jeudi 23 mai 2019

Réflexions à propos du cas Vincent Lambert

Bernini: Enée fuyant Troie
Cet article a été d'abord publié sur le site de l'Inactuelle, revue d'un monde qui vient.

L’idée de la mort n’est pas une idée adéquate. 
Alors que les discussions s’enflamment autour du cas Vincent Lambert, en état végétatif depuis 12 ans, je me garderai bien de donner un avis tranché. Je ne veux appuyer ni les parents Lambert entourés de leurs supporters qui célèbrent un arrêt de la cour d’appel comme un but dans un match de championnat ni les partisans du prétendu « droit à mourir dans la dignité » bardés dans leurs certitudes. Que les politiques se croient autorisés à intervenir en tant que tels dans ce débat qui renvoie à la conscience morale de chacun est conforme au désordre courant de choses, mais finalement pas très étonnant.
Tout d’abord, il faut rappeler que la décision (annulée) des médecins d’arrêter d’alimenter et d’hydrater Vincent Lambert ne peut être assimilée à un acte d’euthanasie, puisqu’il n’y a aucun acte de donner la mort, mais seulement l’arrêt des soins pour mettre fin à « l’obstination déraisonnable » (selon les termes de la loi Léonetti) qui prévaut depuis déjà longtemps dans ce dossier difficile. En parlant d’euthanasie, les parents Lambert et leurs bruyants soutiens, église catholique incluse, disent sciemment une contre-vérité dans le but d’alimenter une campagne propagandiste. Ce qui a motivé la décision de l’équipe soignante, ce sont des constats qui conduisent à mettre en œuvre la procédure d’accompagnement vers la mort prévue dans la loi Léonetti (loi, rappelons-le, votée à l’unanimité).
Mais une fois ces rappels faits, nous sommes tout de même devant le même cas de conscience, un de cas qu’aucune procédure ne permet de trancher. Et des cas comme celui de Vincent Lambert, il y en a aujourd’hui plus de 1500 et qui tous ont la même origine : la puissance des techniques de réanimation permet d’empêcher le patient de mourir sans pour autant lui permettre toujours de revenir pleinement à la vie. L’état végétatif de Vincent Lambert et les importantes lésions cérébrales qu’il a subies ne laissent aucun espoir non pas de guérison, mais d’amélioration de son état de santé. Certains médecins cependant contestent qu’il soit en fin de vie. Il est victime d’un handicap lourd mais peut continuer de vivre avec des soins adaptés.
Que faut-il faire ? Imaginons, ce qui est très peu probable, que Vincent Lambert soit conscient : sa vie doit lui sembler un enfer, comme s’il était emmuré dans son propre corps pendant toutes ces années. Et sans pouvoir se donner la mort ni manifester son intention qu’on le laisse mourir. L’âge venant, chacun sait que la probabilité augmente de se retrouver dans un de ces états qui ne sont plus une vie et pas encore la mort. On voudrait, en suivant l’éthique stoïcienne, pouvoir choisir soi-même sa mort : non pas pouvoir mourir parce qu’on souffre trop, mais mourir pendant qu’on est encore en bonne santé, pendant qu’on est encore lucide. Un mondain, ayant appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, est rentré chez lui et s’est tiré une balle dans la tête. On aimerait pouvoir en faire autant : savoir quand la vie qu’on voulait vivre se termine et choisir de tirer sa révérence. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Notre conatus est toujours là et nous dit « encore un instant, monsieur le bourreau ! » Et surtout il y a tous ces cas où l’on est précipité d’un coup à la porte de l’Enfer, sans espoir d’y croiser Dante en compagnie de Virgile : l’accident de la route comme Vincent Lambert, l’AVC un peu fort, et même l’imperceptible et sourde progression de la maladie et l’espoir d’un miracle : il y en a tant, de ces miracles qu’on raconte aux patients pour qu’ils gardent le moral, parce qu’on veut croire que le moral sauve, alors peut-être qu’on a le moral que précisément parce qu’on est en train d’être sauvé et que le corps recompose les parties dont il est composé.
