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mardi 8 novembre 2022

L’homme-machine : le retour

Pour une Critique de la raison neuroscientifique

Nous constatons chaque jour que les neurosciences prennent une place croissante dans la réflexion sur la pensée, marginalisant de fait la psychologie traditionnelle et la philosophie. Précisons qu’il s’agit bien ici des neurosciences et de la neurobiologie, branche bien établie de la biologie, alors que les neurosciences se présentent comme un champ de recherche « transdisciplinaire » qui inclut « la bio-informatique ». On annonce régulièrement de nouvelles découvertes concernant le fonctionnement du cerveau. Couplées à la psychologie évolutionniste, certains chercheurs ou défenseurs des neurosciences promettent de résoudre à peu près toutes les grandes questions sur lesquelles la philosophie semble avoir échoué depuis plus de 2500 ans. L’engouement pour les neurosciences est largement motivé par les promesses technologiques qu’elles semblent en mesure de tenir. En effet, on peut coupler le système neuronal d’un humain à des dispositifs électroniques de telle sorte que le cerveau commande directement une machine. Ainsi les tétraplégiques pourraient être équipés d’un exosquelette artificiel qu’ils commanderaient directement. On a fait des expériences de « transmission de pensée » chez les souris (2014), là encore par couplage cerveau-machine. En 2019, des chercheurs chinois ont réussi à « piloter » un rat à partir d’un cerveau humain en utilisant une interface BBI (Brain to brain interface).

Le cyborg est à nos portes. Et nous ne saurions qu’en tirer les plus grands profits ! Tout cela semble d’autant plus évident que les progrès des systèmes informatiques et de ce que l’on appelle « intelligence artificielle » (IA) semblent rendre possible la fabrication de « robots intelligents ». Une série télévisée s’était emparée du sujet en vue de promouvoir la reconnaissance des droits des robots, presque nos frères (Real Humans, série suédoise diffusée entre 2012 et 2014).

La vérité est que, comme toujours, les promesses techniques nous éblouissent et ne servent qu’à alimenter la course folle vers un « avenir radieux », pour reprendre le titre du livre du dissident soviétique Alexandre Zinoviev (L’Âge d’homme, 1978). Dans tous les domaines, on procède ainsi : les ressources alimentaires sont menacées par le réchauffement climatique ? Qu’à cela ne tienne, les modifications génétiques, notamment par la prometteuse technique du crispR, nous permettront d’avoir des plantes qui se développent sans eau… et ainsi nous serons 15 milliards sur une planète semblable à celles qu’ont peintes les dystopies. Le monde promis par la technique est toujours très attrayant. Il en va de même avec les neurosciences. Le bien-être des tétraplégiques vaut bien que l’on sacrifie l’humanité de l’homme, voué à devenir « l’homme machine » cher à La Mettrie !

Mais il y a tout de même un problème, une gênante scorie que l’on voudrait cacher sous le tapis : les neurosciences nous apprennent beaucoup de choses concernant le cerveau, mais elles ne nous apprennent rien de la pensée, et même rien de la pensée des penseurs des neurosciences. On peut lire sous la plume de certains défenseurs des neurosciences : « le cerveau veut », « le cerveau pense », « le cerveau croit » (Watson, par exemple) etc., mais le cerveau ne veut ni ne pense ni ne croit rien ! Le cerveau est une chose physique qui produit des choses physiques (états neuronaux) et nullement de la pensée. Si la pensée était produite par le cerveau, elle serait susceptible de mesures physiques, exactement comme nous avons des mesures physiques pour les particules élémentaires. Mais quelle est la quantité de mouvement de votre pensée ? Ou son degré d’acidité ?

Certains neuroscientifiques prétendent qu’on a localisé le siège de la conscience. Cela fait irrésistiblement penser au médecin et criminologue Cesare Lombroso qui pouvait détecter le « criminel né » à partir de l’étude du crâne (voir L’homme criminel, 1876). Mais la conscience n’a aucun siège, tout simplement parce que la conscience n’est pas une chose localisable dans l’espace, mais un rapport, une relation, un entre-deux entre le sujet et l’objet. À ceux qui affichent la prétention de soigner le malheur humain que vantent les plus fanatiques, on peut répondre « laissez-nous avec notre malheur ! »

Si les neurosciences ne nous apprennent pas ce qu’est la pensée, parce qu’elles ne le peuvent pas, en revanche on commence à voir vers quoi ces prétentions insensées nous mènent. Technologisation croissante de l’homme dont l’autonomie ne cesse de se rétrécir, mécanisation des opérations mentales qui suivent des procédures, prise de contrôle des individus par le « système technicien ». La société techno-scientifique moderne est une société dans son essence totalitaire comme l’avait bien vu Herbert Marcuse. Les neurosciences apparaissent ainsi comme le parachèvement de la construction de l’homme unidimensionnel.

La philosophie, dès son origine, cherchait à nous apprendre nos propres limites (« rien de trop »). Accepter notre condition d’être mortel, viser à notre perfectionnement moral, voilà ce qui devrait être notre objectif essentiel. Si nous voulons nous mettre dans cette disposition, nous devrons refuser ce « bluff technologique » que dénonçait déjà Jacques Ellul, et nous garder de la folie techno-scientifique.

L’astronomie puis la physique furent longtemps les sciences majeures. Les premières, elles donnèrent des prédictions exactes et elles furent progressivement complètement mathématisées. Il n’en allait pas de même avec les sciences du vivant que l’on nommera, à la suite de Lamarck, biologie. La biologie a trouvé ses bases avec trois théories : la théorie cellulaire, la génétique (découverte par Mendel) et la théorie darwinienne de l’évolution.

Les progrès tant théoriques que pratiques de la biologie ont été prodigieux. Plus que toute autre science, elle nous donne l’illusion que nous pouvons maîtriser la nature parce que nous commençons à maîtriser la vie elle-même. Par ses liens directs avec la médecine et l’agriculture, elle est devenue aujourd’hui la science la plus importante. Mais elle reste fragile sur le plan épistémologique et ses capacités prédictives sont assez faibles. Ces fragilités cependant n’empêchent pas les plus enthousiastes de marcher d’un pas assuré, multipliant les communiqués de victoires à venir.

Les prodigieuses avancées de la biologie sont en réalité dues à la mise en œuvre des préceptes méthodologiques énoncés par Descartes, dès le Discours de la méthode (1637) ou encore dans De l’homme, un traité inachevé rédigé dans les années 1630. Ce grand philosophe tenait les êtres vivants pour des machines, des machines certes beaucoup plus subtiles, beaucoup plus composées que celles que peut concevoir le génie humain, mais des machines. Autrement dit, on ne pouvait comprendre les êtres vivants qu’en appliquant les règles de la mécanique : décomposer tout ce qui est trop complexe en éléments simples et ensuite les recomposer par synthèse, comme démonter le réveil pour savoir comment il fonctionne et nous donne l’heure. Ainsi, aujourd’hui, la partie la plus développée et la mieux assurée de la biologie est la biologie moléculaire, et ce sont ces mécanismes moléculaires qui semblent le mieux à même d’expliquer le fonctionnement des êtres vivants. De ce point de vue, on ne peut qu’admirer les résultats obtenus au cours des dernières décennies. On peut non seulement « décoder » l’ADN, mais on sait maintenant comment le modifier, par exemple avec la technique du CRISPR qui découpe des morceaux d’ADN et en colle d’autres presque aussi facilement qu’un « copier-coller » sur un ordinateur. On a commencé de les utiliser pour régénérer des tissus humains et les prophètes d’annoncer que nous pourrons, sur notre lancée, vaincre la mort, ou du moins en repousser l’échéance de plusieurs siècles ! Aucune science avant la biologie n’avait fait de telles promesses en ayant quelques chances d’être crue.

Mais si avancée soit notre connaissance du vivant, nous ne connaissons rien de plus de la vie par la méthode des « sciences de fait », pour parler comme Husserl. Certes, on peut distinguer quelques traits caractéristiques définissant les êtres vivants. Avec Claude Bernard, on peut admettre que, en dernière analyse, tout ce qui est vivant résulte de processus physico-chimiques et que, cependant, les êtres vivants possèdent certaines propriétés particulières qui ne sont pas des propriétés physico-chimiques : ainsi la délimitation d’un milieu intérieur, la relative indépendance de l’intérieur par rapport à l’extérieur, l’existence de mécanismes d’autorégulation, etc. Cette définition est à la fois précise et suffisamment générale pour pouvoir s’appliquer, le cas échéant, à des phénomènes très différents de ceux que nous connaissons sur Terre – sur notre planète, les composants de base des êtres vivants sont des macromolécules à base de carbone, mais on pourrait imaginer une forme de vie sur une autre planète basée sur le silicium qui est tétravalent comme le carbone (bien que cette hypothèse soit hautement improbable en raison de la solidité des liaisons chimiques du silicium) !

