posé : la question n’est pas « comment peuvent-ils croire ? » mais « comment désirent-ils croire ? ». Dans le domaine du désir, la cohérence logique n’est pas de mise. Les annonces optimistes de Marx et de Freud reposent sur la dichotomie de la religion et de la science, comme si la seconde pouvait, à terme, venir remplacer la première, et donc comme si ces deux discours pouvaient satisfaire, à leur manière, un même désir. Or, la question fondamentale pour tout être humain est d’affronter le réel. Au sens de Lacan, c’est plus que la réalité ; c’est l’irruption dans l’existence de l’irreprésentable, de l’insupportable, du hors-sens. La science ne nous protège pas du réel. Malgré le courage intellectuel qu’exige l’esprit scientifique, elle ne nous promet aucun salut, alors que la religion est entièrement consacrée à cette tâche.
Selon Lacan, le croyant laisse à Dieu la charge d’être la cause de toutes choses, renonçant à connaître la vérité (celle du monde et la sienne propre). Dieu est le refoulement en personne. Ce faisant, il se sacrifie, renonce à son propre désir et aspire à la servitude volontaire ; il s’aliène au désir supposé de Dieu qu’il s’agit de séduire par des prières, des rites, des renoncements de toutes sortes. Le croyant ne désire plus que les désirs qu’il prête à Dieu (Que ta volonté soit faite…). La recherche de la vérité se réduit alors à la seule recherche de ce que Dieu veut vraiment (et non pas la recherche d’un savoir vrai sur le monde). Le dernier moment de la vérité sera celui du Jugement dernier.
A la différence de Marx et de Freud, Lacan ne voit pas dans la science une solution à l’aliénation religieuse, parce que la science qui n’a aucune fonction consolatrice, va au contraire renforcer le désarroi des individus. « Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les cœurs. La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille. C’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va falloir qu’à tous ces bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi . » (in Le triomphe de la religion, (1974) Seuil, coll. Paradoxe de Lacan, 2005, p. 79-80. Voir aussi le Discours aux catholiques de 1960).
La science alimente malgré elle le recours à la religion. N’en déplaise aux enfants des Lumières, la religion a encore de beaux jours devant elle.
Jean-Marie Nicolle

jeudi 16 juin 2016

Pour une approche critique de l'islam

Pour une approche critique de l’islam

Présentation du livre de Yvon Quiniou, à paraître

Je publie ici bien volontiers la présentation qu'a faite Yvon Quiniou de son prochain ouvrage à paraître consacré à une approche critique de l'islam***
Je me permets répercuter ici la présentation de mon nouveau livre, qui vient de paraître chez un éditeur courageux, à destination des lecteurs de Mediapart. Ils y retrouveront, mais restructurées et enrichies, des idées que j’ai défendues sur ce blog, quitte à susciter des réactions polémiques extrêmes. Mais il faut avoir l’audace de voir les choses en face : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » disait Goya… même s’il est entendu que l’islamisme trouve sa source aussi, sinon surtout, dans des facteurs socio-politiques qui sont hors-raison. Mais dénier aux idées ou aux croyances irrationnelles et déraisonnables une causalité propre dans la genèse ou l’entretien du malheur du monde, relève d’un angélisme ou d’une intelligence impardonnables à mes yeux, et l’on sait depuis Pascal que « qui fait l’ange fait la bête », en l’occurrence s’aveugle et alimente « la bête immonde ». Je ne veux pas participer à cette défaite inédite aujourd’hui de la pensée critique.
Yvon Quiniou, agrégé et docteur en philosophie, est connu pour ses travaux sur le matérialisme, la  et la politique qui lui ont souvent valu d’intervenir sur France Culture et même à la télévision. Il collabore diverses revues et, citoyen engagé, il intervient dans divers journaux, comme L’Humanité, Le Monde ou Marianne.

Dans ce livre il poursuit une réflexion critique sur la religion, développée dans son précédent livre, Critique de la religion (à La Ville brûle) qui a été un succès et a suscité de nombreuses réactions. Il s’attaque ici à l’islam, refusant à l’instar d’intellectuels de culture musulmane comme Medebb ou Adonis, de séparer l’islamisme de l’islam lui-même tel que le Coran l’a codifié. Sans forcer le trait et en se basant sur le texte lui-même, il en dénonce la violence intrinsèque, l’intolérance, le sort qu’il fait à la femme, son refus de considérer l’homme comme un être autonome auteur des lois de sa vie collective, son obscurantisme, enfin. Yvon Quiniou ne sous-estime pas les facteurs socio-historiques contemporains qui sont aussi à l’origine de la barbarie islamiste actuelle et qui sont présents dans son analyse ; mais il refuse d’innocenter la doctrine coranique dans laquelle les islamistes radicaux peuvent trouver une justification religieuse à leurs exactions. Contrairement à ce que peut suggérer un marxisme sommaire, il redonne à l’idéologie religieuse toute son efficacité, ici malfaisante. Il indique donc que, au-delà d’une solution politique à la tragédie actuelle qui reste fondamentale, il faut aussi renouer avec la critique intellectuelle, fondée sur la raison et ses valeurs universelles, du contenu même de l’islam (comme des autres religions quand elle le méritent) et ne pas céder à la complaisance des milieux politiques et intellectuels vis-à-vis de celui-ci, qui s’apparente à une véritable démission de la pensée motivée par de mesquins calculs politiques et économiques. Ce livre, malgré sa brièveté, mais du fait de sa clarté argumentative et de la passion qui l’anime, devrait provoquer des débats dont l’auteur assume pleinement les risques.
Pour une approche critique de l’islam, H§O, 193 p., 9 euros

mardi 7 juin 2016

Foi et religion

Brèves remarques

On pense communément que religion et foi sont la même chose. Cela n'a pourtant rien à voir. La foi est intérieure, elle renvoie à des croyances - pas très rationnelles, certes, mais qui peuvent toujours être mises en question - alors que la religion est, comme l'a enseigné Durkheim, l'organisation de l'espace social tout entier. Ce qui importe à la religion, ce ne sont pas les croyances, mais le respect des rituels et des règles sociales. Que vous soyez non croyant, peu importe si vous faites le ramadan.
Ce culte extérieur qui est l'essentiel de ce qu'exigent les religions révélées est pure superstition qui n'a pas d'autre finalité que d'assurer la domination et la soumission. Que ces rituels religieux se parent du nom de "tradition culturelle" ne change rien à l'affaire. Toutes les traditions culturelles ne sont pas également respectables. Nous respectons la philosophie grecque mais non les sacrifices humains! Ceux qui font le ramadan parce que c'est "culturel" pourraient très bien justifier l'excision avec le même motif.
Que l'on ait besoin de croire à une cause première transcendante qui donnerait sens au monde, pourquoi pas? C'est un hypothèse logiquement inutile, mais on ne va pas en faire un plat. Par contre la volonté des religions de gouverner les corps et les esprits, le cléricalisme sous toutes ses formes, voilà l'ennemi de toute personne de bon sens.
Les choses sont arrivées à un point tel, au pays des Lumières, qu'on se demande combien de temps encore pourrons-nous étudier en classe de terminale la préface du Traité Théologico-Politique de Spinoza qui dit à peu près et dans les termes de l'époque, ce que je viens de dire.

samedi 2 avril 2016

Tolérance à l'égard des intolérants?