Alors on donne des directives anticipées : de beaux papiers qui soulagent la conscience des médecins et celle de l’entourage. Le futur agonisant refuse l’acharnement thérapeutique, il n’a aucune envie que l’on s’obstine déraisonnablement, donc il faut l’aider à mourir au mieux ! Mais comment puis-je vouloir par avance prendre une décision ?  Mes « dernières volontés », soit : c’est ce qui se passera après ma mort et je n ‘en serai jamais le témoin. Mais là ce sont des volontés qui devront être exécutées quand je serai encore vivant ! Si je commande un verre de bière pour dans dix ans, je veux bien le payer quand arrive le jour du verre de bière mais je ne suis pas obligé de le boire ! Pacta servanda sunt… Soit mais quid des pactes qu’on passe avec soi-même, car la volonté de ne pas subir, le moment venu, des soins « déraisonnables », c’est un pacte que je passe avec moi-même et nul ne peut être tenu de respecter les engagements qu’il prend envers lui-même.
Que fait la loi ? Elle désigne un tuteur, mais jamais le tuteur ne peut avoir le droit de vie ou de mort sur celui dont il a la tutelle. Et d’ailleurs la loi ne lui donne pas ce droit puisque son avis est simplement consultatif : les médecins peuvent en tenir compte… ou pas ! Dans le cas de Vincent Lambert, la situation est embrouillée au possible puisque les parents s’opposent à l’épouse, mais cette particularité ne change rien au fond du problème.
Il faudrait donc disposer de critères objectifs. Les partisans du « droit à mourir dans la dignité » considèrent qu’il y aurait une certaine indignité à continuer à mener la vie végétative de Vincent Lambert. Mais sur quels critères décidera-t-on qu’une vie mérite d’être vécue, possède la dignité d’une vie estampillée « vie digne » ? Une vie de souffrances inutile aux autres (et même nuisible, car ça coûte cette prise en charge des malades incurables) affaiblit le bilan global du bonheur et des souffrances et d’un point de vue utilitariste la sédation profonde s’impose puisqu’elle supprime les souffrances du malade. Mais cette conception utilitariste, qui se réduit, in fine, au calcul coûts-bénéfices, est très difficilement acceptable puisqu’elle fait de certains humains des choses, de simples moyens et plus du tout des « fins en soi », pour reprendre ici le vocabulaire kantien. Même le malade incurable, incapable de parler, incapable de faire savoir ses pensées, capable seulement de souffrir, reste une personne titulaire de droits inviolables et égaux à ceux de n’importe quelle autre personne. Cette position est certainement un postulat moral qu’aucune science ne pourra jamais venir justifier, mais ce postulat est tout simplement la base de la conception moderne des « droits naturels » de l’homme, telle qu’elle est gravée dans le marbre des grandes déclarations politiques, l’américaine et la française, à la fin du XVIIIe siècle.
Donc il n’y a pas de solution rationnelle, acceptable par tous. Mauvaise nouvelle : nous ne pourrons pas avoir de mort certifiée ISO 14001. Chacun se retrouve seul devant sa propre comme devant la mort de la personne qu’il aime. Chacun prend ses décisions « en son âme et conscience » et devra subir le jugement des autres. Il est impossible d’y échapper. L’autre matin, un politique prétendait qu’en faisant appel à la raison on pouvait en tirer qu’il fallait reprendre l’alimentation de Vincent Lambert.  Peut-être la conclusion était-elle juste mais pas la prémisse. Il n’y a pas de pensée adéquate de la mort, soutenait déjà Spinoza. Notre technoscience médicale n’a fait que rendre ce constat plus dramatique.
Le 21 mai 2019 – Denis Collin

Faut-il être catastrophiste ?