Mais quid de la vie ? Nous ne savons pas la définir comme objet de connaissance. La définition de la mort est une définition légale, parfois bien incertaine. Quand dire qu’il y a vie ? Il se pourrait qu’une machine construite avec habileté imitât à la perfection quelque animal : qu’est-ce qui les différencierait ? Suis-je moi-même une machine ?  Je m’éprouve pourtant comme vivant, je suis en vie. En vérité, la vie est invisible ! Elle est comme le dedans des êtres vivants et quand bien même nous savons reconstituer tous les processus physico-chimiques qui expliquent qu’un être vivant est vivant, nous sommes bien incapables de « voir » la vie dans cette suite de processus. La vie s’éprouve mais ne se connaît pas par concepts. On a tenté de se débarrasser de la vie : le vitalisme du XVIIIe et XIXe siècle ont été éliminés de la biologie. François Jacob assurait que la vie n’est pas un objet que l’on peut trouver dans un laboratoire.

Nous sommes ainsi dans une situation très curieuse : les évidences les plus immédiates, les plus indéracinables à partir desquelles nous bâtissons des édifices conceptuels abstraits sont balayées comme si elles étaient de pures apparences, et, au contraire, ces édifices conceptuels abstraits, produits de la culture humaine, deviennent la réalité et la vérité. Montaigne écrivait : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne. » (Essais, Livre II, ch. XII) N’est-il pas dans l’erreur complète : ni lui ni sa chatte ne jouent. Ce ne sont que des molécules qui s’agencent selon des lois de la physique et de la chimie !

Que les sciences de la nature soient efficaces et qu’elles témoignent du génie de l’esprit humain, il n’est pas question de le nier. Il est seulement urgent de délimiter leur champ d’action (œuvre à laquelle Kant s’était attelé) et donc de procéder à une critique, tout comme Kant avait opéré une « critique de la raison pure » et Marx une « critique de l’économie politique », une critique c'est-à-dire une délimitation du domaine de validité. 

En plein siècle des Lumières, un médecin français, Julien Offray de la Mettrie soutenait la thèse de l’homme-machine. Descartes, à titre d’hypothèse de travail, avait soutenu que les animaux n’étaient guère que des machines plus perfectionnées et construites avec des rouages plus subtils que ceux des machines construites par les hommes ; il ajoutait cependant que l’esprit humain échappait à cet univers machinique, même si le corps humain ne différait guère du corps des animaux. La Mettrie lui reprochait d’avoir craint de tirer les conclusions de ses propres thèses : on pouvait aisément montrer que l’esprit humain n’était rien de spécifique, mais seulement une manifestation des mouvements machinaux du corps. On trouve plus que des traces de ces idées-là chez Diderot, notamment dans sa Physiologie, publiée après sa mort.

Même quand, au XVIIIe siècle, avec Barthez ou Bordeu, par exemple, on abandonna définitivement le mécanisme cartésien pour revenir à une conception spécifique de la vie, au nom du « principe vital », l’idée de réduire l’esprit au corps ne disparut point. On attribue à Cabanis l’idée que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile. Cabanis ne dit pas exactement cela, l’idée est dans l’air du temps. Certes, ce vitalisme est vite entré en déclin. Grand savant et philosophe des sciences, Claude Bernard aurait dit : « je n’ai jamais trouvé l’âme sous mon scalpel. » Dans les Principes de médecine expérimentale, (1858-1877), il dit clairement : « J'ai souvent raisonné de ces choses avec des philosophes et jamais il ne m'a paru nécessaire de faire pénétrer dans nos organes une âme libre et raisonnante, ou même une âme instinctive, pas plus qu'il n'est nécessaire d'en supposer une dans les organes d'une machine à vapeur. » C’est enfin, au siècle dernier le neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux qui publie un livre intitulé L’homme neuronal, qui se propose de montrer comment nous pourrions avoir une description juste de la pensée en étudiant les complexes de neurones, et il propose ainsi d’abandonner purement et simplement le mot « esprit ». Comme la vie, l’esprit n’a pas sa place dans les laboratoires.

Avec le développement de la science, nous savons que le cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec l’activation des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble évident que « le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans le cerveau, ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour, déserte le champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.

En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble du développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau pense. La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes l’ensemble de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus intéressantes, pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître que les phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être objets d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes, n’est pas susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure, toute subjective, qui nous définit comme des êtres conscients.

Le cerveau en revanche – et notamment avec le développement de l’imagerie médicale – peut être l’objet d’une véritable science qui n’est rien d’autre qu’une spécialisation de la biologie. Dire que « le cerveau pense », c’est alors résumer la question à ceci : « la pensée, ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau, c’est-à-dire un ensemble de processus complexes d’activation électriques et chimiques des connexions entre les neurones. »

De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé les propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert :

-          nous savons corréler de nombreux processus mentaux avec l’activation de certains réseaux de neurones ;

-          nous commençons à savoir connecter le cerveau et nos machines (par exemple pour les commandes motrices) ;

-          nous savons comment les processus chimiques commandent les états mentaux (ex : toute la pharmacopée des névroses et des troubles mentaux).

Les neurosciences promettent beaucoup. Elles tiennent… un peu. Les applications médicales promises par les neurosciences ne manquent pas. C’est toujours pour d’excellentes raisons que le pire arrive ! On pense tout d’abord à des prothèses cérébrales qui viendraient pallier des lésions. Le plus spectaculaire est la commande directe d’une machine par le cerveau. Ainsi on teste des applications pour les tétraplégiques : leur exosquelette mécanique pourrait être commandé directement par la « pensée » et ce grâce à la greffe d’un dispositif électronique sur le cerveau.

Une meilleure connaissance du cerveau permettrait aussi d’en améliorer les performances. On pourrait imaginer un système de mémoire informatique directement intégré. D’ores et déjà il existe une vaste littérature pour apprendre à mieux « manager son cerveau », à utiliser les neurosciences en pédagogie ou dans le « développement personnel ».  On propose même de devenir un chef charismatique grâce aux neurosciences. Y a-t-il beaucoup de savants pour prendre au sérieux ces balivernes ? On peut penser que non. Il faudra donc s’interroger sur le sens de ces promesses et sur l’idéologie qui sous-tend le marketing scientiste des neurosciences. Autrement dit, nous devons nous demander quelle est la délimitation théorique des neurosciences – quel est leur objet propre – et déterminer ce qui sort de ce champ et exprime non plus une série de thèses scientifiques, mais une véritable idéologie, et c’est ce problème qui constituera le nœud de notre propos.

À y regarder de plus près, les questions du rapport entre pensée et cerveau (ou système neuronal) sont beaucoup moins simples que ne le laisseraient penser les prétentions neuroscientifiques, et le triomphe du matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un trompe-l’œil. Si on admet que la pensée dépend du cerveau, pour autant, on n’a pas démontré que pensée et activité cérébrale sont identiques. Il faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de la pensée que sont la conscience et l’intentionnalité.

L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber dans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ». Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune description physique de l’intentionnalité de nos pensées.

La neurobiologie est tout aussi impuissante à décrire ce qu’est la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos pensées. Comme le dit Kant « le Je accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous laissent pas indifférents ! En effet, la conscience est la présupposition de toutes nos pensées : toutes les conceptions scientifiques et toutes les expériences sur lesquelles elles s’appuient sont des faits de conscience. C’est la subjectivité qui fonde l’objectivité et non l’inverse ! Le point de vue scientifique sur la conscience serait celui qui réduit la conscience à un phénomène objectif, mais la conscience réduite à une phénomène objectif n’est plus la conscience ! La conscience échappe ainsi à toute objectivation scientifique.

Ainsi, ni les sciences cognitives ni la neurobiologie n’ont réussi à expliquer comment la subjectivité, cette expérience indiscutable que nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde de faits objectifs. John Searle (voir La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995), lui-même matérialiste, fait remarquer que nous ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être « naturalisée », c’est-à-dire comment nous pouvons la décrire scientifiquement comme n’importe quel phénomène naturel ; même s’il ne désespère pas qu’on y puisse parvenir un jour.

Si la pensée était une chose matérielle, un phénomène observable scientifiquement, elle devrait avoir des propriétés physiques soit macro-physiques (dimensions, masse, propriétés sensibles), soit microphysiques (comme les propriétés des particules élémentaires). Mais, évidemment, une pensée n’a absolument pas ce genre de propriété ! Il faudrait donc admettre :

-          soit que la pensée n’existe pas, ce qui serait ennuyeux ;

-          soit que la pensée est un simple effet dans le cerveau d’un processus physico-chimique et alors on voit mal comment cette pensée pourrait revendiquer le qualificatif de « vraie ». Les phénomènes ne sont ni vrais ni faux, ils sont observables ou non et la vérité ne peut pas être un prédicat d’une réalité naturelle.

Inversement, nous avons de bonnes raisons d’admettre que nos pensées existent : elles ont une certaine permanence, elles peuvent se transmettre aux autres, elles résistent à nos volontés et à nos fantaisies (pensons aux objets mathématiques : il est impossible de feindre sérieusement que 2 et 2 sont 5).

Mais si on admet que nos pensées sont causées par des processus matériels sans être elles-mêmes matérielles, on n’est pas plus avancé, car on devra expliquer comme un phénomène physique peut causer quelque chose qui n’a aucun rapport avec un phénomène physique – c’est le noyau de l’argumentation de Descartes selon qui « nul corps ne peut penser » (voir Réponses aux objections aux Méditations métaphysiques).

