Cher Rodolphe Cart,
J’ai lu avec un intérêt soutenu votre livre consacré à Mélenchon,
le bruit et la fureur. Portraits d’un révolutionnaire (éditions La nouvelle
librairie). C’est un livre dont je
recommande chaudement la lecture parce que, prenant Mélenchon au sérieux, il
s’efforce d’en retracer la cohérence par-delà les changements d’orientation à
telle ou telle période d’une longue vie politique. L’examen des différentes
facettes du personnage, dont vous faites une sorte de tomographie vous permet
de donner une vision assez complète de sa pensée politique, sans vous engager
dans des polémiques sur les pratiques réelles de Mélenchon aux différents
moments de sa vie politique, sans vous engager non plus dans le récit de ses
rapports avec ses amis, si souvent rejetés d’un simple twitt ou coup de
téléphone définitif.
J’ai tout particulièrement apprécié les chapitres consacrés
à l’écolo-urbain, au remplaciste, au décolonial, à l’européiste et au
tiers-mondiste. Dans un bref passage, vous notez à juste titre une certaine
proximité théorique entre Mélenchon et Hayek. Rien de plus pertinent. Mélenchon
considère que n’existent ou ne doivent exister que des individus dégagés de
toute appartenance, des individus qui ne sont liés ni à leur famille ni à leur
patrie, des individus dégagés de leur sol et de toute histoire personnelle. Ces
individus peuvent se « réinventer chaque matin », se choisir, se
faire eux-mêmes comme ils le décident. L’individu mélenchonien a un nom bien
connu, il s’appelle homo oeconomicus. Il n’est même pas l’individu des
libéraux traditionnels, il est l’individu des libertariens ! C’est ce qui
explique que Mélenchon se doit prononcé pour le droit de changer de sexe,
pardon de genre, sur simple déclaration à l’état civil. Autrement dit, Mélenchon
est le porteur (inconscient, je suppose) de l’idéologie du capitalisme parvenu
au stade où il s’est émancipé de tout ce qui le rattachait encore à la société
ancienne. Cet individu « créolisé » est le type d’individu,
indifférencié, échangeable à merci que promeut de capitalisme
« liquide », c’est-à-dire le règne absolu de l’équivalent général. Sa
glorification de l’urbain, sa haine viscérale des paysans et de leur travail
est soit le fondement, soit la conséquence de cet anthropologie ultramoderne,
et parfaitement adaptée au caractère révolutionnaire du mode de production
capitaliste, ce caractère que soulignaient Marx & Engels dès le Manifeste
du parti communiste de 1848.
De cela découle son européisme invétéré que vous documentez abondamment.
Mélenchon tente aujourd’hui d’effacer les traces. « J’ai voté oui à
Maastricht, parce que Mitterrand me l’a demandé ». C’est un mensonge, il a
voté « oui » parce qu’il était convaincu et que « voter non, c’était
faire le jeu de Le Pen ». Il a voté « non » en 2005 parce que ce
« non » n’était pas hostile à l’UE, et avait la bénédiction d’un bon
nombre de hiérarques socialistes. Mais, comme vous le remarquez, s’il a fait
des concessions au souverainisme pendant la période allant à l’élection de
2017, avec le fameux « plan B », « on sort si les autres ne
veulent pas renégocier les traités », le plan B a vite été remisé aux
oubliettes – Liem Hoang-Ngoc, qui venait des partisans d’Henri Emmanuelli, a
fait de cet abandon du plan B un des motifs de sa rupture avec LFI. La photo
qui montre Manon Aubry embrassant Ursula von der Layen pour la féliciter de sa
reconduite à la présidence de la Commission exprime exactement la position de
LFI et donc de Mélenchon à l’égard de l’UE, sachant que l’UE a l’avantage de
n’être point liée aux racines de l’Europe, mais n’est qu’une construction
politique et juridique sans frontières prédéfinies. Vous dites que Mélenchon
est un internationaliste. Permettez-moi de vous contredire sur ce point :
un internationaliste reconnaît les nations, comme Marx qui fait adopter au
congrès de l’Association internationale des travailleurs de 1864 des
résolutions soutenant les Polonais et les Irlandais en lutte pour leur indépendance
nationale. Mélenchon est un mondialiste ou un
de ces cosmopolites qui « aime les Tartares, pour être dispensé
d'aimer ses voisins », comme l’aurait dit mon bon Jean-Jacques Rousseau.
