dimanche 27 septembre 2015

Nature, technique, fabrication


Quelques réflexions introductives

On oppose fréquemment la fabrication technique à la nature comme ce qui est artificiel à ce qui est naturel. Ce qui est naturel est spontané, procède de son propre mouvement ; au contraire, ce qui est artificiel demande une action volontaire d’un agent extérieur. Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote :
« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b).
Mais précisément la technique de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. D’où d’ailleurs cette définition de l’homme que l’on trouve chez Bergson, homo faber.
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.(Évolution créatrice, chapitre II, « Les grandes directions de l’évolution et de la vie »)
L’homo faber est pour Bergson l’expression d’une des deux grandes tendances de l’évolution, celle qui va vers l’intelligence et qu’il oppose à l’autre tendance, celle du perfectionnement de l’instinct qui atteint son niveau le plus important chez les insectes.
L’opposition entre ce qui est fabriqué par les hommes et ce qui est donné par la nature traverse la vie humaine, organise notre perception globale des choses. Elle est bien ontologique puisqu’elle permet de classer tout ce qui est selon deux modes d’être radicalement différents.
L’artisan ou l’artiste (on laissera de côté cette distinction, puisque pour les Anciens c’est un seul et même genre d’activité) peut créer quelque chose: un vase, une paire de chaussures, une statue. Mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poiêsis et la phusis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme, car jamais les produits de la fabrication humaine n’égaleront les êtres naturels. On mesure à quel point le rapport moderne à la nature s’oppose à celui des Anciens : l’industrie humaine est censée faire beaucoup mieux que processus naturels trop aléatoires.
Une remarque s’impose ici. Les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain –par exemple – à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de « métaphysique » si on définit la métaphysique comme cette science de l’être en tant qu’être dont parle Aristote. Prenons le cas de la procréation. L’homme, dans la mesure où il n’obéit pas à l’instinct, dans la mesure où la reproduction est normée socialement (prohibition de l’inceste, règles matrimoniales, conventions sociales) n’ a jamais tenu le fait d’avoir des enfants pour un processus seulement naturel. Mais depuis l’aube de l’humanité, la volonté humaine ne peut agir que négativement sur la reproduction : s’abstenir des rapports sexuels, mettre en œuvre les « procédés infâmes » de contrôle des naissances, pratiquer l’avortement, tuer les nouveau-nés indésirables, etc. Le processus lui-même par lequel un enfant vient au monde lui échappe. Je peux décider de labourer un champ ou de coudre un vêtement, mais pas de « faire un enfant » : en ce domaine la seule chose qui puisse être décidée, c’est avoir ou non des rapports sexuels et espérer que Dieu ou la nature comblera mes vœux.
Il est également possible de simuler la procréation, à travers une mise en scène très particulière. Ainsi chez les Nuers du Soudan, une femme stérile sera officiellement transformée en homme. Elle tiendra dans la société la fonction d’un homme et sera mariée à une femme, laquelle s’accouplera avec un homme du village qui servira uniquement « d’inséminateur ». L’enfant qui naîtra sera réputé le fils de cette femme-homme. Extraordinaire montage des normes : il s’agit d’imiter la nature, sous une forme très remarquable.
Il pourrait sembler que les biotechnologies modernes permettent d’abord de « piloter » plus finement le processus (dans le cas de la PMA) et elles n’entraînent pas encore un changement fondamental de statut de la naissance. Dans la FIVETE, on a encore affaire au processus aléatoire de la méiose et l’embryon fécondé sera réimplanté dans l’utérus maternel. Mais déjà s’y ajoute une possibilité technique nouvelle, celle qui est ouverte par la sélection des embryons – puisqu’on sait que certaines cliniques proposent la FIVETE non pour remédier aux problèmes d’infertilité d’un couple, mais pour permettre de choisir le sexe de l’enfant.
On peut aller plus loin et la technique est disponible ou en voie de l’être, si on intervient directement sur le génome humain, si on peut déterminer positivement les caractères essentiels de l’enfant à naître. Dans ce cas, nous aurons une transformation radicale, « ontologique » de l’être humain. Nous renvoyons à l’ouvrage de Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine sur la signification profonde des évolutions en cours qui font de l’enfant à l’être le produit d’un « projet parental » appuyé sur l’ingénierie génétique.
