samedi 11 novembre 2023

Le corps du capital

 Le machinisme et le capital sont consubstantiels. Sous ses premières formes, capital usuraire, rente foncière et même manufacture, le capital est indifférent au moyen de travail. Mais le capital n’est pas encore véritablement lui-même. Le capital, en chair et en os, apparaît avec la grande industrie et donc comme machines, qui fonctionne si possible jour et nuit pendant toute l’année. Dans Das Kapital, Marx emploie le terme de Maschinerie, qui se traduit aisément en français par « machinerie ». La machinerie n’est pas une collection de machines, mais un système en fonctionnement. La vraie chose vivante du capital, est cette machinerie : une usine à l’arrêt, c’est du capital immobilisé, du capital qui ne produit rien et donc du capital mort. D’un autre côté le capital est de l’argent, l’argent dépensé pour acheter des moyens de travail et de la force de travail, et qui ressort du cycle de la production grossi et embelli de la plus-value. Pour l’investisseur capitaliste, l’argent semble un pur fantôme et son existence matérielle n’a rien à voir avec son contenu réel et sa puissance. 


Machinisme et capital semblent n’avoir rien à faire l’un avec l’autre, comme l’âme et le corps, tout en étant unis sont substantiellement sont sans rapport nécessaire l’un avec l’autre dans la métaphysique cartésienne. Mais le capital n’est véritablement devenu lui-même qu’avec le machinisme et la grande industrie, qui a enrôlé la science dans le procès de production, et le machinisme serait resté marginal sans le développement du mode de production capitaliste. On fait donc bien de dire que capital et machinisme ou machinerie (pour suivre la traduction du Capital par Jean-Pierre Lefebvre) sont bien la même chose sous « deux attributs différents », et si elles sont une « la même chose », il est aisé à comprendre que les catégories mêmes de la pensée se forment sur ce modèle. La machinerie envahit notre vie, se soumet tous nos gestes et tous nos comportements, règle nos activités, mais, ce faisant, elle finit par devenir le paradigme dominant toutes nos pensées. Une pensée rationnelle est un ensemble de rouages qui s’emboitent les uns dans les autres et produisent une nouvelle pensée, comme une bonne machinerie « mouline » toutes sortes d’ingrédients pour faire un produit fini. Dans les caricatures, on représentait les abattoirs de Chicago par des vaches qui entraient vivantes dans une grosse usine et, à la sortie, on trouvait des boîtes de corned beef. En fait la première véritable usine moderne fut l’usine alimentaire de sauce tomate de Heinz… Quoi qu’il en soit, la pensée doit suivre ce modèle : il y a des données en entrée, un « process » et, à la sortie, des résultats qui doivent être conformes au cahier des charges.

L’œuvre du capital pourrait se résumer ainsi : transformer la vie en machinerie, c'est-à-dire transformer le travail vivant des individus vivants en travail mort, le capital sous forme de machine n’étant rien d’autre que du travail gélifié, du travail mort. Pour commencer, rappelons une thèse essentielle de Marx : le capital n’est rien d’autre que le processus qui transforme le travail vivant en travail mort. En cela le capital est bien mortifère, ou porteur de la mort ! Quand Marx montre la tendance à long terme à la croissance du capital constant relativement au capital variable, il ne dit rien d’autre. Cette tendance exprime d’ailleurs le caractère « progressiste » du mode de production capitaliste : « le volume croissant des moyens de production exprime, comparé à la force de travail qui lui est incorporée, la productivité croissante du travail. » (Capital, I) Autrement dit la productivité croissante du travail s’exprime dans l’accumulation des machines… qui ne travaillent pas, mais se contentent de s’user. Certes, le capitaliste n’achète pas des machines pour le plaisir : tant qu’il peut s’en passer en bénéficiant d’une force de travail peu coûteuse, il le fait. Mais la force de travail peut venir à manquer, elle ne peut se consommer 24 heures/24 et la concurrence peut utiliser la mécanisation pour augmenter ses profits et captant une part plus importante de la survaleur globale. Mais tout ce processus met en évidence la contradiction patente : le travail vivant est seul producteur de valeur, mais la dynamique de la « valorisation de la valeur » est celle de la substitution du travail mort au travail vivant. « Le mort saisit le vif ».

