Réactions au "Court traité de la servitude religieuse" de Denis Collin (2017) par Jean-Marie Nicolle
L’explication par les interdits sexuels n’est pas suffisante. Freud montre dans Malaise dans la culture que la principale tâche n’est pas de contrôler Éros, mais plutôt Thanatos. C’est la pulsion de mort qui pose le plus de problème à la civilisation, qui doit réussir à retourner l’agressivité de l’individu envers lui-même grâce au sentiment de culpabilité. Les fondamentalistes islamistes ont, d’évidence, un rapport singulièrement névrotique au corps des femmes, mais lorsqu’ils les revêtent d’un tissu noir, il s’agit d’autre chose : si la beauté est un voile de protection contre la mort, le voile qui recouvre cette beauté (réelle ou supposée), le voile du voile est un signal de mort. Les OVNI (objets voilés non-identifiables) ressemblent bien à des faucheuses ! « Le djihadiste n’est pas seulement l’homme qui veut tuer, mais aussi celui qui veut être tué. » (p. 74) A force d’habitude, nous ne voyons plus que le christianisme exhibe partout la figure d’un supplicié en agonie sur une croix, spectacle odieux qu’on devrait interdire pour protéger le regard de nos enfants ! Quelle différence avec le sourire serein des bouddhas ! La religion nous ramène toujours au thème de la mort.
La question de la servitude religieuse volontaire n’est pas seulement politique, mais aussi profondément psychique. D’où vient la résistance des religions à l’hédonisme contemporain, à la culture scientifique, à l’esprit critique issu des Lumières ? Soutenir que la réaction religieuse n’est qu’un soubresaut (selon M. Gauchet, p. 44) ou dire que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion » (selon M. Gauchet, p. 60), c’est une dénégation. La puissance conquérante de l’islam actuel est un fait. La prophétie que l’on prête à Malraux – « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » - porte plus sur la permanence du mysticisme que sur celle de la religion et ressemble à ces formules générales sur l’éternité des choses qui n’ont guère d’intérêt. Par contre, dès 1974, Lacan annonce « Le triomphe de la religion » dans le cadre de sa réflexion sur la science et la vérité, annonce peu connue et qui éclaire singulièrement ce qui est en train de se produire.
Lacan est athée et porte des mots très durs contre les croyants. Il parle de la profonde méchanceté du catholique, de son inaptitude à toute cure psychanalytique, etc. Et pourtant, il parle de la « vraie religion » (Cf. Augustin, De vera religione). Il faut prendre cette expression comme l’adhésion à une valeur supérieure à toute autre, pour laquelle des individus sont capables de se sacrifier. La vraie religion est vraie, non par son contenu doctrinal, mais par sa supériorité sur les autres – qui n’apparaissent, à côté, que comme des hérésies. Il faut bien s’entendre sur ce qualificatif de « vraie » ; il ne s’agit point de la vérité objective, celle de la science, mais de la vérité subjective, autrement dit du sentiment de certitude. Pourquoi des hommes considèrent-ils que leur dieu est le seul vrai dieu et qu’il vaut plus que la vie, plus que leur propre vie ? Il faut distinguer la certitude de la vérité.
Déjà Nietzsche s’étonnait du sophisme des martyrs : parce qu’ils meurent pour une cause, leur mort serait la preuve de la vérité de cette cause. « Comment ! Il y aurait quelque chose de changé à la valeur d’une cause parce que quelqu’un aura donné sa vie pour elle ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède une séduction de plus ; croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion d’aller au martyre pour vos mensonges ? » (L’Antéchrist, §. 53) Pour Nietzsche, les hommes ne désirent pas vraiment connaître la vérité, car celle-ci est insupportable. Comment vivre en sachant que l’on doit mourir ? La vue de cette vérité est insoutenable ; « nous avons tous peur de la vérité » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », §. 4) La religion ne vient pas offrir la vérité, mais la certitude. « La croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce qu’on croit » (Humain, trop humain). Quand Nietzsche annonce la « mort de Dieu », ce n’est pas au sens de sa disparition, mais au sens où l’homme moderne n’aurait plus besoin de la notion de Dieu pour penser et mener sa vie. L’ennui - et Nietzsche le craignait -, c’est que d’autres valeurs tout aussi aliénantes sont venues prendre la place de Dieu (le travail, le jeu, l’argent, etc.).