Prenons un autre exemple. Pour l’instant, une large partie de nos apports en protéines se fait directement par la consommation de protéines animales – que l’animal ait été chassé ou provienne d’un élevage domestique, cela ne change rien à l’affaire. On sait aujourd’hui, à partir de composants carbonés fabriquer quelque chose qui s’appelle « steak de synthèse ». Les militants de la « cause animale » y voient un progrès majeur qui permettrait d’en finir avec la « souffrance animale ». Mais on ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Si on ne mange plus les vaches, il faudra aussi arrêter la production laitière et respecter ce poulet en puissance qu’est l’œuf … On commence aussi à fabriquer de la peau synthétique par des procédés assez semblables. On sait faire des cœurs artificiels. Il y a là toute une série de recherches qui ne sont pas sans évoquer les fantasmes et les mythes des siècles précédents, mais qui sortent maintenant du mythe pour annoncer ce qui pourrait être la réalité de demain. L’homme aurait ainsi effectué sa migration vers le « posthumain », l’homme produit intégral de la fabrication humaine. Quand on voit le nombre de grandes firmes qui investissent massivement dans ces secteurs de recherche (Google), on peut craindre le pire.
Remplacer la nature par l’artifice, il semble pourtant que cela a toujours été la ligne directrice de l’activité humaine. Chaque société historique a établi ses propres limites, ses propres frontières entre le naturel et l’artificiel, entre l’artificiel permis et l’artificiel interdit. Franchir la limite, sombrer dans l’hubris, c’était précisément ce dont il fallait à tout prix se garder. Or nous vivons précisément dans une société qui a fait de la démesure, de la transgression de toutes les limites son mode d’être.
Nous savons, presque intuitivement, que le franchissement des limites entre naturel et artificiel conduit à une vie que nous n’aimerions pas, non pas au paradis technologique, mais à l’enfer technologique. Mais en même temps nous ne disposons d’aucune règle qui nous permettrait de déterminer « objectivement » cette limite. Voilà le dilemme tragique devant lequel nous sommes.
Pour en sortir, peut-être pourrions encore nous inspirer d’Aristote. Aristote tente de définir indirectement l’art ou la tekhnê :
« l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a).
Prenons la première partie de cette citation. La nature n’est pas une déesse toute puissante ! Mais, les dieux grecs non plus n’étaient pas des dieux tout-puissants. L’homme peut lui échapper et précipiter à nouveau ce qui est dans le néant par sa démesure, par la perte du metron. Il peut aussi venir en aide à une nature trop faible, par sa propre activité. Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle est composée de communautés naturelles et a pour finalité l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande, mais qu’elle ne peut faire seule. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne peuvent que suppléer à la nature qui, seule, guérit. Le pansement aide à la cicatrisation de la blessure, mais c’est le mécanisme du corps qui opère cette cicatrisation. Chez les humaines, la naissance ne fait pas souvent naturellement. Un petit trop gros qui doit passer par des hanches trop étroites – la nature n’est pas bien faite ... Les animaux mettent bas leur progéniture, mais les femmes doivent accoucher, « dans la douleur » leur rappelle la Bible, et le plus souvent avec l’aide de la sage-femme, d’une femme (car c’était la spécialité des femmes) qui est sage en matière de femmes.
En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets – « obéir à la nature pour lui commander », disait Francis Bacon. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de passer par-dessus la nécessité inflexible des lois de la nature. Mais il faut noter la grande différence. Bacon est un Moderne : obéir à la nature pour lui commander ou, comme le dira Descartes « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature », voilà des propos qui eussent semblé proprement fous pour un esprit grec.
Si nous demandons quelles limites on doit apporter à l’activité technique humaine, peut-être Aristote nous donne-t-il une règle. La PMA est simplement une technique qui aide la nature à accomplir ce qu’elle ne parvient pas à faire seule. Elle s’applique donc à aider les couples stériles à avoir un enfant ... à condition qu’il s’agisse de couples virtuellement susceptibles d’avoir un enfant, c’est-à-dire de couples hétérosexuels. D’où l’importance des discussions autour de l’application de la PMA aux couples homosexuels (féminins).
Dans un tout autre domaine, la sélection des plantes et des animaux n’est rien d’autre qu’une manière de diriger un processus naturel. Le paysan qui préparait ses semences pour la récolte suivante les sélectionnait – très empiriquement d’ailleurs. Il procédait de même pour son troupeau de vaches. Avec les OGM, c’est une autre voie qui s’ouvre : remplacent le développement organique par la chimie, les processus naturels par des processus industriels. Ce n’est pas du tout la même chose. Les défenseurs des OGM emploient l’argument selon lequel la technique des OGM permet seulement de court-circuiter le long processus de la sélection, en tenant le développement organique et le temps qu’il suppose pour rien. Mais précisément, c’est le temps qui est l’essentiel et cette tentative d’éliminer le temps est le caractère le plus saillant de notre époque – voir aussi sur ce dernier point Accélération de Hartmunt Rosa.
Gardons-nous de trancher trop vite. Ce qui s’annonce sous le terme de questions éthiques ou sociétales en tout cas met en jeu une dimension ontologique, c’est-à-dire les assises mêmes de la vie humaine. Et c’est encore le recours à la tradition philosophique qui permet d’y voir plus clair.