Nous pouvons ainsi d’un côté, admettre que pensée et cerveau sont inséparables, mais d’un autre côté, reconnaître que nous sommes incapables de réduire la description des états mentaux à la description des états physiologiques du cerveau. On peut professer un matérialisme métaphysique (le monde est un, il est « matériel », infini et incréé) tout en admettant que les comportements et activités humains peuvent être l’objet de deux descriptions hétérogènes, une description en termes d’états physiques et une description en termes d’états mentaux, sans que l’un des deux niveaux puissent être défini comme la cause de l’autre.

Il n’est pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances (chose étendue et chose pensante) pour admettre cependant que « nul corps ne peut penser » : dès lors qu’on admet que ni la conscience ni l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement objectifs et physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de notre corps – ne pense pas au sens exact du terme.

Wittgenstein (voir Cahier bleu) prend l’exemple de la vision. « Ainsi a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé dans la tête de l’observateur, et je pense qu’on a pu le dire que par une sorte d’abus de la logique grammaticale du langage. » De la même manière, nous pouvons donc dire que situer la pensée dans le cerveau est tout simplement un abus de langage.

Par conséquent, l’expression « le cerveau pense » peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est pas que le cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose qui pense, le corps, le cœur ou les poumons, etc. ! C’est tout simplement que, strictement parlant on ne peut pas plus dire qu’un cerveau « pense » qu’un ordinateur ou un distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un prédicat possible pour une chose physique. Mais il n’est sans doute pas possible non plus de dire que c’est l’esprit qui pense, si on entend par « esprit » une entité particulière distincte du corps – ce serait revenir à un dualisme dont les complications sont trop connues : comment comprendre l’interaction entre substance matérielle et non pensante et une substance pensante et non matérielle ? Une pensée est une « chose mentale » qui a un contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose physique … ou une autre chose mentale : ma pensée de Pierre a pour contenu mon ami Pierre, ma pensée du triangle rectangle a pour contenu le triangle rectangle dont je connais la définition et ma pensée de la pensée a pour contenu l’acte de penser.

Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas agréable pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si, en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une action adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle conception renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse adaptée… Sauf si on est un pragmatiste convaincu qui soutient que « est vrai ce qui marche » et que la vérité n’est qu’une manière de désigner les propositions qui nous agréent (voir sur ce point Richard Rorty, Conséquences du pragmatisme).

Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que le cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et activité cérébrale. Que je pense implique qu’il se passe un certain nombre de processus dans mon cerveau. Cependant, du point de vue qui nous importe, c’est-à-dire du point de vue de l’intelligibilité des comportements humains, ce genre de proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est malheureux parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral se modifie, que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs n’accomplissent plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire que c’est son état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la perte qui est la cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le « cerveau pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle n’apporte aucun gain d’intelligibilité, et ne permet pas de dire quelque chose de plus intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.

Herbert Marcuse soutient que la société industrielle technicienne moderne produit ce qu’il appelle une pensée unidimensionnelle, une pensée « positive » qui ignore la contradiction.  Les neurosciences conduisent à une vision unidimensionnelle de la pensée comme effet des processus neuronaux. Ce qui contredit éventuellement cette approche est relégué au rang des superstitions métaphysiques. Le prototype de cette pensée unidimensionnelle est la pensée procédurale. À la question traditionnelle de la philosophie, « qu’est-ce ? » on substitue la question « comment faire ? » À la question « qu’est-ce que la pensée ? » les neurosciences substituent la question « comment le cerveau produit de la pensée ? » et si nous pouvons répondre à cette question alors nous pourrons modifier les conditions physico-chimiques pour produire une pensée conforme. On le fait déjà, en bricolant, à partir de certaines pharmacopées ou de techniques de conditionnement. Mais les neurosciences promettent la rationalisation de ce formatage des pensées.

À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault écrivait : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». La prédiction pourrait bien être en train de se réaliser sous nos yeux.

Disons les choses clairement. Tant que les neurosciences restent un auxiliaire de la médecine et si, par exemple, elles peuvent aider à soigner des tumeurs cancéreuses du cerveau, chose que l’on fait encore très mal et avec des chances de réussite très moyennes, il n’y a véritablement aucun problème avec les neurosciences, en tant que branche de la biologie. Le problème commence quand elles prétendent dire ce que c’est que penser et même fournir des normes du penser (« penser positif ! »). Comme la langue d’Ésope, elles peuvent donc être la meilleure et la pire des choses. Malheureusement l’engouement des scientistes et des investisseurs s’adresse au « côté obscur de la force ». Sans doute, Le meilleur des mondes n’est-il pas pour demain.  La fabrication des pensées dans un embryon placé dans un utérus artificiel est peut-être à jamais impossible. Pourtant, on travaille sur des projets qui ne visent rien moins qu’à cela : fabriquer des surhommes (des alpha plus) et nécessairement des epsilon. Nous sommes avertis : un cybernéticien, spécialiste de l’IA, Kevin Warwick a promis à ceux qui ne voudront pas suivre le mouvement de l’évolution et du progrès qu’ils seront « les chimpanzés du futur ». L’expression a été reprise par de nombreux autres chercheurs ou propagandistes du scientisme (comme Laurent Alexandre). Elle est révélatrice d’un certain nombre de tendances de notre ultra modernité. L’homme lui-même, en tant qu’être social culturel, en tant que sujet pensant devient objet de l’activité technoscientifique. Il devient un « produit fabriqué » selon des normes industrielles. Aucun défaut ne sera toléré ! On ne peut guère que reprendre l’expression désespérée de Pierre Legendre, « Hitler a gagné la guerre ». Enfin non, il ne l’a pas encore gagnée. L’impératif moral absolu qui doit être défendu est celui du respect de l’intégrité du corps humain qui n’est pas une chose que nous avons, mais qui est cette chair que nous sommes. Aristote définissait l’art (ou la technique) en disant qu’il imite la nature ou vient à son secours quand elle est trop faible. C’est une bonne norme pour l’éthique de la médecine scientifique : aider la nature quand elle est trop faible (par exemple quand le cerveau est atteint d’une tumeur) mais non la modifier. Défendre le caractère sacré de l’homme, les positivistes et les scientistes y verront une idée religieuse. Peut-être. Mais peu importe car c’est l’avenir d’une humanité humaine qui est en question.

mercredi 23 juin 2010

Sur les exploitations idéologiques du darwinisme

Sociobiologie, gènes égoïstes et psychologie évolutionniste

L’importance de la théorie darwinienne de l’évolution comme première véritable théorie scientifique de la descendance avec modification ne fais guère de doutes. Comme programme de recherche, l’évolutionnisme a montré sa fécondité et reçu de si nombreuses confirmations qu’on peut considérer dénuée de sens toute polémique à ce sujet. Mais que l’évolution soit un fait indiscutable, cela ne signifie pas que la théorie néo-darwinienne de l’évolution (ou encore théorie synthétique de l’évolution) doive être acceptée comme parole d’évangile. L’évolution n’est peut-être pas gradualiste (cf. la théorie des équilibres ponctués, avancée d’abord par Eldredge et Gould) et la « sélection naturelle » n’est peut-être pas le mécanisme fondamental de l’évolution. Et quels que soient les issues de ces importantes discussions au sein de l’évolutionnisme, cela justifie encore moins les exploitations idéologiques qui en sont faites.

