lundi 14 juin 2021

Ce qui est le plus important chez Marx

En quoi Marx nous importe et doit être considéré comme l’un des grands philosophes de l’histoire de l’humanité ?

Le plus important se trouve d’abord dans L’idéologie allemande : les hommes produisent leur conditions matérielles d’existence et ainsi produisent leur vie sociale. L’être social des hommes se fonde ainsi dans le travail, comme activité productive de la vie humaine dans son ensemble. Ce primat du travail est transhistorique. Il vaut pour toutes les périodes historiques et nous n’avons pas de raison de croire qu’il pourrait en être autrement, sauf dans les rêveries des auteurs de science-fiction. Cette « centralité du travail » a des conséquences ontologiques et morales.

En second lieu, Marx produit une « critique de l’économie politique » ou encore une « philosophie de l’économie », c’est-à-dire une analyse des processus par lesquels se forment les catégories de l’économie et, dans le même moment pourquoi cette sphère de l’économie finit – dans la société capitaliste – par dominer toute la vie sociale.

En troisième lieu, il analyse de mouvement du capital comme « grand automate » dont la logique immanente conduit à la destruction de la société humaine et à la mort. La pétrification de la vie humaine saisie progressivement par le machinisme implique que la résistance des humains devra détruire le système capitaliste, de fond en comble pour revenir à la propriété individuelle du travail et la maîtrise des moyens de travail.

Inutile d’ajouter que tout est fait aujourd’hui pour interdire que soient reconnues et largement divulguées ces vérités. La sainte alliance de tous les courants attachés au capital, de l’extrême droite à l’extrême gauche s’emploie activement à cette opération de camouflage.

mercredi 9 juin 2021

Nouveau pas en avant dans la réification de l’être humain


L’adoption en seconde lecture de la nouvelle « loi bioéthique », prévue avant l’été, est un événement important dont on doit s’efforcer de mesurer la portée avec toute la lucidité nécessaire. L’aspect le plus marquant de cette loi porte sur l’autorisation de la PMA pour toutes les femmes, c’est-à-dire que toutes les femmes mariées, en couple « hétérosexué », lesbiennes ou parfaitement célibataires peuvent avoir recours à la PMA. On voit la plus grande partie de la gauche se réjouir de ces nouvelles lois et seulement regretter que l’on n’aille pas assez loin. La « Libre Pensée » déplore le « lobbying » de l’Église catholique contre ces lois.

L’exception devient loi.

La PMA est déjà une très vieille histoire et a déjà soulevé de nombreuses contestations. Mais, finalement, elle a fini pas entrer dans la loi. Les diverses techniques qu’elle recoupe (insémination artificielle avec donneur anonyme, FIVETE, ICSI, etc.) ont été légalisées en France, avec toutefois des restrictions assez claires : la PMA concerne les couples homme/femme infertiles. En suivant le vieux principe aristotélicien qui veut que le technique se contente d’aider la nature là où celle-ci est trop faible, la PMA demande une indication thérapeutique. On ne procède pas à une PMA pour satisfaire un désir, mais pour pallier une déficience dans le rapport normal de procréation unissant un homme et une femme. Dans 95 % des cas, la PMA est réalisée avec les gamètes des deux membres du couple et c’est seulement exceptionnellement qu’on a recours à un donneur de sperme anonyme. Alors, pourquoi ne pas généraliser ce qui est autorisé dans des cas particuliers ? Tout simplement parce que l’exception (le cas particulier) ne fait jamais loi ! La légitime défense qui peut absoudre un homicide n’a jamais donné le droit de tuer ! Toute règle morale universelle a besoin d’une casuistique permettant de traiter les cas particuliers. L’extension infinie des droits conduit tout simplement à la tyrannie — ce que savent tous ceux qui connaissent un peu l’histoire ou se sont instruits de la lecture de Platon. Ainsi on autorise l’IVG jusqu’à 12 semaines et plus dans des cas particuliers. Pourquoi pas jusqu’à 40 semaines ? Parce que ce serait un infanticide ! Certes, les utilitaristes à la Singer défendent l’infanticide, toute honte bue. Mais on n’est pas obligé de leur emboiter le pas.