Vous insistez sur la haine qu’il voue à la France rurale et
paysanne et, au fond, sa haine de la France réduite à la Révolution de 1789. La
France avec drapeau tricolore et Marseillaise n’a été réhabilitée que
tactiquement pendant la campagne de 2017. Le drapeau de LFI est aujourd’hui le
drapeau palestinien… La haine du paysan est normale chez un adorateur de la vie
urbaine, seule digne d’être vécue, selon lui. Il prouve par là qu’il se moque
de Marx comme de sa première chemise, Marx qui avait révisé son jugement sur la
commune rurale, cette forme archaïque dans laquelle il finit par voir l’avenir
de l’humanité. Il montre aussi qu’il est un écolo du Xe arrondissement, un
écolo-bobo archétypal et donc un bon petit-bourgeois CSP++ de centre-ville. Ce
n’est pas un hasard si le travail et donc les travailleurs, n’occupent qu’une
place très réduite dans ses préoccupations. Le peuple indifférencié qu’il
prétend défendre, c’est un mélange de lumpenprolétariat, de chômeurs, de
désoeuvrés, de petits commerçants des cités, mais le peuple qui fait tourner
les usines, la classe ouvrière, comme vous le notez, il l’a abandonnée. De ce
point de vue, LFI et Mélenchon participent de cette destitution et de cette
invisibilisation des ouvriers si caractéristique de la petite-bourgeoisie
« Deschiens », du cinéma et de la télévision d’aujourd’hui. En cela,
Mélenchon a rompu radicalement avec le marxisme dont il ne ressort que quelques
guenilles quand il trouve cela opportun.
Vous privilégiez la thèse d’une continuité de la pensée de
Mélenchon et semblez souvent minimiser les oscillations (notamment de la
laïcité vers l’islamisme). Il me semble qu’il y a une contradiction
psychanalytiquement intéressante : le Mélenchon qui déteste les racines
des autres ne cesse de valoriser ses propres racines prétendues qu’il localise
au sud de la Méditerranée. Il se veut maghrébin. Il est donc attaché à la terre
de son enfance, mais une terre réinventée puisque ses parents étaient des
petits colons et qu’il doit, pour devenir maghrébin scotomiser ce souvenir
désagréable. J’en déduirai que sa haine de la France et son goût pour l’islam
relèvent de la haine de soi, poussée à un niveau névrotique.
Je pourrai continuer longuement à dire du bien de votre
livre tant je pense sa lecture utile. Cependant, je ne suis pas aussi sûr que
vous qu’il y ait chez Mélenchon une si grande continuité idéologique et
politique. La continuité, vous le dites excellemment, est celle de l’ambition
de pouvoir. Pour le reste les idées sont des oripeaux qu’il enfile suivant le
moment. Il a été trotskiste, mais a
rompu de longue date avec le trotskisme de sa jeunesse pour devenir un
laudateur des caudillos de gauche sud-américains, lesquels lui ont permis de
faire le lien avec différents courants islamistes – Chavez entretenait les
meilleures relations avec Ahmadinejad, l’ancien président iranien. Il était un
laïque intransigeant, mais crache aujourd’hui sur la laïcité. La presse lui
attribue souvent une grande culture, mais, pour savoir un peu ce qu’il en est,
je peux affirmer que c’est une grande
habileté rhétorique, une capacité remarquable à parler savamment de choses
qu’il ignore. Son rapport avec l’histoire est stupéfiant ! Comment peut-on
dire que les Arabes nous ont appris les maths et la construction des
cathédrales ? La légende de la « translatio studiorum » propagée
par Alain de Libera, a été démolie depuis longtemps déjà. Ce qu’il dit à ce
sujet, c’est de la propagande d’imam ignorant. Mélenchon lit des notes de
lecture et en fait ses choux gras, mais il ne travaille rien sérieusement, il
est bien plus préoccupé à mitonner le prochain « coup » politique !
Vous êtes une des rares personnes à accorder de l’importance à
« son » livre À la conquête du chaos. Ce livre est une
compilation de textes écrits par d’autres, dont moi-même , et Mélenchon
s’est contenté de faire le liant. Il n’a évidemment jamais lu René Thom ni Gleick.
Les équations non intégrables, la sensibilité aux conditions initiales, la
récurrence, il n’a certainement aucune idée de ce que cela peut être. Mais ce
que j’avais écrit sur le sujet, à partir de mes lectures, me permettait de
commencer à mettre en question le déterminisme prédictible qui servait de base
au marxisme. C’est cela qui l’a intéressé et qu’il a repris. Depuis il a changé
de « paradigme » et considère dorénavant que c’est le nombre qui fait
l’histoire… et plus la lutte des classes. Mais, c’est comme pour le climat, la
théorie du chaos et « l’effet papillon » sont remisés au placard.
Mélenchon est un
rhéteur, c’est-à-dire un hâbleur, mais un homme qui a une « libido
dominandi » écrasante. Pour lui, les amis sont comme les idées :
il faut qu’ils servent sinon il en change sans états d’âme. La liste est longue
de ceux qu’il a envoyés au diable dès qu’ils ont manifesté des désaccords. Lors
de notre dernière conversation téléphonique (en 2018), il m’a envoyé
« dans les égouts du Front national »… Où sont passés les Coq, Kuzmanovic, Charlotte
Girard, Manon Le Bretton, Corbières, etc ? Sans oublier Pena-Ruiz, ni Jacques Généreux. J’allais écrire que le seul
maître de Mélenchon est Mitterrand, dont il partage la duplicité, l’habilité démagogique,
l’aptitude à revêtir le manteau idéologique utile au moment donné… et
l’européisme. Mais il en diffère sur un point : il n’a aucun égard pour
l’amitié. Il ne sera pas Mitterrand, mais le Jean-Marie Le Pen de la gauche,
occupant les estrades et les médias, mais restant écarté du pouvoir à jamais.
Denis Collin, le 24 octobre 2025

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire