samedi 11 novembre 2023

Peut-on parler de progrès moral?

J’ai déjà eu l’occasion, en plusieurs endroits, de poser la question des mythes du progrès. Il est d’ailleurs remarquable d’observer que l’on baptise aujourd’hui du qualificatif « progressiste » des gens qui défendent une régression intellectuelle terrible en rétablissant dans toutes leurs réflexions les classements en termes de « races », par exemple, ou veulent essentialiser toutes les petites différences entre les humains. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur la question du progrès moral. Cette notion a-t-elle un sens ? Si oui, pouvons-nous répondre à la question qui sert de titre à cette modeste contribution ?

Goya - Les cannibales

Pour parler de progrès, il faut commencer par définir une direction, un sens et un système de valorisation. Si je pars de Marseille, j’ai progressé vers Paris en passant par Lyon. Mais si je pars de Dijon, en allant à Lyon, j’ai régressé dans ma marche vers Paris ! Bref pour parler de progrès, il faut connaître le but à atteindre et pouvoir mesurer le degré de la progression. On fait, ces temps-ci, des progrès vers la barbarie, mais ce n’est pas vraiment ce que nous avions coutume de rechercher. Nous pourrions nous mettre d’accord pour dire que les grands exemples d’idéal moral peuvent être trouvés chez Socrate (et Platon), dans les évangiles, ou dans les philosophies modernes de Kant et Rousseau, pour rester dans des domaines bien connus et généralement acceptés dans nos sociétés. Prenons quelques exemples : est-il mieux de lapider les femmes adultères, comme le recommandent l’Ancien Testament et la loi coranique, ou, au contraire de répondre aux lapidateurs : « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » ? En général, dans les pays démocratiques, on préfère évidemment la solution proposée par le Christ à l’obéissance à une loi que nous qualifions de « barbare ». S’agit-il d’une simple préjugé occidental ?  Ou de quelque chose qui pourrait être universalisé ?

On connaît les arguments classiques du relativisme moral. Les cannibales, ceux de Montaigne ou de Claude Lévi-Strauss, sont capables de faire preuve de sentiments moraux élevés, d’où l’on tire souvent une sorte d’incommensurabilité des conceptions des systèmes des bonnes mœurs (la Sittlichkeit de Hegel) des différents peuples. Le relativisme moral se porte bien aujourd’hui. On remarquera cependant que parmi les innombrables minorités qui demandent que leurs droits spécifiques soient reconnus, personne ne s’est encore manifesté pour défendre les droits des cannibales. Accepterait-on que la sensibilité des cannibales soit ainsi blessée ? Il est des religions qui admettent parfaitement le mariage forcé des petites filles – le prophète a bien épousé Aicha âgée de 6 ans et l’avait déflorée à l’âge de 9 ans. Une telle conduite l’emmènerait directement en prison de nos jours… Un jour, pour n’être pour n’être taxé d’islamophobie, il faudra peut-être accepter le mariage des petites filles. Toutes les traditions nous livrent de tels exemples  mariages incestueux chez les pharaons, par exemple. L'histoire de nos familles royales est remplie des mariages organisés entre des enfants. Ces quelques exemples montrent assez vite que, quelques soient les extravagances que l’on soutienne en matière de relativisme moral, il est bien des traditions que plus aucune personne sensée n’est prête à accepter dans les sociétés modernes. Il y a bien des coutumes que l’on a abandonnées en considérant que cet abandon était un bien.

Je dois concéder que l’accumulation des exemples n’est pas un bon argument philosophique. Après tout, il pourrait y avoir de nombreux exemples qui contredisent mon propos, c’est-à-dire de nombreux exemples où l’abandon de certains principes moraux pourrait difficilement être tenu pour une preuve de progrès. Pourquoi n’accordons-nous plus de valeur à l’honneur ? Nous avons remplacé l’honneur et les autres bagatelles du même genre par les intérêts, ainsi que l’a bien analysé Albert Hirschman, dans Les passions et les intérêts. Une analyse sociologique des systèmes moraux ne manque pas d’intérêt. Mais cela ne peut nous conduire qu’à des constats, plus ou moins désabusés, alors que nous attendons de la réflexion morale des prescriptions, des devoirs à accomplir et éventuellement des interventions dans l’espace public.

