J’ai déjà eu l’occasion, en plusieurs endroits, de poser la question des mythes du progrès. Il est d’ailleurs remarquable d’observer que l’on baptise aujourd’hui du qualificatif « progressiste » des gens qui défendent une régression intellectuelle terrible en rétablissant dans toutes leurs réflexions les classements en termes de « races », par exemple, ou veulent essentialiser toutes les petites différences entre les humains. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur la question du progrès moral. Cette notion a-t-elle un sens ? Si oui, pouvons-nous répondre à la question qui sert de titre à cette modeste contribution ?
Goya - Les cannibales |
Pour parler de progrès, il faut commencer par définir une direction, un sens et un système de valorisation. Si je pars de Marseille, j’ai progressé vers Paris en passant par Lyon. Mais si je pars de Dijon, en allant à Lyon, j’ai régressé dans ma marche vers Paris ! Bref pour parler de progrès, il faut connaître le but à atteindre et pouvoir mesurer le degré de la progression. On fait, ces temps-ci, des progrès vers la barbarie, mais ce n’est pas vraiment ce que nous avions coutume de rechercher. Nous pourrions nous mettre d’accord pour dire que les grands exemples d’idéal moral peuvent être trouvés chez Socrate (et Platon), dans les évangiles, ou dans les philosophies modernes de Kant et Rousseau, pour rester dans des domaines bien connus et généralement acceptés dans nos sociétés. Prenons quelques exemples : est-il mieux de lapider les femmes adultères, comme le recommandent l’Ancien Testament et la loi coranique, ou, au contraire de répondre aux lapidateurs : « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » ? En général, dans les pays démocratiques, on préfère évidemment la solution proposée par le Christ à l’obéissance à une loi que nous qualifions de « barbare ». S’agit-il d’une simple préjugé occidental ? Ou de quelque chose qui pourrait être universalisé ?
On connaît les arguments classiques du relativisme moral.
Les cannibales, ceux de Montaigne ou de Claude Lévi-Strauss, sont capables de
faire preuve de sentiments moraux élevés, d’où l’on tire souvent une sorte
d’incommensurabilité des conceptions des systèmes des bonnes mœurs (la Sittlichkeit
de Hegel) des différents peuples. Le relativisme moral se porte bien
aujourd’hui. On remarquera cependant que parmi les innombrables minorités qui
demandent que leurs droits spécifiques soient reconnus, personne ne s’est
encore manifesté pour défendre les droits des cannibales. Accepterait-on que la
sensibilité des cannibales soit ainsi blessée ? Il est des religions qui
admettent parfaitement le mariage forcé des petites filles – le prophète a bien
épousé Aicha âgée de 6 ans et l’avait déflorée à l’âge de 9 ans. Une telle
conduite l’emmènerait directement en prison de nos jours… Un jour, pour n’être
pour n’être taxé d’islamophobie, il faudra peut-être accepter le mariage des
petites filles. Toutes les traditions nous livrent de tels exemples mariages incestueux chez les pharaons, par exemple. L'histoire de nos familles royales est remplie des mariages organisés entre des enfants. Ces quelques exemples montrent assez vite que, quelques soient
les extravagances que l’on soutienne en matière de relativisme moral, il est
bien des traditions que plus aucune personne sensée n’est prête à accepter dans
les sociétés modernes. Il y a bien des coutumes que l’on a abandonnées en
considérant que cet abandon était un bien.
Je dois concéder que l’accumulation des exemples n’est pas
un bon argument philosophique. Après tout, il pourrait y avoir de nombreux
exemples qui contredisent mon propos, c’est-à-dire de nombreux exemples où
l’abandon de certains principes moraux pourrait difficilement être tenu pour
une preuve de progrès. Pourquoi n’accordons-nous plus de valeur à
l’honneur ? Nous avons remplacé l’honneur et les autres bagatelles du même
genre par les intérêts, ainsi que l’a bien analysé Albert Hirschman, dans Les
passions et les intérêts. Une analyse sociologique des systèmes moraux ne
manque pas d’intérêt. Mais cela ne peut nous conduire qu’à des constats, plus
ou moins désabusés, alors que nous attendons de la réflexion morale des
prescriptions, des devoirs à accomplir et éventuellement des interventions dans
l’espace public.