« Dessein intelligent » et autres calembredaines de la même farine

Avant d’en venir aux choses sérieuses, il faut dire deux mots d’une question qui fait beaucoup de bruit … pour rien, comme disait un fameux auteur anglais (Shakespeare). À en croire certains intellectuels français, nous serions menacés par un puissant mouvement créationniste, venus des USA et qui voudrait interdire l’enseignement de Darwin et bloquer la recherche au nom des dogmes chrétiens les plus arriérés. Nous sommes régulièrement conviés à la lutte contre le démon créationniste. Mais ce n’est qu’un tigre en papier ! Ces mouvements sont très minoritaires, ils font beaucoup de bruit dans certains états des USA mais n’ont pas la moindre influence sur les universités et sur la recherche dans ce pays et encore moins ailleurs. Et ce n’est pas demain la veille que ça changera.  Le capitalisme a besoin de la science et les sciences du vivant constituent pour les investisseurs un domaine déjà fort juteux et peut-être encore plus prometteur demain. Ils n’ont aucune espèce d’envie de se priver des opportunités qui s’ouvrent dans ce secteur pour faire plaisir à quelques allumés qui prétendent que la Terre a été créée en sept jours il y a moins de six mille ans. Je sais que les intégristes islamistes et quelques autres affirment que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune. C’est le propre de notre monde médiatique de donner un relief inattendu aux lubies les plus étranges.
On me dira que le danger n’est plus dans le créationnisme mais dans sa version pour intellectuels raffinés, le « dessein intelligent » (ID, comme « intelligent design »). Les partisans du « dessein intelligent » ne nient pas l’évolution, mais nient qu’elle puisse s’expliquer par un processus aléatoire de mutation/sélection. Ils estiment que cette évolution est dirigée et que seule une providence divine peut rendre compte de l’apparition de choses aussi complexes qu’un œil (voir par exemple les thèses développées par une biologiste comme Rosine Chandebois, une chercheuse de valeur devenue l’une des vedettes du centre de propagation de l’ID en France, « l’université interdisciplinaire de Paris »).
Là encore, nous sommes face à des théories très minoritaires dans les milieux scientifiques – même si le Pape leur a apporté un soutien bruyant. Elles jouissent d’une certaine audience en France parce que la France a été le pays le plus tardivement darwinien. Jusqu’au début des années 1920, les Académies étaient majoritairement lamarckiennes, c’est-à-dire qu’elles acceptaient l’idée de Lamarck d’une orientation globale de l’évolution. Inversement, le darwinisme n’avait pas droit de cité dans l’enseignement en France alors qu’il était de longtemps très largement accepté dans le monde anglo-saxon et en Allemagne.  Le pouvoir de nuisance de l’ID sur la science française vient sans doute de là, mais, sauf à vouloir à tout prix se faire peur, ce pouvoir de nuisance reste vraiment très limité. J’ajouterai ceci : on peut sans problème superposer une croyance dans la providence divine se manifestant dans l’évolution des espèces et une pratique scientifique impeccable, pourvu qu’on ne mélange pas les deux plans. Il est donc assez facile à comprendre qu’un croyant, dans la vieille tradition de la théologie naturelle, voie dans la prodigieuse aventure du vivant sur Terre la marque même du Créateur.  Dans un de ses derniers livres, Stephen Jay Gould a défendu le principe de « non recouvrement des magistères », fustigeant aussi bien les créationnistes que ceux des savants qui arguent du darwinisme pour soutenir leur . Et je crois que Gould est, dans ce domaine, la sagesse même.
Pour terminer sur l’ID, je voudrais signaler un point assez comique.  Le grand pourfendeur de la religion est Richard Dawkins. Son dernier livre propose même d’ « en finir avec Dieu » et prétend nous asséner toutes sortes de preuves de l’inexistence de Dieu. Mais lui-même est connu pour sa théorie du « gène égoïste », c’est-à-dire une théorie selon laquelle toute l’évolution du vivant s’expliquerait par les stratégies des gènes pour persévérer dans leur être de gènes. Comme j’y reviens à l’instant, je ne développe pas.  Mais Dawkins et ses adulateurs si nombreux chez les rationalistes obtus et les athées de profession, ne se rendent même pas compte que cette prétendue théorie ressuscite Dieu en le logeant dans ces gènes qui seraient des stratèges visionnaires manipulant les vivants à leur insu.
Je reprendrai volontiers à mon compte le slogan qui sert de titre au livre passionnant de deux biologistes français, J-J. Kupiec et P. Sonigo, « Ni dieu ni gène ! » (Seuil, 2003). Ni Staune, fondateur de l’UIP, ni Dawkins, pour revenir à notre sujet.

Problèmes de la théorie de l’évolution

Laissons les pitreries pour revenir aux questions sérieuses. L’expression « théorie de l’évolution » est elle-même une expression douteuse. Nous avons un programme de recherche, initié par Darwin, à l’intérieur duquel s’affrontent plusieurs théories de l’évolution. Entre le gradualisme de la théorie standard (Natura non fecit saltum), celle de Darwin ou d’Ernst Mayr (1904-2005) par exemple, et la théorie saltationniste défendue par Niles Eldredge (né en 1943) et S-J Gould (1941-2002), il y a des divergences extrêmement sérieuses.
Les deux acceptent le principe d’une unité du vivant et de la descendance avec modification, mais comme cela doit-il se passer, c’est une autre paire de manches ! La théorie standard reprend le principe de Darwin qui lui-même vient … d’Aristote : la nature ne fait pas de saut. Gould au contraire considère que les processus naturels combinent des phases longues où il ne se passe rien (stases) et de brusques sauts évolutifs (extinctions massives ou au contraire apparition en grappes de nouvelles espèces) : Gould serait donc plus proche d’une compréhension « dialectique » de la nature.
À ce premier problème (gradualisme ou saltationnisme), on peut en ajouter une deuxième, peut-être plus grave. Dans les années 60, Motoo Kimura, un théoricien japonais de l’évolution avait soutenu que les mutations génétiques sont pour l’essentiel neutres, c’est-à-dire qu’elles ne procurent ni avantage ni désavantage adaptatif et il en concluait que la sélection naturelle n’est pas le facteur fondamental pour expliquer l’évolution. Cette théorie « neutraliste » si elle n’a pas été adoptée en bloc a tout de même eu des prolongements dans certains travaux à l’intérieur de la théorie de l’évolution. Gould a souvent polémiqué contre l’adaptationnisme pur et dur qu’il appelle un « panglossisme », en référence au fameux Docteur Pangloss du Candide de Voltaire.]
Mais surtout c’est le problème de la nature du mécanisme fondamental de l’évolution qui est toujours posé. Dans un livre récent (« What Darwin got wrong ? », 2010) Jerry Fodor et Massimo Piattelli-Palmarini mettent sévèrement en cause l’orthodoxie néo-darwinienne. Ils critiquent l’idée selon laquelle l’évolution s’explique principalement par le processus de mutation/sélection. Ils ne mettent évidemment pas en cause l’existence de ce processus lui-même. Mais ils estiment qu’il n’y a aucune raison de le privilégier parmi un grand nombre d’autres causes possibles de l’évolution. Ils en déduisent ensuite une critique des thèses de Dawkins et des psychologues évolutionnistes. Ils offrent enfin une tentative de comprendre le succès du modèle néo-darwinien. Ainsi que le résume Mary Midely (Guardian, 6/2/2010), l’explication de l’importance de darwinisme dogmatique (largement indépendant de Darwin) :
« pourrait bien être le mythe séduisant qui le soutient. Ce mythe a ses racines dans le darwinisme social victorien, mais aujourd’hui il découle largement de deux livres – Le hasard et la nécessité de Jacques Monod (1971) et Le gène égoïste de Richard Dawkins (1976). Ces deux livres bien sûr contiennent beaucoup de faits biologiques bons et nécessaires.  Mais ce qui en a fait des bestsellers fut au premier chef la peinture sous-jacente et sensationnelle de la vie humaine appelée par leur rhétorique et spécialement par leurs métaphores. Ce drame montre des individus héroïques et isolés, combattant comme des guerriers de l’espace, seuls, dans un cosmos étranger et privé de sens.  Cela fait de ces livres une sorte de bible de l’individualisme, très sympathique pour l’éthos reaganien et thatchérien des années 80.

De la science à l’idéologie

Ce qui nous amène à la question idéologique du darwinisme.
La question des liens entre le darwinisme et les diverses idéologies légitimant la domination capitaliste est posée dès le début. Marx et Engels, tout en mesurant l’important scientifique du travail de Darwin. En 1859, lisant l’Origine des espèces qui vient de paraître, Engels écrit à Marx :
Ce Darwin que je suis en train de lire est tout à fait sensationnel ! Il y avait encore un côté par lequel la téléologie n’avait pas été démolie, c’est maintenant chose faite. (11 /12/1859)
Mais, loin d’être des idolâtres du darwinisme, ils ne manquaient pas de soulever des questions gênantes. Par exemple dans une lettre de Marx à Engels (18/6/1862), on peut lire ceci :
« Il est curieux de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les "inventions" et la "lutte pour la vie" de Malthus. C’est le bellum omnium contre omnes [la guerre de tous contre tous] de Hobbes, et cela fait penser à la phénoménologie de Hegel, où la société bourgeoise figure sous le nom de "règne animal intellectuel", tandis que chez Darwin, c’est le règne animal qui fait figure de société bourgeoise. »
[Curiosité explicitée dans les écrits préparatoires au Capital, publiés sous titre « Théories sur la plus-value ». Marx y écrit :
Darwin, dans son excellent ouvrage, ne s’est pas aperçu qu’il renversait la doctrine de Malthus, en découvrant la progression géométrique dans le règne animal et végétal. Car la théorie de Malthus repose justement sur le fait qu’il a opposé à la progression géométrique de l’homme de Wallace la chimérique progression arithmétique des animaux et des plantes. Dans l’ouvrage de Darwin, par exemple, sur l’extinction supposée de certaines espèces, on trouve y compris dans le détail (sans parler de son principe fondamental), la réfutation de la théorie de Malthus fondée sur l’histoire naturelle. (Livre IV du « Capital », édition sociales, 1975, tome II, p. 129)
Autrement dit : quand Darwin pense reprendre Malthus, il ne faut pas le croire, car, en pratique, dans son livre il renverse Malthus. Il faut donc juger Darwin sur son travail et non sur ce qu’il en dit, sur ses formules. Marx récidive. En 1869, dans une lettre à Paul et Laura Lafargue :
C’est la lutte pour vie dans la société anglaise – la guerre de tous contre tous, bellum omnia contra   omnes – qui a conduit Darwin à découvrir que la lutte pour la vie est la loi qui prévaut dans le monde « bestial » et végétal. Le darwinisme en revanche considère cela comme une raison déterminante pour ne jamais s’émanciper de sa nature bestiale. (15 février 1869).
Dans une lettre à Kugelmann (27/6/1870), Marx s’en prend à Lange qui transforme l’expression de Darwin « struggle for life » en une « simple formule » passe-partout.
Et Engels en 1875 écrit encore :
« Toute doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum omnium contre omnes et de la thèse de la concurrence chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe […], on retranspose les mêmes théories cette fois de la nature organique dans l’histoire humaine, en prétendant que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère puéril de cette façon de procéder saute aux yeux, il n’est pas besoin de perdre son temps à en parler. »]
Donc le darwinisme est correct pour la nature mais il n’est pas possible d’en transférer les grands thèmes aux sociétés humaines.
Or cette lecture « dialectique » de Darwin n’est pas du tout celle qu’en feront plusieurs de ses successeurs au premier desquels son cousin Francis Galton (1822-1911), spécialiste de statistiques appliquées aux traits physiques, psychiques et comportementaux de l’homme, qui va notamment créer une « psychologie différentielle » qu’on retrouvera dans la psychologie évolutionniste contemporaine. À ses contributions mathématiques, Galton ajoute la recherche systématique d'une sélection scientifique de l'élite, principalement au Royaume-Uni. Il est considéré, avec son disciple Karl Pearson, avec qui il fonde un journal consacré à cette étude (Biometrika), comme le fondateur d'une école biométrique et eugénique britannique, appelée au grand succès que l’on sait.
Contemporain de Darwin, il faut évidemment citer Herbert Spencer (1820-1903), le véritable créateur du « darwinisme social » qui soutient que la lutte pour la vie est interne aux espèces. Pour lui, donc,  l’amélioration de l’espèce humaine suppose que cette lutte pour la vie en vue de la sélection des plus aptes puisse se déployer librement. Par conséquent, il faut condamner toutes les mesures d’assistance sociale publiques mais également les comportements charitables.
Pourtant la lecture de Darwin ne peut pas autoriser les interprétations du « darwinisme social ». Darwin affirme la rupture qui s'établit chez l'homme dans le processus de lutte pour la survie, fondée sur l'élimination des faibles. Il y a une sorte de rupture (ou plutôt une évolution de l’évolution qui s’opère avec l’apparition de l’homme.
Contre Darwin, le darwinisme va conquérir très de larges secteurs de l’intelligentsia liée aux classes dominantes. Libérisme sur le plan économique, politique de conquête et racisme d’État en sont les conséquences trop connues. Il est donc arrivé à Darwin, mutatis mutandis, ce qui est aussi arrivé à Marx : le travail scientifique est falsifié pour en faire une idéologie couvrant des conceptions morales et des politiques rigoureusement contraires à l’inspiration originelle de ces auteurs éminents.

