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vendredi 25 avril 2014

Nécessité, déterminisme et possibilité chez Marx

Il y a bientôt vingt ans, Michel Vadée publiait Marx, penseur du possible, un livre important qui contribuait à renouveler les études marxiennes en mettant le projecteur sur la « source toujours vive » de la philosophie de Marx, Aristote. L’un des objectifs poursuivis par Michel Vadée était de dégager la pensée de Marx du déterminisme strict dans lequel il avait été enfermé si longtemps par une interprétation scientiste propre au « marxisme orthodoxe ». « Notre propos, dit-il, contestera l’interprétation dominante du matérialisme historique comme déterminisme. »1

Alors qu’à l’évidence le communisme n’a, nulle part, reçu un début de réalisation, nous devons faire face à l’affirmation de Marx selon laquelle « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature »2. Pourquoi cette nécessité naturelle n’a-t-elle pas produit un nouveau mode de production ? Si la propriété capitaliste engendre sa propre négation, en quel sens faut-il l’entendre ? On devrait admettre que le « jeu des lois immanentes du mode de production capitaliste » produit une possibilité qui doit, pour être réalisée, passer par l’action des hommes qui « font eux-mêmes leur propre histoire ». Comprendre ce rapport entre la nécessité et la possibilité demanderait donc que nous soyons capables d’articuler « dialectiquement » les déterminations sociales globales et l’action des individus agissant d’après leurs propres déterminations. Question cruciale : si on veut faire une science de l’histoire – Marx semble bien avoir eu ce projet – il faut pouvoir déterminer le domaine précis à l’intérieur duquel sont agissantes les lois de l’histoire. À défaut de produire une science historique prédictive, on doit pouvoir déterminer un champ de possibilités et une certaine estimation des probabilités de réalisation de tel ou tel de ces possibles.
Nous avons conscience que l’énoncé de ces questions peut entraîner un programme de travail gigantesque, ou, en tout cas, impossible à traiter dans le cadre restreint qui nous est imparti. Nous nous en tiendrons à la formulation de quelques problèmes et remarques liminaires : remarques très générales d’abord concernant tout d’abord le rapport entre nécessité et possibilité chez Marx éclairé à la lumière de la philosophie de Leibniz ; remarques plus étroitement déterminées ensuite concernant la nature des possibilités ouvertes par l’analyse marxienne du mode de production capitaliste.3.

Nécessité, déterminisme et la possibilité chez Leibniz

Quand on s’intéresse à Marx, il est rare qu’on revienne à Leibniz. Aristote, Épicure, Spinoza et Hegel font partie des ancêtres reconnus. Leibniz, non. Il semble pourtant que la question du rapport entre nécessité et possibilité soit d’abord traitée avec la plus grande précision par ce philosophe. Le rapprochement entre Leibniz et Marx est loin d’être arbitraire. Kugelmann avait fait présent à Marx pour son anniversaire, de deux morceaux de la tapisserie du cabinet de travail de Leibniz, dont la maison de Hanovre était démolie4. Marx avait une grande admiration pour Leibniz5, mais ne nous a pas laissé de texte très explicite sur la nature de cette admiration.
Commençons par le plus simple. Marx veut faire œuvre de science, mettre à nu des lois historiques qui s'accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature. Il lui arrive de comparer son entreprise à celle de Galilée. Tout cela a conduit à attribuer à Marx un déterminisme strict doublement critiqué : parce qu’il ne correspondrait plus à la science moderne, celle du principe d'incertitude et de la physique quantique et parce que le déterminisme des sciences de la nature n’a pas de pertinence pour l’histoire humaine.
Il est vrai que l'interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. La théorie des « cinq stades » qui caractériserait le « matérialisme historique » a largement contribué à répandre cette vision de la pensée de Marx. Si on ajoute à cela la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux, le déterminisme se mue en eschatologie et la science devient une révélation, une bonne parole : les divers stades que doit parcourir l'humanité conduisent au prochain (le communisme) qui doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste.
Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, ou même de Dieu lui-même, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peut pas être expliquées par les interventions du libre-arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique. Mais comment passer de la physique aux affaires humaines ? Autrement dit, comment trouver une « loi de Newton » des sociétés humaines … et en tirer toutes les conséquences ? Voilà le point précis où la lecture de Leibniz est essentielle si nous voulons comprendre quelque chose à Marx.
Remarquons d’abord que la confiance dans la rigueur des lois mathématiques de la nature peut prendre la forme d’une croyance au déterminisme qui semble n’être souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Le ciel, du reste, est convoqué pour garantir la vérité de la science. Pour Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s'est assurée dans l'idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d'un Créateur. D’un certain point de vue d’ailleurs, la doctrine de l'harmonie préétablie est indispensable aux premiers pas de la démarche de la science moderne. Si Dieu joue aux dés, comment peut-on espérer débrouiller l’écheveau inextricable des données du réel. Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle.6 L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant que la nature et le monde possèdent une rationalité et une simplicité intrinsèques. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Mais évidemment, si l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, quelle place reste-t-il à la liberté humaine ? Leibniz se confronte méthodiquement à cette question.
Tout d’abord, Leibniz réfute l’argument de la raison paresseuse, qui figure dès l’Antiquité au rang des objections adressées au fatum des Stoïciens. Après avoir montré que ce nécessitarisme conduit à la superstition et détruit les fondements de la liberté en détruisant le libre-arbitre, Leibniz propose de sortir des apories traditionnelles sur ce sujet en s’engageant à « marquer les différents degrés de la nécessité. »7 Dans les termes métaphysiques et théologiques qui sont les siens, Leibniz pose un problème qui ne va cesser de tourmenter l’engagement politique des marxistes. S’il y a une nécessité historique, la volonté politique n’est que du volontarisme et le parti (social-démocrate, communiste, etc. selon les époques) ne peut qu’accompagner le mouvement. Position extrême, celle des « marxistes légaux » russes qui soutiennent le développement du capitalisme en Russie au nom du matérialisme historique. C’est encore la croyance magique dans les « lois de l’histoire » qui un jour ou l’autre finiront par submerger tous les obstacles à la révolution. Et s’il n’y pas de véritable nécessité historique, au fond tout est possible et on retrouve là les diverses variantes du « gauchisme » que Lénine avait épinglé.
Leibniz distingue une « nécessité absolue », la nécessité logique ou métaphysique, et une nécessité qui n’est point absolue. Pour que l’homme soit libre et même pour que Dieu lui-même puisse être dit libre, il faut admettre que la nécessité n’a pas un empire absolu sur le monde et que néanmoins rien n’arrive de manière absolument contingente. Les raisonnements leibniziens sont complexes :
« Il faut avouer, Monsieur, que nous ne sommes point tout à fait libres, il n’y a que Dieu qui le soit, puisqu’il est seul indépendant. Notre liberté est bornée de plusieurs manières, il ne m’est point libre de voler comme un aigle ou de nager comme un dauphin, parce que mon corps manque d’instruments nécessaires. On peut dire quelque chose d’approchant de notre esprit. Nous avouons quelques fois de n’avoir pas eu l’esprit libre. Et, à parler à la rigueur, nous n’avons jamais une parfaite liberté d’esprit. Mais cela n’empêche pas que nous n’ayons un certain degré de liberté qui n’appartient pas aux bêtes, c’est que nous avons la faculté de raisonner et de choisir suivant ce qui nous paraît. Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu’elles sont et n’en change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi, ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires. »8
Il ne règne pas dans les affaires humaines une liberté absolue – en vérité et au-delà des prises de distance verbales répétées, Leibniz n’est pas tellement éloigné de Spinoza – mais la prévision des comportements est possible : Dieu qui connaît tous les paramètres en a même une connaissance parfaite et pourtant si assurés qu’ils soient – au moins pour Dieu – les comportements humains ne sont pas nécessaires. Ce qui est strictement nécessaire, nous dit Leibniz, c’est tout ce à quoi même Dieu ne peut rien changer. Dieu ne peut pas faire que trois fois trois ne donnent pas neuf ! Par contre n’est pas nécessaire ce qui peut être empêché, même si Dieu est assuré que cela ne le sera pas. Le pécheur qui se prépare à pécher ne le fait pas par nécessité mais il le fait tout de même. Son péché est seulement contingent, c’est-à-dire qu’il n’était nullement impossible qu’il puisse s’abstenir de pécher. S’il pèche, c’est parce qu’il était déterminé à pécher sans qu’il y ait pour cela nécessité. La contingence du péché signifie seulement la possibilité (abstraite) de ne pas pécher. Leibniz donne une définition précise des catégories du nécessaire, du possible et du contingent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, le contingent ce qui peut être conçu sans contradiction, le possible ce qui est conçu par un esprit attentif, et l’impossible ce qui ne peut pas être. L’impossible est donc l’opposé du nécessaire et le contingent l’opposé du possible.9 Autrement dit, renoncer à la nécessité n’est pas abandonner le cours des choses à la pure contingence mais ouvrir le champ de l’exploration des possibles.
Abordons encore autrement ce problème. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement «incline» et qui concerne tant la physique que la 1 ; ailleurs cette opposition recouvre l'opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d'une action en vue d'une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Nécessité et détermination sont des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Au sens strict, il n’y a donc aucune nécessité des lois naturelles, mais seulement un déterminisme. C’est pourquoi « la série des choses n’est pas nécessaire de nécessité absolue. Il y a en effet plusieurs autres séries possibles, c’est-à-dire intelligibles, même si leur exécution ne suit pas en acte. »10 C’est pourquoi, il y a une infinité de mondes possibles. La nécessité qui s’impose, même à Dieu, est la nécessité logique : tous les possibles ne sont pas possibles simultanément – ils ne sont pas nécessairement compossibles – et la liberté de Dieu consiste non dans le fait qu’il pourrait s’abstraire de la nécessité mais dans le choix du meilleur entre tous les mondes possibles – ces mondes possibles étant eux-mêmes soumis à la nécessité car il n’est pas plus possible de créer des montagnes sans vallées que de faire que trois fois trois ne fassent point neuf.

les lois de l’histoire et le possible chez Marx

En quoi tout cela a-t-il un rapport avec Marx ? Il nous semble – comme Michel Vadée l’a montré en liant Marx à Épicure, Aristote et Hegel – que la catégorie du possible joue un rôle décisif dans la conception marxienne de l’histoire, à l’encontre de l’interprétation « orthodoxe ». Comme Marx n’a pas écrit un traité des Catégories à la mode aristotélicienne, comme il n’a pas explicité son usage des catégories de la tradition philosophique, si l’on veut comprendre l’usage qu’il fait de cette catégorie du possible, il faut la repérer à l’œuvre, principalement dans Le Capital où les vues philosophiques les plus profondes.

