mercredi 24 mars 2021

Faut-il vraiment rétablir la peine de mort ? Quelques réflexions sur le nouvel esprit pénal



Personne ne peut vouloir que le mal reste impuni. Notre sentiment de la justice exige que le malfaiteur rende compte de ses méfaits, que le criminel soit poursuivi et puni pour ses crimes. Voilà qui ne souffre guère de discussion. Cependant, depuis les Lumières, la doctrine pénale, sous l’influence de grands esprits comme Cesare Beccaria, notamment, a admis que l’on devait résolument séparer justice et vengeance, que la justice ne devait pas être une sorte de vengeance légale et que la justice de Rhadamanthe, qui exige que le meurtrier soit tué, devait être remise au magasin des antiquités. On a également conçu que la punition n’avait pas pour but de dissuader ceux qui seraient tentés de devenir criminels, mais seulement de garantir l’ordre social et éventuellement la réinsertion du coupable.

lundi 15 mars 2021

Y a-t-il un « marxisme culturel ? »

Pour attaquer les mouvements islamophiles ou « woke », une partie de la droite et de l’extrême droite a inventé le terme de « marxisme culturel ». La dénonciation de la « blanchité » ou de la prétendue islamophobie, la lutte contre la « domination masculine » et l’écriture inclusive ne seraient que de nouvelles formes du marxisme substituant à la lutte des classes bien peu vaillante la lutte des races, la lutte des sexes, la lutte contre toutes les phobies attribuées aux dominants et la lutte fondamentale se serait ainsi déplacée du terrain économique et social vers le terrain culturel. Il y aurait deux maillons qui auraient permis l’apparition de ce « marxisme culturel » : Gramsci, avec le concept d’hégémonie culturelle qui lui est attribué, et Bourdieu. Comme les mouvements identitaires sexuels ou « racialisés » viennent parfois de groupes marxistes décomposés (genre NPA) et se pensent eux-mêmes comme des libérateurs, des défenseurs d’une nouvelle émancipation, ils se gardent bien de contester ce concept de « marxisme culturel », venu des États-Unis. On sait, depuis le fascisme du XXe siècle que la réaction petite-bourgeoise aime à se parer des oripeaux de la révolution. Expliquons donc pourquoi il ne peut pas plus y avoir de « marxisme culturel » que de cercles carrés, sans nous faire trop d’illusions sur la capacité d’être entendus, car, comme le dit Spinoza, la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une idée fausse.

Pour parler de « marxisme culturel », il faut n’avoir jamais ouvert un livre de Marx. Dans La Sainte Famille puis dans L’idéologie allemande, Marx s’en prend à ceux qui prétendent changer la réalité en changeant les idées et les représentations. Ainsi, Marx écrit : « Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. » On pourrait ajouter que ce brave homme est le type même du « woke » halluciné : il suffit de transformer les mots pour changer le réel, tout comme le militant « trans » imagine qu’il suffit de se croire homme ou femme pour être homme ou femme. Marx se soucie comme d’une guigne de ce que l’on va appeler « bataille culturelle ». Il refuse à partir de 1842-43 de consacrer à la lutte contre l’illusion religieuse une part, même minime, de son temps. S’il s’intéresse à la condition des femmes, c’est pour dénoncer l’exploitation des ouvrières, particulièrement féroce, contraire à la nature et la moralité. Marx pense la transformation sociale comme « mouvement réel », le mouvement des ouvriers pour la limitation de la journée de travail, l’interdiction du travail de nuit des femmes, l’interdiction du travail des enfants, la lutte pour l’amélioration des conditions d’hygiène dans les entreprises et plus généralement l’établissement de lois sociales qui sont la traduction du poids politique du prolétariat sur l’ensemble de la société. Rien à voir avec les calembredaines à la mode ! Par ailleurs, il serait aisé de montrer l’attachement de Marx à la culture classique, des Grecs à Shakespeare et à Goethe, mais aussi à la philosophie classique, en premier lieu Aristote. Cette culture classique est aussi une arme de combat contre le capital ! Un élève de Marx ne peut que regarder avec étonnement et mépris les diverses manifestations actuelles de la « cancel culture » et du « politiquement correct ».