samedi 19 septembre 2015

Le communisme de Marx, une théorie du bien commun

Le mot « communisme » a été si galvaudé qu’on ne sait plus exactement ce qu’il pourrait recouvrir. Les partis communistes membres de l’Internationale Communiste se réclamaient du communisme tel que Marx l’avait défini dans le Manifeste du Parti Communiste (1848). Cependant, aucun des gouvernements des pays du « socialisme réel » n’a jamais considéré que l’un de ces pays ait pu être communiste. D’un autre côté, le communisme n’est pas l’invention de Marx et Engels. Le communisme de Babeuf, celui des « partageux », ce communisme grossier que Marx brocarde très tôt, n’est pas celui des auteurs du Manifeste du Parti Communiste.
Préhistoire du communisme de Marx. Après être devenus communistes – c’est Engels qui fait le pas le premier – Marx et Engels adhèrent à la « Ligue des Justes » qu’ils vont transformer en « Ligue des Communistes ». Cette transformation est capitale. Il ne s’agit plus de faire régner la justice dans le monde mais de reconstruire une société fondée sur le bien commun entendu dans un sens radical. En effet, les premières sociétés révolutionnaires, comme la Ligue des Justes liée originairement au blanquisme français, sont unies sur la base de mots d’ordre de nature , dans lesquels d’ailleurs les réminiscences des mouvements chrétiens dissidents sont fort nombreuses. L’égalité, la fraternité, la justice, le triomphe de l’humanité, ce sont ces grands mots qui servent d’étendard à ces mouvements. Avec la création de la Ligue des Communistes en 1847 qui confie à Marx et Engels le soin de rédiger un Manifeste, on change de point de vue. Il s’agit maintenant de comprendre le « mouvement réel » et non plus de s’orienter à partir d’idées utopiques. Et c’est pourquoi il faut partir de l’étude de la dynamique des rapports sociaux de production, et de leur expression politique, la lutte des classes et, quant à l’action, en finir avec les traditions des sociétés secrètes.
Le mouvement réel. Ainsi le communisme n’est-il plus un « projet » ni un idéal, mais le processus historique lui-même. Dans le Manifeste on lit : « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle [la bourgeoisie] a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste. » La domination bourgeoise a impitoyablement brisé toutes les formes anciennes de communautés, ne laissant plus que des individus isolés, les « atomes » égoïstes des modèles de l’économie politique bourgeoise. Mais la destruction des communautés anciennes n’est pas à regretter. Il s’agissait de communautés fermées, empêchant le développement de toutes les potentialités de l’individu. Le mode de production capitaliste, en brisant les anciennes relations de dépendance des individus a posé comme une exigence la véritable émancipation humaine, celle de l’homme comme être social. En même temps, en développant la division du travail, en multipliant les relations d’interdépendance des individus dans le processus même de la production qui brise toutes barrières anciennes, le mode de production capitaliste crée les conditions de la construction d’une véritable  des hommes libres. Si le communisme est le mouvement réel, c’est parce que le capital lui-même abat les barrières à son propre développement. Et c’est pourquoi, comme le dit encore le Manifeste : « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »
Ainsi, la destruction de la propriété capitaliste qui est souvent citée comme le point nodal du « programme » communiste, n’est-elle rien d’autre que ce que le mouvement même du capital accomplit chaque jour. Dans Le Capital, Marx précise comment ce processus s’accomplit. L’expropriation du capital n’est pas un coup de force qui sera fait un beau matin par le prolétariat au pouvoir (vision chimérique de la révolution), mais que c’est un processus qui se déroule à l’intérieur même du mode de production capitaliste. Les intérêts à long terme du capital exigent des lois de protection des ouvriers, mais ces lois contribuent à l’expropriation de milliers de petits capitalistes et indiquent la possibilité réelle de l’expropriation générale du capital. Le communisme n’est pas un projet à mettre en œuvre demain, un plan d’ingénieurs sociaux, mais le processus même qui se déroule sous nos yeux. Le principal obstacle au développement du capital, c’est donc le capital lui-même ! On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence théorique des notions clés du marxisme historique du XXe siècle et au premier chef l’élection du prolétariat en classe consciente de soi, en sujet révolutionnaire. Le sujet révolutionnaire (mystifié), c’est le capital lui-même, si l’on veut bien se souvenir que le capital n’est pas une chose, mais un rapport social.
Une association d’hommes libres. Cette expropriation ne doit pas être confondue avec la « nationalisation », c’est-à-dire l’étatisation des grands moyens de production et d’échange qui figurait en bonne place dans les programmes des partis socialistes et communistes de jadis. Le Manifeste avait défini le but de cette nouvelle organisation sociale : « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » Dans le livre I du Capital (Le caractère fétiche de la marchandise et son secret), la société communiste est décrite comme celle des « producteurs associés » : « Représentons-nous enfin, pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d’usage. Le produit global de l’association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l’association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l’organisme de production sociale lui-même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D’un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D’autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution. »