La mode est aux catastrophes : réchauffement climatique, pollution des océans, extinction des espèces, démographie, inutile de se creuser la tête, demain sera atroce ! On pense à ce personnage de Tintin et l’étoile mystérieuse qui appelle les humains à se repentir car « la fin des temps est venue ». On pourrait donc se contenter de rire de cette vieille manie de la terreur face aux temps qui viennent – depuis le temps que la fin du monde est annoncée ! D’un autre côté, nous n’avons guère envie de rire. Jadis on attendait la fin des temps d’une intervention divine ou de quelque invasion des extraterrestres. Mais aujourd’hui, nous connaissons assez bien le démiurge qui veut nous faire retourner au chaos : nous-mêmes. Pas d’étoile mystérieuse, mais nos usines, nos avions, nos bagnoles, nos produits chimiques, nos emballages plastiques… Pas de Philippulus le Prophète, mais des rapports scientifiques, y compris ceux de la NASA. Et aussi cette certitude : nous sommes bien entrés avec la « révolution industrielle », c'est-à-dire avec le triomphe du mode de production capitaliste, dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère où l’homme est devenu le premier facteur géologique. Il y a quelques années Jean-Pierre Dupuy publiait un ouvrage intitulé Pour un catastrophisme éclairé. Depuis, certains auteurs ont proposé de développée une nouvelle science, fondée sur une approche interdisciplinaire, qu’ils ont baptisée, un peu ironiquement « collapsologie ». Dans Effondrement :  Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005), Jared Diamond avait étudié comment une société peut disparaître par surexploitation des ressources naturelles et incapacité de changer de mode de vie. Tous ceux-là sont-ils de nouveaux Philippulus ? Certainement pas.
Nous sommes dans une situation où le catastrophisme n’est plus prophétique (ou plutôt pseudo- prophétique) mais tout simplement méthodologique. Dans le Discours de la méthode puis dans les Méditations métaphysiques, Descartes propose une méthode, celle du doute « hyperbolique » : si l’on veut rechercher la vérité, dit-il, il faut commencer par révoquer tout ce en quoi il pourrait y avoir le moindre de doute et tenir pour faux ce qui est simplement douteux. Évidemment Descartes ne croit pas véritablement que l’on ne puisse faire la différence entre le rêve et la veille ou encore que nous n’ayons aucune certitude quant à l’existence de notre propre corps puisque les amputés croient encore longtemps avoir le membre que l’on vient de leur couper. Mais nous pouvons en faire l’hypothèse sans que nous ayons de preuves décisives à avancer et donc nous devons écarter ces certitudes comme de simples opinions. De la même façon, nous n’avons aucune raison a priori de penser que les scénarios optimistes quant à l’avenir de la planète ont toutes chances de se réaliser. Nous devons penser a priori que le plus probable est un scénario catastrophique. Le pire n’est « objectivement » pas toujours sûr, mais raisonnons comme s’il était certain. Il ne s’agit pas de prophétiser la catastrophe mais de raisonner en fonction de sa possibilité, ce qui, on en conviendra, n’est pas du tout la même chose. Comme Descartes propose le doute méthodique, nous devrions réfléchir sur l’avenir de l’écoumène – la Terre en tant que l’homme l’habite – en utilisant le catastrophisme méthodique. Nous avons intérêt, un intérêt cognitif et vital, à exagérer les raisons d’être pessimistes : Adorno pratiquait une stratégie de l’exagération, puisque « seule l’exagération est vraie » : exagération à la mesure de la constitution effective du sujet ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché, donner à l’autre plus que ce que l’on a reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif (voir ma recension de Adorno l’humaniste).
Y a-t-il un danger à être catastrophiste ? Nous retrouvons ici un argument qui pourrait faire penser au fameux pari de Pascal. Si la situation est aussi grave que ce que disent les scénarios catastrophistes, nous avons une petite chance d’échapper à la catastrophe en agissant dès maintenant et sérieusement. Mais si nous agissons pour prévenir une catastrophe qui ne menace pas véritablement, nous ne perdrons rien cependant, bien au contraire : en cherchant un mode de vie plus économe, plus soucieux du rapport entre nous-mêmes et notre milieu vital, si nous cherchons à mieux articuler notre corps animal et notre corps médial (pour reprendre la terminologie d’Augustin Berque), nous devrions vivre mieux qu’aujourd’hui, toutes choses étant égales par ailleurs. De nombreux rapports alarmistes (dont ceux de la NASA) soulignent qu’on ne pourra sauver les conditions de la vie humaine sur Terre qu’en changeant radicalement de mode de production et en organisant la répartition des richesses de manière plus égalitaire. Qu’aurions-nous à y perdre ?