Réflexions à partir de John Rawls

John Rawls consacre un chapitre à la question de la tolérance à l’égard des sectes intolérants. Explicitement, sont visées les sectes religieuses qui refusent le pluralisme. Mais son propos est plus général : il recoupe la question de la liberté à accorder ou non aux ennemis de la liberté, ou de la mesure dans laquelle les ennemis de la constitution peuvent jouir des droits constitutionnels. Vaste sujet dont les apories sont connues :

  • si on admet la liberté pour les ennemis de la liberté, alors on admet que la liberté puisse être supprimée sous les coups de ses ennemis ;
  • si on refuse la liberté aux ennemis la liberté, c’est la liberté qu’on met en sommeil et qui finalement pourrait s’éteindre d’elle-même, faute d’avoir été assez vigilante.
Pris en un sens trop général, le problème pourrait bien n’avoir pas de solution satisfaisante et nous serions renvoyés, au mieux, à une casuistique. Je me propose (I) d’exposé la thèse de Rawls, (II) d’en montrer les limites et (III) d’en tirer quelques leçons qui nous concernent dans la situation particulièrement difficile que nous vivons en ce moment.

La thèse de Rawls

Rawls part du cas général des partis politiques qui « défendent des doctrines qui les obligent à supprimer les libertés constitutionnelles quand ils ont le pouvoir. » Il a en tête les partis communistes et les groupes d’extrême-droite et affirme que « Il peut sembler que, dans ces cas, la tolérance est en contradiction avec les principes de la justice ou, en tout cas, n’est pas exigée par eux. » En se consacrant sur la tolérance religieuse, il estime pouvoir fournir une « argumentation pourra être étendue à ces autres cas. » Sa position se développe en deux moments :
  1. Les secteurs intolérantes sont-elles fondées à réclamer pour elles-mêmes la tolérance ?
  2. Si les intolérants ne sont pas fondés à se plaindre de l’intolérance à leur égard, un gouvernement démocratique est-il fondé à les interdire ? Dans quelles conditions ?
  3. Dans quel but pourrait-on légitimement restreindre les libertés des intolérants ?
Pour ce qui concerne le premier point, la réponse de Rawls est claire : « Il semble qu’une secte intolérante n’ait aucun droit de se plaindre si on lui refuse une liberté égale à celle de toutes les autres. Du moins, c’est ce qui résulte quand nous admettons que personne n’a le droit d’objecter à ce que font les autres quand ce qu’ils font est conforme aux principes que nous choisirions dans les mêmes circonstances pour justifier nos actions à leur égard. Le droit qu’a une personne de se plaindre est limité aux violations des principes qu’elle-même reconnaît. »
Ce principe général est conforme au principe d’universalisation qui sous-tend la  kantienne – et, à vrai dire, toute  un tant soit peu conséquente. L’objection que pourrait faire un membre d’une secte religieuse est qu’il « agit en toute bonne foi et [...] ne demande pas pour elle-même quelque chose qu’il refuse aux autres. Admettons que, d’après lui, il suive le principe selon lequel tous doivent obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Ce principe est parfaitement général et, en agissant sur cette base, il ne fait pas d’exception pour son propre cas. De son point de vue, il suit le principe correct que les autres rejettent. » Effectivement, un fondamentaliste religieux qu’il soit chrétien ou musulman demande que les autres suivent « la loi de Dieu » et rien d’autre. Et donc, il est bien « universaliste » à sa manière !
La réponse de Rawls qui pourrait nous convaincre et mais ne convaincra que difficilement un fondamentaliste religieux est celle-ci : « du point de vue de la position originelle, aucune interprétation particulière de la vérité religieuse ne peut être reconnue comme obligatoire pour les citoyens d’une manière générale ; on ne peut pas non plus accepter qu’il y ait une seule autorité ayant le droit de trancher les questions de doctrine théologique. Chaque personne doit insister sur son droit égal à celui de tous de décider ce que sont ses obligations religieuses. Elle ne peut pas abandonner ce droit à une autre personne ou à une autorité institutionnelle. »
La « position originelle » est la reformulation par Rawls du contrat social. Pour décider quelles lois sont justes, il faut imaginer des individus rationnels, placés sous voile d’ignorance, qui auraient à déterminer les principes de base d’une société bien ordonnée. L’argumentation est que, dans une telle situation, des individus qui ne penseraient qu’à eux-mêmes adopteraient le principe d’égale liberté pour tous et donc le principe d’égale liberté de conscience pour tous. Ce principe est celui d’une société pluraliste et permet selon Rawls de fournir un consensus par recoupement entre toutes les conceptions raisonnables du bien. Ce faisant Rawls aborde dont la question de la tolérance en présupposant que tous les individus acceptent dans l’ordonnancement de la vie politique la priorité du juste sur le bien. « En fait, un individu exerce sa liberté par sa décision d’accepter quelqu’un d’autre comme autorité, même lorsqu’il considère cette autorité comme infaillible, puisque, ce faisant, il n’abandonne en aucune façon sa liberté de conscience égale à celle de tous et conforme au droit constitutionnel. Car cette liberté, en tant qu’elle est garantie par la justice, est imprescriptible (souligné par moi) : une personne est toujours libre de changer de foi et ce droit ne dépend pas de l’exercice régulier ou intelligent de son pouvoir de choisir. Nous pouvons observer que l’idée que les hommes ont une liberté de conscience égale pour