À propos de l’exigence qui voudrait que nous acceptions, sans porter de jugement, les coutumes les plus étranges, Bernard Williams écrit :

Mais ce serait un point de vue moral particulier, et peu crédible, tant au plan psychologique que moral, que de prétendre que ces réactions d'adaptation soient les seules correctes, et que, par exemple, si on se trouve en présence de pratiques jugées et ressenties comme inhumaines, il y ait une exigence a priori d'acceptation. Dans le livre passionnant de Bernard de Piaz, qui accompagna Cortez à Mexico, il y a une description de ce que tous les Espagnols ressentirent lorsqu'ils tombèrent sur les temples consacrés aux sacrifices. Ce ramassis de mercenaires sans prétention à la morale fut sincèrement horrifié par les pratiques aztèques. Ce serait certainement absurde de considérer cette réaction comme une simple manifestation d'esprit de clocher ou de chauvinisme moral. Cela trahissait plutôt quelque chose que leur conduite ne trahissait guère d'ordinaire, à savoir qu'ils considéraient les Indiens comme des hommes plutôt que comme des animaux. » (Bernard Williams, La fortune morale et autres essais, PUF, 1994, trad. J. Lelaidier)

D’autres exemples plus proches de nous pourraient aller dans le même sens. L’interdit légal et moral que nous jetons sur des pratiques comme l’excision, les mariages forcés, etc., ne peut pas être considérée comme une expression de notre « esprit de clocher » moral, mais au contraire, il s’agit d’un refus clair de l’espèce de condescendance colonialiste qui « laisse aux sauvages leurs coutumes de sauvages ».

Il est tentant de ramener les principes moraux aux « usages » liés à une communauté donnée et à une époque donnée. Ainsi, on évite de recourir à cette faculté un peu mystérieuse qu’est la liberté de la volonté et la discussion morale peut prendre appui sur les sciences sociales – l’ethnologie a joué un rôle considérable dans le développement de ce relativisme. Contre un universalisme qui ramenait à l’homme abstrait toutes les particularités, toute la diversité humaine – et qui, par là même a pu servir d’alibi à des systèmes oppressifs – le relativisme moral et juridique a pu sembler, un temps, être le mode privilégié du respect de l’altérité de l’autre. Après tout, au nom de quoi irions-nous juger les mœurs des autres ? Montaigne le disait déjà : nous nommons « barbare » ce qui n’est point dans nos coutumes.

Pourtant, les conséquences de ce relativisme sont redoutables. La reconnaissance de l’altérité d’autrui transformée en absolu enferme l’autre dans cette altérité. Le respect du droit à la différence se transforme souvent en constat de la différence des droits et, du communautarisme au développement séparé, il n’y a pas loin. La morale de la discussion (Habermas) reconnaît le droit de chacun de participer à la discussion sans a priori, le droit de chacun de tenter par une argumentation raisonnable de faire valoir son point de vue (principe « D ») ; elle suppose également qu’on envisage toutes les conséquences possibles d’une décision – y compris pour les générations futures (principe « U »). Elle reconnaît donc la diversité et les différences et le rôle des contextes sociaux et historiques dans les conditions de la fixation des normes morales. Mais en même temps, elle maintient comme norme idéale, la visée d’universalité. Les normes morales ne sont ainsi ni conventionnelles et arbitraires, ni abstraites et a priori. Elles s’inscrivent dans un « progrès moral » fondé sur la communication intersubjective et l’approfondissement de la démocratie.

Si, en effet, nous réfléchissons sur la morale et l’éventualité d’un progrès moral, c’est que nous soumettons les prescriptions morales, non pas au droit de la coutume, à l’obéissance à la tradition ou à une croyance religieuse, mais seulement à l’exercice de la raison. Il y a deux manières de déterminer s’il y a ou non un progrès moral. La première consiste à comparer l’état réel des choses à des normes idéales que nous sommes censés partager. La deuxième consiste à juger d’une évolution des normes telle que nous pourrions la considérer comme un progrès.