Il y a deux arguments contre le catastrophisme méthodique. Le premier fait valoir qu’en criant au loup sans que n’arrive la catastrophe, l’humanité sera anesthésiée quand la catastrophe sera vraiment là. À cet argument, on peut répondre deux choses. Premièrement, faisons une analogie : je ne suis pas sûr du tout que le renard va venir faire un tour dans le poulailler la nuit prochaine, mais je préfère m’assurer que les poules sont bien dans le poulailler et je ferme les portes. Deuxièmement : la catastrophe n’est pas hypothétique puisqu’elle a déjà commencé.
Le deuxième argument contre le catastrophisme n’est que rarement énoncé comme tel mais il est implicite dans l’idéologie dominante. C’est l’argument du risque. La société n’avance que si nous pouvons prendre des risques. Les individus qui privilégient la recherche de la sécurité ne sont pas bien vus en général. Ne pas prendre des risques est considéré comme une preuve d’un manque de caractère dans un monde de compétition. C’est d’ailleurs au nom de cette prise de risque prétendument nécessaire qu’est entreprise la démolition de tous les systèmes de protection sociale considérés comme anesthésiant les facultés des individus à se battre. L’idéologie libérale dominante est celle de Calliclès dans le Gorgias de Platon : il est juste que les forts gagnent et il ne faut pas rogner les griffes des jeunes lions ! Au contraire, le catastrophisme de méthode revient à cultiver la prudence, à prendre des garanties, à privilégier la sécurité, etc., bref s’oppose radicalement à l’état d’esprit nécessaire pour que chaque individu devienne sa propre « start up ».
Ce deuxième argument explique certainement pourquoi, en dépit des proclamations qui affirment que « la maison brûle et nous regardons ailleurs » (Jacques Chirac) tout le monde agit comme s’il n’y avait aucun danger, et comme s’il ne s’agissait que d’un spectacle de plus. On peut, à une minute d’intervalle, louer la manifestation des jeunes pour « sauver le climat » et se féliciter de l’augmentation prévisible de 3 à 5% par an du trafic aérien pour la décennie avenir.
La veille de la Première Guerre Mondiale était « la Belle Époque ». Et pourtant les avertissements ne manquaient pas. Mutatis mutandis…
Le 23 mai 2019 – Denis Collin



Jean Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses, 2018)


Jean Vioulac est un de ces philosophes qui ne font pas beaucoup parler d’eux, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le grand prix de philosophie de l’Académie Française en 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il se situe dans le courant de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) mais aussi à l’école de Marx. Un de ses sujets de réflexion principaux est la critique de la technique. Son livre sur Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, collection « Aimer les philosophes) mérite d’être lu.
Il montre que le « matérialisme » de Marx n’a aucun rapport avec le matérialisme des Anciens ou celui des Lumières. Le matérialisme marxien consiste à rapporter la pensée non aux atomes mais à la vie sociale des hommes et à la conscience en tant que « langage de la vie réelle ». Et c’est le travail, en tant que manifestation de la vie humaine qui fonde la pensée. Dès lors la pensée de Marx reste une philosophie mais une philosophie qui renverse la tradition de la métaphysique depuis les Grecs. Vioulac donne une intéressante lecture de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach : il s’agit de transformer le monde, ce n’est pas la tâche des philosophes, mais celle de la classe ouvrière. Mais cela ne signifie absolument pas que la philosophie doive disparaître. Les philosophes doivent continuer d’interpréter le monde en fournissant une interprétation qui éclaire le combat pour le communisme. Vioulac critique avec beaucoup de pertinence l’idée que Marx aurait produit une science à la place de la philosophie et il situe clairement la place exacte de la philosophie de Marx. Comme la philosophie était une « méta-physique » en tant que pensée des conditions de la science qu’est la physique, la pensée de Marx est une « méta-économie », une philosophie qui expose les conditions de l’économie (ou comme le dit nettement Michel Henry, une philosophie de l’économie) et cette nouvelle manière anti-métaphysique est une démystification de la philosophie classique parce qu’elle se place sur le bon terrain, celui de l’immanence radicale qui est celle de la production des conditions de la vie humaine. Le concept central introduit en philosophie par Marx est celui d’idéologie : celle-ci désigne précisément ce renversement du réel qui met une transcendance (Dieu, la raison, le monde des idées) à la place du fondement réel de la pensée.
