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vendredi 3 novembre 2023

Bergson, le possible et le réel


Dans un essai de 1930, Le possible et le réel (in La pensée et le mouvant), Bergson montre que la créativité extraordinaire de la nature par le fin que la réalisation d’un possible est toujours différent de ce possible. Ce qui se réalise ne correspond jamais à ce que j’avais prédit, même si cet écart peut être presqu’imperceptible.Soit, dira-t-on ; il y a peut-être quelque chose d'original et d'unique dans un état d'âme ; mais la matière est répétition ; le monde extérieur obéit à des lois mathématiques une intelligence surhumaine, qui connaîtrait la position, la direction et la vitesse de tous les atomes et électrons de l'univers matériel à un moment donné, calculerait n'importe quel état futur de cet univers, comme nous le faisons pour une éclipse de soleil ou de lune. – Je l'accorde, à la rigueur, s'il ne s'agit que du monde inerte, et bien que la question commence à être contro­versée, au moins pour les phénomènes élémentaires. Mais ce monde n'est qu'une abstraction. La réalité concrète comprend les êtres vivants, conscients, qui sont encadrés dans la matière inorganique.

mercredi 22 juin 2022

Abstraction

Penser, c’est rompre avec l’immédiat, cesser d’être englué dans l’ici et maintenant des sensations confuses, qui semblent les plus riches mais se révèlent finalement les plus pauvres, les plus indéterminées et se résument par « il y a ». Penser, c’est s’abstraire de cette immédiateté pour introduire des médiations. S’abstraire, c’est se tirer de quelque chose, laisser de côté quelque chose. Faire abstraction de quelque chose, c’est ne pas en tenir compte. Si je dis : mon bureau est rectangulaire, j’ai remplacé la perception complexe de ce bureau par l’abstraction « rectangle » qui justement fait abstraction de la couleur, de la rugosité ou non, et de la forme réelle elle-même – en fait il n'est pas tout à fait rectangulaire, les côtés opposés ne sont sans doute pas vraiment parallèles et les coins ne forment sans doute pas un angle de 90°.

L’abstraction consiste seulement à ne retenir que quelques prédicats — utiles pour des raisons pragmatiques à un moment donné, et donc à ne pas se placer du point de vue de la totalité. La science doit penser le concret — elle ne peut s’en tenir à des généralités abstraites — mais le concret singulier n’existe que comme la synthèse de multiples déterminations, produites par  l’analyse, et ces déterminations ne peuvent être obtenues que par abstraction à partir de ce qui se présente immédiatement. C’est le mouvement d’ensemble qui est le vrai et non l’un de ses moments. L’abstraction est seulement un moment nécessaire de la production de la pensée qui soit réellement une pensée adéquate.

Mais que l’abstraction ne soit qu’un moment ne lui retire pas sa valeur. Nous pouvons donner des noms généraux aux choses parce que nous procédons par abstraction. Tous les hommes sont différents, mais en faisant abstraction de ces différences j’obtiens l’homme, l’homme abstrait qui n’existe nulle part et dont nous faisons pourtant le sujet du droit. Il faut une bonne capacité d’abstraction pour appeler « chien » cette grosse bête poilue et ce petit animal à poil ras qui aboie aux passages des badauds. Si nous n’avions pas cette capacité d’abstraction qui s’exprime dans les mots, nous ne pourrions rien faire d’autre que désigner en montrant du doigt, mais comment montrer du doigt ce qui n’est pas effectivement présent ?

Toute une pédagogie dénonce « l’abstraction », l’abstraction des « concepts », l’abstraction d’un enseignement trop aride pour les enfants… Certes, on doit adapter le niveau d’abstraction à l’évolution de la formation des enfants. Mais ils sont déjà entrés dans l’abstraction bien avant d’avoir mis les pieds à l’école, dès qu’ils ont commencé à parler. Quand l’enfant qui a appris que le chien de la maison s’appelle Pif, appelle tous les autres chiens qu’il croise « Pif », il a tout simplement transformé le signe « concret » « Pif » en un mot abstrait, « Pif » devant être traduit par « chien » en langage ordinaire.

