Vae victis |
Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004.
Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les
« révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de
régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation
d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin
d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi
dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime
politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque
puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires
ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En
ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan
n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours,
affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons
pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a
été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le
laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes.
En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique
et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est
en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus,
ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.
Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le
langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute »,
il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des
acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis
d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos
valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire
régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la
soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles,
ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en
chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions
médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est
se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres
ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye
aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres
de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette
guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les
vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient,
avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes
zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand
échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.
La première question angoissante est d’abord celle-ci :
dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant
l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur
correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer
le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette
situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant
moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et
même d’un peu obscène.
Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité
survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que
l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le
progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination
de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a
été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne »
dont a si bien parlé Edmund Husserl ?