La sociobiologie et la psychologie évolutionniste

On pourrait se demander s’il est bien judicieux de mettre la sociobiologie dans une étude consacrée aux mésusages du darwinisme. Le premier traité de sociobiologie, celui d’Alfred Espinas, « Des sociétés animales, étude de psychologie comparée » (1877) n’est pas particulièrement darwinien – bien qu’Espinas fût un traducteur et un défenseur de Spencer. Espinas se contente de soutenir que l’étude des sociétés animales est un bon moyen de connaître les sociétés humaines. S’inspirant de Joseph de Maistre, il dénonce de manière virulente « l’absolu en politique » (Jean-Jacques Rousseau !) et soutient la naturalité des sociétés humaines. Il incarne cette tendance matérialiste scientiste, politiquement réactionnaire, qui a longtemps dominé certains secteurs des sciences en France.
La sociobiologie devait recevoir ses « lettres de noblesses » avec les travaux d’Edward O. Wilson, et son livre « Sociobiologie » publié en 1975. On peut résumer ainsi les deux grandes thèses de la sociobiologie :
1)      La hiérarchie rencontrée dans la plupart des sociétés animales est d'origine génétique. Elle tient à des comportements d'agressivité et de dominance. Biologiquement, certains sujets sont faits pour commander, alors que d'autres sont faits pour obéir. Cela est vrai aussi bien chez les insectes que chez les hommes. La position que chacun occupe dans la hiérarchie sociale n'est que le fruit de la compétition qui sait reconnaître les « meilleurs » des « moins bons » ; elle lui est assignée par la sélection naturelle.
2)      Tous les comportements d'un individu obéissent à une loi fondamentale, diffuser ses propres gènes d'une façon aussi large que possible. Ainsi, l'agressivité (qui conduit à éliminer tout rival sexuel), l'altruisme (qui s'applique aux membres d'une même famille portant certains gènes identiques) ne poursuivent pas d'autre but. Quant à l'altruisme que nous manifestons pour nos amis, il tient au fait que ceux-ci peuvent nous aider à élever notre progéniture et donc à diffuser plus efficacement nos propres gènes. Ainsi, les inégalités sociales, les conflits entre individus, familles ou peuples, les guerres ont des fondements biologiques. Il en est de même dans la différence de statut social entre l'homme et la femme.
Il y a là-dedans                 au moins deux idées qui posent de graves problèmes : d’une part la continuité sociétés animales/sociétés humaines, d’autre part l’idée du contrôle génétique des comportements. Le but de Wilson est d’inciter les chercheurs dans les sciences humaines à réviser radicalement leurs conceptions – et en particulier l’incurable « culturalisme » des anthropologues – en faisant fond sur la théorie darwinienne de l’évolution. Comment introduire le déterminisme biologique dans les sciences sociales ? Comme le fait remarquer Stephen Jay Gould :
Aussi longtemps que les caractéristiques « intéressantes » du comportement humain ne seront pas contrôlées génétiquement, la sociologie n’a pas à redouter de voir son domaine envahi. Par « intéressants », j’entends les sujets le plus souvent discutés par les sociologues et les anthropologues : l’agressivité, la stratification sociale et les différences de comportements entre les hommes et les femmes. Si les gènes se contentent de garantir que nous sommes assez corpulents pour vivre dans un monde dominé par la pesanteur, que nous ayons besoin de dormir, que nous ne sommes pas soumis à la photosynthèse, le domaine du déterminisme biologique sera pratiquement dépourvu d’intérêt. (S.J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, 1977, Pygmalion, 1979).
En s’appuyant sur des hypothèses douteuses et des présuppositions remises en cause sur le plan de la génétique, Wilson soutient que les sociétés humaines sont effectivement gouvernées par des déterminismes génétiques. Bref, « nous sommes faits comme des rats ». Compétition et sélection : on retrouve le monde selon les libéraux … et la nature selon une certaine lecture de Darwin. Les comportements altruistes eux-mêmes peuvent s’expliquer selon ce schéma : le sacrifice de la mère pour ses petits aurait une fonction de maximisation de la descendance et donc une fonction adaptative.