Contrairement aux affirmations des groupes de pression libertariens qui mènent la danse en ces matières, restreindre la PMA aux indications thérapeutiques d’infertilité d’un couple n’est pas discriminatoire en soi et les revendications d’égalité n’ont rien à faire dans cette matière, ou alors l’égalité signifierait l’abolition de toute loi puisque la loi, précisément, définit et détermine ce en quoi peut s’exercer la liberté.

La biologie n’a-t-elle rien à voir dans la filiation ?

Les partisans de la PMA pour toutes, de LREM à LFI, prétendent que la filiation n’a rien à voir avec la biologie. Il est assez cocasse de voir les Verts et autres amis d’une nature déifiée défendre la non-naturalité de la filiation. Dire comme Mélenchon qu’il n’y a pas vérité dans la filiation biologique, c’est s’inscrire clairement dans une perspective post-humaniste ou transhumaniste : l’homme échapperait au règne de la nature et l’artifice serait tout puissant. S’il est vrai que la filiation ne se résume pas à la biologie et unit nature et des institutions sociales — elle est le lieu même où s’articulent nature et culture, selon Lévi-Strauss, il n’en reste pas moins que pour qu’il y ait articulation il faut qu’il y ait deux instances à articuler ! Pour qu’il n’y ait plus de vérité dans la filiation biologique, il faudrait que non seulement la procréation échappe entièrement au rapport sexuel, mais encore que les gamètes ne soient plus fabriqués naturellement par des humains, mais soient des « gamètes de synthèse » que les progrès de la biotechnologie peuvent rendre possibles un jour. Les braves idiots utiles du capitalisme biologique oublient simplement que la PMA pour toutes ne fait pas disparaître la maternité : les enfants continuent de naître du ventre d’une femme ! Encore fois, tant qu’on n’aura pas mis au point l’ectogenèse (l’utérus artificiel) déjà imaginée par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.

Dire qu’il n’y a pas de vérité biologique de la filiation, c’est refuser de comprendre pourquoi les enfants abandonnés recherchent leurs parents biologiques. C’est si important que s’est ouverte la possibilité de recherche des pères biologiques (géniteurs dans le vocabulaire à la mode) ou des mères, par exemple dans les cas d’accouchement sous X. La vérité biologique de la filiation se reconnaît aussi dans la volonté des couples homosexuels d’avoir des enfants « à eux ». Pourquoi ne se contentent-ils pas d’adopter des enfants ? Pourquoi faut-il qu’ils se fabriquent des enfants qui contiennent leurs gamètes ?

Quand on sait que le « top du top » dans les couples de lesbiennes est de faire une GPA-PMA, c’est-à-dire implanter des gamètes de l’une des partenaires, dûment fécondés, dans le ventre de l’autre, on voit combien la biologie n’est pas seulement une vérité, mais même une véritable obsession. Les pourfendeurs de la biologie sont ainsi les meilleurs avocats, à leur insu, du caractère essentiel de la filiation biologique.

Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas adopter des enfants et devenir de bons parents ni que les enfants adoptés ne peuvent pas vraiment aimer leurs parents adoptifs. Mais tous ces cas sont marginaux et découlent de situations exceptionnelles et exceptionnellement dramatiques pour les enfants : on adopte les orphelins et l’adoption est seulement un remède à un mal, jamais une affaire de choix pour l’enfant ! Les belles âmes qui, au nom de la non-discrimination, proposent la fabrication légale d’orphelins commencent par nier les droits de l’enfant.

La fin du patriarcat ?

