jeudi 23 février 2023

Droit international et avenir de l'humanité européenne

Vae victis
Il a fallu des Romains, se donnant pour objectif d’imposer la « pax romana » à la Terre entière, pour qu’on invente le « droit international », appelé à Rome Jus gentium, « le droit des gens » (gens étant ici une sorte d’équivalent de nations). D’élaboration lente et de mise en œuvre toujours incertaine, le droit international reconnaît le « droit des nations » à disposer d’elle-même. Ce qui veut dire que personne ne peut entrer en guerre contre une nation au motif que le régime intérieur et la politique de cette nation lui déplait. Bien sûr, les puissants se moquent le plus souvent de ce droit et cherchent soit à s’assurer une domination directe sur d’autres nations (c’est l’impérialisme colonisateur), soit à faire en sorte que les gouvernements des « petites nations » restent des gouvernements amis de grandes puissances. L’intervention militaire ouverte peut souvent être remplacée par la sédition, les complots et le travail de sape des agences gouvernementales. Le droit international reste sans doute un « idéal régulateur » au sens de Kant, mais il est presque impossible d’en faire une véritable loi régissant les rapports entre les nations.

Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004. Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les « révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours, affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes. En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus, ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.

Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute », il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles, ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient, avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.

La première question angoissante est d’abord celle-ci : dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et même d’un peu obscène.

Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne » dont a si bien parlé Edmund Husserl ?

Occident...

Notre époque, plus que toute autre, ne connaît que deux états, comme les systèmes informatiques, zéro ou un, bien ou mal, d’un camp ou d’un autre, noir ou blanc. Les nuances et le chatoiement des couleurs sont rigoureusement prohibés. La pensée n’a plus sa place, les automatismes la remplacent. Avant que, brinquebalé de droite à gauche et de gauche à droite, sautant d’une ornière à l’autre, le chariot poussif de l’humanité ne se disloque complètement, il serait bien utile d’essayer de sortir des manichéismes, des discours tout faits, de la langue de bois qui prospère de tous côtés. L’expérience montre que ce n’est pas aisé et que celui qui s’y essaie risque de crier dans le désert (« la voix de celui qui crie dans le désert », Marc, 1:3) ou d’être vilipendé par la foule des imbéciles. Allons-y tout de même.


Occident
… Le mot est devenu le symbole de l’impérialisme, de la domination des grands empires sur le monde entier, et, aujourd’hui, de l’Alliance Atlantique et de son bras armé, l’OTAN. Tout cela est assez vrai. La puissance des grands empires occidentaux et les crimes innombrables qu’ils ont commis ont réussi d’abord à faire oublier que d’autres grands empires, tout aussi terribles, ont été ruinés par cette domination occidentale : les Mongols et les Ottomans, pour ne citer que les plus connus, ont commis des massacres terrifiants et asservi des centaines de millions d’hommes. Mais tout est pardonné, tout est la faute de « l’homme blanc ». L’Algérie, ancienne terre des Numides ou de ceux que les Romains appelaient Barbari (qui a  donné berbères) a été soumise à la domination arabe, puis à la domination ottomane jusqu’au XIXe siècle. Mais les seuls colons, coupables de tous les maux de ce régime pourri jusqu’à la moelle, sont les Français – qui ont pourtant de grandes fautes à se faire pardonner. L’esclavage fut et reste encore une institution presque universelle. Les grandes traites négrières furent d’abord le fait des royaumes africains – qui étaient de véritables royaumes avec tous les attributs de la royauté et non petites tribus de grands enfants vivant dans des cases comme le montre Hergé. Les Arabes ont fait commerce des esclaves à une échelle massive et pendant de nombreux siècles. Les Européens et leur appendice nord-américain s’y sont mis à leur tour. Mais on ne peut s’empêcher de faire remarquer que c’est en Europe que la question de l’abolition de l’esclavage est posée et conduit à la suppression, non sans mal, de cette horrible institution. C’est à Paris qu’est créée, en 1788, une « société des Amis des Noirs »… Cherchez une telle société ailleurs, en Arabie ou en Inde, vous n’en trouverez pas ! Bref l’Occident est horrible, mais nous avons de bonnes raisons de rester attachés aux acquis de cette civilisation chrétienne européenne. Pour tout dire, quiconque est attaché à l’idée de droits de l’homme doit sans doute dire, comme Benedetto Croce, « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens » !

Mais précisément parce que nous sommes « chrétiens », même si nous ne croyons en aucun Dieu transcendant, nous respectons l’humanité dans chaque homme et nous devrions nous refuser à imposer aux autres nos mœurs, nos idées, nos croyances. Nous ne pouvons qu’espérer dans le progrès de l’esprit humain ! « Chrétiens », mais pas missionnaires et encore moins missionnaires armés. « Chrétiens », mais assez humbles pour ne pas penser que les voies que nous avons suivies sont toutes les bonnes et que nous n’avons rien à apprendre des autres. Cependant les progrès de la liberté, personnelle autant que politique sont des critères essentiels dans les jugements que nous pouvons porter sur nous-mêmes ou sur les autres. Personne ne soutient que les cannibales ont des mœurs et des rites parfaitement respectables ! Personne n’admettrait que se pratiquent lors de la naissance d’un enfant le vieux procédé romain de l’exposition, qui permettait au père de famille de ne pas reconnaître l’enfant et de le laisser mourir dans la rue, sauf si une âme charitable en prenait soin… Si nous admettons l’égalité en droit et en dignité des hommes et des femmes, c’est à bon droit que nous jugeons qu’une société qui ne reconnaît pas cette égalité ne vaut pas la nôtre. Nous n’avons nullement à imposer par la force notre façon de concevoir une vie bonne, mais nous avons le droit de la défendre quand elle est menacée. Et aujourd’hui elle est menacée.