Pour rattacher le marxisme au « combat culturel », on exhibe la thèse « attribuée au camarade Gramsci » sur l’hégémonie culturelle. Depuis quelques années, on voit d’ailleurs force faiseurs d’opinions qui, n’ayant jamais lu une seule ligne du rédacteur en chef de l’Ordine nuovo et auteur des Quaderni del carcere, nous intiment l’ordre de « relire Gramsci ». Seuls ceux qui sont abreuvés aux « 1000 idées de culture générale » peuvent penser que pour Gramsci « la lutte est fondamentalement idéologique » et qu’on prend le pouvoir en répandant ses idées ! Gramsci est communiste et il veut répondre à la question de la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés. L’hégémonie dont il parle, ce n’est pas celle des idées, mais celle de la classe ouvrière dès lors que le parti communiste est capable de souder un bloc unissant aux ouvriers toutes les autres classes sociales opprimées, notamment la paysannerie. Il s’agit aussi de donner aux ouvriers les moyens intellectuels du combat et l’instruction joue ici un rôle clé — on pourrait citer les nombreuses pages que Gramsci consacre à la grammaire. Le PCI, indépendamment des critiques qu’on a pu lui adresser, était « gramsciste », commençant la conquête des casemates du pouvoir dans les régions d’Italie qu’il contrôlait. Le PCF a également été plutôt « gramsciste » dans sa volonté d’irriguer toute la société d’institutions s’adressant à toutes les couches du peuple. Ni le PCI, ni le PCF ne pratiquaient la « cancel culture », bien au contraire. Ils ont tous les deux, conformément aux idées de Gramsci, rejeté toute lutte antireligieuse et considéraient les chrétiens comme des alliés potentiels. Sans nostalgie pour le communisme d’hier et d’avant-hier, il faut simplement souligner combien le prétendu « gramscisme » actuel est une imposture.

S’il est un penseur que l’on pourrait enrôler dans le « combat culturel », c’est bien Bourdieu. Mais précisément Bourdieu n’a rien à voir ni avec Marx ni avec le marxisme. Quelques-uns de ses concepts, celui de « domination », de « capital symbolique », de « violence symbolique », ont pu donner l’illusion que Bourdieu était une sorte de marxiste. Mais il n’en est rien. Le concept de domination n’est pas « marxiste ». Bourdieu l’emprunte à Max Weber en lui donnant sa propre interprétation. Pour Marx et pour un marxiste, le concept important est celui d’exploitation et non celui, plutôt amorphe, de domination. Le « capital symbolique » est sans doute le produit de l’un de ces « vertiges de l’analogie » dénoncés jadis par Sokal et Bricmont. Un savoir n’est pas un capital ! Et le goût des grandes œuvres n’est pas réservé aux classes dominantes. Les bourdieusiens, même s’ils doivent être distingués de Bourdieu lui-même, semblent ignorer que Victor Hugo et Verdi sont des grands artistes populaires ! Le petit bourgeois intellectuel qui dénonce le « goût » dit implicitement que le « populo » n’a pas de goût et exprime, à son insu, son mépris de classe. Que Bourdieu vaille peut-être mieux que les usages, c’est certain et Bourdieu est aussi parfois l’objet de la vindicte de la nouvelle gauche radicale. Mais en aucun cas la pensée de Bourdieu ni celle des épigones ne peut être rattachée à un prétendu « marxisme culturel ».

Que reste-t-il du « marxisme culturel » ? Rien. Rien, sinon l’hommage que la droite rend à ses ennemis préférés, les hallucinés de la nouvelle gauche radicale. De telles billevesées peuvent trouver une certaine audience parce que l’inculture progresse comme un feu de brousse. Aux gens de droite qui parlent de « marxisme culturel », on ne pourrait que conseiller la lecture de Raymond Aron et notamment de ses leçons sur Marx. Et aux gens qui se disent de gauche et parlent d’émancipation, on ne peut que conseiller le silence et le travail qui, seul, leur permettra de s’instruire et de sortir de leurs délires.

Le 15 mars 2021

Denis Collin

 

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

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