« Marx ne sort donc pas de la philosophie. D’abord parce qu’il n’abandonne pas le projet d’une connaissance totale et fondée en raison pour une science positive particulière : il élabore au contraire une interprétation générale de ce que fut la philosophie jusqu’alors, qui réussit à la fonder elle-même sur ses bases réelles, il élabore en cela une philosophie de la philosophie qui l’englobe dans une théorie plus vaste et plus profonde, qui a déterminé le fondement avec plus de radicalité : il élabore une archéologie de la métaphysique. » (78)
Il ne s’agit pas de supprimer la philosophie mais bien de la réaliser, c'est-à-dire de mener à son terme l’entreprise qui commence avec la philosophie grecque quand elle démolit les mythes et commence de leur substituer une compréhension rationnelle, même si celle-ci reste formelle et abstraite.
Très justement, quand il analyse la méthode mise en œuvre dans Le Capital, Jean Vioulac affirme que Marx n’écrit pas une nouvelle économie politique mais une « critique de l’économie politique » et son ambition n’est nullement de construire une science positive à côté des autres sciences positives puisque précisément toutes ces sciences positives restent aveugles sur le caractère historique des catégories qu’elles utilisent. Contre les « sciences de l’entendement », il fait valoir une science véritablement « dialectique », c'est-à-dire une science qui récuse la naturalité du donné pour débusquer son historicité.
Vioulac saisit bien l’importance décisive de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Il souligne que le travail est fondamentalement production de temps, production de surtravail et production de temps libre et c’est précisément en cela qu’il installe l’homme dans le temps humain de l’histoire et c’est pourquoi il ne produit pas seulement des choses mais aussi toute la vie spirituelle des hommes. La métaphysique de la marchandise a ainsi une importance qui dépasse de très loin la seule « économie politique ». Dans cette analyse « Marx met au jour les fondements originaires de l’idéalité, en la reconduisant à des processus socio-historiques d’abstraction, d’idéation et d’universalisation, en quoi il accomplit le projet (qui sera celui de Husserl) d’une généalogie de la logique et d’une refondation de la raison en laquelle Husserl lui-même voyait ‘une révolution et la plus grande de toutes’. » (115)
Jean Vioulac souligne la grande actualité des analyses de Marx, tant en ce qui concerne le développement du « capital fictif » que celui de la technique. C’est encore l’occasion pour lui de montrer que le capital est « idéel » et non matériel. C’est pourquoi le capitalisme est idéaliste ! L’idéalisme en tant que mystification, renversement du monde, est précisément la philosophie qui expose le mode de production capitaliste. Le capital en tant qu’universel abstrait est vu comme le sujet de la production. C’est pourquoi « la question du capital est aujourd’hui la question directrice pour la philosophie » (163).
La dernière partie du livre est consacrée à la révolution. Celle-ci n’est pas un projet à accomplir par une minorité éclairée mais quelque chose qui est inclus dans le processus même du développement du capital. Jean Vioulac doit constater l’échec du prolétariat comme sujet révolutionnaire et son intégration dans la « société de consommation ». Pourtant si le capitalisme est une révolution aussi importante que le néolithique, l’urgence est celle d’un processus révolutionnaire face à la catastrophe que prépare le développement d’un capitalisme qui déploie sans frein sa propre logique. Vioulac reconnaît dans la pensée de Marx le schéma kénotique et messianisme. C’est schéma qu’il faudrait en quelque sorte « démessianiser », de-théologiser en repensant fondamentalement les fins ultimes de l’humanité.