Il faut donc revenir d’abord au travail, en général, puis au travail dans le mode de production capitaliste. En lui-même, le travail est ambivalent : il est à la fois une « peine infligée à l’homme », selon la malédiction biblique. Mais d’un autre côté, il est la production de la vie et le moyen par lequel l’homme affirme sa puissance. Le travail est la souffrance de la mère qui va accoucher, mais aussi la condition de l’accouchement. On pourrait vouloir être « libéré du travail », mais peut-être serions-nous par la même occasion libérés de la vie ! Bref, le travail ne peut être saisi que dialectiquement, il est une « contradiction en procès ».

Cette dualité du travail, on doit à la psychanalyse de l’avoir analysée avec ses propres catégories. Il y a une contrainte au travail qui est pourtant nécessaire à la poursuite de la vie humaine. Contrainte, parce que le travail s’oppose au principe de plaisir et exprime donc le principe de réalité. Travailler ne signifie pas renoncer au plaisir, mais en différer la satisfaction. Toutes les sociétés humaines organisent, chacune à sa manière, cette exigence contradictoire. Mais comment est-il possible que le sujet accepte de différer la satisfaction ? Freud va montrer le caractère ambivalent de la satisfaction, encore un coup de la dialectique ! La vie est le balancement entre l’excitation, que l’on peut rechercher, et la satisfaction qui fait retomber l’excitation à son niveau le plus bas. Ainsi, on peut dire en prolongeant les réflexions de Freud, que la vie est toujours travaillée par la pulsion de mort qui est celle qui vise à nous ramener à l’état inerte ou du moins au niveau d’excitation vitale le plus bas. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de « petite mort » pour désigner l’état qui suit immédiatement l’orgasme. Mais ce schéma ne se réduit pas à la vie sexuelle. Éros et Thanatos sont les deux grands pôles de la vie. De ce point de vue, en transformant la nature en choses satisfaisant nos besoins, le travail est bien du côté de la « destruction créatrice ». Il détruit l’ordre spontané de la nature, arase les collines, établit des ponts sur les rivières, transformer la roche en métal et en déchets… Il est bien du côté de Thanatos en ramenant le vivant à l’inerte. Mais tout comme Éros, le travail, en tant qu’il construit la civilisation, construit des ensembles plus vastes : les sociétés humaines constituent de gigantesques organismes, des corps composés de très nombreux corps eux-mêmes très composés. Il fait surgir de nouvelles formes et lutte contre la tendance naturelle au nivellement et à la croissance du désordre. Face à l’entropie, le travail est de la néguentropie. On peut ainsi considérer que, par le travail, la civilisation tourne les pulsions agressives et destructrices en sa faveur et aussi, indirectement, en faveur d’Éros. La civilisation utilise à son profit les pulsions destructives, qui peuvent être vitales (dans le travail, dans les rituels de combat, comme le sport, dans les manifestations religieuses, etc.) et les transforme en moyen de sauvegarder la possibilité d’agrégations nouvelles. Le travail de création artistique serait le prototype du travail qui offre une forte satisfaction libidineuse : il s’agit de détruire l’être étranger des choses, de la matière, pour les transformer en œuvre dans laquelle l’esprit se reconnaît et se contemple. Dans Malaise dans la civilisation (ou Malaise dans la culture, suivant les traductions), Freud montre que la civilisation a pour but premier de contraindre l’homme au travail, mais que cette contrainte ne peut, à la longue, être supportée que si l’homme en tire des satisfactions narcissiques. C’est le processus de « sublimation ». On l’a souvent réduit à la création artistique, mais le plaisir narcissique se trouve dans le sentiment de satisfaction que procure le travail bien fait, « la belle ouvrage ». Les grands ouvrages d’art (ponts, tours, etc.) procurent souvent ce type de satisfaction aux ouvriers qui ont participé à leur réalisation. C’est aussi ce que chante Bernard Lavilliers, qui voudrait « travailler encore » pour « forger l’acier rouge avec mes mains d’or ».