Nos jugements moraux comportent incontestablement une dimension sensible. Notre sensibilité a évolué au fil du temps : nous sommes devenus plus sensibles à certaines formes de violence, mais peut-être moins sensibles à d’autres. Ainsi, sauf exception, nous ne tolérerions plus guère les combats de gladiateurs où des humains sont déchirés par des bêtes fauves, mais nous supportons de bon cœur des restrictions sans cesse nouvelles de nos libertés personnelles les plus essentielles. On peut cependant admettre que notre plus grande sensibilité à la vue de la souffrance et de la mort participe de quelque chose que l’on peut appeler progrès moral. Ainsi de spectacle de masse qu’elles étaient, les exécutions des condamné à mort sont devenues des rites soustraits au grand public avant de disparaître avec le progrès de l’abolitionnisme. On frappe de moins en moins les enfants et ceux qui leur infligent des mauvais traitements sont désormais considérés comme des criminels alors que jadis un père qui fouettait son fils était seulement un peu sévère.

Quoi qu’il en soit, la sensibilité peut être considérée comme un mobile qui pousse à une plus grande moralité. Nous avons hérité du stoïcisme l’idée de la liberté de l’individu, à laquelle le christianisme a ajouté son caractère sacré. On doit considérer qu’il s’agit là d’un progrès moral fondamental. Face à des sociétés généralement « holistes », qui reconnaissaient la liberté seulement pour quelques-uns, cette liberté étant payée de la servitude de la grande masse, la proclamation de la liberté comme essentielle à tout individu humain permet de séparer la morale, comme ce qui concerne la personne humaine, des mœurs particulière à chaque groupe humain dans son enracinement historique. Tout cela n’est pas « tombé du ciel ». Le judaïsme ou la philosophie de Socrate l’avaient anticipé et on pourrait dire préparé. Que la société dans son ensemble ait beaucoup de mal à mettre en œuvre les préceptes du sermon sur la montagne, on ne peut que le constater. Le respect de la personne humaine, l’amour des autres, y compris nos ennemis, sont choses difficiles à mettre œuvre, tant nous sommes prompts à céder aux passions les pires et à nous laisser emporter par cette destructivité si bien analysée par Eric Fromm. Mais cela ne change rien à la valeur des préceptes que nous tenons de ces pensées aussi vénérables qu’antiques.

Kant défend l’idée du progrès comme le destin même de l’humanité. Citons ici ce passage de Théorie et pratique :

Cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général n'aurait jamais échauffé le cœur humain, a eu de tout temps une influence sur l'activité des esprits droits. (...) Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné par la perspective d'un avenir qui pourrait être meilleur; et cela à vrai dire avec une bienveillance désintéressée, puisqu'il y a beau temps que nous serons au tombeau, et que nous ne récolterons pas les fruits que pour une part nous aurons nous-mêmes semés.        
Les raisons empiriques invoquées à l'encontre du succès de ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. Car prétendre que ce qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais, voilà qui n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique ou technique (par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l'impossibilité de sa réalisation n'est pas démontrée. Au surplus (...) le bruit qu'on fait à propos de la dégénérescence irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que (...) notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être, et par conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent d'autant plus sévères que notre degré de moralité s'est élevé. (Kant – Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point.)

Nous ne pouvons donc point arguer du succès très relatif de nos revendications morales pour prendre la liberté d’y renoncer. Si nous pensons que le sujet de la morale est la personne humaine elle-même, il suffit d’en dérouler les conséquences. Nous voyons ainsi que les femmes ne peuvent traitées différemment des hommes, que les enfants méritent le respect autant que les adultes qui ont le devoir de les éduquer – cette « éducation à la liberté » à laquelle Kant à consacré quelques beaux passages – et de les instruire pour qu’avec l’âge ils puissent jouir complètement de leur liberté. Pour les mêmes raisons, nous ne sommes aucunement fondés à empêcher les autres de mener la vie qui leur semble bonne, dès qu’ils ne mettent pas en cause la liberté égale pour tout autre – ce qui implique évidemment que les préférences sexuelles, par exemple, ne concernent que les individus dans leur intimité. La liberté de conscience religieuse, le droit de participer à la vie publique, ou encore la possibilité pour chacun de choisir son métier, ses loisirs et d’aller et de venir, sont des conséquences nécessaires de cette conception de la liberté qui nous vient du stoïcisme et du christianisme et dont les droits de l’homme proclamés à l’époque des Lumières sont l’expression complète la plus effective, puisque cette conception de la personne humaine entre dans le droit.