En ouvrant la PMA à toutes les femmes, on irait vers l’abolition définitive du patriarcat, selon le maître à penser de la France Insoumise. Si l’on comprend bien, pour Mélenchon, c’est donc l’existence du père qui produit le patriarcat puisque la PMA pour toutes suppose la négation du père remplacé par un reproducteur anonyme comme dans les élevages de vaches ou de chevaux. On devrait renvoyer ces gens de gauche en peau de lapin à leurs chères études. La grande féministe américaine Evelyn Reed — voir Women’s evolution — empruntant le chemin déjà tracé par Engels a montré que le patriarcat est une institution sociale qui naît à peu près avec la division de la société en classes antagonistes et l’institution de la propriété privée. Toute l’évolution du mode de production capitaliste en tant qu’elle implique la liquidation de la famille, comme Marx et Engels l’ont montré dès le Manifeste de 1848, conduit au dépérissement du « patriarcat » ! Mais comme les déconstructeurs du type Deleuze-Guattari qui voulaient détruire le capitalisme en l’accélérant, les défenseurs de la PMA prétendent qu’il faut accélérer et rationaliser le mouvement du capital pour mieux le dépasser.

 Remarquons que les farouches PMA-istes ne s’attaquent pas du tout au patriarcat réellement existant, celui qui considère qu’une femme devant les tribunaux ou en matière d’héritage vaut la moitié d’un homme, celui qui fait de la femme une subordonnée de son mari (c’est le cas en Algérie depuis très longtemps et pas seulement en Arabie Saoudite), celui qui permet la polygamie et lapide les femmes adultères ou encore tout simplement qui voile les femmes pour les priver de toute existence publique.

Venons-en maintenant au fond. L’humanité est duale, elle est homme et femme et là-dessus on ferait bien de méditer les premières paroles de la Genèse. L’union de l’homme et de la femme est l’unité de la différence et la véritable réalisation de l’humanité, ce que l’on peut lire aussi bien chez Hegel que chez Engels. La liquidation du père réduit au rôle de géniteur est tout simplement la liquidation de l’humanité, sa bestialisation et sa réduction à ce que Pierre Legendre appelle justement « conception bouchère ». On pourrait imaginer de garder quelques hommes comme reproducteurs et ne plus faire que des femmes. Le mâle est toujours surnuméraire en élevage ! Selon les thuriféraires de la PMA, il faut déconstruire le modèle bourgeois patriarcal « un père, une mère, un enfant ». Le simple fait de dire que les enfants ont besoin de cette identification double, père et mère, vous envoie directement en enfer, c’est-à-dire avec « Sens Commun ». En réalité, cette « déconstruction » est tout simplement une des pièces de l’indifférenciation généralisée, c’est-à-dire de la standardisation de l’humanité selon les normes de la production capitaliste.

Dire qu’un enfant doit avoir un père et une mère, ce n’est pas être « homophobe » parce que l’homosexualité n’a tout simplement aucun rapport avec la procréation et la reproduction, mais ressortit au monde du fantasme, du désir et de la transgression. Ceux qui veulent la normalisation de l’humanité, sans sexe, les PMA-istes et leurs amis, sont justement des homophobes refoulés : ils détestent tant l’homosexualité qu’ils veulent la supprimer en supprimant la différence des sexes et leur nécessaire unité pour que l’humanité puisse continuer.

La PMA et la GPA sont la même chose

« La PMA, oui ! La GPA non ! » : telle est la « ligne de gauche ». On pense irrésistiblement au sketch de Bourvil, « l’eau ferrugineuse oui, l’alcool non ! ». En effet, il n’y a aucune différence entre PMA et GPA. Toute GPA suppose une PMA et du même coup GPA et PMA commencent de la même façon, nonobstant les investissements affectifs et sonnants trébuchants des contractants. Et l’expérience montre vite que la ligne de départ entre PMA et GPA est seulement un fragile vernis de « non-marchandisation ». D’abord parce que rien n’interdit la GPA dans un couple de lesbiennes ayant recours à la PMA (cf. supra), l’idéal étant de répéter l’opération en sens inverse. Évidemment, donner ses ovocytes à sa partenaire ne transforme pas une compagne en père, pas plus que greffer un pénis factice ne fait d’une femme un homme. On est entièrement dans le règne des simulacres, dans cette société du spectacle où le spectacle remplace le réel.