Pour Marcuse, on peut donc modifier le sens du mot « sublimation » : la sublimation n’est pas uniquement répression pulsionnelle ; il pourrait y avoir une « sublimation non répressive » dans la production artistique et plus généralement dans ce que Marx appelait libre production ou libre création. Mais un tel genre de travail est très rare dans la société actuelle. Il est d’ailleurs bien possible qu’il soit encore rare dans une « société socialiste », le travail nécessaire au maintien de la vie n’étant pas souvent l’objet de satisfactions esthétiques… Le caractère « sadique » du travail aliéné reste dominant. Le travail, surtout dans le processus de production de la société industrielle moderne apparaît bien comme une destructivité sublimée, une destruction extravertie (on détruit la colline pour en faire une carrière, les arbres pour en faire du bois de menuiserie, etc.) :  

Cependant, la destruction extravertie demeure la destruction : dans la plupart des cas, ses objets sont réellement et violemment assaillis et ils ne sont reconstruits qu’après une destruction partielle ; les unités sont divisées par la force et les composants assemblés d’une autre manière par la force. La nature est littéralement « violée ». Ce n’est que dans certaines catégories d’agressivité sublimée (comme la pratique chirurgicale) qu’une telle violation renforce directement la vie de son objet. La destructivité paraît plus directement satisfaite en étendue et en profondeur, dans la civilisation, que la libido. (Marcuse, Éros et civilisation).

Les pulsions destructives sont, elles aussi, des sources de plaisir intense. Un couple en crise brise la vaisselle. Les enfants adorent détruire et les adolescents et post-adolescents qui brûlent des voitures, des abribus et des poubelles, avant d’incendier magasins et écoles sont pris d’une véritable ivresse. Le bruit des feux d’artifice, l’étonnante fascination du vacarme des avions de combat au décollage, le spectacle des explosions, etc., autant de phénomènes qui attestent de la puissance de cette pulsion destructive, manifestation de cette destructivité longuement analysée par Eric Fromm.

En temps ordinaires, pulsion de vie et pulsion de mort sont liées ou intriquées. L’une va toujours avec l’autre. Mais elles peuvent se désintriquer. La déliaison de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, et donc le triomphe absolu de Thanatos, c’est ce dont les sociétés dominées par le mode de production capitaliste ont donné le spectacle terrible au cours du siècle dernier et qui s’épanouit aujourd’hui, même si les formes en peuvent changer. On a pu voir comment les plus hautes créations de l’esprit humain ont été mises au service de la destruction de la civilisation humaine.

Éros et Thanatos ou Dr. Jekill et Mr. Hyde : cette ambivalence du travail, en général, est un problème philosophique fondamental, même s’il est impossible de le traiter ici, ce qui nous emmènerait trop loin de notre propos. Il suffit de remarquer que nous ne nous contentons jamais de ce que nous avons et voulons toujours de nouvelles constructions, de nouvelles productions pour notre confort ou notre plaisir et qu’au fond beaucoup d’entre nous aiment à travailler pour voir ce qui sort de leur propre être : le jardinier amateur ou le bricoleur du dimanche sont des exemples significatifs de cette soif de travail. Mais, dans le même temps, nous cherchons à diminuer le temps de travail, à remplacer le travail humain par la machine, et nous nous extasions devant les prodiges de l’ingéniosité humaine. Toutes choses que l’appétit de s’enrichir ne suffit pas à expliquer. Réduire le travail à une torture en suivant l’étymologie douteuse de tripalium, cet instrument qui permettait de punir les esclaves qui avaient tenté de s’enfuir, est une impasse. Tous les travaux ne sont pas les travaux forcés. Après une journée de travail ou une vie de travail, le repos est bienvenu, mais on occupe aussi ses loisirs en travaillant, en cultivant son jardin ou en bricolant. Le travail est peine et plaisir, indissolublement et en cela il exprime la vie humaine – le travail est l’essence de l’homme, dira Marx.

La société dominée par le mode de production capitaliste pousse à leur acmé les contradictions du travail. Aucune société n’a autant exalté le travail, mais aucune n’en a autant fait un enfer. Ce qui fait que l’on a beaucoup de mal à comprendre ce qu’est le travail, indépendamment du mode de production dans lequel il se déploie.

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