tous est compatible avec l’idée que tous les hommes devraient obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Le problème de la liberté est de choisir un principe grâce auquel on puisse réglementer les revendications que les hommes s’adressent mutuellement au nom de leur religion. Admettre que la volonté de Dieu devrait être suivie et la vérité reconnue ne suffit pas à définir un principe d’arbitrage. De ce qu’il faille se conformer aux intentions de Dieu ne découle pas que n’importe quelle personne ou institution ait autorité pour s’ingérer dans l’interprétation que fait autrui de ses propres obligations religieuses. Ce principe religieux ne justifie aucune exigence d’une plus grande liberté légale et politique pour soi-même. Les seuls principes qui permettent des revendications à l’égard des institutions sont ceux qui seraient choisis dans la position originelle. »
Remarquons que Rawls soutient ici que la vérité religieuse doit, d’une certaine manière se soumettre aux principes de justice des sociétés « bien ordonnées » et donc qu’une secte religieuse n’est fondée à se plaindre que si elle-même admet que la loi issu de la « position originelle » est supérieure, de fait, à la loi divine. En tout cas : une secte intolérante n’a aucun droit de se plaindre de l’intolérance.
Deuxième moment : que les intolérants ne puissent pas se plaindre de l’intolérance ne permet nullement de les interdire. « La question, alors, est de savoir si le fait que quelqu’un soit intolérant envers autrui est une raison suffisante pour limiter sa liberté. »
Il peut sembler évident qu’on ait « le droit de ne pas tolérer les sectes intolérantes dans, au moins, une circonstance, à savoir quand [on croit] sincèrement et avec de bonnes raisons que l’intolérance est nécessaire à sa propre sécurité. Ce droit est une conséquence assez évidente puisque, quand la position originelle est définie, chacun serait d’accord sur le droit à la conservation de soi-même. La justice n’exige pas que les hommes restent sans rien faire pendant que d’autres détruisent la base de leur existence. » Cette réponse laisse cependant ouverte la question de savoir ce que veut dire « croire sincèrement et avec de bonnes raisons ». On peut être sincère et croire qu’on a de bonnes raisons sans que ces raisons soient vraiment bonnes. Et alors il pourrait bien se faire que le lourd appareillage de la théorie procédurale de la justice de Rawls se révèle parfaitement inutile…
Poursuivons : « Puisqu’il ne peut jamais être à l’avantage des hommes, d’un point de vue général, qu’on renonce au droit à la protection de soi-même, la seule question est alors de savoir si ceux qui sont tolérants ont le droit d’imposer des restrictions à ceux qui ne le sont pas, quand ils ne représentent aucun danger immédiat pour les libertés égales des autres. » La réponse de Rawls est claire : « Supposons que, d’une manière ou d’une autre, apparaisse une secte intolérante, dans une société bien ordonnée reconnaissant les deux principes de la justice. Comment les citoyens de cette société doivent-ils agir à son égard ? Ils ne devraient certainement pas l’interdire simplement parce que les membres de la secte intolérante ne pourraient pas s’en plaindre. Au contraire, puisqu’une juste constitution existe, tous les citoyens ont un devoir naturel de justice de la soutenir. Nous ne sommes pas dégagés de ce devoir chaque fois que les autres sont disposés à agir injustement. » Quand sommes-nous dégagés de ce devoir de tolérance ? Seulement quand la constitution est menacée ! Dans les autres cas, « il n’y a pas de raison de refuser la liberté aux intolérants. »
L’appréciation qui doit être portée repose sur un principe, celui de la « stabilité d’une société bien ordonnée régie par les deux principes. » L’idée de Rawls est que, tant que la menace des intolérants n’est pas directe, on doit faire confiance à l’éducation à la tolérance qui nécessairement se propage dans une société tolérante : « Les libertés dont jouissent les intolérants pourraient les persuader de croire à la valeur de la liberté, d’après le principe psychologique qui veut que ceux dont les libertés sont protégées par une juste constitution et qui en tirent des avantages lui deviendront fidèles, toutes choses égales par ailleurs, au bout d’un certain temps. Ainsi, même si une secte intolérante apparaissait - à condition qu’elle ne soit pas initialement assez puissante pour pouvoir imposer aussitôt sa volonté ou qu’elle ne se développe pas si rapidement que le principe psychologique n’ait pas le temps d’agir -, elle aurait tendance à perdre son intolérance et à reconnaître la liberté de conscience. » Mais ceci n’est pas garanti. Il y a bien un « dilemme » comme le reconnaît Rawls et donc « La nécessité de limiter la liberté des intolérants pour préserver la liberté dans le cadre d’une juste constitution dépend des circonstances. » Cependant la force et la stabilité des institutions d’une société bien ordonnée fait que « les membres d’une société bien ordonnée sont assez confiants pour ne limiter la liberté des intolérants que dans les cas particuliers où cela est nécessaire pour préserver la liberté égale pour tous elle-même. »
Voici donc la conclusion de Rawls : « La conclusion est donc que, tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger. Les tolérants ne devraient imposer de restrictions aux intolérants que dans ce cas. Le principe directeur est d’établir une constitution juste avec les libertés des droits civiques égaux. Le juste devrait être guidé par les principes de la justice et non par le fait que l’injuste ne peut se plaindre. »