Marx et la science de l’histoire

On a souvent voulu voir dans Le Capital un traité scientifique formulant des lois de même nature que les lois de la physique. Ce faisant, on suit seulement les indications de Marx lui-même qui compare son travail avec celui de Galilée : Marx prétend effectuer à l’égard de l’économie politique une transformation semblable à celle de Galilée à l’égard de Ptolémée : à une théorie qui se contente d’exposer le mouvement apparent de la marchandise, il oppose une théorie qui expose le mouvement réel masqué par ce mouvement apparent. Mais l’analogie va encore plus loin : comme Galilée est, au fond le premier à fonder l’idée de loi physique au sens moderne du terme, Marx veut exposer les lois du mode de production capitaliste. Or ce concept de loi est propice à toutes les confusions parce qu’il unit la nécessité et la détermination leibnizienne sous un même concept. On parle de déterminisme, pour désigner le système des lois physiques, un déterminisme qui semble s’imposer avec la nécessité implacable que présuppose la mathématisation des lois (et même, parfois, dans le cas de la physique, l’axiomatisation de la théorie). Mais si les lois de la physique sont déterministes – même des lois statistiques sont des lois déterministes – elles ne sont pas pour autant nécessaires. Les lois de conservation sont peut-être conformes à la perfection divine comme on pouvait le penser au XVIIsiècle, il n’en demeure pas moins que rien ne nécessite que ce soient ces lois-là plutôt que d’autres. Les théories scientifiques ne sont jamais que les théories d’un monde possible : un monde newtonien est un monde possible, même si nous pensons aujourd’hui que notre monde est plus conforme à la théorie de la relativité qu’à la gravitation newtonienne. Si donc on commençait par clarifier le statut des lois et le concept de loi dans les théories scientifiques, on éviterait de propager dans l’interprétation de Marx les confusions scientistes qui ont contribué à appauvrir cette théorie et finalement à la discréditer injustement.
Comme on vient de le voir, Leibniz préserve la distinction entre nécessité et déterminisme pour préserver la liberté de Dieu et si des causes déterminent ou inclinent les âmes humaines, elles ne font sans nécessiter les mouvements qui s’en suivent, en vue de préserver la liberté humaine. Il y a quelque chose de semblable chez Marx – préoccupation théologique mise à part. Et tout cela est clairement annoncé, bien avant Le Capital : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. »11 Si les hommes font librement leur histoire, c’est que celle-ci n’est donc pas le résultat d’une nécessité aveugle qui agirait en quelque sorte à l’insu des acteurs. Si on est d’accord avec Marx, on ne peut pas suivre Althusser pour qui l’histoire est « ce procès sans sujet ni fin(s) » ou encore « l'inaudible et illisible notation des effets d'une structure de structures »12.
Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose au matérialisme classique13, c’est-à-dire celui qui considère que la seule réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par l’usage des sens. Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx, il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité subjective.14 Par conséquent : « La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. »15 L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple manifestation du mouvement des idées. « L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité. »16 Mais ce qui est commun à ce matérialisme ancien et à cet idéalisme, c’est l’incapacité à saisir l’individu vivant, agissant subjectivement d’après ses déterminations propres.
Autrement dit, pour Marx, loin de concevoir uniquement les actions humaines comme déterminées par les causes historiques, il s’agit au contraire de comprendre comment les individus, à partir de leurs propres déterminations déploient, dans des conditions données, les potentialités qui sont en eux.

Différence des sciences de la nature et de la science des « choses sociales »

Passons maintenant du jeune Marx à celui de la maturité, le seul vraiment scientifique selon le vieux dogme althussérien. Or, ici aussi, Marx différencie clairement les objets dont il traite des objets des sciences de la nature. À propos de la marchandise qui constitue la « cellule » de la société bourgeoise, il dit que les produits du travail humains sont transformés « en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». Il est remarquable que Marx définisse en général les « choses sociales » comme des choses qui tout à la fois « tombent et ne tombent pas sous le sens ». En ce qu’elles tombent sous le sens, les « choses sociales » s’apparentent aux « choses physiques ». Mais en tant que « choses sociales », il en va tout autrement car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur forme physique. »17 C’est d’ailleurs pourquoi Marx dit que la marchandise est une entité métaphysique !
On voit donc qu’il est impossible de traiter des « choses sociales » comme des choses ordinaires et par conséquent qu’il est impossible de leur appliquer les modes de raisonnement et les méthodes qui ont si bien réussi dans les sciences de la nature. Si c’est le cas, la « science de l’histoire » que Marx aurait créée est donc incapable de prédire quoi que ce soit et de produire d’autres lois générales que quelques principes interprétatifs généraux. Que les « choses sociales » soient des choses métaphysiques et qu’il faille d’abord considérer les individus du point de vue de leur activité pratique, subjectivement, ce sont là deux thèses philosophiques essentielles qui interdisent toute interprétation « nécessitariste » des « lois de l’histoire ». Pour reprendre les distinctions leibniziennes, les lois de l’histoire déterminent sans nécessiter, ou « inclinent sans nécessiter ». Voyons cela maintenant à partir de deux exemples cruciaux.

La théorie des crises, une théorie du possible

Les sciences de la nature visent à la prédiction et c’est pourquoi elles s’expriment dans des lois mathématiques. Par sa nature même, l'analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce que ce n’est pas son objet. Entendons-nous bien : Marx a cherché des modèles mathématiques – par exemple dans l’explication de la baisse tendancielle du taux de profit ou dans la conversion des valeurs en prix. On peut même y trouver des lois de conservation, si on veut : celle qui affirme que « la somme des valeurs est égale à la somme des prix » pourrait être une loi de ce genre. Mais Le Capital n’est d’aucune utilité pour la gestion et les prévisions économiques ! La théorie des crises cycliques ne donne aucune prévision chiffrée et vérifiable. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques mais nulle part son travail ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Ce qui, d’ailleurs, explique que les marxistes se soient acharnés à construire une théorie marxiste des crises au sujet de laquelle il existe autant d’interprétations que de marxistes …
Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques7, c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie mais plutôt sur le fonds d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, n’avait plus rien à dire de spécifique dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. En réalité, Marx se contente de définir des « lois de possibilité » si l’on peut dire. La marchandise, de par sa nature, recèle en elle-même la possibilité de la crise de surproduction – cette crise inimaginable dans les sociétés anciennes où les crises étaient des disettes et des famines. En effet, le producteur n’est jamais certain que son produit trouvera preneur. Le désajustement entre production et consommation peut interrompre le cycle de reproduction du capital et ouvrir la voie à une crise qui atteint tous les secteurs. Mais possibilité formelle ne veut pas encore dire possibilité réelle et encore moins nécessité. Mais Marx va au-delà de ce constat : les crises périodiques de surproduction sont intimement liées aux lois de l’accumulation du capital et, de ce point de vue, elles sont nécessaires – nécessaires parce qu’elles découlent ces lois et nécessaires parce qu’elles jouent un rôle dans le développement même de cette accumulation. Bref, il ne peut pas y avoir d’accumulation capitaliste sans crise ! Mais, il faut immédiatement préciser que ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. Il n’y a pas trop de marchandises mais plutôt pas assez de plus-value – c’est pourquoi les crises majeures sont généralement précédées de phases intenses de spéculation, c’est-à-dire de phases dans lesquelles on cherche à encaisser les plus-values à venir de capitaux hypothétiques faute d’en trouver dans le présent. C’est pour cette raison aussi que les mécanismes régulateurs (typiquement les mécanismes de type « keynésien ») ne peuvent que repousser la crise mais non la supprimer.
Constatant une certaine régularité, Marx pousse l’analogie jusqu’à l’extrême : « Comme les corps célestes une fois lancés dans leurs orbes les décrivent pour un temps indéfini, de même la production sociale une fois jetée dans ce mouvement alternatif d'expansion et de contraction le répète par une nécessité mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des péripéties, d'abord irrégulières et en apparence accidentelles, affectent de plus en plus la forme d'une périodicité normale. »18 Pourtant, les crises ne sont pas phénomènes naturels et leur cycle est éminemment variable. La marche des affaires prend une apparence cyclique en raison d’une loi plus fondamentale du mode de production capitaliste, la loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit. Marx montre qu’à long terme ce taux moyen de profit tend nécessairement à baisser. Disons pour aller vite que cette loi exprime dans les conditions du mode de production capitaliste la progression de la productivité du travail et la substitution du capital mort au capital vivant. Et comme c’est seulement le travail vivant qui produit de la plus-value, cette loi énonce tout simplement la condamnation historique du mode de production capitaliste. Mais cette condamnation n’est qu’une possibilité ouverte car la loi de la baisse tendancielle du taux de profit est une loi tendancielle dont l’action est contrecarrée par de nombreuses tendances opposées.
Résumons : une tendance historique de la production capitaliste ; cette tendance qui s’exprime dans le mouvement quasi cyclique de crises conjoncturelles : voilà ce qui rappelle au capitalisme qu’il doit mourir. Mais aucune fatalité historique là-dedans : le memento mori qu’est la crise ne vient que rappeler la possibilité de renverser ce mode de production et non pas exécuter une sentence que la déesse « Histoire » aurait prononcée.