Ajoutons que si les femmes seules ou les lesbiennes peuvent avoir des enfants, on ne voit pas pourquoi les célibataires ou les gays ne pourraient pas bénéficier de ce « droit » ? La seule solution serait de dire : « oui, mais les hommes et les femmes, ce n’est pas pareil ! » Mais si ce n’est pas pareil, alors il faut admettre, horribile dictu la différence des sexes et, patatras, tout l’édifice s’effondre. Encore une fois, la seule solution qui reste est d’en finir avec les « mecs » ou qu’ils se taisent définitivement. Donc, la PMA pour toutes légalisée, il faudra bien légaliser la GPA pour tous et donc le commerce des ventres des femmes. Ceux qui font semblant de ne pas voir cette conséquence inévitable sont des tartuffes.

Le bébé à la demande ou la réification achevée de l’être humain

Pour se rassurer, on peut se dire que ces revendications de la PMA et de la GPA ne concernent qu’une petite minorité et que l’immense majorité des humains continuera encore longtemps de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée, et ils ont sans doute raison. Il reste que c’est une barrière symbolique forte qu’on franchit en rendant « normal » ce qui n’est qu’exceptionnel — on a vu, par exemple, comment la publicité faite au transgenrisme a produit une véritable explosion de la demande.

La barrière symbolique est essentielle. Jusqu’à présent, en gros les enfants naissent du hasard des rencontres entre les hommes et les femmes. Ils ne procèdent pas d’un « projet parental » mis en œuvre pour réaliser le « désir d’enfant ». Même si la contraception permet de choisir d’avoir des enfants ou de n’en avoir pas, son œuvre se limite à cela : choisir de ne pas avoir d’enfant. Elle est une maîtrise purement de négative de la reproduction. Et les hommes et les femmes qui souhaitent avoir des enfants doivent préalablement trouver le bon partenaire. Dans cette situation encore ancestrale, la contingence de la naissance laisse l’enfant libre. Il peut devenir un sujet — pourvu qu’on lui prête vie et assistance. Avec la PMA déjà s’instaure la possibilité d’un tri des embryons et donc d’un choix : en France, les choses sont très encadrées et le choix est pour l’heure restreint à des indications thérapeutiques sérieuses, mais dans plusieurs États américains, on peut faire des PMA pour choisir le sexe de l’enfant. Demain — en fait dès aujourd’hui — les possibilités seront plus étendues et il suffit d’écouter Laurent Alexandre et ses amis assez nombreux dans le monde médical et dans celui de la haute technologie pour comprendre qu’on est en train de faire sauter les derniers verrous à la fabrication industrielle (norme ISO !) des bébés. Affirmer qu’une femme seule ou un couple de lesbiennes peut, à la demande, avoir un enfant en employant les moyens de la technique médicale, c’est affirmer que rien ne peut s’opposer au désir d’enfant et du même coup que l’enfant n’est plus que l’objet du désir, entièrement absorbable dans le « désir parental ».

Si l’humain est l’objet d’une fabrication, cela signifie qu’il se transforme en chose. C’est le processus que Lukács avait nommé « réification » et dont le concept se trouve déjà chez Marx. Faire de l’homme une chose, c’est aussi ce que, de leur côté, développent les théoriciens des neurosciences et les artisans de l’intelligence artificielle. C’est parfaitement dans « l’air du temps ». Et comme toujours, c’est sous les couleurs de la subversion et même de la révolution, que s’accomplit l’esprit du capitalisme.

Les questions que Jürgen Habermas avait soulevées voilà plus de 20 ans dans L’avenir de la nature humaine sont aujourd’hui encore plus brûlantes qu’hier. Est-il possible d’enrayer cette dynamique dont le moteur est l’aspiration à une liberté sans loi, l’aspiration à la satisfaction de tous les désirs, c’est-à-dire le nihilisme propre à notre époque ? Rien n’est moins sûr.