vendredi 3 février 2023

Quelques réflexions sur la souveraineté et le souverainisme

 


Voilà plus de 30 ans que je suis convaincu de la nécessité de défendre la souveraineté nationale, que la souveraineté est absolument inséparable de la lutte contre la mondialisation et pour une transformation sociale radicale. Je considère que les impérialismes et principalement l’impérialisme dominant aujourd’hui, qui reste l’impérialisme américain, veulent défaire les nations en tant qu’elles sont les cadres nécessaires de la lutte sociale (la lutte des classes est nationale dans sa forme, disait Marx, même si elle est internationale dans son contenu).

La souveraineté nationale est la défense de l’un de ces cadres de vie dans lesquelles les individus peuvent se former, vivre, combattre, s’instruire, aimer et souffrir. Nous sommes tous, plus ou moins, attachés à ces formes de vie, héritées, mais qui sont nous-mêmes, au moins en partie. « Familles, je vous hais ! » D’accord, mon cher André Gide. Mais il faut reconnaître avec Christopher Lasch que la famille est souvent devenue « un refuge dans ce monde impitoyable », l’ultime refuge souvent. Il y a beaucoup d’autres communautés, plus ou moins larges, auxquelles nous sommes attachés. Nous sommes certes des citoyens du monde, mais nous sommes d’abord des Latins, des Grecs, des Européens, issus tous de cette matrice chrétienne que nous prétendons parfois rejeter. L’histoire n’est plus le récit qu’on en faisait jadis, mais elle demeure. Elle nous permet de tisser tant de liens ! Après tout, les Latins et les Grecs ne seraient rien sans les Étrusques et les Phéniciens. Et ainsi de suite ! Le monde que nous découvrent ces nations et ces civilisations, encore présentes souvent dans les ruines, les routes, les langues, est un monde bigarré, un patchwork et c’est ce qui en fait la beauté et l’intérêt. L’internationalisme abstrait et le mondialisme nous séparent les uns des autres en nous réduisant à des individus tous semblables. Les communautés nationales et culturelles établissent des liens, des liens dans lesquelles nous apprenons à reconnaître l’autre comme nous-mêmes et profondément autre simultanément.

Partisan de la souveraineté nationale, j’ai du mal à me dire « souverainiste » et je suis persuadé qu’un front des souverainistes ne serait qu’un front des refus, c'est-à-dire une union de gens qui ne sont en vérité unis sur rien. Je ne suis pas nationaliste pour deux sous. J’aime mon pays, mais je ne l’élève pas au-dessus des autres. Nous Français, ne sommes pas meilleurs que les autres. Je suis pourtant un peu triste de voir ce pays s’abaisser et s’enfoncer dans une sorte d’abattement qui nous dépossède de nous-mêmes. Le syndrome de la débâcle de 1940 dont, en vérité, nous ne nous serions jamais remis, en dépit des tours d’illusionniste de De Gaulle. Les reconstitutions intéressées de l’histoire n’y changeront rien. Penser qu’en tentant de faire revivre la mythologie « nationale » cela nous permettra de nous sortir de l’ornière, c’est commettre une grosse erreur. Observateur avisé de la France, Jérôme Fourquet note ainsi : « Le cas de la country nous dit à la fois le décrochage et l'ampleur de l'américanisation de la société française et la puissance de ce phénomène qui a été capable de produire des imaginaires adaptés à chacune des îles de l'archipel français : en gros, il y a la country pour la France périphérique, le rap pour les banlieues, le Starbucks coffee et la startup nation pour la France des métropoles, et vous voyez que chaque catégorie sociale a son imaginaire américain. » Même les « identitaires », ces rescapés d’extrême-droite française sont profondément américanisés, comme l’a montré une enquête de la revue Éléments. Désaméricaniser notre pays, voilà une tâche colossale que personne ou presque ne voudrait entreprendre. Les tentatives purement culturelles échouent parce qu’il faudrait une impulsion qui redonne de la vie à la culture nationale. L’état calamiteux du cinéma français (nous ne pouvons que regretter le « bon vieux temps »), de la littérature ou de la philosophie ne rend guère optimiste. La manière dont le « wokisme », produit made in USA, a pénétré les milieux universitaires ne laisse pas d’intriguer.

Une chose est certaine : électoralement les « souverainistes » pèsent peu. Le vote pour le RN n’est pas spécialement « souverainiste » puisque Mme Le Pen, comme son homologue italienne Giorgia Meloni, ne met plus en cause le cadre de l’UE, ni celui de l’OTAN. Et « l’union des souverainistes » est vouée à un fiasco si d’aventure elle se constituait à telle ou telle occasion électorale. Une nation ne se fabrique pas ou ne se refait pas par quelque astuce électorale. En outre, tant que nous sommes dominés par le mode de production capitaliste, nous ne sommes pas les maîtres, mais nous sommes soumis au pouvoir du capital. Les « souverainistes » mettent le plus souvent ces questions de côté et rêvent debout d’un capitalisme national et patriotique qui n’existe plus et qui, en vérité n’a jamais existé. Être maître chez soi, cela exige que l’on renverse la logique du capital, c'est-à-dire celle de l’accumulation de la valeur au profit d’une production tournée vers la valeur d’usage. Ce qui s’appelle en vieux français « socialisme ».

Le 3 février 2023 – Denis COLLIN

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...