De la négation de la propriété capitaliste à la possibilité du communisme

Marx, comme tous les révolutionnaires, a souvent eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater après coup que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. Ayant décrété la « révolution en permanence » dans une adresse célèbre après la défaite du mouvement révolutionnaire de 1848, il a cependant appris à être prudent. Mais il reste persuadé non seulement que le capitalisme produit son propre fossoyeur mais encore que la révolution sociale qui aboutira au communisme est assez proche et que la transition sera rapide. Cet optimisme historique commande l’emploi de formules qui relèvent de l’acte de foi : l’expropriation des expropriateurs est une « fatalité ».
Cependant, là encore, une lecture plus attentive de Marx aurait dû mettre en garde contre une interprétation quasi religieuse des fameuses lois de l’histoire. Il ne fait guère de doute que l’expropriation des expropriateurs se réalise en permanence dans la marche même du mode de production capitaliste : rachats, fusions, faillites, OPA : la propriété capitaliste n’a aucune espèce de stabilité et la circulation du capital financier est aussi nécessairement une circulation des titres de propriétés. Il y a bien là comme une nécessité mais ce n’est pas celle de l’instauration de nouveaux rapports de propriétés. La production capitaliste engendre sa propre négation, soit, mais cette négation prend toutes sortes de formes en fonction des circonstances et de l’action des acteurs. L’idée de Marx est que le développement de la production capitaliste, la centralisation et la concentration du capital conduisent à une socialisation des forces productives toujours plus large. Dans ce processus la classe capitaliste, d’une part, se rétrécit continuellement, et, d’autre part, abandonne progressivement tout rôle réel dans la direction du processus de production – les fonctions de direction incombant progressivement à des « fonctionnaires du capital ». Face à une classe capitaliste de plus en plus parasitaire, se développe le collectif des producteurs, c’est-à-dire de tous ceux qui occupent une fonction nécessaire dans le procès de production, ce qui va de l’ouvrier d’entretien au directeur d’usine. C’est pourquoi est ouverte la possibilité que l’expropriation des capitalistes laisse la place aux « producteurs associés ». On remarquera immédiatement les outils de production dans le communisme tel que Marx l’envisage ne deviennent pas propriété de l’État (même prolétarien), ni des ouvriers, mais des producteurs associés19.
Mais ce que Marx considère comme étant le dénouement quasi inéluctable du développement des contradictions du mode de production capitaliste n’est en réalité qu’une possibilité qui est loin de s’accomplir avec la nécessité des processus naturels. Marx pensait que les ingénieurs et cadres supérieurs se rapprocheraient des ouvriers au point de former une seule classe manuelle et intellectuelle (c’est cela qu’il entend quand il parle de la formation du general intellect dans un passage si souvent cité des Grundrisse). Mais le processus historique, pour des raisons qu’il serait trop d’expliquer ici, a pris une autre direction. Loin d’une homogénéisation de la classe des producteurs, on a assisté au contraire à sa fragmentation et si les producteurs sont devenus propriétaires des moyens de production, c’est sous des formes méconnaissables, par exemple avec les fonds de pension (propriétés de leurs salariés cotisants) qui jouent dans l’économie mondiale ou dans l’intervention du syndicat de l’automobile dans le sauvetage de GM, comme cela est prévu au moment où ces lignes sont écrites. Mais cette histoire elle-même, celle des quarante dernières années, était loin d’être écrite par avance. Dans les années 60, la question de l’association des producteurs était omniprésente, sous des formes diverses : discussion sur le rôle des cols blancs, « nouvelle classe ouvrière » (Serge Mallet), intégration des ITC au syndicalisme ouvrier, revendications portant sur le contrôle des salariés sur la production et la direction, etc. On pourra s’interroger sur les effets de désagrégation à long terme qu’ont eus, face à ce mouvement, les revendications « sociétales » et la priorité donnée aux « désirs » des individus dans la continuation de certaines tendances de mai 68.
Pouvons-nous tirer des conclusions de tout cela ? Les rêves de Marx ont tourné au cauchemar, mais ce n’était pas nécessaire et le renversement du capitalisme reste possible. Sans doute, après coup, nous comprenons quelles sont les causes qui ont déterminé l’évolution du mouvement historique et pour quelles raisons les possibilités que Marx avait dessinées ne se sont pas réalisées. Et comme dans toutes les constructions rétrospectives de genre, on aura tôt fait d’y trouver plus qu’une détermination mais bien une nécessité. Cependant, avant de jeter le manche après la cognée et de tenir le capitalisme pour un horizon indépassable, on devrait se rappeler ce que répondait Leibniz à l’objection selon laquelle l’existence d’une nécessité historique nous déchargerait de la tâche de réformer le monde : « si celui qui aime Dieu s’interroge sur quelque défaut ou quelque mal le concernant ou à lui étranger, ou privé ou public, pour le supprimer ou pour le corriger, il tiendra pour certain que ce défaut n’a pas dû être réformé hier, et présumera qu’il devra être réformé demain : il le présumera, dis-je, jusqu’à ce que, le succès manquant de nouveau, preuve soit donnée du contraire ; cependant cette déception ne fatiguera ou n’abattra en rien pour l’avenir son effort, et, en effet, nous n’avons pas à prescrire des dates à Dieu et seuls les persévérants seront couronnés. Il appartient donc à celui qui aime Dieu d’être satisfait du passé et de s’efforcer de rendre le futur le meilleur possible.20 Dieu ou pas, le conseil reste valable pour quiconque prend au sérieux les possibles découverts par Marx.

Denis Collin. 27 mai 2009.


1 M. Vadée, Marx, penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1992, p.21

2 K. Marx, Capital, Livre I, section, section VIII, chap. XXXII, traduction J. Roy. « mit der Notwendigkeit eines Naturprozesses » dit le texte allemand qu’il faudrait traduire par « avec la nécessité d’un processus naturel ».

3 Il s’agit de question que nous avons plus amplement développées dans nos ouvrages, Comprendre Marx, deuxième édition Armand Colin, 2009 et Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009.

4 Lettre de Jenny Marx à Kugelmann, 8 mai 1870, in Correspondance de Marx et Engels, tome X, Éditions Sociales, 1984

5 Lettre de Marx à Engels, 10 mai 1870, in Correspondance de Marx et Engels, tome X, Éditions Sociales, 1984

6 Sur cette question, voir Denis Collin, La matière et l’esprit, Armand Colin, 2004, p. 97 et sq.

7 Op. cit. p. 33

8 Leibniz, Dialogue sur la liberté, in Système nouveau de la nature et de la communication des substances, GF-Flammarion, 1994, p.50

9 Leibniz, Confessio philosophi – Profession de foi du philosophe, Vrin, 2004, p.55

10 Leibniz, Conversation avec Sténon, in Discours de Métaphysique et autres textes, GF-Flammarion, 2001, p.123

11 K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte

12 L. Louis Althusser, Lire le Capital, tome 1, Petite collection Maspero, page 17

13 Voir sur ce point la première des Onze thèses sur Feuerbach.

14 1ère thèse sur Feuerbach

15 3ème thèse

16  Idéologie Allemande, in Œuvres, III, éditions de la Pléiade, Gallimard, p. 1139

17 Marx, Capital, Livre I, première section, ch. IV, traduction Roy. C’est le fameux chapitre consacré au caractère fétiche de la marchandise.

18  Capital, livre I, section VII, chap. XXV, iii

19 Sur cette importante question qui pose le problème du statut de la « classe ouvrière » dans la pensée de Marx, voir notre Comprendre Marx, op. cit.