Denis Collin — le 6 juin 2021


vendredi 4 juin 2021

Universalisme ?

 

Face à l’offensive du racialisme et du différentialisme prônés par les groupes de la mouvance dite « décoloniale » ou « woke », on se contente bien souvent de revendiquer l’universalisme et la laïcité. C’est évidemment utile, mais finalement peu efficace. En effet, l’universel comme tel est une abstraction et l’universalité du genre humain n’existe effectivement que dans la particularité des diverses formes d’organisations sociales, familles, nations, groupes religieux, etc.

L’invocation de l’universel semble de prime abord parfaitement légitime. Il y a une espèce humaine et une seule, et rien de justifierait que l’on puisse traiter les humains différemment suivant leur couleur de peau, leurs caractères ou leurs origines. De cette proposition on peut tirer que les hommes possèdent tous des droits du seul fait qu’ils sont hommes, que la liberté de conscience est un droit inviolable et qu’une démocratie laïque est le régime politique le plus apte à incarner ces droits de l’homme, et du citoyen, doit-on immédiatement ajouter. Sur ce sujet, beaucoup de bonnes choses ont été écrites et je n’ai nulle envie de broder là-dessus. Mais si l’on veut penser non pas de belles abstractions, mais le réel lui-même, il est nécessaire de faire son droit à la particularité.

En effet, cette proclamation universelle des droits de l’homme est une expression particulière de l’histoire humaine. L’homme universel est l’homme d’un type d’organisation sociale qui est apparu en Europe à la fin du Moyen Âge et qui s’est développé dialectiquement au cours des cinq derniers siècles, disons depuis l’expansion européenne sur toute la planète jusqu’à la phase actuelle, que je propose d’appeler, à la suite de Diego Fusaro, « capitalisme absolu ». On peut certes voir dans les déclarations américaine et française de la fin du XVIIIe siècle un achèvement, la communauté humaine enfin réalisée par la reconnaissance des individus comme sujets de droit. Et de ce point de vue, Kant est bien le grand philosophe allemand de la Révolution française. Mais, pas plus qu’on ne peut croire un homme sur ce qu’il dit de lui-même, on ne peut croire une époque historique sur la représentation qu’elle s’est donnée d’elle-même. L’homme dont il est question dans la Déclaration des droits de 1789 n’est nullement l’homme réellement existant, l’homme qui vit en société dans des rapports sociaux complexes, et qui dépend de ces rapports sociaux pour vivre. C’est l’homme abstrait, l’homme privé de toute qualité spécifique, un homme évidé de tout ce qui fait un homme et qu’on présente comme porteur de droits inaliénables qu’il tient de la nature, c’est-à-dire de sa naissance : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les riches comme les pauvres ont un droit égal à coucher sous les ponts ! L’homme de la déclaration est bien, comme le dit Marx, le bourgeois égoïste, et personne d’autre !

Encore une fois, cette déclaration de 1789 est un immense progrès, mais elle est loin de l’achèvement de l’histoire. La catégorie de l’universel y est encore abstraite, c’est-à-dire séparée de toutes ses déterminations. Quand Burke se moque des Français de la Révolution, en disant qu’il ne connaît pas l’homme, mais seulement le Français ou l’Anglais, il n’a pas tout à fait tort. L’homme est être générique, comme le disait Marx, parce que chaque humain se rapporte à la totalité de la nature — le corps non organique de l’homme — et parce que son activité productive, son travail, a valeur universelle : il produit pour n’importe quel homme et non pas spécifiquement pour lui-même. Une fois ce point acquis, l’universalité (ou la généricité) de l’homme doit être spécifiée, l’universel pour devenir un universel concret. L’homme est non plus une abstraction, mais un individu vivant, c’est, par exemple, l’ouvrière couturière de 20 ans, Mary-Ann Walkley, morte par excès de travail, dont Marx rapporte l’histoire dans le livre I du Capital, l’individu singulier, l’individu qui souffre et non plus l’homme en général. L’universalité de l’homme ne peut être réalisée que dans une société communiste débarrassée de l’exploitation de l’homme, une société où l’on pourra donner à chacun selon ses besoins et où chacun donnera selon ses capacités. Sur l’importance de l’individu vivant opposé à cette abstraction idéaliste de l’homme, je me contente de renvoyer à mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996).

