jeudi 15 janvier 2015

À chacun selon ses besoins ?

La question de la gratuité pourrait être posée sur le plan purement moral. Un acte gratuit est un acte sans raison : par exemple un crime gratuit, qui n’est motivé ni par l’appât du gain ni par la passion. C’est aussi un acte bienveillant sans espoir de retour. Ici le gratuit renvoie au gracieux. La générosité doit être inconditionnée pour garder toute sa valeur morale et toute restriction, tout « si », tout « à condition que » apparaîtrait comme la cuillerée de goudron qui gâte le baril de miel. Du point de vue du perfectionnisme moral, la capacité à donner sans espoir de « retour sur investissement » est systématiquement valorisée, encore qu’on admette parfois qu’il puisse y avoir un excès de générosité, une « générosité féroce » comme le dit Jean Giono à propos de l’une de ses héroïnes[1].

dimanche 4 janvier 2015

Vérité et parole

Un commentaire de Pareyson

« La vérité réside dans la parole sans s’y identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole. Commençons par le plus simple : pour le croyant la vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. – « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce. Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée, que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité ! La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part, si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé (ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément, parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose. Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet (perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le décrire.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout au plus une « illumination », une manifestation de cette « Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans Les rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute, dira-t-on, la loi de la gravitation régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la physique ont une existence aussi indépendante de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien n’existe par indépendamment de sa formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine, mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la thèse de Pareyson,  le mensonge et la tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour. Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable, au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations, en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser toutes les grandes philosophies comme des « interprétations particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre. Et ce processus est un processus infini.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation s’opposent : si est interpretatio toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée. Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier, c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle, « il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise dans un sens sceptique. Que les « faits » sont le résultat d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est seulement cela la vérité.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

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