20 Leibniz, Confessio philosophi, op. cit. p. 93

mercredi 26 janvier 2011

Réel et principe de réalité

De Freud à Descartes et retour


Le réel, c’est ce qui est propre à la « res », c'est-à-dire à la chose, l’affaire, le fait. La chose, c'est-à-dire encore la « causa ». Il y a ici un complexe de significations dans lequel on s’empêtre comme c’est toujours le cas avec ces mots d’extension vaste.
On peut définir la « res » par les oppositions dans lesquelles elle entre :
-          Res : chose en elle-même par différence à son concept, à son image. Le chien réel aboie, pas le concept de chien. Le concept est une réalité mentale alors que la chose est extra-mentale.
-          Chose par différence avec le symbole de la chose (l’or n’est pas Au). Le symbole lui-même est aussi une chose (c’est ce qui le distingue du concept).
-          La « res » par opposition à l’imaginaire – l’imaginaire est la chose non réelle, la chose qui n’est pas chose, la représentation qui n’a pas de représenté. Ce qui est posé ici, c’est la question du rapport de la chose à l’image. Et c’est une question qui aura une place centrale dans la réflexion analytique.
-          La « res » par opposition à l’illusion, l’illusion comme imaginaire qui ne se sait pas. On trouve une bonne définition de l’illusion chez Freud : « Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure - opinion qui est encore celle du peuple ignorant -, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par-là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante. » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte)
Chaque fois, il n’est possible de cerner le réel que dans un système d’oppositions/différences, c'est-à-dire dans une problématique.
1)      Quand aborde le réel en métaphysique, on s’intéresse la nature de l’être – de quelle étoffe le réel est-il fait ? Voilà la question n°1. Les matérialistes donnent une réponse : le réel, en dernière analyse, est fait de matière. On pourrait dire « de quel bois est fait le réel ? » (la hylé grecque qu’on traduit par matière, c’est aussi le bois.) Les idéalistes voient dans l’idée la réalité ultime. Etc. Il faudrait ensuite se demander ce qu’est la matière, et explorer ses diverses significations.
2)      Quand on l’aborde en épistémologue, la question est alors de savoir si nous connaissons la réalité, c'est-à-dire si l’objet de la connaissance est bien la réalité, c’est la chose telle qu’elle existe hors de notre conscience et de manière indépendante de notre activité cognitive. Ou encore savoir s’il y a un sens à dire « nous connaissons le réel ». Car si le réel est une réalité mentale comment pouvons-nous prétendre connaître une réalité hors de l’esprit si toute connaissance est d’abord est un état mental ?
3)      On peut encore aborder la question du réel en phénoménologue. Et alors, il faut considérer la question du point de vue de la constitution du réel par le conscience. Là c’est du côté de Husserl qu’il faudrait aller chercher. Il y aurait à explorer les Idées directrices. Partant de la distinction entre la conscience percevante l’objet perçu, il établit « la transcendance de la chose à l’égard de la perception qu’on en a et par suite à l’égard de toute conscience en général qui s’y rapporte. » (§42) On est conduit, à partir de l’analyse de la conscience elle-même à établir une « distinction fondamentale : celle l’être comme vécu et de l’être comme chose.
4)      On peut encore l’aborder du point de vue psychanalytique. Le réel, cela a un sens précis et particulièrement important pour Freud et ses disciples. La psychanalyse fonctionne fondamentalement avec ces catégories : le réel par opposition au phantasme, mais aussi le réel comme le fond de la vie psychique (l’inconscient) par opposition à cette mince couche superficielle qu’est la conscience. La réalité, celle du principe de réalité, par opposition au principe de plaisir, la réalité donc qui détermine le « destin des pulsions ».
Ce détour par la psychanalyse devrait nous ramener à traiter de manière plus générale ensuite la question des rapports entre philosophie et réalité.
Le réel ou la réalité ? il faut commencer par éclaircir le vocabulaire. Le réel est l’adjectif dont le substantif est la réalité. Il y a pourtant une distinction qui vient de l’usage que fait Jacques Lacan du concept de “réel”.
Lacan oppose l’automaton, la répétition qui est cœur de l’angoisse et sa cause, celle qui doit finir par se donner dans la rencontre qu’est la cure analytique. Le réel est la tuché (la cause) qui apparaît dans l’histoire de la psychanalyse d’abord comme le traumatisme. La réalité, dit encore Lacan, c’est ce qui se tient en dessous (unterlegt, en allemand) et qu’il traduit en français par souffrance (ce qui est en souffrance, c’est bien ce qui est en attente sous la pile, par exemple les dossiers en souffrance !)
Qu’est-ce donc qui est en souffrance ? Précisément, c’est l’indicible, ce qui échappe aux filets de la parole.
On en a un exemple dans l’article de 1949 consacré au “stade du miroir”. La fonction du stade du miroir, pour Lacan est une partie de la fonction de l’imago, c'est-à-dire l’assomption par le sujet d’une image. La fonction de l’imago est d’établir lien de l’organisme à sa réalité, nous dit encore Lacan, le lien de l’Innenwelt à l’Umwelt.
Le réel est ainsi autre chose que la réalité qui est invoquée dans le « principe de réalité », lequel ne s’oppose pas à l’imaginaire ou au symbolique, mais tout simplement au principe de plaisir. Encore que dire « s’oppose » est erroné. Il ne s’oppose pas puisqu’il est aussi le moyen nécessaire de la satisfaction du principe de plaisir comme on le verra.
Mais avant d’en venir à Lacan, commençons par ce que Lacan a pris à Freud, donc le retour au texte de Freud – un retour qui va nous demander des détours.
Freud : réel et réalité
Il y a chez Freud un principe qui va jouer rôle central, le principe de réalité.
Il y a plusieurs introductions de la notion de réel ou de réalité dans la pensée de Freud. Ce qu’on va voir, c’est qu’il n’y a pas un concept de la réalité chez Freud, mais des usages différents dans des problématiques différentes qui cependant nous permettront d’éclairer singulièrement cette notion de réalité.
Du symptôme à la réalité
La première est donnée dans un texte de 1895, « Esquisse d’une psychologie scientifique ». Freud est à la recherche d’une relation entre le niveau biologique et le niveau des états mentaux, celui de la production des phantasmes. Il cherche à déterminer qu’est-ce qui est l’indice de réalité pour la psyché. Il y a tout un développement sur le désir et la décharge, qui pose cette question de la réalité au cœur de l’interrogation freudienne.
Une deuxième approche – à étudier plus longuement : celle de la séduction infantile qui va poser directement la question de la réalité de la vie psychique.
Dans Introduction à la psychanalyse, (p.345 et sq., Payot), Freud annonce une chose nouvelle « mais encore étonnante et même troublante ».
« Je viens de vous annoncer que vous alliez apprendre encore quelque chose de nouveau. Il s'agit en effet d'une chose non seulement nouvelle, mais encore étonnante et troublante. Vous savez que par l'analyse ayant pour point de départ les symptômes nous arrivons à la connaissance des événements de la vie infantile auxquels est fixée la libido et dont sont faits les symptômes. Or, l'étonnant c'est que ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies. Oui, le plus souvent elles ne sont pas vraies, et dans quelques cas elles sont même directement contraires à la vérité historique. Plus que tout autre argument, cette découverte est de nature à discréditer ou l'analyse qui a abouti à un résul­tat pareil ou le malade sur les dires duquel reposent tout l'édifice de l'analyse et la compréhension des névroses. Cette découverte est, en outre, extrême­ment troublante. Si les événements infantiles dégagés par l'analyse étaient toujours réels, nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un terrain solide ; s'ils étaient toujours faux, s'ils se révélaient clans tous les cas comme des inventions des fantaisies des malades, il ne nous resterait qu'à abandonner ce terrain mouvant pour nous réfugier sur un autre. Mais nous ne nous trou­vons devant aucune de ces deux alternatives : les événements infantiles, reconstitués ou évoqués par l'analyse, sont tantôt incontestablement faux, tantôt non moins incontestablement réels, et dans la plupart des cas ils sont un mélange de vrai et de faux. Les symptômes représentent donc tantôt des événements ayant réellement eu lieu et auxquels on doit reconnaître une influence sur la fixation de la libido, tantôt des fantaisies des malades aux­quelles on ne peut reconnaître aucun rôle étiologique. Cette situation est de nature à nous mettre dans un très grand embarras. Je vous rappellerai cepen­dant que certains souvenirs d'enfance que les hommes gardent toujours dans leur conscience, en dehors et indépendamment de toute analyse, peuvent également être faux ou du moins présenter un mélange de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de l'inexactitude est rarement difficile à faire, ce qui nous procure tout au moins la consolation de penser que l'embarras dont je viens de parler est le fait non de l'analyse, mais du malade.
Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre ce qui nous trouble dans cette situation : c'est le mépris de la réalité, c'est le fait de ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination. Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cher­che à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans mi sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme, les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résul­tat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
La démarche de la psychanalyse se présente comme la mise au grand jour des couches profondes du psychisme humain. Elle ressemble, au moins superficiellement à cette psychologie des profondeurs que Nietzsche appelait de ses vœux. Les symptômes (symptômes névrotiques par exemple) doivent permettre de remonter à la réalité historique, quasi physiologique qu’ils masquent et expriment tout à la fois. C’est un retour à la « réalité ». Les symptômes sont symptômes d’évènements de la vie infantile auxquels s’est fixée la libido. La nouvelle étonnante nous dit Freud, c’est que « ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies ». Non seulement « pas toujours » mais même « le plus souvent ».