On pourrait reprocher à l’auteur de laisser complètement de côté la dimension proprement politique de la pensée de Marx, avec ses constantes, ses oscillations et ses faiblesses. Mais son choix a été de centrer son propos sur ce qui fait de la pensée de Marx une pensée philosophique radicalement nouvelle, une pensée d’une nouvelle manière de philosopher. Un livre à lire donc.
Un dernier mot plus personnel. J’ai retrouvé dans ce livre des points communs avec ma propre recherche. Je me débats avec cette pensée de la philosophie de Marx depuis un trentaine d’années et c’est à la lecture de Michel Henry que je dois cet engagement philosophique. Dans l’inspiration phénoménologique de Vioulac, je reconnais nécessairement des points communs et je suis un peu étonné de ne trouver aucune mention – ne serait-ce que bibliographique – de Michel Henry dans le livre de Jean Vioulac. Peut-être aussi l’importance de Georg Lukács aurait-elle aussi pu être au moins notée, si on veut bien admettre que l’Ontologie de l’être social propose un développement très important de la pensée de Marx, telle que l’expose Jean Vioulac.
Le 23 mai 2019 – Denis Collin

jeudi 9 mai 2019

"La philosophie est recherche de la vérité et n'est que cela" (Eric Weil)


La philosophie est recherche de la vérité et n’est que cela : cette proposition d’Éric Weil dans sa Logique de la philosophie me semble être à la fois une évidence que l’on n’a que trop oubliée mais aussi une énigme. De la vérité, Weil affirme qu’elle est indéfinissable ! Nous sommes donc en recherche de l’indéfinissable. Comment trouver donc ce que nous ne pouvons définir ? Mais si la philosophie n’était pas la recherche de la vérité, que serait-elle ? Ne serait-elle pas qu’une activité oiseuse, une occupation pour inoccupés ? À notre époque, on parle de « vérités alternatives », comme s’il y avait de multiples vérités possibles, à choisir dans les rayons du magasin des vérités selon les besoins du moment. Nous avons connu aussi des armées de déconstructeurs de la vérité, dont les hérauts de la French Theory et toutes sortes de théoriciens « néo-nietzschéens ». D’un autre côté, du côté des gens occupés de la seule chose sérieuse de nos jours qu’est l’économie, on ne s’encombre plus de vérité. Ce qui compte, c’est l’efficacité. Ce qui importe, c’est que ça marche ! Une bonne procédure, qui définit toutes les opérations à effectuer et l’ordre dans lequel elles doivent être effectuées, afin d’atteindre un objectif fixé à l’avance, voilà ce qu’on appellera vérité. La pensée unidimensionnelle, si bien analysée par Marcuse, est une pensée de ce type, une pensée opérationnelle. Savoir quelque chose, c’est savoir le produire procéduralement, de manière indéfiniment reproductible, de la même manière qu’on sait produire des automobiles ou des téléphones portables. On pourrait considérer que le fameux « verum esse ipsum factum » de Vico est resservi ici dans une version appauvrie qui trahit son auteur.
Voilà déjà un moment qu’on nous a instruit de ce que la vérité n’était qu’une construction sociale-historique, ce qui laisse le champ libre aux « vérités alternatives » et aux autres révisionnismes et négationnismes. Mais c’est assez normal qu’il en soit ainsi dans une société où tout est considéré comme une construction sociale, et donc comme tel susceptible d’être remis en cause, et même devant nécessairement être remis en cause sous peine d’être immédiatement accusé de tous les péchés imaginables ? Sans doute quelqu’un qui prétend qu’il y a une vérité et que c’est elle que nous devons chercher est-il quelqu’un qui ne comprend rien à la post-modernité.