Mais il faut encore remarquer que l’abstrait est ce qui est le plus facile à apprendre ! Apprendre la grammaire française, c’est de la rigolade pour celui qui tente de déchiffrer un texte de Montaigne ou une page de Proust. Pour jouir de Proust, il faut donc commencer par la grammaire et par l’orthographe. Rien de plus abstrait que la langue ! Les mathématiques sont bien plus aisées à connaître que la physique. En mathématiques, la somme des trois angles d’un triangle fait bien deux droits, si on accepte le cinquième postulat d’Euclide. Si on fait de la triangulation à grande échelle pour établir des cartes, alors là, patatras, la somme des angles d’un triangle ne fait plus deux droits — raison pour laquelle le grand Gauss a inventé une géométrie courbe.

On ne peut être « concret » qu’en ayant parcouru tous les chemins de l’abstraction. Certes, il y a une bonne abstraction et une mauvaise abstraction, celle qui conduit simplement à des généralités anhistoriques dont la vérité n’est pas éprouvée dans la concrétude des choses. La bonne abstraction est, par exemple, celle que l’on trouve dans des sciences comme la chimie. En chimie, les éléments ne sont jamais donnés; le tableau de Mendeleïev n’est pas une collection de corps simples ramassés dans la nature par un collectionneur. Le fer ou l’oxygène n’apparaissent pas au début, mais à la fin du travail d’analyse, du travail d’abstraction qui dépouille les substances réelles de tous les accidents. La bonne abstraction suit le chemin de la différenciation, alors que la mauvaise produit de l’indifférencié et constitue le « fond de sauce » de l’idéologie. Nous croulons sous des avalanches d’indifférenciation.

Suivons Walter Benjamin, il faut « … traverser les déserts glacés de l’abstraction pour parvenir au point où il est possible de philosopher concrètement. »

Le 22 juin 2022. 

jeudi 14 mars 2019

Jusqu’où peut-on être « kantien » ?


Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance. Mon Morale et Justice Sociale (2001) ou mes Questions de morale (2003) sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle qu’elle se présente dans la Critique de la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement aussi problématique.

Sujet/objet

Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP, en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas « naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé, pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a correctement posé l’usage des termes « objectif » et « subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or, ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce que la chose est en soi par un abîme infranchissable. »[1] L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le « je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle « absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de l’être de la pensée, ni plus ni moins.

La chose en soi

Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la « chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes, c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs » dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes ! Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle, et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la phénoménalité de la chose.  Et de toutes façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.  Évidemment, je ne connais pas Paris dans tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans un passage de la Logique (III), Hegel écrit : Cela est, voilà ce que le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est, il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des manuscrits qui composent la Dialectique de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes. » 
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question : « Des questions se posent à tout système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant, affirme que nous ne connaissons que le monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre, si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les formes a priori de la sensibilité. Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions, pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale, celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle finalement plutôt fragile.

Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?

Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la métaphysique correspondant à la philosophie naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question « comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? », Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté ! Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant, la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019


[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E. Klein, Le facteur temps sonne toujours deux fois

vendredi 28 décembre 2018

L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste


Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.

L’ordre de la science selon Marx

Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de 1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel, dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas « platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée. On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable », mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable » et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination. Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote, c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des « substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ; mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance : le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point qu’il y revient dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents, hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9], une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts, avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.

L’illusion idéaliste de la science

Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement, de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes. Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard, est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a parfaitement montré Kant dans la Critique de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques : par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions : elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes : leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même. Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels », ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore la position de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre que le matérialisme est a minima la reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que Marx critiqué sous le nom d’idéologie allemande, dans La Sainte Famille tout d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet » puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est, pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret », mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt) est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018


[1] Introduction générale – édition de la Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2] Hegel : Phénoménologie de l'Esprit - (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6] Aristote : Métaphysique - Livre Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7] Aristote : Physique Livre I - i §2 (180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8] Aristote : ibid.
[9] Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[12] Capital I,I,4 P1 page 609
[13] Introduction générale P1 page 255

lundi 6 juin 2016

Charles Sanders Peirce contre Descartes


Explication du paragraphe 214 de l’essai Questions concernant certaines facultés attribuées à l’homme. Par Marie-Pierre Frondziak

Le problème soulevé par Peirce est de savoir si nous pouvons distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance par inférence.