Qu’est-ce que Freud entend par « vrai » ? Tout simplement la définition classique : le récit conforme à la réalité. Mais c’est après que ça se complique. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud traite sous un angle très général une question qui n’a cessé de faire problème dans la tradition analytique, le question de la séduction infantile, mise en évidence à partir du traitement de l’hystérie.
Dans un premier temps, Freud fait remonter les névroses hystériques à des épisodes traumatiques de séduction infantile. Dans une deuxième phase, il est amené à penser qu’une partie importante de ces récits traumatiques est imaginaire.
C’est pourquoi Freud constate ce trouble que fait naître … chez l’analyste ce véritable « mépris pour la réalité ». Le patient semble « ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination ». C’est le point de vue de l’opinion commune qui s’exprime d’abord. Et Freud insiste : « Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. »
Ce sont des raisons cliniques qui mettent en question ce point de vue. Voici le passage :
« Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cherche à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. »
Les matériaux produits par le patient, c'est-à-dire les matériaux produits par le travail de l’analyse peuvent être imaginaires. Voilà qui pose de sérieux problèmes si on part de la thèse selon laquelle l’analyse précisément conduit à cette réalité inéliminable que le processus du refoulement a pour but d’éliminer de la conscience ou de la travestir suffisamment pour qu’elle devienne méconnaissable.
Le plus troublant suit :
« Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans un sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résultat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. »
Tout se passe donc comme si le patient ne cessait de reconnaître et de dénier cette réalité. Le patient est de « mauvaise foi » au sens sartrien. Il sait en voulant ne pas savoir.
« Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. »
Le problème commence à être cerné. L’analysant est dans un équilibre instable parce qu’il considère comme tout un chacun qu’il y a, clairement séparés, le réel d’un côté et l’imaginaire de l’autre, le réel qui existe objectivement, indépendamment de nous et l’imaginaire pur produit de notre activité mentale. Alors que la démarche analytique va progressivement ruiner cette distinction sous sa forme habituelle.
« Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans te monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
Freud affirme ici qu’il y a une certaine sorte réalité des productions psychiques, une réalité différente de la réalité matérielle mais dont on doit la distinguer. Le problème sur lequel on bute est maintenant assez clair : à quoi l’analyse a-t-elle affaire ? à la réalité matérielle ou à la réalité psychique ? Et d’abord est-il possible de parler de réalité psychique ? En utilisant cette expression, est-ce que nous ne sommes pas en train de priver de tout sens la notion de réalité (par exemple quand nous l’utilisons par opposition à la fiction ou à l’imaginaire.
Premier écart, cartésien
Pour comprendre ce qui est en cause, il nous faut faire quelques détours. D’abord un détour par Descartes. La question de la réalité, du rapport entre la réalité des idées et la réalité des objets dont ces idées sont les idées est posée dans la 3e méditation métaphysique. L’esprit n’est confronté immédiatement qu’aux idées, mais il ne peut parvenir à la vérité des choses qu’après un examen qui l’assure qu’il n’a pas construit une fiction. Mais on peut dire que Descartes n’attend pas la 3e méditation. Le projet même des méditations suppose la possibilité d’une véritable mise entre parenthèse de la réalité, non seulement la réalité extérieure (en raison des fameuses illusions des sens), mais aussi la réalité de mon propre corps. On connaît les arguments de la Première Méditation métaphysique.
Il s’agit donc dans Troisième Méditation métaphysique d’examiner si ce qui est dans l’idée peut être attribué à l’esprit lui-même ou, au contraire, s’il y a quelque chose qui excède le pouvoir de l’entendement.
[Remarque : c’est une idée que nous avons déjà rencontrée sous une autre forme en parlant de Kant et de sa théorie de la connaissance. La réalité, c’est ce qui extérieur à l’esprit. Chez Kant, la sensibilité nous donne un X qui est extra-logique. Chez Descartes, l’objet réel, c’est le contenu d’une idée qui ne peut pas être un produit propre de l’esprit.]
La troisième méditation est consacrée à l’existence de Dieu. Descartes part du fait que j’ai l’idée de Dieu et il va se demander comme nous pouvons nous assurer que les choses dont nous avons l’idée existent objectivement, en dehors de nous. En voici un premier passage :
« Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes : comme, lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l'idée que j'ai de cette chose-là; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements. »
À proprement parler, donc les idées sont « comme les images des choses ». C’est le retour à l’étymologie. Les autres pensées (affections, jugements) qui sont des manières de mon esprit ne sont pas à proprement parler des idées. Il faut cependant préciser que les idées sont « comme » les images des choses et non sont pas purement et simplement les images des choses.
Sous un premier angle, la réalité de ces idées est indiscutable :
« Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j'imagine une chèvre ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés ; car encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas pour cela moins vrai que je les désire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi; car certainement, si je considérais seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d'extérieur, à peine me pourraient-elles donner occasion de faillir. »
Puisque le « je pense » est l’expérience immédiate la plus certaine, si j’ai l’idée d’une chimère, ou d’un cheval ailé, je suis absolument certain d’avoir cette idée. Sous cet angle, vérité et réalité sont la même chose. Descartes dit que, considérées en elles-mêmes les idées ne peuvent être fausses. Elles ne peuvent être dites fausses en effet que considérées en relation avec leur objet. Dans la mesure où elles sont des manières de l’esprit, les idées sont évidemment vraies puisqu’il ne peut jamais faux que j’ai l’idée de Pégase quand j’ai effectivement l’idée de Pégase. Le fait que la proposition « j’imagine Pégase » soit nécessairement vraie chaque fois que la prononce ou la pense (c'est-à-dire la prononce intérieurement) définit la réalité formelle de l’idée de Pégase. C’est de sa vérité qu’elle tire sa réalité.
En ce qui concerne les idées considérées dans leur rapport à l’objet dont elles sont « comme les images », il est difficile de faire une distinction claire entre les idées vraies et les idées fausses. Descartes distingue les idées innées (placées en moi par Dieu), les idées adventices (produites par une cause extérieure) et enfin les idées produites par mon propre esprit. Après avoir essayé de distinguer les idées que je produis moi-même des idées qui sont produites par une cause extérieure à moi, Descartes doit constater que cette voie ne donne rien de certain. La différence d’origine des idées ne peut être établie à partir de leur appartenance à ma pensée. D’où l’essai d’une « autre voie ».
« Mais il se présente encore une autre voie pour rechercher si, entre les choses dont j'ai en moi les idées, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi. A savoir, si ces idées sont prises en tant seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre elles aucune différence ou inégalité, et toutes semblent procéder de moi d'une même sorte ; mais, les considérant comme des images, dont les unes représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu'elles sont fort différentes les unes des autres. Car, en effet celles qui me représentent des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c'est-à-dire participent par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection, que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective, que celles par qui les substances finies me sont représentées. »
Le cogito en effet est menacé du solipsisme. Comment puis-je être assuré qu’il y a autre chose existant objectivement hors de mon esprit ? L’enjeu est évidemment stratégique pour Descartes. Comme puis-je passer de l’idée de Dieu que j’ai la certitude indubitable de l’existence de Dieu ? Il y a deux manières de concevoir les idées :
1)      en tant que manières ou modes du penser. Il n’y a alors « aucune différence entre elles ». Que veut dire Descartes ? Tout simplement qu’elles ont le même genre de réalité et qu’il n’y a de ce point de vue aucune différence entre une idée vraie et une idée fausse, entre l’idée d’un triangle et l’idée du soleil, etc. …
2)      en tant qu’elles ont rapport à des objets. Les idées ont comme dira Spinoza d’un côté une réalité formelle et de l’autre un contenu ou idéat. Dès lors les idées différent suivant la manière dont elles représentent les choses. Les idées sont des sortes d’images, dit Descartes.
Pour déterminer la réalité objective d’une idée, Descartes propose ici une approche différente : c’est la nature de l’objet de l’idée qui permettra de discerner quelle idée a le plus de réalité objective. Une idée qui représente une substance a plus de réalité objective qu’une idée qui représente un accident ou un accident. Qu’est-ce que cela veut dire « avoir plus de réalité objective » ? « Participer par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection ».
Voyons cela de plus près. Dans la lettre à Gibieuf (19-1-1642), Descartes explique ce qu’il veut dire dans la méditation III :
« Car étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eu en moi, je me garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses, et de leur rien attribuer de positif, que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées ; mais je crois aussi que tout ce qui se trouve en ces idées, est nécessairement dans les choses. »
On ne peut rapporter les idées à la réalité directement pour juger de leur objectivité. Pour juger de l’objectivité de l’idée, c'est-à-dire de sa réalité c’est à la nature de l’idée elle-même qu’on doit se rapporter. Comme la chose n’est jamais présente directement à l’esprit mais seulement à travers son idée, et c’est seulement ce que je perçois clairement et distinctement dans l’idée que je peux dire appartenir nécessairement à la chose.
La lettre à Gibieuf donne ensuite des exemples qui permettent de comprendre ce que Descartes entend quand il dit que la réalité objective des idées n’est que le degré d’être ou de perfection de l’objet de l’idée:
Ainsi, pour savoir si mon idée n’est point rendue non complète ou inadaequata, par quelque abstraction de mon esprit,
Descartes présuppose donc que l’idée peut se donner dans la clarté de l’évidence, mais c’est seulement la propension de l’esprit à se précipiter dans le jugement qui peut produire quelque « abstraction de mon esprit ». Continuons.
j’examine seulement si je ne l’ai point tirée, non de quelque chose hors de moi qui soit plus complète, mais de quelque autre idée plus ample ou plus complète que j’ai en moi, et ce per abstractionem intellectus, c'est-à-dire en détournant ma pensée d’une partie de ce qui est compris en cette idée plus ample, pour l’appliquer d’autant mieux et me rendre plus d’autant plus attentif à l’autre partie.
On peut donc avoir des idées qui ne sont que des parties d’autres idées plus amples. Ces idées ne sont celles qu’on obtient par exemple par l’analyse (par exemple dans les propositions analytiques). Mais il s’agit ici des idées inadéquates. Alors voyons pourquoi.
Ainsi, lorsque je considère une figure sans penser à la substance ni à l’extension dont elle est figure, je fais une abstraction d’esprit que je puis aisément reconnaître par après, en examinant si je n’ai point tiré cette idée que j’ai, de la figure seule, hors de quelque autre idée plus ample que j’ai aussi en moi, à qui elle soit tellement jointe que, bien qu’on puisse penser à l’une sans avoir aucune attention à l’autre, on ne puisse toutefois la nier de cette autre lorsqu’on pense à toutes deux. Car je vois clairement que l’idée de figure est ainsi jointe à l’idée de l’extension et de la substance, vu qu’il est impossible que je conçoive une figure en niant qu’elle ait une extension, ni une extension en niant qu’elle soit l’extension d’une substance. Mais l’idée d’une substance étendue et figurée est complète, à cause que je la puis concevoir toute seule, et nier d’elle toutes les autres choses dont j’ai des idées.
L’idée de figure découle d’une idée plus ample, à laquelle elle est nécessairement jointe, l’idée d’étendue. Si je pense le carré seul, je peux croire que l’idée de carré est tirée du carré seul. Mais alors j’ai une idée inadéquate du carré, parce que tronquée. Une idée est plus adéquate si elle est liée aux autres idées plus amples dont elle dépend. Donc une idée a plus de réalité objective quand elle est plus adéquate et quand elle peut se concevoir par elle-même.
Qu’est-ce qu’on peut tirer de cela ? Tout simplement que Descartes réfute la distinction/opposition production de l’esprit (on dira production psychique) et réalité matérielle puisque la réalité « matérielle » objective, celle que je peux poser comme extérieure à mon esprit, elle ne peut se donner que par l’activité psychique.
Deuxième écart : la réforme de l’entendement
Le deuxième détour que nous allons faire nous ramène à Spinoza et singulièrement à la réforme de l’entendement, pour essayer d’élucider l’idée de fiction. Pour comprendre ce qu’est une fiction commençons par définir l’idée vraie.
Mais rappelons d’abord les quatre de genre de connaissance définis par Spinoza dans le TRE[1]. Spinoza ne dit d’ailleurs pas « connaissance ». Il parle de « modus percipiendi », « mode de percevoir » et évidemment c’est très important. La connaissance pour Spinoza est fondamentalement une perception. Voyons ces quatre modes qui vont nous permettre de définir l’idée vraie et par suite d’aller à la compréhension de ce qu’est une fiction.
« I. Il y a une perception que nous avons par ouï-dire ou par quelque signe qu’appelle arbitraire. »
Ce premier mode de perception est le plus imparfait de tous. Il nous fait connaître les signes mais non pas les réalités elles-mêmes. Comprendre le langage n'est pas connaître. De même le monde ne se lit pas, il n'est pas un livre ouvert, il n'est pas constitué de signes. Notons également qu'il s'agit d'un opposition catégorique avec la théorie stoïcienne de la connaissance qui fait le plus grand cas des signes. On reverra cette opposition au paragraphe suivant qui traite des connaissances par expérience. Spinoza parle de « signes arbitraires ». Les mots sont des signes arbitraires (ils sont fixés conventionnellement) et c’est pour cette raison qu’ils sont fondamentalement équivoques. Il n’y a peut-être pas beaucoup de philosophie qui soit aussi opposée à la mode contemporaine de la philosophie du langage que celle de Spinoza !
« II. Il y a une perception que nous avons par expérience vague… »
qui nous fait prendre les sensations que la chose produit en nous la chose elle-même. L’expérience vague advient en nous par hasard et elle ne pourra être contredite que par une autre expérience.
Ces deux premiers modes sont entièrement sous la direction de l’imagination.
« III. Il y a une perception où l’essence d’une chose est conclue d’une autre chose, mais non adéquatement ; ce qui se produit ou bien quand nous inférons la cause à partir de quelque effet, ou bien lorsqu’elle est conclue de quelque universel toujours accompagné par une certaine propriété. »
L’essence de la chose n’est pas connue par elle-même, mais seulement à travers les relations dans lesquelles elle entre. Ce mode de connaissance est rationnel mais il n’est pas la connaissance adéquate des réalités.
Enfin le dernier mode de perception est ainsi défini :
« IV. Il y a enfin une perception où une chose est perçue par sa seule essence ou bien par la connaissance de sa cause prochaine. »
Spinoza illustre tout cela par des exemples. Mais il nous faut maintenant en venir à la réalité des idées.
« L’idée vraie (en effet nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent de son idéat. »
L’idée est différente de son objet. Elle a une réalité formelle en tant que c’est une idée que j’ai et en même temps elle a pour objet une réalité. Voilà pourquoi :
« Car autre est le cercle, autre est l’idée du cercle. En effet, l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle, et l'idée du corps n'est pas le corps lui-même ; et comme elle est quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi par elle-même quelque chose d'intelligible, c'est-à-dire que l'idée, en tant qu'essence formelle, peut être l'objet d'une autre essence objective, et, à son tour, cette autre essence objective, envisagée en elle-même, sera aussi quelque chose de réel et d'intelligible, et ainsi indéfiniment. »
En effet, en tant qu’elle est différente de son idéat, l’idée est un « quelque chose », c’est une réalité, un mode fini perçu sous l’attribut de la pensée et par conséquent elle est aussi l’idéat d’une autre idée, « et ainsi indéfiniment ». Soit dit en passant, rien que cela devrait rendre prudent tous ceux qui prétendent résumer la pensée de Spinoza avec la notion très discutable de parallélisme des attributs. Remarquons aussi que nous retrouvons ici l’influence de Descartes : distinction de l’essence formelle et de l’essence objective, par exemple. L’explicitation qui suit nous permet de mieux voir ce que vise Spinoza :
« Pierre, par exemple, est quelque chose de réel … »
Tout de développement vise à montrer que la mise en abyme réflexive n’apporte rien à la vérité.
« De là, il est manifeste que la certitude n'est rien d'autre que l'essence objective elle-même, c'est-à-dire que la manière dont nous sentons l'essence formelle est la certitude elle-même. D'où il est de nouveau manifeste que pour avoir la certitude de la vérité, il n'est besoin d'aucun autre signe que d'avoir une idée vraie. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'est pas besoin pour que je sache que je me sache savoir. À partir de là, il est encore manifeste que personne ne peut savoir ce qu'est la certitude suprême si ce n'est celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective de quelque chose. »
Nous « sentons l’essence formelle » ! Voilà une idée assez extraordinaire. Et la manière dont nous sentons cette essence formelle est en même temps le critère de la vérité. Bref, la vérité, ça se sent ! On ne peut donc déterminer de méthode pour atteindre la vérité, qu’en ayant d’abord senti une vérité, en ayant « l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose ». Et « habemus enim ideam veram » !
C’est pourquoi, la bonne méthode « est celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie. » (43). Venons-en maintenant au problème de la fiction qui est celui qui intéresse depuis cette bifurcation à partir de Freud.
Il faut donc distinguer l’idée vraie des autres perceptions et « empêcher l’esprit de confondre les idées fausses, fictives et douteuses avec les vraies » et donc apprendre à reconnaître les divers régimes de fonctionnement de l’imagination. Reconnaître les perceptions vraies et les distinguer de tous les autres, c’est la clé pour mettre à bas l’argument sceptique du rêve, qui est repris par Descartes dans le Discourset en MM1.
Ainsi nous pouvons nous forger l’idée de choses n’existant point ; il suffit qu’elles soient seulement possibles. Il en est ainsi parce que nous ignorons les causes qui feraient que cette chose est soit nécessaire, soit impossible. Autrement dit, quand l’imagination peut forger l’idée de choses non existantes, c’est un défaut de l’imagination et non une puissance trompeuse et négative. D’ailleurs « s’il y a un Dieu ou quelqu’un d’omniscient, il ne peut absolument rien feindre ».
Les fictions ou les idées délirantes sont les résultats de notre manque de connaissance. Mais sitôt que s’accroît notre connaissance, nous pouvons continuer à prononcer des mots extravagants mais nous savons en même temps que ce ne sont que des bruits dépourvus de sens. Il est facile de se défaire des fictions :
« Mais les laissant à leurs délires, nous prendrons soin de retenir de cette discussion quelque chose de vrai, utile à notre propos, à savoir ceci : l'esprit, lorsqu'il applique son attention à une chose fictive, et fausse par sa nature, afin de l'examiner et la comprendre, et d'en déduire dans le bon ordre les choses qui doivent en être déduites, en rendra facilement manifeste la fausseté ; si la chose fictive est vraie par sa nature, lorsque l'esprit s'y applique attentivement et commence à en déduire en bon ordre ce qui en résulte, il continuera avec succès sans aucune interruption, de même que nous avons vu, à propos de la fiction fausse, dont on vient de parler, que l'entendement se dispose aussitôt à en montrer l'absurdité et celle des conséquences qui s'en déduisent. »
Spinoza insiste sur un point nous ne pouvons pas feindre de ne pas savoir ce que nous savons ! C’est sur ce point que se joue peut-être la question de l’analyse freudienne. Résumons le propos sur les idées fictives :