Prenons encore le problème autrement. L’individu singulier appartient au genre humain, il est donc en lui-même « universel ». Mais cette universalité suppose toute une série de médiations. Chacun se rapporte au genre par la médiation d’autres humains. Le genre humain pour le petit enfant, c’est d’abord sa mère et son père, représentants de cette dualité de l’humanité, homme-femme. Le singulier existe dans cette communauté particulière, fondée sur les liens familiaux. Il devient vraiment individu quand il accède pour son propre compte à la société civile, c’est-à-dire quand les liens familiaux se dissolvent, mais cette insertion dans la société civile demande à son tour un dépassement vers une unité fondée non plus sur les accointances naturelles de la famille, mais sur le droit et l’histoire, et cette unité est l’État qui s’identifie au cadre de la nation. La nation est la médiation entre la naturalité d’un individu qui n’existe pas encore pour lui-même (il existe comme membre de la famille) et l’universalité du genre humain qui a besoin d’une existence substantielle. De ce point de vue, on peut donner raison à Burke : il y a des Français et des Anglais et non l’homme en général et chaque nation a son caractère propre, son génie propre. Les Allemands ne sont pas et ne seront jamais des Français qui parlent allemand !

Lorsqu’on se pénètre bien de cette dialectique de l’universel, du particulier et du singulier, on comprend mieux pourquoi il est impossible d’appliquer des « recettes » générales à des nations particulières. On le mesure avec la prétendue « construction européenne » : on peut adopter la monnaie allemande (rebaptisée « euro ») et parler l’anglais de voyage comme sabir européen, on ne peut raboter les histoires singulières des nations européennes ! Et encore, les Européens ont en partie une histoire commune et ont partagé pendant de nombreux siècles la même religion. De plus, ils ont, et depuis longtemps, en raison même de leur christianisme, adopté le principe de la liberté de conscience, dont les prodromes peuvent être entrevus dans la « paix d’Augsbourg » où l’on adopte le principe « cujus regio, ejus religio » pour mettre fin aux guerres entre principautés et royaumes appartenant au « Saint Empire romain germanique ». Tout ceci permet de comprendre pourquoi il n’existe pas de nation européenne, ni aujourd’hui ni dans un terme prévisible. Et, a fortiori, un État mondial est une dangereuse utopie, comme Kant l’avait déjà perçu, en dépit des perspectives avancées dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Nous pouvons donc mieux saisir les difficultés qui naissent de la coexistence sur un même territoire de traditions nationales différentes, voire opposées. Le multiculturalisme porté notamment par les Anglo-saxons — en philosophie par des gens comme Charles Taylor — est spécifiquement… anglo-saxon et trouve son ancrage dans des histoires nationales particulières. Ni le Royaume-Uni, ni le Canada ne se pensent comme des nations. Le Royaume-Uni est une union de nations sous une même couronne royale — l’Écosse, le Pays de Galles et l’Angleterre, sans oublier ce qui reste d’Irlande sous la couronne. Le Canada est une fédération confrontée aux revendications indépendantistes du Québec. L’existence du Commonwealth, toute formelle qu’elle semble aujourd’hui, a imprégné les esprits d’une certaine représentation de l’espace politique, faisant coexister des peuples qui n’ont jamais vocation à former un peuple. On pourrait évidemment lier cette conception politique à une conception ancrée dans les structures profondes de la mentalité anglaise qui n’est en rien égalitariste. La persistance d’institutions aussi archaïques que la chambre de Lords, l’étrangeté que représente pour nous l’institution monarchique, la sélection par la naissance en vigueur de fait dans les universités prestigieuses, tout cela est la base du multiculturalisme et fait de ce monde un monde qui nous est radicalement étranger. Les États-Unis sont un cas différent. Ils sont dès le départ une nation : « We are the people », dit la déclaration d’indépendance. L’unité est affirmée dans la devise : « E pluribus unum ». Les États-Unis sont tolérants, mais il vaut mieux croire au Dieu de la Bible, se penser comme la nation élue, celle qui a une « destinée manifeste » et croire au « rêve américain ». Le vigoureux débat entre fédéralistes et anti-fédéralistes dans les premières années qui suivent l’indépendance témoigne de cette volonté de construire une nation républicaine. Aujourd’hui, l’une des plus importantes revues de la gauche américaine s’appelle Jacobin. On peut, sans doute, affirmer qu’en dépit de leur bondieuserie, la conceptions politiques américaines sont plus proches de la tradition française que de celle du Royaume-Uni. Du reste, sous une forme qui nous semble un peu affadie la république américaine est séparée des églises et pratique une certaine forme de laïcité. La France, quant à elle, est assimilatrice et centralisatrice, depuis bien avant la République. Jean-François Colosimo (La religion française. Mille ans de laïcité. Éditions du Cerf) fait remonter la laïcité à la française à l’Ancien régime et aux relations très particulières que la monarchie capétienne avait établie avec l’Église. Le noyau central de la France est, du point de vue des structures familiales, libéral et égalitaire, jusqu’à la manie — quiconque connaît un peu l’histoire rurale le sait. L’Allemagne est encore un autre cas : elle s’essaie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au multiculturalisme, mais n’y parvient guère pour des raisons que l’on pourrait détailler.