Posons ceci tout de suite pour que ce soit clair :
  • une connaissance déterminée par une connaissance antérieure est une connaissance par raisonnement ou discursive. Elle est déterminée à partir de faits extérieurs et non à partir de l’intériorité, c’est une connaissance par inférence.
  • une connaissance déterminée par un objet transcendantal, soit une connaissance dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit est une connaissance intuitive. Il s’agit d’une prémisse absolument première qui ne pourrait être déterminée que par son objet transcendantal, c’est-à-dire tout objet de la pensée extérieur par définition à cette pensée.
La question de Peirce est : comment savons-nous, si nous pouvons le savoir, que nous avons la faculté de connaissance intuitive ? Pouvons-nous savoir sans raisonnement si une connaissance est intuitive ou non ? C’est-à-dire pouvons-nous savoir intuitivement si une connaissance est intuitive ?

Ici Peirce remet en cause le point de départ de la connaissance que nous avait donné Descartes. En effet, chez Descartes, le cogito est la première évidence, la première certitude, la première idée claire et distincte, la première et la plus certaine connaissance. À partir de lui, de la certitude de soi de la conscience, on a la norme de toute vérité, la règle, le critère de la vérité. De lui dépend la connaissance de toutes les autres connaissances. Or, ce cogito se saisit dans une intuition intellectuelle, dans l’expression existentielle et non dans un raisonnement. En fait, chez Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance.
Mais pour Peirce, ce point de départ, cette intuition ne peut être connue de manière intuitive. Toute preuve ne peut se faire que par inférence. C’est ainsi que Peirce rejette l’intuition comme point de départ de la connaissance.
Nous allons détailler :
Mais avoir une intuition et savoir intuitivement qu’il s’agit d’une intuition sont deux choses différentes ;
Peirce ne nie pas l’existence d’une intuition, mais il se demande si elle peut être érigée en connaissance : à savoir peut-on connaître par intuition ou encore l’intuition peut-elle être considérée comme connaissance ?
La question est de savoir si ces deux choses que l’on peut distinguer en pensée sont dans les faits invariablement liées, de sorte que nous pouvons toujours distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance déterminée par une autre connaissance.
Ces deux choses peuvent être distinguées en pensée, puisque nous sommes en train de le faire, mais dans les faits, dans la connaissance, pouvons-nous les distinguer grâce à l’intuition ?
Pouvons-nous distinguer de façon intuitive, c’est-à-dire indépendamment de toute connaissance antérieure, entre une connaissance faisant immédiatement référence à son objet, c’est-à-dire dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit et une connaissance déterminée par des connaissances, c’est-à-dire par une connaissance discursive, par l’inférence ? Ainsi, l’intuition se donne-t-elle intuitivement comme telle à la conscience ? L’intuition porte-t-elle en elle-même la marque de son caractère intuitif permettant de la reconnaître immédiatement (intuitivement) comme telle ? Est-ce que l’intuition peut être une connaissance immédiate d’elle-même ?
En fait, pouvons-nous avoir une connaissance par intuition ou l’intuition peut-elle être envisagée comme connaissance ?
Toute connaissance, en tant que quelque chose de présent, est évidemment une connaissance d’elle-même.
La connaissance comporte deux éléments : un élément objectif et un élément subjectif ; l’élément objectif de la connaissance consiste dans le fait que quelque chose est représenté et que nous avons conscience de cette chose représentée. Toute connaissance comme intuition d’elle-même est la simple conscience de la connaissance, toute connaissance est conscience immédiate d’elle-même. La connaissance est l’intuition de son élément objectif, de son objet immédiat.