Il semble donc que nous disposons, dès lors que nous suivons l’examen de la raison, de fondements assez solides pour garantir l’idée de progrès moral, non comme un fait empiriquement vérifiable en tout lieu et tout temps, mais comme une direction à suivre. Il y a ici une différence considérable entre le progrès moral et les autres formes du progrès. Le progrès technique ou le progrès des forces productives peuvent être aussi bien bons que mauvais, aussi utiles que profondément nuisibles. Ils sont marqués par une ambivalence essentielle. Les progrès de la médecine permettent de soulager la souffrance et d’aider les malades à guérir. C’est maintenant au tour du médecin de dire « Lève-toi et marche ! » Mais ces progrès peuvent aussi se tourner contre l’humanité de l’homme quand ils concourent à sa réification : ainsi la PMA peut aider à vaincre la stérilité d’un couple qui veut avoir des enfants, mais elle peut aussi être transformée en moyen de mettre en route les fabrications des bébés à la demande. Au contraire de cette ambivalence, le progrès moral ne présente aucune difficulté, si l’on excepte les nombreux cas de conscience où deux préceptes moraux également bons entrent en conflit. C’est précisément cette notion de respect de la personne humaine qui nous interdit de vouloir que les humains naître puissent être en quelque part essentielle le résultat d’un vouloir humain – voir Habermas, L’avenir de la nature humaine.

Examinons pour terminer quelques conséquences politiques essentielles de notre propos. Si on admet l’idée de progrès moral, il est clair que toutes les formes de vie sociale ne sont pas équivalentes. Une société qui discrimine les individus selon leur race, leur sexe ou leur religion est moins bonne moralement qu’une société qui proclame l’égalité de droit de tous les individus. De même que nous ne voudrions pas légaliser le cannibalisme, nous regardons avec horreurs les pays où l’on lapide encore en public les femme accusées d’adultère. Ce n’est pas une attitude « colonialiste » que de juger ainsi. Ce qui serait colonialiste, ce serait de monter des expéditions guerrières pour « civiliser ces barbares ». Mais penser que l’on doit respecter ces mœurs d’un autre temps, c’est cela la véritable morgue de « l’homme blanc » qui affiche le « respect des différences » en pensant tout bas « c’est assez bon pour eux ». Tout humain est accessible à la raison et tout humain peut entendre que ses mœurs sont éventuellement insupportables du point de vue moral.

Certes, nous risquons là d’entrer en conflit avec les religions. La lettre de l’Ancien Testament et celle du Coran ne préconisent-elles pas la lapidation des femmes adultères. La réponse à cette objection est assez simple. Comme nous y invite l’apôtre Paul, il faut rechercher l’esprit du texte et non s’attacher à la lettre et donc rechercher dans le texte que les religieux veulent considérer comme sacré, ce qui vaut universellement et ce qui est irrémédiablement obsolète. L’universalisme moral est au-dessus des particularismes religieux. Les coutumes peuvent trouver leur place dans cet universalisme, pourvu qu’elles demeurent neutres moralement. On n’obligera personne à manger du porc – qui veut se priver des délices d’un bonne charcuterie le peut pourvu qu’il n’en dégoûte pas les autres – mais la coutume de la polygamie est assez clairement opposée à l’égalité des hommes et des femmes.

En conclusion : si plus que jamais nous devons garder de sombrer dans la religion du progrès, portée par des « progressistes » douteux, nous pouvons conserver et défendre l’idée de progrès moral en qu’elle englobe une conception de l’humanité de l’homme qui, seule, nous permet de nous défendre contre les progrès de la barbarie sous toutes ses formes.

Le 11 novembre 2023

 

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