Chaque nation a ses traits particuliers, ses propres façons de voir les choses et il serait absurde de vouloir calquer ce qui a bien réussi à l’un sur les autres. La seule Europe possible est une confédération de peuples souverains. Mais il faudrait être sot pour vouloir imposer la laïcité aux Allemands… ou le fédéralisme allemand aux Français ! On peut être en désaccord radical avec l’inégalitarisme anglais et admirer ce peuple courageux et fier qui fait de sa liberté une valeur suprême. Certes, dans chacune de ces nations, on retrouve les manifestations de l’esprit universel. Pour un philosophe, Hobbes ou Rousseau ne se différencient pas par leur nationalité ! Mais le genevois Rousseau ne conçoit pas les choses de la même façon que l’Anglais qui vient de voir son pays déchiré par une révolution et une guerre civile cruelles. Le premier est citoyen d’un petit canton et le second citoyen d’une puissance maritime qui commence s’affirmer sur toute la surface de la planète… L’universel vit dans le particulier, par le particulier.

Chaque nation a son identité, ses manières de vivre propres. Dire que la nation n’a pas besoin d’identité, c’est la réduire à une subdivision administrative arbitraire. Que les fanatiques de l’UE qui incarnent l’oligarchie hors sol soutiennent cette position, ce n’est pas vraiment étonnant. Le capital mondialisé détruit la nation comme il détruit toute communauté humaine. La défense des identités nationales est partie prenante de la lutte contre le capitalisme. Inversement, le délitement de la nation, le soutien au nom de la laïcité (eh, oui !) aux organisations religieuses notamment islamiques est le meilleur appui dont puissent rêver les représentants du capital financier. Il est également évident qu’on ne peut défendre la laïcité au nom d’un universalisme abstrait. Pour ce qui nous concerne, nous Français, la laïcité est une composante de notre identité nationale, de notre égalitarisme foncier et elle est assimilatrice — inutile de se cacher derrière son petit doigt. Si tu vas à Rome, fais comme les Romains. Si tu viens en France pour y faire ta vie, fais comme les Français. Parle français, mange avec les Français et marie-toi avec eux. Et comme chantait Maurice Chevalier, « tout cela ça fait d’excellents français ».

Denis Collin — 1er mai 2021

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