Or, que nous offre la science ? En dehors de ses applications techniques que tout le monde apprécie, y compris les pourfendeurs de la modernité, elle n’offre que la vérité ; elle ne donne aucun sens à la vie. Et c’est ce qui est insupportable pour les croyants (ceux qui veulent des certitudes). Les croyants veulent des signes, des voies, un salut ; la vérité ne les intéresse pas et même leur fait peur. « L’idée que l’islamisme est une réaction à l’irruption de la modernité et non un renouveau proprement religieux est une affirmation qui peut sans doute être acceptée. » (p. 77)
Nous revivons actuellement les violences politico-religieuses qu’a connues la Renaissance. La différence principale entre le Moyen Âge et la modernité tient à la façon dont la pensée travaille : la pensée médiévale interprète le monde alors que la pensée moderne représente le monde. Pour interpréter, il faut d’abord chercher des similitudes entre les objets. On suppose qu’il existe des signes de ces similitudes, par exemple que la broderie des étoiles dans le ciel dessine un animal terrestre – les constellations -, puis on cherche à lire les signes pour passer d’un objet à l’autre. L’ordre entre les objets est posé comme prédéfini par le créateur et il s’agit pour le savant de retrouver cet ordre. La pratique de l’exégèse donne le modèle de cette démarche : puisqu’il y a préfiguration entre l’Ancien et le Nouveau Testament, interpréter la Bible revient à l’éclairer par la vie du Christ. La vérité d’un texte se trouve dans l’autre texte auquel on remonte.
La pensée moderne surgit avec le travail scientifique commencé par Galilée, non seulement pour établir les lois de la physique, mais aussi pour séparer le travail des scientifiques du travail des théologiens. « Les écritures, encore qu’inspirées par l’Esprit Saint, admettant en bien des passages […] des interprétations éloignées de leur sens littéral, et nous-mêmes ne pouvant affirmer en toute certitude que leurs interprètes parlent tous sous l’inspiration divine, j’estimerais prudent de ne permettre à personne d’engager les sentences de l’Écriture et de les obliger en quelque sorte à garantir la vérité de telle conclusion naturelle dont il pourrait arriver que nos sens ou des démonstrations indubitables nous prouvent un jour le contraire. » (Galilée, Lettre à Don Benedetto Castelli, 21 Décembre 1613). Autrement dit, c’est à la théologie de s’adapter à la science, non à la science de s’adapter à la théologie. Ce précepte est insupportable pour un croyant. Il ne veut pas des vérités établies par la raison ; il veut des signes, des « forêts de signes » (expression de R. Barthes à propos de la figure de l’abbé Pierre).
« On s’étonne que les fondamentalistes recrutent souvent dans les départements scientifiques des universités. » (p. 45) Comment des individus instruits peuvent-ils croire aux sornettes des religions ? Cet étonnement d’un esprit rationnel, formé par les Lumières, est mal posé : la question n’est pas « comment peuvent-ils croire ? » mais « comment désirent-ils croire ? ». Dans le domaine du désir, la cohérence logique n’est pas de mise. Les annonces optimistes de Marx et de Freud reposent sur la dichotomie de la religion et de la science, comme si la seconde pouvait, à terme, venir remplacer la première, et donc comme si ces deux discours pouvaient satisfaire, à leur manière, un même désir. Or, la question fondamentale pour tout être humain est d’affronter le réel. Au sens de Lacan, c’est plus que la réalité ; c’est l’irruption dans l’existence de l’irreprésentable, de l’insupportable, du hors-sens. La science ne nous protège pas du réel. Malgré le courage intellectuel qu’exige l’esprit scientifique, elle ne nous promet aucun salut, alors que la religion est entièrement consacrée à cette tâche.
Selon Lacan, le croyant laisse à Dieu la charge d’être la cause de toutes choses, renonçant à connaître la vérité (celle du monde et la sienne propre). Dieu est le refoulement en personne. Ce faisant, il se sacrifie, renonce à son propre désir et aspire à la servitude volontaire ; il s’aliène au désir supposé de Dieu qu’il s’agit de séduire par des prières, des rites, des renoncements de toutes sortes. Le croyant ne désire plus que les désirs qu’il prête à Dieu (Que ta volonté soit faite…). La recherche de la vérité se réduit alors à la seule recherche de ce que Dieu veut vraiment (et non pas la recherche d’un savoir vrai sur le monde). Le dernier moment de la vérité sera celui du Jugement dernier.
A la différence de Marx et de Freud, Lacan ne voit pas dans la science une solution à l’aliénation religieuse, parce que la science qui n’a aucune fonction consolatrice, va au contraire renforcer le désarroi des individus. « Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les cœurs. La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille. C’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va falloir qu’à tous ces bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi . » (in Le triomphe de la religion, (1974) Seuil, coll. Paradoxe de Lacan, 2005, p. 79-80. Voir aussi le Discours aux catholiques de 1960).
La science alimente malgré elle le recours à la religion. N’en déplaise aux enfants des Lumières, la religion a encore de beaux jours devant elle.
Jean-Marie Nicolle
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