Mais la détermination d’une connaissance par une autre connaissance ou par un objet transcendantal ne fait pas partie, du moins à première vue, du contenu immédiat de cette connaissance …
Cela signifie que la distinction, le pouvoir de distinguer, si l’on a affaire à une connaissance par inférence ou à une connaissance intuitive ne fait pas partie de la conscience de cette connaissance. Ce n’est pas parce que l’on a conscience d’une connaissance que l’on peut dire si cette connaissance est de nature intuitive ou si elle est discursive. La conscience de quelque chose n’est pas sa connaissance. La conscience ne permet pas de distinguer à quel type de connaissance on a affaire.
… bien que cette détermination semble être un élément de l’action ou de la passion de l’ego transcendantal qui ne se trouve peut-être pas immédiatement dans la conscience.
L’action ou la passion du moi par quoi s’accomplit la représentation est l’état subjectif de la connaissance. Cela peut se faire par le rêve, l’imagination, la conception, la croyance, c’est-à-dire par une certaine action ou passion du moi par lequel la connaissance devient représentée pour le moi. Ici, l’ego transcendantal nous fait penser à Kant, pour qui c’est le sujet, l’unité transcendantale du moi qui est le principe de l’activité connaissante unifiant le divers du sensible. Pour Descartes, c’est le je, le moi qui pense et dans la connaissance, il y a le sujet qui connaît et les objets à connaître. Mais en nous, il y a quatre facultés (entendement, sensibilité, imagination et mémoire), parmi lesquelles seul l’entendement est capable de percevoir la vérité. Aussi, dans la règle 12, Descartes nous parle-t-il de la force de la connaissance qui peut être passive, c’est-à-dire qui peut recevoir des empreintes des sens externes, l’objet ayant mis en mouvement ces sens reçoit une figure du sens commun pour former dans la fantaisie ou dans l’imagination les mêmes figures ou idées qui s’inscrivent dans la mémoire. Le sens commun centralise et ordonne tous les autres sens, recueille les sensations et les coordonne.
Cette force de connaissance peut-être aussi active ; elle s’applique aux figures qui sont conservées dans la mémoire, elle consiste à s’en souvenir, mais aussi à en former de nouvelles, elle conçoit et elle imagine.
L’élément subjectif de la connaissance consiste à recevoir, percevoir et se souvenir. Il comprend la conception et l’imagination. Ces capacités appartiennent au moi, au « je pense ». Pour Descartes, cette force est purement spirituelle, elle se saisit par l’intuition. Elle est une capacité du cogito, du sujet transcendantal et la distinction entre les différents éléments subjectifs de la connaissance (croyance, rêve, etc.) se fait par l’intuition.
Or Peirce émet l’hypothèse que l’élément subjectif de la connaissance ne se donne peut-être pas dans l’intuition, car il y a une différence entre les objets immédiats donnés à la conscience qui fait que ces distinctions sont présentes à l’esprit ; je n’ai donc pas besoin de l’intuition pour les distinguer. L’élément subjectif peut faire la distinction entre intuition et inférence, mais si ce n’est pas par intuition, il le fait par inférence, car l’existence d’une connaissance immédiate (l’intuition) ne peut être connue que de deux façons, soit par conclusion d’un raisonnement nécessaire, soit donnée par une connaissance également intuitive.
Pour Peirce, il n’y a pas de pouvoir de distinguer et de connaître intuitivement les éléments subjectifs de la connaissance. Par exemple, la croyance est obtenue par inférence. Il en va de même pour la sensation : la sensation du rouge est une inférence à partir du rouge saisi comme prédicat d’un objet extérieur, ce qui est différent d’une connaissance directe de l’esprit sentant. La sensation est une inférence, c’est la qualité naturelle d’une représentation ; un sentiment est la qualité naturelle d’un signe mental.
L’intuition est donc un élément subjectif de la conscience, mais elle-même ne se connaît pas par l’intuition, elle se connaît par inférence.