Il y a des faits

Avant toute chose, il faut se mettre d’accord sur l’idée qu’il y a des vérités de faits, que les faits ne sont donc pas de pures constructions humaines. Il existe de très nombreux arguments contre cette thèse. Quand Wittgenstein écrit que « le monde est l’ensemble des faits », il a l’air de savoir de quoi il parle. Mais qu’est-donc qu’un fait ? Un nietzschéen rétorquera qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Mais il n’est pas certain que ce soit là la pensée véritable de Nietzsche !  Chacun voit midi à sa porte, dit l’adage. Que la Terre soit immobile, c’est un fait pour quiconque s’en tient à ses sensations et à l’évidence première que lui livrent ses sens et de ce point de vue, la thèse de la mobilité de la Terre a pu apparaître comme proprement insensée. Pourtant, il est aujourd’hui admis par tous, sauf par les insensés, que la Terre se meut (Eppure, si muove). La connaissance d’autres faits a conduit à réfuter l’interprétation de la sensation immédiatement pour la remplacer par ce que l’on pourrait appeler une « perception intellectuelle ». Mais pourquoi d’autres faits ne conduiraient-ils pas à remettre en cause cette perception intellectuelle et à la remplacer par une autre ? En tout cas, ce qui était un fait indiscutable, « la Terre est immobile », ne l’est plus. D’où la première conclusion, sceptique : il n’y a pas de faits et nous ne pouvons rien savoir d’assuré. Une conclusion alternative est celle tirée par la grande majorité des philosophes des sciences : il faut opposer l’expérience commune à l’expérience scientifique, la première étant un genre inférieur de connaissance et même un « obstacle épistémologique » qu’il faut surmonter. La position sceptique est soutenue par quelqu’un comme Paul Feyerabend, mais aussi jusqu’à un certain point par Pierre Duhem, à la différence que, pour ce dernier, il y a un point fixe auquel raccrocher toute certitude, la foi religieuse. Cette position pourrait aussi être celle du cardinal Bellarmin, instructeur du procès contre Galilée, qui tenta de le convaincre de présenter ses positions comme de simples hypothèses pratiques et nullement comme des vérités. La première position est celle que défendit avec brio Gaston Bachelard, dont le travail est, semble-t-il, quelque peu tombé dans l’oubli, à tort.
Si on s’en tenait à cette opposition, il faudrait sans hésiter se ranger du côté de Bachelard qui assure la possibilité d’atteindre une vérité objective en matière de sciences, même si cette vérité n’est pas assurée définitivement et doit être corrigée sans cesse. Cependant, cette conception de la vérité scientifique n’invalide absolument pas l’importance primordiale de la connaissance commune ni du témoignage de nos sens ! La théorie de la gravitation universelle et le principe de relativité galiléen ne contredisent absolument pas le témoignage immédiat des sens qui nous fait sentir la Terre comme immobile ! Simplement ce fait peut s’accorder avec d’autres faits, comme les observations astronomiques de Galilée et ses successeurs ou le mouvement du pendule de Foucault. Si nous refaisons l’expérience des fentes de Young, c’est le fait que nous voyons des franges d’interférence plus sombres ou plus claires, qui atteste de la nature ondulatoire de la lumière, bien que plus tard, les expériences sur l’effet photoélectrique nous ont convaincus de la nature « granulaire » de la lumière… Mais quoiqu’il en soit, c’est toujours ce que je vois, ce que je perçois comme un fait indiscutable qui constitue le point d’accrochage de toute théorie scientifique de la nature qui prétend à la qualification de « vraie ». Ces faits prennent sens parce que nous les ordonnons rationnellement, c'est-à-dire que nous les relions les uns aux autres par des relations logiques et, quand tout va bien, par des lois mathématiques. Et c’est d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons séparer les faits des pseudo-faits, des illusions nées de notre fantaisie, ou naturellement produites ou mises en scène par des menteurs intéressés ou des propagandistes, ou des effets malheureux d’une défaillance de nos sens.