-          plus une chose est générale et plus elle est confuse et donc plus elle est propre à ce que nous formions des fictions à son sujet. C’est pourquoi la connaissance intuitive est celle des essences singulières.
-          on ne peut pas former de fiction de ce que nous percevons clairement et distinctement. C’est la puissance de contrainte de la vérité. Quand je sais que 2+2 = 4, il devient impossible de former la fiction que 2+2=5.
-          Si la première idée n’est pas une fiction, les idées qu’on en déduit sans précipitation ne seront pas non plus des fictions.
-          L’idée fictive ne peut pas être claire et distincte.
-          L’idée de la chose la plus simple est nécessairement claire et distincte et donc vraie (comme dirait Aristote, le simple est le vrai !)
-          La division en parties simples d’une chose complexe permet d’éliminer la confusion.
Les idées confuses viennent de ce que nous saisissons une chose en entier sans pouvoir en saisir en même temps toutes les parties. Nous croyons connaître cette chose alors qu’elle est seulement en partie connue et en partie inconnue. Donc, l’idée se rapportant à une chose simple est claire et distincte et ne peut jamais être fausse et que les fictions sont toujours des idées confuses.
La fausseté consiste « en cela seul qu’il est affirmé d’une chose quelque chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons formé de cette chose. » La fausseté ne résulte que nos limitations. En tant qu’êtres pensants, il est dans notre nature d’avoir des idées vraies ; mais nous ne sommes qu’une partie de l’intellect divin et par conséquent seulement certaines pensées qui lui appartiennent ne sont en nous que par parties. Ainsi des idées, qui en elles-mêmes peuvent être vraies, deviennent des idées abstraites impropres à nous donner une connaissance vraie de l’ordre de la nature.
Spinoza affirme (70) que :
« il y a dans les idées vraies quelque chose de réel, par quoi les vraies se distinguent des fausses. »
Si l’idée vraie est composée d’idées simples et si la vraie science procède des causes aux effets, on peut dire que l’imagination fonctionne exactement à l’inverse. Par conséquent, la confusion entre entendement et imagination est une source d’erreurs majeure. Les mots sont une partie de l’imagination. Beaucoup de concepts sont forgés par l’accumulation sans ordre des mots dans la mémoire.. Ils sont donc d’abord les signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans la mémoire.
Inversement la norme de l’idée vraie réside … dans l’idée vraie elle-même. Une idée vraie est une idée qui peut être produite par la seule puissance de l’entendement. Si une idée vraie est une idée qui peut être produite la seule puissance de l’entendement et si l’idée est précisément celle dont l’objet est le plus réel, alors on n’est pas très loin du fameux « tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel.
Retour à Freud
Revenons donc à Freud. Freud et Lacan après loin ne cesseront de souligner à quel point la psychanalyse est éloignée des philosophies de la conscience rationalistes. Pourtant, ce sont ces philosophies qui se confrontent directement à la production des fantaisies, à la question de la réalité du rêve.
Voyons comment Freud traite, lui, de la fantaisie :
(...)
Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie primitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la castration, - il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain.
Pourquoi les fantaisies sont-elles réelles ? Pour répondre à cette question, Freud invente comme il ne cessera de la faire avec Totem et tabou ou avec Moïse et le monothéisme. Il invente l’inscription dans l’inconscient de l’individu de la mémoire de l’humanité. Pour ceux qui veulent à tout prix que la psychanalyse soit une science, ils en sont pour leur frais : la psychanalyse ne cesse de recourir au mythe et de re-fabriquer du mythe : l’inconscient individuel est la récapitulation de l’inconscient collectif (c’est la formulation psychanalytique de la thèse de Haeckel selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.) Donc pour expliquer la réalité de la fantaisie (c'est-à-dire que la fantaisie est, d’une certaine manière la réalité psychique la plus fondamentale), il a recours une fantaisie à lui. Or cette fantaisie, on la retrouve avec Totem et tabou : le mythe de la horde primitive, du meurtre du père et du repas rituel, voilà ce que ne ferions que répéter. Et voilà le procédé qui serait incrusté dans l’inconscient.
Les questions que nous venons de traiter nous obligent à examiner de plus prés le problème de l'origine et du rôle de cette activité spirituelle qui a nom « fantaisie ». Celle-ci, vous le savez, jouit d'une grande considération, sans qu'on ait une idée exacte de la place qu'elle occupe dans la vie psychique. Voici ce que je puis vous dire sur ce sujet. Sous l'influence de la nécessité extérieure l'homme est amené peu à peu à une appréciation exacte de la réalité, ce qui lui apprend à conformer sa conduite à ce que nous avons appelé le « principe de réalité » et à renoncer, d'une manière provisoire ou durable, à différents objets et buts de ses tendances hédoniques, y compris la tendance sexuelle.
Freud ici revient sur la définition de la réalité extérieure. Quelle différence y a-t-il entre la réalité et la réalité psychique ? La réalité psychique est le monde intérieur, c’est lui que l’analyse va rechercher. Mais cette réalité psychique est à distinguer de la réalité « tout court » que Freud oppose à la « fantaisie ». La fantaisie est donc un élément fondamental de la réalité psychique et en même temps elle est définie par opposition à la réalité.
La réalité est ce qui s’impose sous la dure loi de la nécessité extérieure qui nous amène non pas à renoncer au plaisir mais à différer la satisfaction. C’est ce que Freud développe par exemple dans Malaise dans la culture quand il étudie les rapports entre Éros et Anankè. Au principe de la civilisation, dit Freud, on trouve les deux figures d’Éros et Anankè, la sexualité et le travail dicté par le nécessité.
Le mot grec anankè veut dire «nécessité» (anankè estin, «il faut») ; plus précisément, chez les poètes, les tragiques, les philosophes, les historiens, anankè évoque une contrainte, une nécessité naturelle, physique, légale, logique, divine... Ce nom personnifie la Nécessité comme telle, instance inflexible gouvernant le cosmos, sa genèse, son devenir et la destinée humaine (Pythagore, Empédocle, Leucippe, Platon), voire la divinise d’une certaine façon (poèmes orphiques, Parménide). L’Anankè est ce qu’elle est ; pour l’homme grec, c’est temps perdu de l’accuser, démesure (hybris) de regimber contre elle, et pourtant abdiquer serait une faute. Il faut l’assumer dignement, avec piété, comme en témoigne Danaé dans sa prière: «Toi, ô Zeus, ô Père, change notre destin. Mais, si ma prière est trop osée et s’éloigne de ce qui est juste, pardonne-moi !» (Sémonide, fragment 27).
Chez Freud, anankè c’est précisément la contrainte au travail et c’est sur elle que s’élève toute civilisation. On retrouve cela aussi dans L’avenir d’une illusion. Je lis :
Il semble plutôt que toute civilisation doive s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts, il ne paraît pas même certain qu’avec la cessation de la contrainte la majorité des individus fût prête à se soumettre aux labeurs nécessaires à l’acquisition de nouvelles ressources vitales. Il faut, je pense, compter avec le fait que chez tout homme existent des tendances destructives, donc antisociales et anti-culturelles, et que, chez un grand nombre de personnes, ces tendances sont assez fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine.
[…] En somme, deux caractères humains les plus répandus sont cause que l’édifice de la civilisation ne peut se soutenir sans une certaine dose de contrainte : les hommes n’aiment pas spontanément le travail et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions.
Il reste que le principe de plaisir reste le point de départ et le point d’arrivée. Éros se soumet à Anankè, « par nécessité », mais la nécessité dépend du caractère incompressible de la pulsion. Ce qui est en cause, c’est la satisfaction. La satisfaction qui s’obtient de manière double :
a.       par le produit du travail ;
b.      par la fixation du désir sur le travail lui-même qui devient source de satisfaction en lui-même, indépendamment du plaisir propre que produit l’objet du travail.
Le rapport d’Éros à Ananké, du principe de plaisir au principe de réalité est donc un rapport qu’on pourrait dire « dialectique » et non d’antagonisme simple. Mais dire « dialectique », c’est encore trop général. Cette dialectique est aussi celle dans laquelle s’élabore la vie psychique, la « réalité psychique » qui est maintenant posée comme le revers de la réalité dont la nécessité nous conduit à avoir une appréciation à peu près exacte. Tout renoncement doit avoir une compensation, c’est une thèse centrale chez Freud et elle découle du modèle « énergétiste » qui est le sien depuis les premières élaborations telles quelles sont visibles dans la correspondance avec Fliess. Or le résultat du travail n’apporte jamais à lui seul la compensation nécessaire. Par rapport au désir, le réel est toujours frustrant ! La « fantaisie » se construit ainsi pour mettre une partie du psychisme à l’abri du principe de réalité.
Ce renoncement au plaisir a toujours été pénible pour l'homme ; et il ne le réalise pas sans une certaine sorte de compensation. Aussi s'est-il réservé une activité psychique, grâce à laquelle toutes les sources de plaisirs et tous les moyens d'acquérir du plaisir auxquels il a renoncé continuent d'exister sous une forme qui les met à l'abri des exigences de la réalité et de ce que nous appelons l'épreuve de la réalité. Toute tendance revêt aussitôt la forme qui la représente comme satisfaite, et il n'est pas douteux qu'en se complaisant aux satisfactions imaginaires de désirs, on éprouve une satisfaction que ne trouble d'ailleurs en rien la conscience de son irréalité. Dans l'activité de sa fantaisie, l'homme continue donc à jouir, par rapport à la contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il a été obligé depuis longtemps de renoncer dans la vie réelle. Il a accompli un tour de force qui lui permet d'être alternativement un animal de joie et un être raisonnable. La maigre satisfaction qu'il peut arracher à la réalité ne fait pas son compte. « II est impossible de se passer de constructions auxiliaires », dit quelque part Th. Fontane.
La fantaisie appartient à ces « constructions auxiliaires ». La comparaison qui suit avec une « réserve naturelle » soustraite au principe de réalité est, de ce point de vue, éclairante.