À propos de l’exigence qui voudrait que nous acceptions,
sans porter de jugement, les coutumes les plus étranges, Bernard Williams écrit :
Mais ce serait un point
de vue moral particulier, et peu crédible, tant au plan psychologique que moral,
que de prétendre que ces réactions d'adaptation soient les seules correctes, et
que, par exemple, si on se trouve en présence de pratiques jugées et ressenties
comme inhumaines, il y ait une exigence a priori d'acceptation. Dans le livre
passionnant de Bernard de Piaz, qui accompagna Cortez à Mexico, il y a une
description de ce que tous les Espagnols ressentirent lorsqu'ils tombèrent sur
les temples consacrés aux sacrifices. Ce ramassis de mercenaires sans
prétention à la morale fut sincèrement horrifié par les pratiques aztèques. Ce
serait certainement absurde de considérer cette réaction comme une simple
manifestation d'esprit de clocher ou de chauvinisme moral. Cela trahissait
plutôt quelque chose que leur conduite ne trahissait guère d'ordinaire, à
savoir qu'ils considéraient les Indiens comme des hommes plutôt que comme des
animaux. » (Bernard Williams, La fortune morale et autres essais, PUF, 1994, trad. J. Lelaidier)
D’autres exemples plus proches de nous pourraient aller dans
le même sens. L’interdit légal et moral que nous jetons sur des pratiques comme
l’excision, les mariages forcés, etc., ne peut pas être considérée comme une
expression de notre « esprit de clocher » moral, mais au contraire,
il s’agit d’un refus clair de l’espèce de condescendance colonialiste qui
« laisse aux sauvages leurs coutumes de sauvages ».
Il est tentant de
ramener les principes moraux aux « usages » liés à une communauté
donnée et à une époque donnée. Ainsi, on évite de recourir à cette faculté un
peu mystérieuse qu’est la liberté de la volonté et la discussion morale peut
prendre appui sur les sciences sociales – l’ethnologie a joué un rôle
considérable dans le développement de ce relativisme. Contre un universalisme
qui ramenait à l’homme abstrait toutes les particularités, toute la diversité
humaine – et qui, par là même a pu servir d’alibi à des systèmes oppressifs –
le relativisme moral et juridique a pu sembler, un temps, être le mode
privilégié du respect de l’altérité de l’autre. Après tout, au nom de quoi
irions-nous juger les mœurs des autres ? Montaigne le disait déjà :
nous nommons « barbare » ce qui n’est point dans nos coutumes.
Pourtant, les
conséquences de ce relativisme sont redoutables. La reconnaissance de
l’altérité d’autrui transformée en absolu enferme l’autre dans cette altérité.
Le respect du droit à la différence se transforme souvent en constat de la
différence des droits et, du communautarisme au développement séparé, il n’y a
pas loin. La morale de la discussion (Habermas) reconnaît le droit de chacun de
participer à la discussion sans a priori, le droit de chacun de tenter par une
argumentation raisonnable de faire valoir son point de vue (principe
« D ») ; elle suppose également qu’on envisage toutes les conséquences
possibles d’une décision – y compris pour les générations futures (principe
« U »). Elle reconnaît donc la diversité et les différences et le
rôle des contextes sociaux et historiques dans les conditions de la fixation
des normes morales. Mais en même temps, elle maintient comme norme idéale, la
visée d’universalité. Les normes morales ne sont ainsi ni conventionnelles et
arbitraires, ni abstraites et a priori. Elles s’inscrivent dans un
« progrès moral » fondé sur la communication intersubjective et
l’approfondissement de la démocratie.
Si, en effet, nous réfléchissons sur la morale et
l’éventualité d’un progrès moral, c’est que nous soumettons les prescriptions
morales, non pas au droit de la coutume, à l’obéissance à la tradition ou à une
croyance religieuse, mais seulement à l’exercice de la raison. Il y a deux
manières de déterminer s’il y a ou non un progrès moral. La première consiste à
comparer l’état réel des choses à des normes idéales que nous sommes censés
partager. La deuxième consiste à juger d’une évolution des normes telle que
nous pourrions la considérer comme un progrès.