Les limites de la tolérance

Il me semble que la position de Rawls est à la fois intéressante et boiteuse. En effet, si on s’en tient strictement à la question de la tolérance religieuse, d’une part la philosophie de Rawls contient d’une certaine manière le principe de laïcité. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc un système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un État laïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. » De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
Mais il y a plusieurs points qui posent problème.
Le premier de ces problèmes est que les croyances religieuses et les religions sont deux choses différentes. Les croyances sont subjectives et ne concernent que l’individu ; les religions sont des faits sociaux et elles instituent un certain ordre social – le partage entre le profane et le sacré pour reprendre la célèbre analyse de Durkheim. La tolérance vis-à-vis des convictions peut-elle s’accompagner de l’acceptation de la manière dont telle ou telle religion organise l’espace social. Poser la question, c’est y répondre. Peut-on, au nom d’une certaine conception religieuse, exiger la séparation des hommes et des femmes dans l’espace public, par exemple dans les piscines ? Ceux qui s’y refusent doivent-ils être qualifiés d’intolérants alors même qu’à l’évidence les horaires de piscine réservés aux femmes ne constituent pas une menace grave et immédiate contre la constitution ? En réalité, la conception rawlsienne de la tolérance est adaptée à une vision « multiculturaliste », c’est-à-dire communautarisée de la « société bien ordonnée » ?
En second lieu et ceci vaut d’abord pour les religions conquérantes – ce que ne sont ni le bouddhisme ni le judaïsme depuis les débuts de l’ère chrétienne. Un croyant sincère de l’une de ces religions conquérantes doit estimer que son devoir suprême est de convertir les mécréants et donc il doit être prêt au sacrifice pour accomplir ce devoir. Il ne peut pas non plus accepter ce principe qui veut que la loi de la république est la loi suprême. Pour lui, la loi suprême est celle de Dieu et si cette dernière entre en conflit avec la première, il doit donc s’opposer à la loi de la République. Le christianisme a toujours été ambigu sur ce point. D’un côté, il prône la soumission à l’ordre légal – les mauvais princes sont mauvais mais on doit les accepter puisque Dieu leur a permis de régner pour nous punir de nos péchés. Mais d’un autre côté, on trouve une théorie de la guerre sainte chez Augustin. Mais, par exemple, les chrétiens fondamentalistes croient de leur devoir d’empêcher par tous les moyens les IVG. Est-il possible de « tolérer » ce genre de fondamentalisme ? Un athée pense assez spontanément que la religion est une affaire privée, mais un croyant cherchera très naturellement à en faire une affaire publique. Comment un député catholique qui croit que la vie humaine commence quand le spermatozoïde a pénétré l’ovule pourrait-il voter une loi autorisant l’IVG ? Il irait contre sa conscience. À peu près autant que quiconque voterait l’autorisation sous condition du meurtre… La laïcité convient bien à cette religion de l’intériorité et de la prédestination qu’est le protestantisme, mais l’islam et le catholicisme se sentent, à juste titre de leur point de vue, brimés par l’État laïque et ils cherchent tout naturellement à desserrer ce qu’ils ressentent comme un étau. Si la grande majorité des catholiques accepte volontiers aujourd’hui les principes laïques, il faut en chercher la cause dans la profonde déchristianisation du pays – la pratique religieuse étant réduite, très souvent, au strict minimum et pas toujours accompagnée de croyance – et à la transformation, méconnue, du catholicisme en une variété de protestantisme. Les catholiques obéissent assez peu à l’Église sur des questions aussi essentielles que la  sexuelle et conjugale et quand ils croient en Dieu, ils entretiennent avec Lui des rapports plus personnels, sans l’intermédiaire de l’institution médiatrice par excellence.
Plus généralement, l’adoption par tous de principes moraux justes, indépendamment de nos autres choix de vie, comme le préconise Rawls, semble un idéal impossible à atteindre. On le voit à nouveau ces dernières années avec la question épineuse de l’euthanasie. La  laïque des débuts de la IIIe république, celle que les instituteurs devaient enseigner, inspirée souvent du manuel républicain de Renouvier (1848), était une adaptation de la  kantienne, conçue en outre pour ne pas choquer la majorité catholique. On pourrait penser la remettre au goût du jour, faire une version modernisée du « Manuel » de Renouvier et l’enseigner aux enfants.  Mais c’est évidemment une tentative insensée : la  laïque kantienne était le complément indispensable d’une République en train de se constituer, de renforcer ses propres bases, et constituait un compromis entre toutes les fractions républicaines, non pas un compromis théorique, un « consensus par recoupement » à la manière de Rawls, mais bien un compromis fondé sur une vision globalement commune du bien pour la France : les principes républicains, la prospérité fondée sur le travail individuel, un capitalisme tempéré par l’intervention de l’État et une certaine place faite aux revendications socialistes du mouvement ouvrier qui venait de naître et qui commençait à s’intégrer à la société bourgeoise.
Bref ce qui est finalement à mettre en cause, c’est la notion même de « tolérance ». Kant se méfiait de la tolérance. Dans Qu’est-ce que le Lumières ?, il écrit : « Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ». La tolérance est un attribut hautain ! Rien de plus juste. La tolérance est celle que pratiquent des États profondément religieux mais qui acceptent que les autres religions mènent leur propre vie. Ce n’est pas un État fondé sur l’égalité et l’égal respect. La tolérance est soit une  relative (comme je l’ai indique dans mon article consacré aux limites de la tolérance) soit un principe pour État religieux libéral. Locke pensait que la tolérance ne pouvait pas d’étendre aux athées, puisqu’on ne pouvait confiance en la parole de gens qui ne craignent pas l’enfer. Les États-Unis sont tolérants mais le président jure sur la Bible et la session du congrès s’ouvre par une prière. Et bien que l’ soit largement majoritaire parmi les universitaires américains, il n’y a aucun sénateur ni aucun gouverneur qui se dise athée…
Il est exact de dire que la laïcité française n’est pas « ouverte » et c’est pourquoi beaucoup de belles âmes veulent une laïcité ouverte vers la tolérance religieuse. Car la laïcité stricte ne tolère pas les religions ; elle se contente de ne pas les reconnaître. La république ne reconnaît ni ne salarie aucun culte. La république ne reconnaît que des personnes et distingue les citoyens des étrangers. Les « musulmans de France », ça n’existe pas pour un républicain ! Ce refoulement de la religion dans l’espace privé n’est acceptable que pour des religions faibles, des religions qui ont mis beaucoup d’eau dans leur vin de messe.
Tout cela a des conséquences et je n’en citerai qu’une. Notre instruction publique est fondée sur la transmission de savoirs objectifs. Donc un professeur est fondé à enseigner que la théorie de l’évolution de Darwin est vraie, aussi vraie que le mouvement de la Terre ou la mécanique quantique. Faut-il par esprit de tolérance et pour ne pas violer la conscience des jeunes élevés dans la religion musulmane dire que « Darwin, ça se discute » ?