La création du royaume psychique de la fantaisie trouve sa complète analogie dans l'institution de « réserves naturelles » là où les exigences de l'agriculture, des communications, de l'industrie menacent de transformer, jusqu'à le rendre méconnaissable, l'aspect primitif de la terre. La « réserve naturelle » perpétue cet état primitif qu'on a été obligé, souvent à regret, de sacrifier partout ailleurs à la nécessité. Dans ces réserves, tout doit pousser et s'épanouir sans contrainte, tout, même ce qui est inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie constitue une réserve de ce genre, soustraite au principe de réalité.
On pourrait ici mettre cette façon de voir en relation avec Rousseau, un Rousseau moins connu des philosophes, celui des Rêveries. L’imagination chez lui est toujours liée à l’impossibilité de vivre dans le monde. C’est un bonheur d’être gratifié du « secours d'une imagination riante ». Le malheur lui-même est imaginé, ce qui rend le malheur réel impuissant :
« Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avaient d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. » (R,1)
L’imagination permet de « sauter par-dessus sa vie » :
« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure par l’expérience que je n'étais pas fait pour y vivre, et que je n'y parviendrais jamais à l'état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l'espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m'était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer. » (R, 3)
La paranoïa de Jean-Jacques est clairement exposée dans tout cet ouvrage comme le refuge contre la souffrance – ce qu’est toute maladie psychique, un refuge contre la souffrance que nous inflige le réel.
Poursuivons donc la lecture de l’Introduction à la Psychanalyse :
Les productions les plus connues de la fantaisie sont les « rêves éveillés » dont nous avons déjà parlé, satisfactions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, érotiques, satisfactions d'autant plus complètes, d'autant plus luxurieuses que la réalité commande davantage la modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté frappante, dans ces rêves éveillés, l'essence même du bonheur imaginaire qui consiste à rendre l'acquisition de plaisir indépendante de l'assentiment de la réalité.
Ce « bonheur imaginaire », c’est celui-là même qui constitue la trame des Rêveries de Rousseau. Poursuivons :
Nous savons que ces rêves éveillés forment le noyau et le prototype des rêves nocturnes. Un rêve nocturne n'est, au fond, pas autre chose que le rêve éveillé, rendu plus souple grâce à la liberté nocturne des tendances, déformé par l'aspect nocturne de l'activité psychique. Nous sommes déjà familiarisés avec l'idée que le rêve éveillé n'est pas nécessairement conscient, qu'il y a des rêves éveillés inconscients. Ces rêves éveillés inconscients peuvent donc être la source aussi bien des rêves nocturnes que des symptômes névrotiques.
C’est très intéressant, parce que cela signifie qu’il y a continuité entre notre activité éveillée et notre activité psychique pendant le sommeil. On peut voir ici ce qui va nous conduire à la définition du délire. Le délire est un rêve éveillé auquel nous accordons créance ! Il s’agit maintenant de comprendre comment la fantaisie intervient dans la formation des symptômes, c'est-à-dire dans la formation de la réalité psychique.
Freud part des formations régressives de la libido et introduit la fantaisie comme l’anneau intermédiaire qui explique la fixation un certain point déjà dépassé.
« Ces représentations imaginaires avaient joui d'une certaine tolérance, il ne s'est pas produit de conflit entre elle et le moi, quelque forte que pût être leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu'une certaine condition était observée, condition de nature quantitative et qui ne se trouve troublée que du fait du reflux de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce reflux, la quantité d'énergie inhérente à ces objets se trouve augmentée au point qu'ils deviennent exigeants et manifestent une poussée vers la réalisation. Il en résulte un conflit entre eux et le moi. Qu'ils fussent autrefois conscients ou préconscients, ils subissent à présent un refoulement de la part du moi et sont livrés à l'attraction de l'inconscient. Des fantaisies maintenant inconscientes, la libido remonte jusqu'à leurs origines dans l'inconscient, jusqu'à ses propres points de fixation. »
On remarque encore une fois combien est puissant le modèle thermodynamique, « énergétiste ». le « reflux » de la libido vers les objets imaginaires entraînent une poussée vers la réalisation : encore une fois, la pulsion est indestructible. Notons aussi que c’est la privation qui est à l’origine de ce reflux – la privation, autrement dit, le principe de réalité.
La régression de la libido vers les objets imaginaires, ou fantaisies, constitue une étape intermédiaire sur le chemin qui conduit à la formation de symptômes.
Les symptômes se forment donc dans cette régression. D’où la définition de l’introversion pour caractériser ce processus :
Cette étape mérite, d'ailleurs, une désignation spéciale. C.-G. Jung avait proposé à cet effet l'excellente dénomination d'introversion, à laquelle il a d'ailleurs fort mal à propos fait désigner aussi autre chose. Quant à nous, nous désignons par introversion l'éloignement de la libido des possibilités de satisfaction réelle et son déplacement sur des fantaisies considérées jusqu'alors comme inoffensives. Un introverti, sans être encore un névrosé, se trouve dans une situation instable ; au premier déplacement des forces, il présentera des symptômes névrotiques s'il ne trouve pas d'autre issue pour sa libido refoulée.
Nous avons maintenant une caractérisation très précise du statut de la réalité :
En revanche, le caractère irréel de la satisfaction névrotique et l'effacement de la différence entre la fantaisie et l'irréalité existent dès la phase de l'introversion.
La satisfaction névrotique est « irréelle ». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir ? Comment une satisfaction peut-elle être irréelle ? Voilà un mystère. Sauf à admettre que la satisfaction réelle vise un objet réel et que sa fixation – par suite des processus qu’on vient d’étudier – ne serait pas une « vraie » satisfaction. Or c’est bien de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’une satisfaction qui n’en est pas une et c’est bien pourquoi elle est névrotique.
Vous avez sans doute remarqué que, dans mes dernières explications, j'ai introduit dans l'enchaînement étiologique un nouveau facteur : la quantité, la grandeur des énergies considérées. C'est là un facteur dont nous devons partout tenir compte. L'analyse purement qualitative des conditions étiologiques n'est pas exhaustive. Ou, pour nous exprimer autrement, une conception purement dynamique des processus psychiques qui nous intéressent est insuffisante : nous avons encore besoin de les envisager au point de vue économique.
Bien qu’on sûr qu’on a remarqué. L’introduction de « l’économie psychique » est cependant une pure pétition de principe – témoin de l’ambition freudienne visant à construire la psychanalyse sur le modèle des sciences de la nature – parce que, évidemment, l’analyste n’a aucun moyen de mesurer « la grandeur des énergies considérées » puisqu’il ne saurait même avec quelle genre d’unité de mesure. Puisque nous sommes en train de réfléchir sur le réel en psychanalyse, nous avons là, une fois de plus, l’occasion de mesurer à quel point la psychanalyse est une gigantesque fiction ! Et qu’elle n’est que la représentation d’une science, la mise en scène d’une scientificité à laquelle elle prétend en vain.
Nous devons nous dire que le conflit entre deux tendances n'éclate qu'à partir du moment où certaines intensités se trouvent atteintes, alors même que les conditions découlant des contenus de ces tendances existent depuis longtemps. De même, l'importance pathogénique des facteurs constitutionnels dépend de la prédominance quantitative de l'une ou de l'autre des tendances partielles en rapport avec la disposition constitutionnelle. On peut même dire que toutes les prédispositions humaines sont qualitativement identiques et ne diffèrent entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non moins décisif est le facteur quantitatif au point de vue de la résistance à de nouvelles affections névrotiques. Tout dépend de la quantité de la libido inemployée qu'une personne est capable de contenir à l'état de suspension, et de la fraction plus ou moins grande de cette libido qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour l'orienter vers la sublimation. Le but final de l'activité psychique qui, au point de vue qualitatif, peut être décrit comme une tendance à acquérir du plaisir et à éviter la peine, apparaît, si on l'envisage au point de vue économique, comme un effort pour maîtriser les masses (grandeurs) d'excitations ayant leur siège dans l'appareil psychique et d'empêcher la peine pouvant résulter de leur stagnation.
Ce passage est aussi révélateur que le suivant. On pose, certainement à juste titre et cela pourrait s’expliquer par des raisons physiques biologiques, que le fonctionnement de l’appareil psychique est celui d’un régulateur, visant à maximiser le plaisir et minimiser les peines. Les fantaisies (mais ici le Phantasie allemand devrait plutôt se traduire par fanstasme) sur lesquelles se fixe la libido régressive dans la névrose forment donc la réalité psychique en tant qu’elles font partie d’un appareillage qui
-          d’une part protège le sujet contre la réalité
-          d’autre part aide à le mettre en accord avec cette même réalité.
Bref, si on veut conclure cette première approche, on peut dire que Freud complète le travail commencé par les rationalistes, par Descartes et Spinoza. Ces deux là se sont essayés à construire un concept de la réalité des idées aussi loin que possible de la métaphysique platonicienne. C’est pourquoi ils sont confrontés aux « idées fictives ». Comment l’objet d’une idée peut-il n’avoir aucun degré de réalité ? Qu’est-ce que la réalité formelle d’une idée. Freud va donner des assises psychologiques à cette interrogation sur la réalité de nos idées en construisant le concept de la réalité psychique, non pas contre le concept d’une réalité extérieure à notre esprit (Freud n’est pas un idéaliste) mais à côté, et en interaction avec celle-ci.


[1] Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement. Bilingue, GF, trad. André Lécrivain


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...