Nos jugements moraux comportent incontestablement une
dimension sensible. Notre sensibilité a évolué au fil du temps : nous
sommes devenus plus sensibles à certaines formes de violence, mais peut-être
moins sensibles à d’autres. Ainsi, sauf exception, nous ne tolérerions plus
guère les combats de gladiateurs où des humains sont déchirés par des bêtes
fauves, mais nous supportons de bon cœur des restrictions sans cesse nouvelles
de nos libertés personnelles les plus essentielles. On peut cependant admettre
que notre plus grande sensibilité à la vue de la souffrance et de la mort
participe de quelque chose que l’on peut appeler progrès moral. Ainsi de spectacle
de masse qu’elles étaient, les exécutions des condamné à mort sont devenues des
rites soustraits au grand public avant de disparaître avec le progrès de l’abolitionnisme.
On frappe de moins en moins les enfants et ceux qui leur infligent des mauvais
traitements sont désormais considérés comme des criminels alors que jadis un
père qui fouettait son fils était seulement un peu sévère.
Quoi qu’il en soit, la sensibilité peut être considérée
comme un mobile qui pousse à une plus grande moralité. Nous avons hérité du
stoïcisme l’idée de la liberté de l’individu, à laquelle le christianisme a
ajouté son caractère sacré. On doit considérer qu’il s’agit là d’un progrès
moral fondamental. Face à des sociétés généralement « holistes », qui
reconnaissaient la liberté seulement pour quelques-uns, cette liberté étant
payée de la servitude de la grande masse, la proclamation de la liberté comme
essentielle à tout individu humain permet de séparer la morale, comme ce qui
concerne la personne humaine, des mœurs particulière à chaque groupe humain
dans son enracinement historique. Tout cela n’est pas « tombé du ciel ».
Le judaïsme ou la philosophie de Socrate l’avaient anticipé et on pourrait dire
préparé. Que la société dans son ensemble ait beaucoup de mal à mettre en œuvre
les préceptes du sermon sur la montagne, on ne peut que le constater. Le
respect de la personne humaine, l’amour des autres, y compris nos ennemis, sont
choses difficiles à mettre œuvre, tant nous sommes prompts à céder aux passions
les pires et à nous laisser emporter par cette destructivité si bien analysée
par Eric Fromm. Mais cela ne change rien à la valeur des préceptes que nous
tenons de ces pensées aussi vénérables qu’antiques.
Kant défend l’idée du progrès comme le destin même de l’humanité.
Citons ici ce passage de Théorie et pratique :
Cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un
désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général n'aurait jamais
échauffé le cœur humain, a eu de tout temps une influence sur l'activité des
esprits droits. (...) Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes
naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les
hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné
par la perspective d'un avenir qui pourrait être
meilleur; et cela à vrai dire avec une bienveillance désintéressée, puisqu'il y
a beau temps que nous serons au tombeau, et que nous ne récolterons pas les
fruits que pour une part nous aurons nous-mêmes semés.
Les raisons empiriques invoquées à l'encontre du
succès de ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. Car
prétendre que ce qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais,
voilà qui n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique ou
technique (par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un
dessein d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors
que l'impossibilité de sa réalisation n'est pas démontrée. Au surplus (...) le
bruit qu'on fait à propos de la dégénérescence
irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que
(...) notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être, et par
conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent d'autant
plus sévères que notre degré de moralité s'est élevé. (Kant
– Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais, en
pratique, cela ne vaut point.)
Nous ne pouvons donc point arguer du succès très relatif de
nos revendications morales pour prendre la liberté d’y renoncer. Si nous
pensons que le sujet de la morale est la personne humaine elle-même, il suffit
d’en dérouler les conséquences. Nous voyons ainsi que les femmes ne peuvent
traitées différemment des hommes, que les enfants méritent le respect autant
que les adultes qui ont le devoir de les éduquer – cette « éducation à la
liberté » à laquelle Kant à consacré quelques beaux passages – et de les
instruire pour qu’avec l’âge ils puissent jouir complètement de leur liberté.
