vendredi 10 novembre 2023

Le marché de la vertu

 Estelle Ferrarese, Le marché de la vertu. Critique de la consommation éthique, Librairie philosophique Jean Vrin, 2023


Voici un livre bref, mais dense, d’une lecture exigeante. L’auteur, professeur de philosophie à l’Université de Picardie, mobilise les ressources de la théorie critique et principalement les développements d’Adorno sur la morale, pour examiner les argumentations morales ou éthiques qui servent de justification au « commerce éthique ». Il semble aller de soi, en effet, que chacun d’entre nous est responsable de la planète, et que nos choix de consommation peuvent influer sur la marche du monde ! Il nous faut du café éthique et responsable, des produits des « petits producteurs »… Il y a même un peu partout des chartes de conduite éthique et responsable dans les entreprises et les organisations. Estelle Ferrarese commence par montrer que cette attitude qui se veut une critique du capitalisme, tel qu’il se développe actuellement, a son origine dans la doctrine sociale de l’Église et notamment la fameuse encyclique Rerum novarum, promulguée par Léon XIII (1891) et la revendication du « juste prix ». À partir de là, l’auteur va développer toute une argumentation critique, fort détaillée, des théories du « commerce équitable », incluant d’ailleurs certains des principaux représentants de la troisième génération de l’école de Francfort, comme Axel Honneth qui apporte à cette entreprise son concours.

Ces théories du commerce éthique commencent par étendre la vertu au marché. On peut mesurer la vertu de chacun, grâce au commerce équitable et même comparer à l’aune commune qui est l’argent, les vertus et les vices. En second lieu, le commerce équitable s’inscrit complètement dans la logique de l’individualisme du marché : c’est l’individu qui est responsable de ses choix et les ressorts systémiques de la destruction de la nature sont ainsi escamotés. En particulier, quand les fameux choix éthiques entrainent des conséquences catastrophiques – par exemple la vertueuse et très chère voiture électrique induit de nouvelles formes d’exploitation et de destruction de la nature. Le propos de l’auteur n’est pas de fournir des données empiriques, mais tout cela commence à être bien documenté. Le très chic quinoa bio contribue à ravager les terroirs de sa production en Bolivie… Les effets pervers de la consommation vertueuse échappent au consommateur responsable. Enfin la consommation éthique propage un style de vie adapté au capitalisme.

L’auteur se défend de faire de la consommation éthique une tromperie du capitalisme. Dans les motivations des individus, il y a sans aucun doute une aspiration sincère. Mais la consommation éthique est « au service du régime d’objectivité que déploie l’échange ». Elle remplace l’analyse du mode de production capitaliste par une psychologie : il faudrait combattre « l’humeur prédatrice généralisée » et « un envoûtement par les marchandises ». En fait, les consommateurs ont beau faire assaut d’éthique, le marché ne l’est pas plus pour autant. Conclusion sans appel : « la consommation éthique co-produit l’être humain dont le capitalisme contemporain à besoin.

Un livre à lire et à discuter, donc.

 

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