Pourtant, cette action ou cette passion transcendantale peut déterminer invariablement une connaissance d’elle-même …
Après avoir émis l’hypothèse que la détermination d’une connaissance par intuition ou par inférence ne pouvait se faire grâce à l’intuition, Peirce prend le point de vue de Descartes. En effet, pour Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance, le « je pense » peut affirmer une connaissance de lui-même, il est la première connaissance évidente que nous sommes capables d’avoir, ce qui pense est toujours en même temps qu’il pense quelque chose (voir Principes §7), or c’est une intuition. Dans l’expérience du cogito, l’esprit atteint la plus absolue vérité, alors qu’il ne sait rien concernant une autre réalité que lui-même. L’esprit est à la fois certitude (subjective) et vérité (objective). Le cogito, première vérité et premier principe, établit l’identité de la certitude, de l’expérience subjective de l’esprit s’expérimentant lui-même, et de la vérité.
Le cogito est une certitude subjective, mais universelle comme forme de la connaissance rationnelle dans son développement. Dans le cogito, Descartes trouve l’affirmation d’une vérité existentielle et la base de toute vérité objective ultérieure, c’est-à-dire la norme, l’évidence des idées claires et distinctes. Le point de départ de la connaissance donné par Descartes est donc une intuition, une évidence. Cette dernière, en tant que principe, est le point de départ de la vérité scientifique constituée d’idées claires et distinctes. Le monde extérieur est ainsi réduit à l’étendue géométrique, la nature est soumise à l’empire de la subjectivité humaine. Le point de départ de la connaissance est subjectif, c’est la conscience de soi. C’est dans l’expérience intérieure intuitive (je suis, j’existe) que le critère d’évidence va trouver son fondement logico-scientifique ultérieur.
Le point de départ de la science est donc ici l’intuition. Descartes utilise aussi la déduction pour la science, mais l’intuition est le « concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande simplicité, que celle de la déduction elle-même » (règle 3).
Chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement : c’est cela l’évidence et la certitude de l’intuition. Les premiers principes sont connus seulement par intuition : la lumière naturelle qui est la raison en tant qu’ensemble des vérités immédiates et indubitablement évidentes à l’esprit dès qu’il y porte son attention : « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement. » (Principes, §30)
L’intuition chez Descartes est donc l’acte unique, immédiat et instantané de la pensée. L’idéalisme consiste dans le fait que ce qu’on peut connaître du monde extérieur ne peut être différent des idées claires et distinctes, elles-mêmes garanties, car leur modèle logique est présent dans l’évidence que constitue le cogito.
Descartes fait fond sur l’évidence du cogito, saisie dans le doute lui-même (on ne peut douter sans être, Principes §7) pour ériger ensuite, comme critère de la vérité, l’évidence des idées claires et distinctes. Descartes fait de la subjectivité le critère de la connaissance, l’individu est garant de l’exactitude, il prend la certitude subjective et transcendantale de la conscience comme norme de toute vérité. Dans ce contexte, Dieu a une fonction épistémologique de garantie de la science, de la connaissance rationnelle dans son développement. Il n’y a aucune science certaine sans la connaissance de celui qui a créé la pensée, Principes §3. Le cogito signifie qu’il existe une substance pensante, créée par Dieu et Dieu est le garant de la continuité du savoir, de la rationalité du monde tel qu’il est pensé par moi scientifiquement (cf. Méditation V).
Mais Kant a montré l’erreur de Descartes dans les paralogismes : dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, il semble que nous tenions cet élément substantiel (le « je pense ») dans une intuition immédiate ; la totalité dans le rapport des concepts semble être non une simple Idée de la raison, mais un objet, un sujet absolu lui-même. Nous avons tendance à poser le « je pense », non comme une simple condition logique de la connaissance, mais comme une réalité saisissable a priori, abstraction faite de toutes les conditions empiriques. Or « je pense » ne signifie pas « je me connais ».
… de sorte qu’en fait, la détermination ou la non-détermination d’une connaissance par une autre connaissance pourrait faire partie de la connaissance elle-même.
Ainsi, une fois posé le cogito, qui est donné dans l’intuition et que je considère comme connaissance, je reconnais que l’intuition peut faire la distinction entre une connaissance par intuition et une connaissance par inférence.