Questions actuelles

Nous sommes évidemment confrontés de plein fouet à ces questions. Pas parce qu’il y aurait en général un « retour du religieux ». Je suis volontiers sur ce point l’argument de Christian Godin (Le soupir de la créature accablée). Cette religion à laquelle nous sommes confrontés n’a plus grand-chose à voir avec la religion analysée par Durkheim. Les différences seraient, en elles-mêmes, un important sujet de méditation. Nous sommes confrontés à un islamisme conquérant et particulièrement violent qui oblige à reposer des questions que l’on croyait réglées.
Avant d’entrer dans notre sujet, il faut d’abord se garder de mettre toutes les religions dans le même sac. Les fondamentalismes se ressemblent dans leurs obsessions (sexuelles en particulier) qu’il s’agisse du fondamentalisme chrétien, musulman ou juif… Mais dans leur rapport avec le politique quand on est sorti du théologico-politique, les différences sont frappantes. Le protestantisme, religieux sans clergé et religion de l’intériorité n’a guère de difficultés à s’adapter à une société laïque. Il accompagne franchement cette « sécularisation » si chère aux anglo-saxons et adopte rapidement les évolutions « sociétales ». Avec le catholicisme, les choses sont plus difficiles. L’Église est le corps du Christ, elle a ses propres lois (comme on l’a vu encore avec l’affaire Barbarin) et, comme depuis 1000 ans, elle est en conflit avec les pouvoirs politiques. Le judaïsme, religion communautaire repliée sur elle-même – elle se transmet par la mère – supporte toutes les conditions politiques pourvu que les Juifs pieux puissent continuer d’observer la Loi. L’islam, comme le catholicisme se veut universel et conquérant. Mais alors que le catholicisme a renoncé à la conquête, sous les formes de l’islamisme, l’islam semble affirmer sa vigueur et met directement en cause l’ordre politique démocratique laïque ou tolérant des sociétés à racines plus ou moins chrétiennes (la France y compris). Quoi qu’il en soit de « l’islam des origines », il y a quelque chose qui distingue fondamentalement l’islam du christianisme. Le mot « islam » veut dire « soumission ». La liberté de l’homme est pour lui une pure et simple hérésie alors que le libre arbitre (cf. Augustin) est le présupposé de la doctrine chrétienne. On pourra dire que tout cela, ce ne sont que des fadaises théologiques, ces fadaises théologiques modèlent les mentalités. Je n’en donnerai que troisexemples. Le chrétien est baptisé sans son consentement, évidemment. Mais il doit renouveler en personne son acte de foi à travers la communion, c’est-à-dire après qu’il a atteint l’âge de raison. Il n’y a rien de tel dans l’islam. L’enfant est musulman et ça ne se discute et s’il abandonne la religion musulmane, il est un apostat qui mérite la mort. Deuxième exemple : après bien des péripéties et des querelles, l’Église a admis le mariage comme sacrement fondé sur le consentement des deux mariés et si la mariée disait « non » le mariage ne pouvait être célébré la jeune femme trouvant protection (comme nonne) dans le sein de « notre sainte mère l’Église. La règle du monde musulman, c’est au contraire le mariage arrangé et la soumission absolue des filles. Bien sûr, les chrétiens pratiquent le mariage arrangé, mais il n’est pas la loi ! Et ça fait une différence importante du point de vue des mentalités. Ne pas vouloir les penser, c’est s’aveugler. Je donnerai encore un autre exemple : le martyre chrétien consent à mourir pour sa foi et se laisse martyriser. Le martyr meurt en tuant les infidèles. Tout cela contribue à forger des caractères assez différents. Les idées religieuses sont des forces sociales.
Je voudrais encore pointer une différence qui n’est pas secondaire. Comme les Juifs, les sectateurs de l’islam sont des fanatiques de la loi formelle : interdits alimentaires, prescriptions concernant le pur et l’impur, rituels simples mais pesants. Et du même coup, le sectateur de l’islam peut difficilement exister et vivre sa foi dans un pays non musulman : il lui faut des bouchers spéciaux, des salles de prière sur le lieu de travail et ainsi de suite. Il ne se mélange pas par le mariage et notamment il se réserve ses filles pour lui. L’endogamie est la règle !
Les difficultés spécifiques de « l’intégration » (comme on dit) ne tiennent pas ou pas seulement au « racisme » des Français ou aux restes du colonialisme, mais bien au choc frontal entre la laïcité républicaine – imposée par la force à l’Église catholique, rappelons-le – et un communautarisme musulman qui ne vit jamais aussi mal que dans une société comme la nôtre, sauf à s’asseoir tranquillement sur l’islam et à se bricoler un petit islam au rabais, qui ne rechigne ni devant une coupe de champagne ni devant notre pratique de la bise entre hommes et femmes qui se connaissent. Beaucoup de nos concitoyens qui se disent musulmans pratiquent cet islam-là et avec eux il n’y a évidemment aucun problème – il faut seulement éviter de servir du porc à table, de barder son rôti de veau avec la pancetta (ce qui est pourtant délicieux) car le dernier tabou qui reste est celui du porc – on ne se demande bien pourquoi car Dieu a sûrement autre chose à faire que s’occuper de ce qu’il y a dans nos assiettes ! L’islam pour ces musulmans-là est une tradition culturelle, une « spiritualité » plus proche du déisme que d’une vraie religion.Et donc le problème de la tolérance est ici un non-problème.
Au-delà de ce problème de fond, il y aujourd’hui la montée de l’islamisme comme idéologie politico-religieuse. On devrait en faire l’histoire et montrer que rien de tout cela n’était inévitable, montrer aussi le rôle que les puissances occidentales ont joué là-dedans, de Lawrence d’Arabie au dépeçage de l’empire ottoman, des accords Roosevelt-Ibn Saoud sur le Quincy en 1945 jusqu’à la création d’Al Qaida et des talibans… L’islamisme – dans toutes ses variantes, des Frères musulmans au salafisme et au wahhabisme, sans parler de ses variantes chiites importées de la contre-révolution de Khomeini – est une idéologie religieuse meurtrière qui exploite le ressentiment contre la modernité en général et s’appuie massivement sur les frustrations sexuelles. C’est cet islamisme qui domine l’UOIF et que propage sous des dehors doucereux le nouveau héros de Plenel, Tariq Ramadan.
Et bien, là nous sommes devant une menace sérieuse et immédiate et nous n’avons aucune raison de tolérer ces gens-là. À leur manière ils sont aussi dangereux que l’étaient les nazis. Et comme les nazis, ils recrutent dans le lumpenproletariat et sont financés par le grand capital pétrolier. Je ne peux pas développer trop mais je vais donner quelques lignes de conduite :
  • cesser de courir après un islam modéré comme M. Cazeneuve qui demande aux Frères musulmans de l’aider dans la lutte contre la « radicalisation » jihadiste. Un peu comme si on faisait faire une descente de caves à un alcoolique pour le soigner.
  • Ne pas céder un pouce de terrain sur la question de la femme et notamment sur la question du « voile ». Pas de fantômes dans nos rues !
  • Cesser de parler des « musulmans de France » et restaurer un enseignement scientifique rigoureux, un enseignement de la culture française et européenne en priorité.
  • Cesser de sous-traiter le maintien de l’ordre aux salafistes comme ces maires qui soutiennent des mosquées salafistes au motif que leur enseignement détourne les jeunes de la drogue. Personnellement je ne serai pas gêné que les prédicateurs salafistes qui n’ont pas la nationalité française soient reconduits à la frontière, en partance pour les pays de leurs rêves, du type de l’Arabie Saoudite.
  • Cesser de parler des Arabes, du monde arabe, etc. Il y a des Égyptiens, des Syriens, des Palestiniens, etc. qui sont des peuples des nations soumises par les Arabes (venus d’Arabie) puis par les Ottomans et enfin par les Européens…
  • Cesser de cirer les babouches des monarques wahhabites. L’indécente légion d’honneur remise au ministre de l’intérieur saoudien n’est presque qu’une anecdote à côté du soutien militaire aux massacreurs des enfants du Yemen. Il faudrait aussi interdire toutes ces fondations qataris qui commencent à proliférer dans les banlieues … et annexement boycotter la coupe du monde de football au Qatar en 2022.
Bref mener une vraie bataille politique et  qui viendrait au secours de tous ces intellectuels comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal qui mènent dans leur pays le combat pour la laïcité et les lumières. Il y aurait un dernier point à développer : celui du rôle des « idiots utiles » de l’islamisme, ces partisans du mariage gay et du « il est interdit d’interdire » qui font de l’islamisme le dernier substitut à un messianisme révolutionnaire disparu. J’ai cité Plenel. Il y en a beaucoup d’autres, du PS au NPA – ce parti est déchiré par la querelle entre les laïques et les islamophiles. Il y a cette pétition d’universitaires contre Kamel Daoud. On se rappellera que Michel Foucault apporta un soutien plutôt enthousiaste à Khomeini. On ne peut s’empêcher de songer à cette constante et consternante adoration des tyrans chez certains de nos intellectuels (Staline ou Hitler, Mao, les islamistes). En tout cas, il n’ plus temps d’être tolérant à l’égard de tous les intolérants.


[Texte d'une conférence prononcée le 31 mars devant l'Association Philopop du Havre.]

jeudi 19 mars 2015

Peut-on encore critiquer les religions (suite)?

Une contribution de Jean-Marie Nicolle

Suite à l'article "Peut-on encore critiquer les religions?", mon collègue et ami Jean-Marie Nicolle me fait parvenir la contribution suivante que je m'empresse de publier.