Pour les mêmes raisons, nous ne sommes aucunement fondés à empêcher les autres
de mener la vie qui leur semble bonne, dès qu’ils ne mettent pas en cause la
liberté égale pour tout autre – ce qui implique évidemment que les préférences sexuelles,
par exemple, ne concernent que les individus dans leur intimité. La liberté de
conscience religieuse, le droit de participer à la vie publique, ou encore la
possibilité pour chacun de choisir son métier, ses loisirs et d’aller et de
venir, sont des conséquences nécessaires de cette conception de la liberté qui
nous vient du stoïcisme et du christianisme et dont les droits de l’homme proclamés
à l’époque des Lumières sont l’expression complète la plus effective, puisque
cette conception de la personne humaine entre dans le droit.
Il semble donc que nous disposons, dès lors que nous suivons
l’examen de la raison, de fondements assez solides pour garantir l’idée de
progrès moral, non comme un fait empiriquement vérifiable en tout lieu et tout
temps, mais comme une direction à suivre. Il y a ici une différence
considérable entre le progrès moral et les autres formes du progrès. Le progrès
technique ou le progrès des forces productives peuvent être aussi bien bons que
mauvais, aussi utiles que profondément nuisibles. Ils sont marqués par une
ambivalence essentielle. Les progrès de la médecine permettent de soulager la souffrance
et d’aider les malades à guérir. C’est maintenant au tour du médecin de dire « Lève-toi
et marche ! » Mais ces progrès peuvent aussi se tourner contre l’humanité
de l’homme quand ils concourent à sa réification : ainsi la PMA peut aider
à vaincre la stérilité d’un couple qui veut avoir des enfants, mais elle peut
aussi être transformée en moyen de mettre en route les fabrications des bébés à
la demande. Au contraire de cette ambivalence, le progrès moral ne présente
aucune difficulté, si l’on excepte les nombreux cas de conscience où deux
préceptes moraux également bons entrent en conflit. C’est précisément cette notion
de respect de la personne humaine qui nous interdit de vouloir que les humains
naître puissent être en quelque part essentielle le résultat d’un vouloir
humain – voir Habermas, L’avenir de la nature humaine.
Examinons pour terminer quelques conséquences politiques
essentielles de notre propos. Si on admet l’idée de progrès moral, il est clair
que toutes les formes de vie sociale ne sont pas équivalentes. Une société qui
discrimine les individus selon leur race, leur sexe ou leur religion est moins
bonne moralement qu’une société qui proclame l’égalité de droit de tous les
individus. De même que nous ne voudrions pas légaliser le cannibalisme, nous
regardons avec horreurs les pays où l’on lapide encore en public les femme
accusées d’adultère. Ce n’est pas une attitude « colonialiste » que
de juger ainsi. Ce qui serait colonialiste, ce serait de monter des expéditions
guerrières pour « civiliser ces barbares ». Mais penser que l’on doit
respecter ces mœurs d’un autre temps, c’est cela la véritable morgue de « l’homme
blanc » qui affiche le « respect des différences » en pensant
tout bas « c’est assez bon pour eux ». Tout humain est accessible à
la raison et tout humain peut entendre que ses mœurs sont éventuellement
insupportables du point de vue moral.
Certes, nous risquons là d’entrer en conflit avec les
religions. La lettre de l’Ancien Testament et celle du Coran ne préconisent-elles
pas la lapidation des femmes adultères. La réponse à cette objection est assez simple.
Comme nous y invite l’apôtre Paul, il faut rechercher l’esprit du texte et non
s’attacher à la lettre et donc rechercher dans le texte que les religieux veulent
considérer comme sacré, ce qui vaut universellement et ce qui est irrémédiablement
obsolète. L’universalisme moral est au-dessus des particularismes religieux. Les
coutumes peuvent trouver leur place dans cet universalisme, pourvu qu’elles
demeurent neutres moralement. On n’obligera personne à manger du porc – qui veut
se priver des délices d’un bonne charcuterie le peut pourvu qu’il n’en dégoûte
pas les autres – mais la coutume de la polygamie est assez clairement opposée à
l’égalité des hommes et des femmes.
En conclusion : si plus que jamais nous devons garder
de sombrer dans la religion du progrès, portée par des « progressistes »
douteux, nous pouvons conserver et défendre l’idée de progrès moral en qu’elle
englobe une conception de l’humanité de l’homme qui, seule, nous permet de nous
défendre contre les progrès de la barbarie sous toutes ses formes.
Le 11 novembre 2023
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