Dans ce cas, je dirais que nous ne sommes capables de distinguer intuitivement l’intuition d’une autre connaissance.
Si nous acceptons le cogito comme évidence, comme première connaissance, due à l’intuition, cela signifie que nous sommes capables de distinguer entre intuition et inférence, grâce à l’intuition. En effet, nous reconnaissons le cogito comme première connaissance et comme intuition, que ce cogito nous est donné par intuition et qu’on le reconnaît par l’intuition et par conséquent qu’il n’est pas une connaissance par inférence.
Rien ne prouve que nous soyons doués de cette faculté, mais nous en avons le sentiment.
Ici Peirce remet en cause l’idée clairement l’intuition comme connaissance. Nous n’avons aucune preuve de cette capacité intuitive, de cette connaissance comme évidence intuitive, nous pensons être capables intuitivement de distinguer entre une connaissance intuitive et une connaissance par inférence, mais nous n’en avons pas la preuve, nous le sentons seulement. En effet, pour Peirce, aucun énoncé, aucune proposition pas plus qu’aucune expérience ne contient en soi la marque de la vérité. Ceci est donc le contraire de la théorie des idées claires et distinctes, du cogito, qui contiennent en eux la preuve de leur vérité.
Le terme de sentiment est entendu ici comme semblant ne se référer qu’à l’esprit. Ainsi on pourrait obtenir une connaissance de l’esprit qui n’est pas inférée d’un quelconque caractère des choses extérieur. Il semble être une intuition. Par ailleurs, cette phrase nous fait penser à Pascal qui, dans les Penséesconcernant les premiers principes, dit que « nous les sentons ». Le cœur est la faculté intuitive qui nous fait voir directement les premiers principes ; c’est par lui que nous les assumons : « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. » (L,110) Pour Pascal, à partir du moment où tous les esprits sont d’accord avec les principes que l’on pose grâce à la faculté intuitive, ils sont évidents. Ils ne nécessitent donc pas de raisonnement. Mais la différence entre Pascal et Descartes, c’est que, pour ce dernier le cogito permet d’avoir la certitude des idées claires et distinctes comme source de vérité objective, alors que Pascal propose de fabriquer les évidences, les vérités : « Il faut proposer des principes ou des axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit » (De l’esprit géométrique. Art. III : L’art de persuader). Pour Peirce, la première intuition, le « cogito ergo sum », est une croyance parmi d’autres que nous ne pouvons initialement refuser : « il y a une idée, donc je suis » est une contrainte pour la pensée mais n’est pas rationnel. Le « je pense » est une pétition de principe.
Ce témoignage, toutefois, se fonde entièrement sur la supposition selon laquelle nous avons le pouvoir de distinguer dans ce sentiment, si un sentiment donné est le résultat de l’éducation, d’associations passées, etc., ou s’il s’agit d’une connaissance intuitive.
Peirce pose la question de savoir si le sentiment dépend de l’apprentissage, des expériences passées, des idées reçues, enfin du rôle joué par les pensées antérieures dans la détermination de ce sentiment ou si simplement il dépend d’une intuition. Mais à ce moment-là, peut-on déterminer l’origine de ce sentiment de manière intuitive ? En le sentant ? Le problème reste le même : nous croyons que nous possédons cette faculté, mais nous ne pouvons le démontrer. Pour Peirce, le sentiment est l’objet de la conscience, la capacité de l’éprouver n’entraîne aucune reconnaissance intuitive de son origine. Le sentiment est toujours prédicat de quelque chose ou déterminé par une connaissance antérieure, à chaque fois qu’on éprouve un sentiment, on pense à quelque chose. Le sentiment chez Peirce est la qualité matérielle d’un signe mental, d’une représentation qui se découvre par inférence.
En d’autres termes, enfin, il se fonde sur la présupposition de cela même dont il veut témoigner.
Ce témoignage de l’existence du sentiment de pouvoir distinguer entre une intuition et une inférence présuppose l’existence de la connaissance par intuition, car le sentiment entendu ici est une intuition. Il se fonde sur le fait que nous sommes capables de distinguer intuitivement entre une connaissance déterminée par des connaissances antérieures et une connaissance par intuition, justement ce que nous cherchons à démontrer. Ce témoignage ne peut donc être recevable.
Mais ce sentiment est-il infaillible ? Et ce jugement sur ce sentiment est-il infaillible lui aussi et ainsi de suite ad infinitum ?