Cher Denis, tu écris à propos de la laïcité


Si Dieu a sa place tout à fait librement dans les églises, les synagogues et les mosquées, il doit rester à la porte de l’école publique. L’école doit transmettre des savoirs objectifs et non susciter des vocations religieuses. La foi religieuse ne renvoie qu’à des conceptions englobantes de la vie que chacun peut choisir librement là où la liberté de conscience est garantie.
Il me semble qu’un malentendu rarement évoqué se trouve là, dans la distinction entre foi et religion. Si l’on s’en tient à une conception subjective et strictement personnelle de la foi, il ne saurait y avoir de problème avec la laïcité. Mais les religieux (j’entends par là non seulement les moines, les prêtres, les théologiens, mais aussi les croyants pratiquants, voire militants) ne conçoivent pas leur foi sans pratique religieuse. On pourrait penser que les rites peuvent s’accomplir en privé à la maison et collectivement dans les lieux de culte, sans atteindre l’école. Mais toute adhésion à une religion implique une prescription de « témoignage » : il faut montrer sa foi, donner l’exemple et, si possible, convertir.
C’est pourquoi aucun religieux ne voudra taire ses convictions, ni cacher son appartenance. On discute du port du voile par les étudiantes musulmanes, mais qu’en est-il de la croix autour du cou ou de la kippa ? Jusqu’où aller dans l’interdiction de montrer quelque signe que ce soit de sa conviction religieuse ? Il y a là une contradiction manifeste entre deux injonctions : la neutralité laïque et le témoignage religieux, soutenues par deux autorités en rivalité (pour aller vite, l’instituteur et le curé) qui peut provoquer un réel malaise chez les jeunes.
J’ai récemment fait l’expérience inverse, moi qui suis agnostique de conviction et athée de pratique, d’aller enseigner la philosophie de Thomas d’Aquin à des chrétiens religieux qui préparent un doctorat de théologie. C’est une position des plus inconfortables ! Comment dispenser un savoir objectif à des gens (niveau moyen : bac+5 !) qui attendent des conseils pour nourrir leur vocation religieuse ? Je me suis demandé plusieurs fois dans quelle galère je m’étais embarqué, mais j’en ai tiré la conviction encore plus forte que la religion est une aliénation profonde. Cependant, n’en déplaise à Marx, il faudra des siècles pour la déraciner. Il ne suffira pas d’en montrer les connivences avec le capitalisme, ni de substituer la culture scientifique aux superstitions. « La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. » Quand l’homme se trouvera-t-il ?
En attendant, la lutte la plus urgente est la dénonciation de tous les sauveurs (gourous, politiques, idéologues, prêtres de tous poils). « Hors de l’Eglise, point de salut ! » Si on veut me faire entrer dans une église, je me sauve…
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« Si Dieu a sa place tout à fait librement dans les églises, les synagogues et les mosquées, il doit rester à la porte de l’école publique. L’école doit transmettre des savoirs objectifs et non susciter des vocations religieuses. La foi religieuse ne renvoie qu’à des conceptions englobantes de la vie que chacun peut choisir librement là où la liberté de conscience est garantie. »
Il me semble qu’un malentendu rarement évoqué se trouve là, dans la distinction entre foi et religion. Si l’on s’en tient à une conception subjective et strictement personnelle de la foi, il ne saurait y avoir de problème avec la laïcité. Mais les religieux (j’entends par là non seulement les moines, les prêtres, les théologiens, mais aussi les croyants pratiquants, voire militants) ne conçoivent pas leur foi sans pratique religieuse. On pourrait penser que les rites peuvent s’accomplir en privé à la maison et collectivement dans les lieux de culte, sans atteindre l’école. Mais toute adhésion à une religion implique une prescription de « témoignage » : il faut montrer sa foi, donner l’exemple et, si possible, convertir.
C’est pourquoi aucun religieux ne voudra taire ses convictions, ni cacher son appartenance. On discute du port du voile par les étudiantes musulmanes, mais qu’en est-il de la croix autour du cou ou de la kippa ? Jusqu’où aller dans l’interdiction de montrer quelque signe que ce soit de sa conviction religieuse ? Il y a là une contradiction manifeste entre deux injonctions : la neutralité laïque et le témoignage religieux, soutenues par deux autorités en rivalité (pour aller vite, l’instituteur et le curé) qui peut provoquer un réel malaise chez les jeunes.
J’ai récemment fait l’expérience inverse, moi qui suis agnostique de conviction et athée de pratique, d’aller enseigner la philosophie de Thomas d’Aquin à des chrétiens religieux qui préparent un doctorat de théologie. C’est une position des plus inconfortables ! Comment dispenser un savoir objectif à des gens (niveau moyen : bac+5 !) qui attendent des conseils pour nourrir leur vocation religieuse ? Je me suis demandé plusieurs fois dans quelle galère je m’étais embarqué, mais j’en ai tiré la conviction encore plus forte que la religion est une aliénation profonde. Cependant, n’en déplaise à Marx, il faudra des siècles pour la déraciner. Il ne suffira pas d’en montrer les connivences avec le capitalisme, ni de substituer la culture scientifique aux superstitions. « La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. » Quand l’homme se trouvera-t-il ?
En attendant, la lutte la plus urgente est la dénonciation de tous les sauveurs (gourous, politiques, idéologues, prêtres de tous poils). « Hors de l’Eglise, point de salut ! » Si on veut me faire entrer dans une église, je me sauve…

jeudi 18 décembre 2014

Les religions sont-elles mortelles?

A propos du livre d’Yvon Quiniou Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique

Afficher l'image d'origineVoici un livre à la fois intempestif et d’une brulante actualité. Intempestif, parce qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de critiquer sans aucune concession les religions et d’annoncer leur possible disparition. Des plus actuels, car le retour du religieux est un fait majeur de l’époque et qu’il est de plus en plus lourd de menaces. Il est donc impératif de chercher à l’expliquer et de se demander comment le conjurer.
On aurait pu en effet s’attendre à un déclin du religieux avec le progrès de la connaissance et un relatif recul de la misère matérielle, à un effondrement des totalitarismes religieux avec l’essor des idées démocratiques, à une progression de la tolérance avec la généralisation de la laïcité. Or c’est tout le contraire qui s’est produit. Certes, dans quelques pays européens, la pratique religieuse et les vocations sont en recul. Mais les Etats-Unis, ces champions de la science, de la technologie et de la finance, restent tellement imprégnés de religion qu’ils ont pu se lancer dans de nouvelles croisades, au nom du Bien (celui de la Bible) contre le Mal. Mais la Russie, ex-soviétique, a connu un retour en force de la religion orthodoxe, qui est redevenue l’alliée du pouvoir. Mais les anciens pays du bloc soviétique, la Pologne en tout premier lieu, connaissent aussi un regain religieux. Mais le monde moyen-oriental et oriental est travaillé par l’islamisme le plus fanatique, et l’on y trouve plusieurs théocraties, pendant qu’en Inde un parti hindouiste a repris le pouvoir. Et l’on pourrait poursuivre la liste.
Ce retour du religieux est tellement impressionnant que des penseurs rationalistes et progressistes en sont venus à se demander s’il ne correspondait pas à un besoin humain fondamental, face au tragique de la destinée individuelle, à un besoin de , face à la solitude et à l’adversité des autres, à un besoin de sens, face à l’absurdité de la condition humaine. C’est bien à ce courant de pensée qu’Yvon Quiniou, sans se contenter de reprendre les critiques usuelles des religions, entend répondre. Et c’est là-dessus que je voudrais faire porter mes remarques. Mais auparavant, je vais retracer brièvement le cheminement de son livre, puisqu’il va nourrir sa réponse.
Le chemin de la critique
Dans une progression savamment organisée, il commence par examiner la critique philosophique de la religion. Même si la philosophie s’est toujours distancée des religions, c’est avec Spinoza, Hume et Kant qu’elle entre en procès avec elles, au nom de la vérité qui demande une connaissance rationnelle, opposée aux délires de l’imagination et aux superstitions. Elle la récuse aussi en matière , car la vraie  doit s’appuyer sur la raison, comme Kant le démontrera. Et, si elle ne renonce pas tout à fait à l’existence de la religion, ce sera au titre d’une religion rationnelle. Si puissante que soit cette critique, elle n’a cependant qu’une faible valeur explicative, et qu’une valeur pratique limitée, car, pour donner congé aux religions instituées, elle en appelle à la seule réforme de l’entendement.
C’est avec les grands auteurs du 19° siècle que se développe une critique scientifique de la religion. Avec Feuerbach d’abord, qui lui assigne une origine anthropologique : Dieu n’est que le reflet mystifié et mystificateur de l’homme, de son universalité et de ses manques, qu’elle vient compenser. A quoi il oppose l’accomplissement de ce dernier dans une politique de l’amour, qui n’est autre que le communisme. Explication encore très spéculative et démarche très utopique. Vient alors Marx, qui cherche à expliquer le phénomène religieux par la détresse sociale et y voit en même temps une protestation contre cette détresse. Ce sont donc des conditions socio-historiques qui sont à la fois cause d’aliénation (un concept central, quoi qu’on en dise, du matérialisme historique) et facteur d’aliénation, car les religions fonctionnent comme de puissants appareils idéologiques. Ce fondement étant mis à jour, l’action politique, devenant transformation révolutionnaire des rapports sociaux, trouve sa prise dans le réel et peut faire dépérir effectivement les religions. Et, si elle ne le fera pas dans les régimes dits socialistes du 20° siècle, ajoute Quiniou, c’est que cette transformation a avorté et que la répression ne pouvait s’y substituer.
Mais l’explication marxienne (enrichie par des penseurs comme Engels et Gramsci) demeure insuffisante, car l’autre fondement, le fondement anthropologique, fait largement défaut. Il faut le chercher d’abord du côté de Nietzche, qui nous offre une explication de nature scientifique (« l’interprétation » n’est rien d’autre) de la religion : celle-ci trouve sa source dans une vie affaiblie, malade (on a affaire à une sorte de bio-psychologie), qui veut néanmoins s’affirmer en dévalorisant la vie elle-même, le corps et ses plaisirs. On est frappé par l’extraordinaire subtilité de l’analyse nietzchéenne, quand il s’agit de démasquer les ruses de l’égoïsme, au-delà de tout ce qu’ont pu faire les moralistes français. Mais Quiniou prend ses distances avec la thématique de la volonté de puissance et du surhomme, qui, présupposant des inégalités fictives, verse facilement dans l’exaltation de la force et le racisme, et peut même déboucher sur l’eugénisme (à noter qu’on retrouvera la même tendance dans la socio-biologie). Ne comprenant rien au poids des conditions socio-historiques, adversaire de la démocratie et du socialisme, Nietzsche au mieux ne propose qu’une politique de volontarisme personnel, au pire légitime toutes les dominations sociales. On pourrait ajouter ici qu’il est congruent avec le  le plus extrême, le libertarisme.
Il manquait à la critique anthropologique de la religion un véritable homme de science, Freud, qui nous fournit « le complément définitif », en cherchant son origine dans la psychologie profonde, dans l’inconscient formaté au cours de la vie infantile, avec, principalement, le désir de toute puissance lié au narcissisme primaire puis la vénération, mêlée de crainte, du père, contemporaine du complexe d’Œdipe. Toutes choses que l’on retrouve, sublimées, dans le Dieu des religions et qui prennent la forme de ce qu’il nomme des « illusions » (et non des erreurs), à savoir des représentations imaginaires auxquelles on croit car elles permettent aux désirs de se satisfaire. Par ailleurs, Freud, lui, ne fait pas abstraction des conditions socio-historiques.
Au terme de ce parcours, il est solidement établi que la religion n’est qu’une imposture intellectuelle (elle n’a aucune valeur de vérité),  (sa  n’est pas universaliste, comme doit l’être toute ), et politique (elle se satisfait de l’ordre existant, qu’elle ne critique que dans ses excès). Mais c’est là qu’il faut en venir aux questions que pose son retour en force et sa possible disparition.
Peut-on en finir avec la religion ?
Une première question vient à l’esprit : un horizon de désaliénation est-il envisageable ? Il ne fait pas de doute que la persistance ou le retour du religieux coïncident avec l’existence de très fortes inégalités sociales (comme aux Etats-Unis), avec un effondrement politique et social (comme en Russie), avec le sous-développement ou le mal-développement, issu en grande partie de l’héritage colonial (comme dans de nombreux pays de ce qu’on appelait le Tiers Monde), avec les chocs résultant des « réformes » (dans les anciens pays du bloc soviétique), et avec, dans les pays les plus développés eux-mêmes, la grande régression engendrée par le triomphe du néo-, bref de formes ou d’autres de « misère sociale ». Quiniou fait remarquer ici que la privatisation de l’Etat (sa colonisation par les puissances d’argent), en ébranlant la confiance que les citoyens lui portaient, est aussi un facteur de déstabilisation. On pourrait y ajouter l’inquiétude écologique, quand les gouvernements semblent incapables de faire face aux dangers qui menacent la planète. Ceci dit, si l’humanité retrouve le chemin d’un progrès social, politique et moral, les religions vont-elles à nouveau reperdre du terrain ? Et que vaut l’horizon d’émancipation ? On ne peut s’empêcher de penser que la société la plus égalitaire et la plus juste du monde connaîtra encore des contradictions sociales de toute nature, et aura donc besoin de fonctions politiques et d’une idéologie. Quiniou l’admet parfaitement, mais considère qu’une idéologie humaniste et universaliste pourra se substituer à l’opium du peuple. Acceptons en l’augure, il reste que le fondement anthropologique des religions ne sera pas éradiqué pour autant, et qu’il peut très bien faire obstacle aux mouvements en faveur de l’émancipation, d’autant plus qu’il sera exploité par les forces sociales dominantes.