L’épanouissement des individus dans la vie commune. Mais si cette organisation, cette association d’hommes libres est la condition nécessaire du communisme, elle n’en est épuise pas la définition. Le but du communisme n’est pas une organisation sociale rationnelle se substituant à une organisation sociale irrationnelle. Le but est l’émancipation des individus. La rationalisation de la production et des échanges que permet l’organisation commune du travail permettra, soutient Marx, une réduction drastique du temps de travail nécessaire. La suppression du travail est certes impossible dit encore la conclusion du livre III du Capital : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. » L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité, il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée : « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Le communisme au-delà de la justice. Le problème essentiel est donc celui du rapport entre nécessité et liberté. Tant que les hommes sont soumis à la pénurie, « le vieux fatras » de la société bourgeoise s’impose. Si les biens sont rationnés, il faut trouver une clé de distribution de biens. Dans la société bourgeoise, c’est plutôt « à chacun selon sa propriété » ; dans la société communiste telle qu’elle sortira du capitalisme, le grand progrès serait que soit donné « à chacun selon son travail ». Mais immédiatement, on doit faire de nombreuses exceptions : les enfants, les handicapés, les personnes âgées ne peuvent pas travailler, les étudiants doivent être dispensés de travail productif pour faire leurs études, etc. Les aptitudes au travail des uns sont différentes de celles des autres et il n’est pas aisé de comparer et de ramener à une commune mesure tous les travaux concrets différents. En réalité donc, le principe « à chacun selon son travail » n’est que l’expression du « droit bourgeois », celui de l’équivalence de tous les travaux concrets ramenés à une abstraction. Avec une telle conception de la justice, les individus restent isolés de la vie commune : ils raisonnent d’abord en fonction d’eux-mêmes et ne se considèrent pas spontanément comme membres du corps social. C’est pourquoi, selon Marx, le communisme ne se réalisera qu’en dépassant cette première phase et en prônant comme principe de justice : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Les formules de Marx, que l’on trouve dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand. Mais ces formules « algébriques » mériteraient d’être remplies d’un contenu plus précis. « À chacun selon ses besoins », cela signifie que chacun est suffisamment sage pour ne prendre dans le « pot commun » ce qui excède ses besoins. Pour que cela soit possible, il faut donc que la production ne soit pas simplement une production pour la satisfaction des besoins qui vont sans cesse en s’élargissant, mais surtout une production de besoins nouveaux, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à ses besoins. En second lieu, la formule « de chacun selon ses capacités » demande que chacun soit prêt à donner à la vie commune sans calculer ce que cela lui rapportera à lui. Le communisme tel que Marx l’envisage est donc un idéal communautaire fort. On peut estimer cette perspective utopique et susceptible d’ouvrir la voie à toutes les formes de tyrannie bureaucratique – comme on a pu le voir en URSS et dans les autres pays dits « socialistes ». Mais ce serait commettre là une erreur logique. Dans ces pays, ce qui a existé, ce n’est pas une société communiste où l’homme est libéré de la nécessité, mais au contraire la pénurie et la misère « socialisée » sur la base desquelles la bureaucratie a pu assurer son emprise et justifier ses privilèges.
Communisme, commune et biens communs. La difficulté posée par le communisme de Marx est l’articulation entre la perspective d’une émancipation des individus et l’affirmation forte de l’homme comme être social. Il y a un fondement anthropologique à cette question. Non seulement l’homme est un « animal social » mais encore il ne peut se développer comme individu riche en potentialités que par le développement de ses liens sociaux. Les petites sociétés traditionnelles écrasent l’individu parce que ce sont des sociétés fermées, dans lesquelles l’emprise d’un homme sur un autre peut être terrible. Si, comme l’affirme Marx, l’individu est la somme de ses relations sociales, la puissance individuelle de chacun – puissance à entendre au sens de Spinoza – se développe en même temps qu’il s’insère dans un réseau plus vaste de relations sociales : c’est pourquoi le mode de production capitaliste à la fois mutile l’individu en le transformant en simple vendeur de force de travail arraché à sa propre vie et, dans le même temps, crée la possibilité d’un changement radical, d’une véritable émancipation qui ne peut être un retour vers les communautés archaïques idylliques.
Si le communisme n’est pas une utopie, il faut en dégager les voies politiques. Pour Marx, la première tentative de s’engager dans la voie du communisme fut la Commune de Paris de 1871. Traditionnellement, aussi loin que l’on remonte – et peut-être faut-il remonter à la cité grecque – le gouvernement de la cité (de la polis) et le gouvernement des hommes libres et égaux et toujours s’y est posée la question de la répartition des richesses. Déjà Aristote discutait les propositions de type communiste qui était défendues à son époque – à commencer par celles de son maître Platon. Il serait donc absurde de couper l’histoire du communisme moderne de cette longue tradition où l’idéal communautaire se couple avec l’aspiration à la liberté. La Commune de Paris, démocratie semi-directe, semblait renouer avec la démocratie grecque. L’appareil d’État bureaucratique mis à bas, c’est le peuple, mobilisé, dans l’action quotidienne, qui devient l’État. Ce civisme commun poussé à l’incandescence pousse évidemment au radicalisme social comme l’a montré la brève expérience du printemps 1871. Ainsi le communisme peut-il prendre une figure politique : c’est l’autogouvernement communal généralisé.
Il y a un dernier point. En renonçant au « grand soir » et en pensant le communisme comme processus, on peut en suivre la marche embryonnaire dans la société bourgeoise elle-même. La notion religieuse et thomiste du bien commun est redescendue sur terre. La vie civile suppose de nombreux biens communs, partagés par tous les citoyens selon des modalités variées. En France, le système de la protection sociale mis en place essentiellement à la Libération peut être vu comme un système communiste : chacun cotise en fonction de ses capacités et chacun reçoit des soins selon ses besoins. Idéalement, l’école laïque républicaine procède des mêmes principes, même si, pratiquement, la règle subit de nombreuses entorses.
Rendu à sa radicalité, débarrassé des scories de l’histoire qui semblent l’avoir englouti, le communisme de Marx pourrait bien se révéler comme une pensée et une politique opératoires pour le XXIe siècle.