Le propre d’un sentiment étant le propre de ce qui ne peut être démontré, il peut donc changer. En fait nous opérons un jugement basé sur l’assentiment général. Mais ce jugement peut changer, évoluer, etc. Par exemple, au Moyen Âge, l’autorité extérieure régnait, c’est-à-dire qu’il y avait deux sources du savoir, Dieu et les Anciens. La crédibilité de l’autorité extérieure était l’ultime prémisse, comme une intuition. Or, elle a basculé et on a découvert qu’elle était une erreur. Quelque chose que l’on ne peut démontrer par inférence risque de pouvoir toujours être remis en cause. On ne peut donc prouver que ce sentiment est infaillible.
Si un homme pouvait vraiment s’enfermer dans une telle foi, il serait bien entendu imperméable à la vérité, à « l’épreuve de la preuve ».
En fait, le sentiment résulte d’une croyance, d’une foi. Il ne peut être prouvé ni accepté comme vérité. La preuve est un raisonnement visant à établir la vérité d’un fait ou d’une proposition théorique (quand il s’agit d’une proposition théorique, on peut dire que le raisonnement probatoire vise à établir universellement la vérité de cette proposition). Or il n’y a pas de preuve de cette intuition, il est impossible de distinguer par intuition entre inférence et intuition. Il n’est pas possible par un simple « regard » de distinguer ce qui est intuitif de ce qui ne l’est pas. Celui qui maintient malgré tout qu’une connaissance est possible par l’intuition ne peut le prouver et donc ne peut l’ériger en vérité.
Pour Peirce, la distinction entre une intuition et une inférence ne peut se faire que par inférence.
En conclusion :
L’intuition ne peut être érigée en connaissance, elle ne peut être le point de départ de la connaissance, car il est impossible de reconnaître si une connaissance donnée est ou non la connaissance immédiate de son objet.
Peirce rejette toute prétention de fonder la connaissance sur des vérités ultimes, y compris le cogito. Toute connaissance nécessite une connaissance antérieure ; il n’y a pas de connaissance intuitive qui serait l’ultime prémisse. De plus, aucune idée isolée ne peut, pour Peirce, atteindre à la certitude absolue. Une pensée en suit une autre et en appelle d’autres. Pour Peirce, la faculté la plus sûrement connue est la connaissance ; le processus de connaissance le mieux connu est l’inférence. La vie mentale est une inférence, il n’est pas besoin d’y avoir une intuition du moi.
Peirce rejette ainsi le cartésianisme et, plus généralement, toute philosophie qui prétendrait se fonder sur un donné interne absolument premier et indubitable. Peirce rejette non seulement le cartésianisme mais aussi les empiristes et la philosophie de Kant. Pour lui, Descartes et les empiristes partagent la même illusion d’un premier commencement et d’un premier commencement qui serait absolument certain. Or, on ne peut partir que de l’état réel où l’on se trouve, il n’y a pas de premier commencement, il y a toujours du déjà là, il n’y a pas de table rase.
Concernant la philosophie de Kant, Peirce affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire jouer un rôle unificateur au « je pense », car l’unité de pensée consiste dans la cohérence logique de la pensée par signes qui se suffit à elle-même.



Texte original de Peirce

Now, it is plainly one thing to have an intuition and another to know intuitively that it is an intuition, and the question is whether these two things, distinguishable in thought, are, in fact, invariably connected, so that we can always intuitively distinguish between an intuition and a cognition determined by another. Every cognition, as something present, is, of course, an intuition of itself. But the determination of a cognition by another cognition or by a transcendental object is not, at least so far as appears obviously at first, a part of the immediate content of that cognition, although it would appear to be an element of the action or passion of the transcendental ego, which is not, perhaps, in consciousness immediately; and yet this transcendental action or passion may invariably determine a cognition of itself, so that, in fact, the determination or non-determination of the cognition by another may be a part of the cognition. In this case, I should say that we had an intuitive power of distinguishing an intuition from another cognition.
There is no evidence that we have this faculty, except that we seem to feel that we have it. But the weight of that testimony depends entirely on our being supposed to have the power of distinguishing in this feeling whether the feeling be the result of education, old associations, etc., or whether it is an intuitive cognition; or, in other words, it depends on presupposing the very matter testified to. Is this feeling infallible? And is this judgement concerning it infallible, and so on, ad infinitum? Supposing that a man really could shut himself up in such a faith, he would be, of course, impervious to the truth, "evidence-proof."

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...