Le gène égoïste

J’ai déjà évoqué Richard Dawkins (né en 1941) et son célèbre gène égoïste (titre d’un livre paru en 1976). Il faut en dire un peu plus maintenant. Dawkins est quelqu’un qui considère la nature avec un double point de vue : celui de l’ingénieur et celui de l’investisseur ou de l’économiste avisé. Pour pouvoir en arriver là il doit opérer une sérieuse pirouette. Il commence par rendre hommage aux principes classiques de la recherche dans les sciences de la nature. Il ne faut pas chercher de valeurs morales dans la nature (« la Nature n'est pas cruelle : elle est simplement d'une indifférence sans pitié. », La loi du gène, in Pour la Science, janvier 1996) Et si
« Notre espèce est toujours en quête de la finalité. Il nous est difficile d'observer quelque chose sans en chercher l'utilité, sans nous demander quelle en est la cause ou la finalité. »,
Il n’est pas très sensé, en effet, de rechercher une finalité dans la nature.  Les galets et le Mont Everest n’ont pas été produits en vue d’une fin. Et Dawkins donne sa propre version de la théorie de Darwin.
Le mécanisme qui a engendré les ailes, les yeux, les becs, les instincts de nidation et tout ce qui touche à la vie en donnant l'impression qu'ils ont été créés dans un dessein déterminé est aujourd'hui bien connu : c'est la sélection naturelle, exposée par Darwin. Darwin a imaginé que les organismes vivant aujourd'hui n'existent que parce que leurs ancêtres possédaient des caractères qui ont favorisé leur survie et celle de leur progéniture ; les individus moins bien adaptés mouraient en laissant moins de descendants, voire aucun. (op. cit.)
Jusqu’ici presque rien à dire. Mais sans crier gare, il va subvertir radicalement les principes qu’il vient de défendre. On le sait, Darwin (qui ignore la génétique) part du point de vue que la sélection naturelle sélectionne les individus – ce sont les individus qui se révèlent plus ou moins aptes à survivre ! Dawkins propose de changer de point de vue et de partir du gène.
Darwin supposait que la sélection naturelle favorise la survie et la reproduction des individus les mieux adaptés. Autrement dit, elle favorise les gènes qui se reproduisent et se transmettent à de nombreuses générations. Bien que ces deux formulations soient équivalentes, le «point de vue du gène» a plusieurs avantages (…) [op. cit.].
Ces deux formulations ne sont pas équivalentes du tout ! C’est même un des importants débats au sein de la théorie de l’évolution, mais Dawkins n’en a cure. Il procède à sa manière coutumière par identification des contraires. Voyons quels sont ces avantages. On les « perçoit clairement si l'on considère deux concepts techniques : l'ingénierie inverse et la fonction d'utilité. »
L'ingénierie inverse est la technique intellectuelle suivante : vous êtes ingénieur, et vous avez devant vous un objet que vous ne connaissez pas. Vous supposez alors que cet objet a été conçu pour exercer une fonction quelconque, et vous le démontez et l'analysez pour tenter dé comprendre le problème qu'il est censé résoudre. Vous vous posez alors des questions telles que : «Si j'avais voulu fabriquer une machine ayant telle fonction, aurais-je réalisé cet objet précis?» ou bien : « Cet objet pourrait-il être une machine qui a telle fonction?» (op. cit.)
Autrement dit, et presque subrepticement, Dawkins renverse le point de causaliste classique pour faire un grand bond en arrière vers le finalisme. Car si la méthode qu’il propose convient fort bien pour les produits de l’activité humaine, fabriqués en vue d’un certain but, se demander à quoi ça sert quand on est face aux phénomènes naturels, y compris les êtres vivants, c’est revenir au précepte aristotélicien selon lequel « la nature ne fait rien en vain » ou encore au finalisme leibnizien avec son Dieu horloger. Ou plutôt ici le Dieu-ingénieur ! Mais comme Dawkins est un athée militant (il prétend même avoir prouvé l’inexistence de Dieu), il va bien falloir qu’autre chose de notre bon vieux Dieu fasse office de grand ordonnateur des cérémonies de la nature.
Passons au deuxième grand avantage :
La fonction d'utilité, d'autre part, est un concept technique d'économistes : un individu maximise sa fonction d'utilité, laquelle représente sa satisfaction. (op. cit.)
Dawkins va proposer diverses « fonctions d’utilité » naturelles pour conclure qu’elles sont toutes fausses. Et finalement nous révéler le grand secret :
La véritable fonction d'utilité de la vie, ce vers quoi tout tend dans la Nature, c'est la survie de l'ADN. Or, celui-ci n'est pas libre : enfermé dans des organismes vivants, il doit employer les moyens d'action qui sont à sa disposition. Les séquences génétiques présentes dans le corps des guépards maximisent leur chance de survie en poussant les guépards à tuer les gazelles. Les gènes présents dans le corps des gazelles accroissent leur chance de survie en poussant leur «machine à survie» vers un but opposé. La même fonction d'utilité   la survie de l'ADN   explique simultanément la «finalité» du guépard et celle de la gazelle. (op. cit.)
À partir de là, il va montrer que tous les phénomènes du vivant peuvent trouver leur explication si on les réduit à la stratégie des gènes cherchant à maximiser leur fonction d’utilité. Le beau plumage de l’oiseau (à moins que ce soit son ramage), c’est le moyen qu’on trouvé les gènes du mâle pour se reproduire en plus grand nombre. Ce gène stratège qui ignore les individus, Dawkins le nomme « gène égoïste » : il est ne pense qu’à lui et le voilà doté des principales qualités de l’intelligence humaine : avoir une finalité, être capable de concevoir des stratégies et avoir même une valeur , même si celle-ci est l’égoïsme. De même que le bonheur des poules importe peu à l’œuf si on imagine que la poule est un moyen ingénieux qu’on trouvé les œufs pour se reproduire, de même on aura du mal à retrouver dans la nature l’harmonie et la beauté qu’y trouvaient les partisans de la théologie naturelle, non pas parce qu’il n’y pas d’ordre mais parce que cet ordre est caché et que cet ordre caché est celui de la concurrence libre et non faussée des gènes égoïstes.
Il est stupéfiant de voir le succès que ces thèses ont pu rencontrer chez de nombreux scientifiques, chez les rationalistes et autres libres penseurs, alors que tous ceux-là auraient dû être avertis des procédés classiques de construction des supercheries superstitieuses, procédés décrits par le menu dans L’Éthique de Spinoza (Appendice de la première partie). Dawkins comme les superstitieux de l’appendice de la partie I de l’Éthique cherche un ordre finalisé dans la nature : c’est le principe de l’ingénierie inverse (Spinoza se moquait de ceux qui pensaient que les poissons sont faits en vue d’être mangés par les gros et l’herbe en vue d’être broutée par les vaches) mais c’est en vérité de principe que Dawkins va essayer d’appliquer de manière plus subtile. 
C’est ici qu’intervient la première abstraction avec la fonction d’utilité et de là tout naturellement on va inventer un être invisible, suffisamment abstrait capable de mettre en œuvre cette fonction d’utilité. Au lieu que l’herbe soit faite pour être broutée par les vaches, c’est le gène de la panse ruminante qui a inventé la vache comme moyen de se reproduire ! Dawkins se ramène à cela ! Si on se place au niveau de la stratégie des gènes égoïstes alors les luttes et les souffrances s’éclairent d’un jour nouveau.
La quantité totale de souffrance qui est vécue chaque année dans le monde naturel défie toute observation placide pendant la seule minute où j'écris cette phrase, des milliers d'animaux sont mangés vivants ; d'autres gémissant de peur, fuient pour sauver leur vie ; d'autres sont lentement dévorés de l'intérieur par des parasites hostiles ; d'autres encore, de toutes espèces, par milliers, meurent de faim, de soif ou de quelque maladie. Et il doit en être ainsi. Si jamais une période d'abondance survenait, les populations augmenteraient jusqu' à ce que l'état normal de famine et de misère soit à nouveau atteint. (op. cit)
Nous sommes soumis à l’ordre des gènes égoïstes qui dictent leur loi et nous ne pouvons rien y faire car, comme l’explique ce passage, quand bien nous pourrions améliorer la situation et diminuer la quantité de souffrance quelque part, l’équilibre naturel ferait bientôt valoir ses droits. Alors égoïsme rationnel, concurrence, fonction d’utilité et ordre naturel immuable : tout le monde reconnaîtra facilement du Alain Minc, du Jacques Attali, du Jean-Marc Sylvestre et autres bourreurs de mou, charlatans et bonimenteurs du capitalisme.

La psychologie évolutionniste

La psychologie évolutionniste s’inscrit dans le prolongement direct de la sociobiologie de Wilson, tout en intégrant quelques éléments des thèses de Dawkins. Le principal outil de propagande en France de la psychologie évolutionniste est le livre de Robert Wright, L’animal moral, psychologie évolutionniste et vie quotidienne et c’est d’abord à travers la revue « Cerveau & psycho » que les analyses en psychologie évolutionniste sont répandues. Pour la critique de ces thèses, il faut lire le petit livre de Susan  [ajouter], La génétique néolibérale, qui reprend point par point des auteurs, le plus souvent américains et non traduits chez nous.
L’idée de base de la psychologie évolutionniste est que les traits comportementaux essentiels de notre espèce ont été sélectionnés au Pléistocène, c’est-à-dire – admirons la précision – entre – 1,8 millions d’années et – 11000 années, dans un environnement que devaient affronter des groupes de chasseurs-cueilleurs. Et ces traits comportementaux sont encodés génétiquement selon un principe, dawkinsien, celui de la maximisation de la diffusion des gènes. De là il découle que nos intentions conscientes, la culture, les religions, les sentiments doivent être compris et expliqués essentiellement comme des manifestations de cette stratégie des gènes égoïstes qui nous manipulent en quelque sorte à notre insu. Si les hommes sont volages (de préférence), c’est parce que leur investissement reproductif est faible (10 minutes douche comprise !) et qu’ils ont intérêt à maximiser les occasions de répandre leurs gènes alors qu’au contraire les femmes doivent être plus réservées car elles ne peuvent avoir qu’un nombre limité d’enfants et qu’elles ont besoin de protection. C’est aussi la raison pour laquelle les femmes choisissent de préférence un mâle disposant de ressources matérielles suffisantes…
On peut poursuivre ainsi sur le même mode jusqu’à l’écœurement. Un psychologue évolutionniste, Buss, soutient qu’il y a une stratégie rationnelle dans la violence et le viol conjugal : le mari empêche ainsi l’infidélité de son épouse et s’assure qu’il ne dépensera pas en vain ses ressources pour entretenir le développement de gènes qui ne sont pas les siens. La logique est poussée à son terme par les Posner, père et fils, des juristes importants aux USA, qui font du clonage le mode reproductif idéal…
Susan  [ajouter] conclut :
Le discours « scientifique » des psychologues évolutionnistes est une fable bricolée avec des analogies fallacieuses entre les espèces et d’innombrables enquêtes menées avec les étudiants ; les recherches sur les langages et les cultures manquent cruellement et ils ne tiennent aucun compte des travaux transculturels, historiques ou paléolithiques ; pour compenser le déni pur et simple d’autres données, ils nous servent une foule de gènes fantaisistes et un conte de fées sur les origines de l’évolution. (p. 133)
Et un peu plus loin :
La psychologie évolutionniste fascine parce qu’elle rassemble en un seul grand récit toutes les croyances de la culture occidentale. (p. 135)
Il n’y a rien à ajouter.