Repères bibliographiques
Marx, K. : Manifeste du parti communiste (1848), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.
Marx, K, Le Capital, livre I (1875), PUF, « Quadrige », traduit de l’allemand sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
Marx, K, Le Capital, livre III, in « Œuvres », tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1968, traduit de l’allemand par Michel Jacob, Maximilien Rubel et Suzanne Voute.
Marx, K, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1875), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.

jeudi 17 septembre 2015

Comprendre Rousseau

Rousseau, philosophe des Lumières ? À la fois oui et non. Non, car il rejette la culture humaniste et dénonce l’idée de progrès comme source de la corruption de l’homme. Mais oui, car il n’a d’autre visée que l’émancipation humaine de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient.
Rousseau révolutionnaire ? 
Sans doute, même s’il affirme dans le Second Discours qu’il faut empêcher les révolutions. Robespierre, à qui l’on a reproché tellement de choses et en particulier la Terreur, ne se rendait jamais, dit-on, à l’Assemblée sans son Contrat social en poche. Dans beaucoup des choses qu’ont essayé d’instaurer les révolutionnaires, on retrouve cette volonté de rendre à l’individu sa liberté, y compris parfois contre son désir. Peut-être cette phrase « on les forcera à être libres » a-t-elle été sur-interprétée par les révolutionnaires, mais il n’en reste pas moins qu’ils la tirent du Contrat social.
Alors, certes Rousseau est un idéaliste. Mais, c’est un idéaliste qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Certes, être libre, obéir à la raison ne nous est pas naturellement donné. Mais c’est un possible qui nous est ouvert, et qui ne peut passer que par l’Éducation : transmission des savoirs, exercice de l’esprit critique, donc par les Lumières. Nous cantonner dans l’ignorance, c’est nous contraindre à la servitude. Il n’est pas utile pour la loi du marché que nous soyons éclairés, il suffit que nous puissions consommer. Pour que la démocratie soit effective, et non pas uniquement une parodie, une réelle connaissance est nécessaire, sinon c’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles et à toutes les nouvelles barbaries.

Lire: Comprendre Rousseau, un essai graphique, par Marie-Pierre Frondziak - éditions Max Milo

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...