Les ressorts psychologiques de la religion sont très profondément enfouis dans l’inconscient et dans la structure même du désir, dont la nature est que, à la différence du besoin, il ne peut jamais être satisfait. On recherche toujours, comme Gérard Mendel le développera, le paradis perdu de la symbiose avec la mère, la plénitude de la jouissance, et l’on cherche à éviter l’angoisse liée à la « mauvaise mère », puis à la castration par le père. La religion nous offre toutes les images de bonheur et de rassurance qui viennent combler ces manques. Et la politique exploite ces fantasmes en nous assujétissant à diverses figures de l’autorité. Il faut donc tout un travail sur soi et toute une politique de l’émancipation pour résister à ces séductions. Mais ce n’est pas tout.
Il y a chez Nietzsche une thématique profonde, celle de la rivalité entre les individus, et, qu’on le veuille ou non, elle peut s’appuyer sur des inégalités qui ne doivent rien à la société ni à l’éducation, qui sont donc naturelles. Rousseau l’avait déjà dit : « celui qui chantait ou dansait le mieux… » entrait en conflit, dès sa sortie de l’état sauvage, avec ses semblables. On pourra dire que c’est à la société de se charger de compenser ces inégalités, mais la tâche est infinie. Et, si l’on va plus loin, si l’ou met entre parenthèses ces inégalités naturelles, la rivalité ne disparaît pas. Il faudrait ici expliquer le processus qui engendre l’envie. Essayons de le résumer. La théorie freudienne est ici d’un grand secours, qui nous montre que les identifications sont le ciment de la construction de la personne, à commencer par les identifications infantiles (qui sont les plus inconscientes), et qu’elles sont la base des sentiments d’empathie. Or ce désir de se mettre à la place des autres, pour sentir ce qu’ils vivent, mais aussi pour appréhender l’image qu’ils se font de nous, nous conduit (Smith l’avait déjà parfaitement noté) à des comportements mimétiques, et le mimétisme se transforme facilement en envie, puis l’envie en rivalité (avoir ce que les autres ont, vivre ce qu’ils vivent). Adler a ajouté une nouvelle dimension, qui n’est pas sans rapport avec les intuitions nietzschéennes, celle du complexe d’infériorité se muant en complexe de supériorité. Au bout du compte on peut trouver là une genèse de la volonté de domination. Et c’est ici que nous retrouvons les religions, surtout lorsqu’elles sont d’inspiration égalitaire, comme le christianisme primitif : elles prétendent alors abolir les inégalités sociales, mais aussi les inégalités inter-individuelles, dans un autre monde (« Bienheureux les faibles en esprit, car le royaume des Cieux est à eux »), et, en attendant, elles imposent la soumission aux lois divines pour apaiser les rivalités et mettre de la moralité en ce bas monde. René Girard en a même fait la théorie : le désir mimétique conduisant à la violence, et celle-ci à la recherche d’un bouc émissaire pour se satisfaire, il revient à la religion (chrétienne) de la conjurer (à travers la figure du Christ qui a joué ce rôle de victime expiatoire). Mais il n’est pas besoin d’adopter son point de vue pour admettre que les religions servent à exorciser toutes les frustrations issues des inégalités. Dès lors on doit se poser la question : la société la plus juste (socialement et politiquement) du monde peut-elle domestiquer, en se passant de la religion, le désir de domination (on ne dira pas la volonté de puissance), et comment ? A peu près absent de certaines sociétés primitives, où le plus fort se doit d’être le plus modeste, et même de s’excuser de sa force, ce désir devient bien plus inexpugnable dans des sociétés dont le mode de production n’est pas, par nécessité, communautaire. Or le communisme n’est pas tel, puisqu’il vise, si l’on en croit Marx, à épanouir l’individu, un individu social certes, mais un individu quand même.
On voit donc que l’émancipation de la religion est un objectif très difficile à atteindre, du moins s’il doit concerner les grandes masses, et non seulement quelques personnes particulièrement armées. Mais le plus difficile, à mon avis, reste à venir.
Que faire face à l’inquiétude métaphysique ?
J’entends par là non quelque désir d’absolu ou d’immortalité, mais la recherche d’un sens à la destinée humaine. Il est totalement angoissant et vertigineux, de penser que, après notre mort, nous allons sombrer dans l’oubli, en tous cas après une ou deux générations de nos descendants, que des civilisations ont été englouties sans laisser de traces ou si peu, que la Terre est vouée à disparaître, et sa galaxie aussi, dans des horizons que la science permet aujourd’hui de dater, que nous sommes issus d’une chimie et d’une physique originelles, elles-mêmes perdues dans la nuit des temps et dans l’infini de l’espace, que l’humanité est le résultat d’une improbable histoire, et que, en définitive, tout cela n’a aucun sens humain. Comparé à la religion, l’arbre de la connaissance n’offre que des fruits amers. La théorie de l’évolution nous offre le spectacle d’un immense massacre, chaque maillon se construisant sur la destruction des autres, chaque espèce étant la prédatrice d’une autre. Un spectacle admirable pour le scientifique, mais d’une absolue cruauté pour une âme sensible. Le matérialisme historique a pu présenter l’histoire humaine comme une succession ordonnée et nécessaire de modes de production, mais nous savons aujourd’hui qu’il y avait une grande part de hasard (par exemple des cataclysmes naturels) dans cette histoire. Bref, si l’on sort des religions anthropomorphiques, dont l’islam fait aussi partie, on ne trouve d’autre issue à l’angoisse métaphysique que dans des religions naturelles, comme les religions primitives, le bouddhisme ou le taoïsme. C’est pourquoi je pense qu’on doit quand même parler d’un « besoin religieux ». Et c’est là que l’on retrouve la question de l’.
Peut-on être simplement a-thée ?
Quiniou l’assure, l’ est lui-même une conception métaphysique, puisque ce dernier soutient que Dieu n’existe pas, ce qui est prendre parti sur une question qui dépasse notre connaissance. Il faudrait donc se contenter d’un a-théisme, au sens privatif : nous pouvons nous passer de Dieu pour agir. On reconnaîtra au croyant le droit d’avoir une foi, à condition qu’elle ne commande plus son action dans ce monde terrestre. Autant dire que c’est lui demander l’impossible. Aussi, d’un point de vue pratique, est-il préférable d’attendre de lui que sa religion n’empiète pas sur les principes de base d’une politique, et c’est toute la problématique de la laïcité. Au reste il faut observer que ce sont les meilleurs croyants, généralement des pauvres (mais point des pauvres en esprit), qui sont les plus engagés dans des causes humanitaires, avec un esprit de charité qui n’est pas celui des dames patronnesses (tout comme ce sont les pauvres qui paient le plus facilement l’impôt !).
Deuxièmement, si l’on peut quand même se passer de Dieu (et il est bien certain que de nombreuses gens y parviennent, même à l’heure de leur mort), il reste que cela ne va pas sans une sorte de foi dans l’existence d’une finalité, que ce soit à travers une continuité familiale (cf. le culte des ancêtres dans plusieurs civilisations), une répétition de ce qui a existé (cf., dans les civilisations agraires, le cycle de la vie, sinon la réincarnation), le progrès de l’humanité (il y a ainsi un optimisme marxiste, qui s’inspire par exemple en Chine de la thématique ancienne de l’harmonie et de la Grande Concorde), ou encore la perpétuation de l’espèce humaine grâce à la science (qui lui permettra de se sauver en colonisant d’autres planètes ou de préparer sa mutation pour lui donner de nouveaux pouvoirs). Par conséquent il m’apparaît que l’a-théisme ne va jamais sans une forme de théisme, et que celui-ci pourra toujours être générateur d’illusions. Mais peut-on vivre sans illusions ? La critique des religions doit seulement nous mettre en garde contre les plus pernicieuses.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...