vendredi 3 novembre 2023

Bergson, le possible et le réel


Dans un essai de 1930, Le possible et le réel (in La pensée et le mouvant), Bergson montre que la créativité extraordinaire de la nature par le fin que la réalisation d’un possible est toujours différent de ce possible. Ce qui se réalise ne correspond jamais à ce que j’avais prédit, même si cet écart peut être presqu’imperceptible.Soit, dira-t-on ; il y a peut-être quelque chose d'original et d'unique dans un état d'âme ; mais la matière est répétition ; le monde extérieur obéit à des lois mathématiques une intelligence surhumaine, qui connaîtrait la position, la direction et la vitesse de tous les atomes et électrons de l'univers matériel à un moment donné, calculerait n'importe quel état futur de cet univers, comme nous le faisons pour une éclipse de soleil ou de lune. – Je l'accorde, à la rigueur, s'il ne s'agit que du monde inerte, et bien que la question commence à être contro­versée, au moins pour les phénomènes élémentaires. Mais ce monde n'est qu'une abstraction. La réalité concrète comprend les êtres vivants, conscients, qui sont encadrés dans la matière inorganique.

Bergson s’oppose ici à l’hypothèse déterministe attribuée à Laplace, selon laquelle une intelligence supérieure qui connaîtrait tous les états des systèmes qui composent l’univers à un instant t pourrait prédire l’état complet de l’ensemble de l’univers dans un temps futur ou reconstituer son état à un temps antérieur. Le savant laplacien est idéalement dans le position de Dieu qui voit s’étaler sous ses yeux l’univers entier, le temps aboli transformé en éternité. Dans les lois de la physique en effet, le temps n’est qu’une variable que l’on peut inverser sans que les équations fondamentales soient modifiées. Le passé et le futur sont symétriques. Cette réversibilité du temps s’oppose à la thèse selon laquelle il y a une histoire de l’univers et à cette connaissance que nous avons et qui nous est irréfutable : les vivants naissent, vivent et meurent, mais les vieillards ne redeviennent jamais des enfants. Mais le temps n’est pas seulement irréversible – la flèche du temps ne peut être lancée en sens inverse – il est aussi ce par quoi adviennent les choses. Si tout était prévisible, si on pouvait anticiper ce qui va arriver exactement comme l’amateur de cinéma connaît par cœur toutes les scènes de son film préféré, alors le temps ne servirait à rien : « le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout d'un coup ». Il s’agit ici du temps réel, du temps concret et non du temps physique qui n’est qu’un dimension de l’espace.

Au demeurant, Bergson ne sépare jamais le vivant de l’inerte :

Pourquoi d'ailleurs parler d'une matière inerte où la vie et la conscience s'inséreraient comme dans un cadre ? De quel droit met-on l'inerte d'abord ? Les anciens avaient imaginé une Âme du Monde qui assurerait la continuité d'existence de l'univers matériel. Dépouillant cette conception de ce qu'elle a de mythique, je dirais que le monde inorganique est une série de répétitions ou de quasi-répétitions infiniment rapides qui se somment en chan­gements visibles et prévisibles.

On pourrait dire que l’inerte est simplement ce qui n’est pas encore pleinement vivant, mais qui recèle en lui toutes les potentialités du vivant. De même, il ne sépare jamais le vivant du conscient : tout vivant est, en quelque manière conscient et l’inconscient n’est que du vivant qui s’endort. En revanche, la conscience peut se déployer dans de multiples directions. Elle peut aller du côté de l’intelligence, celle qui ordonne les états du réel selon des lois fixes, ou du côté de la perception immédiate.

À côté de l'intelligence il y a en effet la perception immédiate, par chacun de nous, de sa propre activité et des conditions où elle s'exerce. Appelez-la comme vous voudrez ; c'est le sentiment que nous avons d'être créateurs de nos intentions, de nos décisions, de nos actes, et par là de nos habitudes, de notre caractère, de nous-mêmes.

Toute la dimension pragmatiste de Bergson se retrouve ici : la perception immédiate est celle de notre activité pratique, celle par laquelle nous produisons nous-mêmes notre propre vie, notre praxis, pourrions-nous dire en nous référant à un autre philosophe qu’on pense souvent très éloigné de Bergson, nous voulons parler de Marx. Bergson soutient le primat d’home faber sur homo sapiens. L’intelligence se déploie dans la direction opposée à celle de la perception immédiate. La perception immédiate nous met en prise avec le « flux du réel » et l’intelligence saisit, par abstraction, ce qui dans ce flux reste constant, ce qu’il y a de stable, sa matérialité.

Bergson est ainsi amené à renverser l’ordre couramment admis entre possible et réel. On croit, en effet, que le réel est le déploiement du possible, que le futur est déjà contenu dans le présent, mais il n’en va pas ainsi : « c'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel » soutient Bergson. Il faut admettre cette création continuelle d’imprévu dont justement le vivant constitue le paradigme. Les formes de la vie sont presque infinies. Toute « l’histoire naturelle », celle que décrit la théorie de l’évolution est cette création et cette destruction continuelle de formes vitales. Avant l’apparition des premières bactéries, il n’y avait pas quelque part, on ne sait où, un possible de la bactérie. C’est l’apparition des proto-bactéries qui les rend possibles. L’homme n’était un possible de l’évolution des petits mammifères qui ont survécu à la grande extinction qui marque la fin de l’ère secondaire.

Au fond, et bien qu’on lui ait souvent reproché de donner une direction à l’évolution, de tomber dans une nouvelle téléologie, Bergson s’inscrit en faux contre toute téléologie, puisque la téléologie implique justement que but existe d’une certain manière avant sa réalisation. Pour Bergson, on doit penser à l’inverse que c’est la réalisation qui rend possible le but. On pourrait aussi bien dire que c’est la forme développée qui permet de comprendre la forme encore embryonnaire ou encore, pour reprendre Marx (qui traite du développement des formes de la vie sociale) :

 L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Ce qui, dans les espèces animales inférieures, indique une forme supérieure ne peut au contraire être compris que lorsque la forme supérieure est connue déjà. L’économie bourgeoise fournit la clef de l’économie antique etc. (Contribution à la critique de l’économie politique, Introduction).

Si le possible n’est que le réel accompagné d’un acte de l’esprit, celui par lequel on abstrait du réel sa possibilité, alors on peut saisir l’historicité de toute chose, l’invention permanente du nouveau. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...