Conclusion

Ce qui est remarquable, c’est que, comparativement aux thèses de type « intelligent design », les diverses élucubrations idéologiques « pan-darwinistes » occupent une place considérable. La recherche en psychologie dans ces directions est largement subventionnée et recoupe aussi l’engouement des gouvernements (et de Michel Onfray) pour les TCC (thérapies comportementales cognitivistes). Des revues grand public diffusent la psychologie évolutionniste (c’est le cas de la revue « Cerveau & Psycho »). Comme ces thèses ont l’air tout à la fois matérialistes et scientifiques, elles peuvent recevoir aussi le soutien appuyé de certains courants de la gauche intellectuelle – je pense ici à l’accueil fait au livre de Dawkins, « The God Delusion » (paru en 2006). On pourrait encore évoquer la migration de l’évolutionnisme darwinien vers des domaines étrangers aux sciences du vivant. Nous avons affaire à des idéologies rationalistes, scientistes, athées, amoralistes et parfaitement obscurantistes et réactionnaires !
Karl Popper avait voulu construire une théorie évolutionniste de la science : les théories scientifiques évolueraient comme les organismes vivants, par conjectures (équivalentes aux mutations) et réfutations (équivalentes à la sélection naturelle). Cette description malheureusement n’explique rien et n’est d’aucune utilité en épistémologie…
Dawkins a essayé d’appliquer sa thèse du gène égoïste à la diffusion des idées. C’est la théorie des « mèmes » ou mémétique. Les mèmes sont des éléments de culture (un concept, une expression) qui se reproduisent et se diffusent s’ils sont bien adaptés ou, au contraire, dépérissent. Dawkins prétend qu’on peut faire une théorie de l’évolution des cultures à partir de cette mémétique.
Disons les choses clairement, ici on nage en plein charlatanisme. L’évolutionnisme comme clé universelle qui permet de tout comprendre selon un même procédé, on se demande bien pourquoi on n’y avait pas pensé plus tôt ! Les Shadocks, les célèbres bestioles de la télévision d’autrefois étaient des techniciens darwiniens dawkinsiens et parfaitement mémétiques, puisque, sachant qu’ils avaient une chance sur un million de réussir le lancer de leur fusée sur la planète Gibi, ils se dépêchaient de très bien rater les 999.999 premiers essais…
[Ce texte reprend la deuxième partie d’une conférence faite à l’Université populaire d’Évreux]

Bibliographie

Richard Dawkins: Le gene égoïste, Odile Jacob, 2003
Richard Dawkins : Pour en finir avec Dieu, Librairie Académique Perrin, 2009
Jerry Fodor, Massimo Piattelli PalmariniWhat Darwin got wrong? (Profile Books, 2010)
Stephen Jay Gould : Darwin et les grandes énigmes de la vie, Seuil, collection « Points », 1984
Stephen Jay Gould : Le pouce du panda, LGF Livre de Poche, 1986
Stephen Jay Gould : Et Dieu dit : « que Darwin soit ! », Seuil, 2000
Susan  [ajouterLa génétique néolibérale. Les mythes de la psychologie évolutionniste, L’éclat, 2010
Steven Pinker : Comprendre la nature humaine, Odile Jacob, 2005
Robert Wright L’animal moral, psychologie évolutionniste et vie quotidienne, Folio-Gallimard, 2005

jeudi 13 mai 2010

Organismes et artefacts

Un livre de Miguel Benasayag

Miguel Benasayag Organismes et artefacts – Vers la virtualisation du vivant? éditions la Découverte et Jean-Paul Bayol, 2010.
Voilà un livre dont j’aurais aimé dire du bien tant j’en partage certaines grandes lignes et les (bonnes) intentions. La critique des prétentions à simuler les processus de pensées au moyen de machines prend les choses à la racine: c’est l’idée même d’une pensée consciente séparée du corps qui est fausse ; la séparation software/hardware n’est que la reprise du bon vieux dualisme du corps et de l’âme, de saint Augustin à Descartes. L’impuissance fondamentale du réductionnisme est montrée sans tomber pour autant dans le fétichisme de l’émergentisme – on appréciera les coups de griffes envoyés à Dawkins. De même on ne peut que souscrire à la critique que Benasayag adresse à une psychanalyse qui, toute à sa lutte contre le réductionnisme neurologique, les TCC et le tout-pharmacie, remet en selle la conscience toute-puissante dont l’inconscient ne serait au fond que l’une des dépendances à explorer. Les références à Spinoza et Leibniz sont également les bienvenues.
Malheureusement tout cela est trop rapide. Benasayag embrasse trop et étreint mal. À traiter tout ce qu’il veut traiter il lui aurait fallu au moins trois fois le volume de cet ouvrage. Et donc nous avons beaucoup d’affirmations gratuites et des formules énigmatiques comme la naturalisation de la phénoménologie, l’alliance homme-espèce, etc. Ce sont aussi des références systématiques à tous les auteurs, à la mode ou non, sans que rien dans les œuvres de ces auteurs ne viennent justifier ces références : ainsi Foucault et Sartre, Deleuze et Guattari, dont les travaux n’ont rien à voir avec le projet de Benasayag, « replacer le phénomène humain au cœur de la biologie ». et puis des choses agaçantes, de référence à certains philosophes qui sont si floues qu’elles ont l’air de seconde main (Kant par exemple), des erreurs grossières – Benasayag attribue à Aristote la pseudo définition de l’homme comme « bipède sans plumes » - et des citations douteuses. Ainsi celle-ci qui joue un rôle clé pourtant dans tout le propos de l’auteur : « Spinoza pensait que les idées sont des modifications des corps » (p.20) et de renvoyer à Éthique, II, proposition 16 et propositions14 et 19. Le problème est que Spinoza ne dit pas cela : « Idea cujuscunque modi quo corpus humanum a corporibus externis afficitur, involvere debet naturam corporis humani et simul naturam corporis externi. » Ce qu’on peut traduire par : « L’idée de la manière dont le corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper la nature du corps humain et en même temps la nature des corps extérieurs. » Les seules idées que nous avons sont celles des modifications du corps. Le corollaire II souligne que « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre propre corps que la nature des corps extérieurs. » Dit autrement : quand nous percevons une certaine chose, l’idée que nous avons n’est pas l’idée de la chose elle-même mais seulement l’idée de l’effet de la chose sur nous et nous prenons cet effet de la chose sur nous pour la chose elle-même. Source de confusion qui fera dire à Spinoza que la connaissance par les sens est confuse (elle mêle toujours l’idée de la chose et l’affection que la chose produit sur notre corps).
La proposition 14 dit encore : « Mens humana apta est ad plurima percipiendum et eo aptior quo ejus corpus pluribus modis disponi potest. » Ce qui se traduit par « L’esprit humain est apte à percevoir de nombreuses choses et il est d’autant plus apte à cela que son corps peut être disposée d’un grand nombre de manières ». Les idées qui constituent l’esprit humain sont les idées du corps tel qu’il est affecté par les corps extérieurs et tel qu’il s’affecte lui-même. En prétendant citer Spinoza, Benassayag en donne une interprétation difficile à accepter, très conforme certes à la lecture « matérialiste » de Spinoza dans les milieux de la gauche spinoziste mais peu conforme au texte lui-même. Bensayag dit les idées sont des modifications du corps alors que Spinoza dit que les idées perceptives ont pour contenu (pour idéat) des modifications du corps. Mais ces idées ont aussi un être formel et ne peuvent nullement être identifiées à leur idéat.
La proposition 19 affirme que l’esprit ne connaît le corps que par les idées des affections dont il est affecté (je connais mes poumons parce que la fumée me fait tousser !). Il faut à nouveau souligner ceci : « l’esprit est l’idée du Corps » et non « l’esprit a l’idée du corps ». Cette proposition a une grande portée. Dans la réalité que je suis, perçue comme étendue ou comme idée (esprit), il n’y a pas un « je » qui posséderait tout cela, le corps, les idées. Ce que celui qui parle appelle « je », c’est cette réalité dans laquelle il y a de la pensée. Mais l’esprit n’est pas le Corps puisque le Corps et l’esprit sont la même chose perçue sous deux attributs différents et donc cette chose n’est pas plus un corps qu’un esprit et pas plus un esprit qu’un corps.
Évidemment Spinoza ne dit pas le contraire de Benasayag, mais il dit autre chose, quelque chose de différent. Il parle de la connaissance perceptive, de la connaissance du premier genre, et non de la connaissance en général et non des idées en général. Et l’écrasement que lui fait subir Benasayag est absolument terrifiant : il ne reste plus de Spinoza qu’un matérialisme plat (les pensées sont de la matière en mouvement) et rien de ce qui est développé avec tant de subtilité dans la 2e partie de l’Éthique. Benasayag a le droit de n’être pas d’accord avec Spinoza mais il ne peut l’enrôler dans une entreprise qui me laisse très sceptique de replacer le phénomène humain au cœur la biologie...

mercredi 26 août 2009

Intelligence artificielle et représentation de l'esprit

Les bêtes peuvent-elles penser ? Voilà une des questions fondamentale que se posent les philosophes du xviie siècle. Descartes y répond clairement : les bêtes ne sont que des machines dénuées de pensée, à la différence des hommes dont les comportements manifestent qu’ils ont une âme. Le développement des technologies de l’informatique nous pose la même question sous une autre forme : les machines peuvent-elles penser ?En mettant au point, pendant la Seconde Guerre mondiale, une machine permettant de décrypter automatiquement les messages de l’armée allemande, le mathématicien Alan Turing a ouvert la voie à l’intelligence artificielle, c'est-à-dire à un ensemble de recherches visant à construire des machines aptes à reproduire (ou à simuler) les comportements humains intelligents. Ces recherches peuvent prendre deux directions : une direction technologique, par des applications informatiques spécifiques (reconnaissance de la voix ou de l’image, traduction automatique, systèmes experts, etc.) ; une direction théorique qui fait de l’ordinateur un modèle permet de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain.

Pensée, calcul, logique

On sait depuis longtemps qu’une machine est capable d’effectuer des opérations mathématiques. Hobbes, dans les premières pages du Léviathan, l’affirme sans ambages : “ penser, c’est calculer ”. Pascal et Leibniz sont les inventeurs des machines à calculer modernes. Mais Leibniz ne se contente pas de cela ; il relie cette invention à une conception générale de la pensée : les opérations mathématiques ne sont qu’un cas particulier de la pensée rationnelle et si on peut trouver une représentation de toutes nos pensées dans un langage formel du même type que le langage mathématique, il devrait être possible de calculer avec les pensées de la même façon que nous calculons avec les nombres. Leibniz propose donc d’abord de mettre au point ce genre de langage symbolique des idées, qu’il nomme “ caractéristique universelle ”. Leibniz expose ainsi son projet : “ partout je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse comme dans l'algèbre ou dans les nombres. Si on poursuivait cette méthode, il y aurait moyen de finir bien des controverses et des disputes, en se disant  : comptons  ! On en pourrait encore donner des essais en , et j'en ai dans la jurisprudence. ” (Leibniz à Arnauld - 14 janvier 1688). Gottlob Frege reprendra le projet à travers son “ idéographie ” (Begriffsschrift). Le premier modèle en est “ le langage par formules de l’arithmétique ”, mais lui manquent les “ expressions pour les articulations logiques ”. Il s’agit donc créer un système permettant de “ donner l’expression d’un contenu au moyen de signes écrits et d’une manière plus précise et plus claire que cela n’est possible au regard des mots. ”
La calculabilité de nos pensées demande d’admettre que nos connaissances peuvent être réduites à des propositions atomiques (c'est-à-dire qui ne peuvent être décomposées en propositions plus simples) combinées au moyen des connecteurs logiques. Les raffinements de la logique formelle depuis la fin du xixe siècle ont visé à réaliser ce programme. L’algèbre de Boole (1854) permet de concevoir l’équivalence entre opérations logiques et circuits électriques : les opérations de base de la logique (conjonction, disjonction, négation, implication, etc.) peuvent être représentées par des circuits électriques correctement agencés. L’unité arithmétique et logique d’un ordinateur moderne n’est rien d’autre qu’un ensemble de circuits logiques de ce type. On doit pouvoir généraliser. “ Comme les états internes du programme d’un ordinateur, les pensées se définissent par leurs relations logiques et causales, c’est-à-dire “fonctionnelles”. Il n’est pas essentiel à la pensée qu’elle soit réalisée dans une substance mentale ou physique quelconque, tout comme un programme peut être “implanté” sur des machines de composition matérielle différente. ” (Pascal Engel : article “ Pensée ” dans l’Encyclopédia Universalis)

Raffinements du modèle

Ce modèle, très réducteur, définit ce qu’on appelle la “ théorie computationnelle de l’esprit ”. Évidemment, les ordinateurs actuels et le type de logique formelle dont nous disposons sont très loin de pouvoir représenter l’ensemble des fonctions d’un esprit humain. Mais Paul et Patricia Churchland soutiennent que “ Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer (…). Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel soit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui. ” (Paul et Patricia Churchland : Les machines peuvent-elles penser ? ” in “ Pour la Science ”, mars 1990)
Ainsi on a été contraint de poser que l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau et que, par conséquent, on pourrait mieux le comprendre si on était capable de construire une machine bâtie sur les principes de fonctionnement du cerveau. Le modèle connexionniste (souvent assimilé aux “ réseaux de neurones ”) décrit un système constitué d’unités de traitement reliées par des connexions. Chaque unité de traitement reçoit par des connexions des informations d’activation en entrée et envoie à d’autres unités de traitement des informations en sortie. Les connexions sont caractérisées par leur poids qui détermine le niveau de l’activation. Ces réseaux d’unités et de connexions sont des objets mathématiques qui peuvent donc être “ implémentés ” par des programmes d’ordinateurs et peuvent être reliés à des domaines empiriques. Si on assimile les unités de traitement à des neurones et les connexions aux synapses, l’architecture connexionniste peut alors représenter le cerveau humain.
On voit la différence entre les deux approches. Dans la théorie computationnelle classique, on représente les fonctions intellectuelles de l’esprit humain par des opérations logiques qui peuvent être traitées par l’ordinateur. Le fonctionnement réel du cerveau humain est considéré comme secondaire. Dans la deuxième approche, ne cherche pas à représenter la pensée mais à représenter le cerveau, la proposition sous-jacente étant que la pensée n’est rien d’autre que le fonctionnement du cerveau.

Syntaxe et sémantique

Une des critiques majeure adressée à ce modèle par des auteurs comme John R. Searle est que les ordinateurs peuvent simuler certaines fonctions de l’esprit humain mais qu’il n’est pas possible de dire que l’esprit est quelque chose comme un ordinateur parce que les ordinateurs sont des machines syntaxiques alors que les symboles pour un esprit humain ont une signification. C’est l’argument dit de “ la chambre chinoise ” exposé par Searle. Alan Turing avait défini un test permettant de décider si une machine pense : supposons un opérateur humain A dialoguant par une ligne informatique avec un autre opérateur humain B et avec un ordinateur C. Si A ne peut pas distinguer lequel de B et C est un ordinateur, alors on pourra dire que l’ordinateur pense. Searle critique cette vision purement comportementaliste. Il lui oppose l’expérience suivante : supposons que A parle le chinois et envoie à B des idéogrammes chinois. Supposons que B sans savoir le chinois dispose d’un manuel lui permettant seulement de savoir quels symboles peuvent être envoyés en réponse à A. A pourra croire que B comprend le chinois alors que B sait seulement comment manipuler les symboles chinois. C’est la sémantique qui est donc éliminée dans le test de Turing.
Reprenons ce problème différemment. Quand je tape 2+3 sur mon clavier, l’ordinateur ne “ sait ” pas que j’utilise les nombres 2 et 3 et que je désire effectuer une addition. Taper 2+3, ce n’est rien d’autre, “ vu ” de l’ordinateur, qu’actionner des interrupteurs, action qui va déterminer un certain résultat physique, du même genre qu’allumer  une ampoule. Le résultat 5 affiché par l’ordinateur ne signifie donc pas 5, mais seulement positionnement d’une zone mémoire dans un certain état. Les processus physiques qui se produisent dans les circuits de l’ordinateur n’ont l’a signification de l’addition 2+3 que pour l’agent humain qui utilise l’ordinateur. La sémantique reste entièrement du côté de l’esprit humain. L’ordinateur peut simuler des comportements humains intelligents, mais il n’en a pas une représentation.
Dans une lettre au marquis de Newcastle, Descartes pose la question : comment distinguer une bête du genre perroquet ou un automate astucieux d’un individu doué d’une âme. La réponse est claire : “ Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. ” Tant qu’on reste dans des domaines bien définis et utilisant des langages stéréotypés, “ enrégimentés ” comme dirait Putnam, on peut faire en sorte que la machine semble produire des “ signes à propos des sujets qui se présentent ”, mais dès qu’on sort de ces cadres étroits, plus aucune illusion n’est possible sur l’aptitude d’un système algorithmique à penser au sens humain de ce terme.

Critiques de la théorie computationnelle de l’esprit

Pour admettre la théorie computationnelle de l’esprit, il faut donc souscrire entièrement au béhaviorisme, c'est-à-dire à l’idée que l’esprit ne peut être compris que comme une boîte noire dont seuls les comportements extérieurs observables peuvent être des objets pertinents d’investigation scientifique. Or, les individus, en tant qu’ils pensent et parlent, savent bien qu’ils ne sont pas des boîtes noires. Pour l’observateur extérieur, le problème de la conscience peut, à la limite, être éliminé. Mais pour le sujet, c’est évidemment impossible. La théorie computationnelle de l’esprit butte donc sur “ le point de vue de la première personne ”, ou encore sur ce qu’on appelle l’intentionnalité. Les diverses tentatives pour surmonter cette difficulté, soit qu’on affirme que l’intentionnalité est toujours prêtée par un observateur à un sujet, soit qu’on en cherche des formes élémentaires dans les organismes vivants élémentaires, ne parviennent pas à des solutions claires et convaincantes.
Hilary Putnam, un des premiers défenseur de cette théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit. Il montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de “ descriptions fonctionnelles ” et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à “ naturaliser ” la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis “ le chat est sur le tapis ”, cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c'est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. “ Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature ”, dit KantLe paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile technologiquement. Elle est encore utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais qu’un ordinateur doté d’un programme adéquat représente un esprit, ce n’est sans doute rien d’autre qu’une de ces idées métaphysiques dont Kant a montré qu’elles outrepassaient les pouvoirs de la raison.

Bibliographie

Collin (Denis): La matière et l'esprit (Armand Colin, 2004)
Descartes (René) : Lettre au Marquis de Newcastle (16 novembre 1646). Œuvres, tome IV, édition Adam et Tannery.
Frege  (Gottlob) : Écrits logiques et philosophiques, traduction de Claude Imbert, Le Seuil, 1971, réédition Points.
Putnam (Hilary) : Représentation et réalité. Gallimard, NRF-Essais, 1990, traduction de Claudine Engel-Tiercelin.
Searle (John R.): La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995, traduction de Claudine Tiercelin


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