Que la manière dont nous saisissons les faits dépende de notre constitution physique et psychologique, nul n’en doute – des organes sensoriels plus affutés nous permettraient sans aucun doute de percevoir les infrarouges ou les ultrasons. La capacité que nous avons de percevoir le monde « en 3D » nativement modèle également nos perceptions. Kant a certainement raison de dire que nous ne percevons le monde qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité. Cette dernière proposition pourrait sembler un truisme : comment pourrions-nous percevoir le monde si ce n’est par nos organes perceptifs dont nous connaissons bien les limites et les biais possibles. Cependant, la thèse kantienne a deux mérites : premièrement, elle nous oblige à penser notre connaissance du monde comme activité du sujet et non pas comme quelque chose qui nous est donné une fois pour toutes et, deuxièmement, elle repose à nouveaux frais la question de l’objectivité de la connaissance. Nous pouvons alors admettre que notre perception plus globale de la réalité passe par l’usage de la raison, secondée par l’imagination (à moins que ce soit l’inverse !). La raison pourrait apparaître comme un autre sens ! Il y a quelque chose de ce genre chez Spinoza qui parle souvent de la capacité qu’a l’esprit de percevoir, plus ou moins adéquatement, la réalité. Peut-être faudrait-il donc reprendre le problème de la connaissance, en dépassant Kant, dont on ne peut contester les immenses mérites mais qu’il faut pouvoir dépasser ou surmonter.  Mais laissons cela pour un autre moment.
Posons seulement qu’il y a des faits que nous pouvons saisir, à propos desquels nous pouvons nous tromper, que nous pouvons vérifier par recoupements, mais qui acquièrent donc une objectivité et une vérité qu’on ne peut mettre en doute. Pour les faits qui peuvent se reproduire soit naturellement, soit expérimentalement, cette affirmation semble presque aller de soi, sauf si on tient à tout prix à renoncer à tout bon sens et à se réfugier dans les spéculations constructivistes les plus abracadabrantesques. La question est plus épineuse pour les faits historiques. L’histoire est une science ou un savoir qui porte non sur ce qui est mais sur ce qui n’est plus, ce qui est tombé dans le non-être. Nous savons que Jules César a été assassiné aux Ides de mars 44 (avant JC) et nous ne doutons guère de ce fait historique. Nous n’en doutons pas parce que nous avons des témoignages historiques et des témoignages d’historien, que ces témoignages se recoupent et que nous n’avons aucune raison sérieuse d’en douter. En revanche, bien que l’histoire soit nettement plus connue, nous n’avons aucune bonne raison de penser qu’un nommé Jésus est né à Nazareth un 25 décembre, il y a 2019 ans et après avoir fondé une nouvelle religion a été crucifié par les Romains 33 ans plus tard, le vendredi précédant Pâques… Il n’est pas discutable non plus  que le régime de Hitler a organisé, planifié et exécuté méthodiquement la destruction des Juifs d’Europe, soit par le moyens des chambres à gaz comme à Auschwitz, soit en les tuant un à un par balles, comme cela fut fait sur le front est.
L’idée que la vérité soit une « construction sociale historique » implique qu’il n’y a pas de faits et que donc ont une égale prétention à la vérité non seulement les théories différentes, mais aussi les assertions concernant les faits. Si l’histoire est un récit comme les autres, elle n’est pas plus vraie que les romans. Le « constructionnisme », qui a sévi avec la « french theory », avec Les Mots et les Choses de Foucault et d’autres œuvres de la même veine, conduit tout naturellement au révisionnisme historique et au négationnisme. Certes ces faits ne sont pas toujours assurés et de nouveaux éclairages peuvent conduire à en réévaluer la portée et la signification. Peut-être les assassins de Jules César n’étaient-ils pas animés de vertueuses intentions républicaines, mais Jules César a bien été assassiné aux ides de mars 44, même s’il n’est pas certain du tout qu’il ait prononcé « tu quoque mi filii » en voyant son fils adoptif Brutus parmi les conjurés.
On peut se perdre en hypothèses plus ou moins sophistiquées, pour ne pas dire tordues, il faut bien admettre qu’il y a des faits sans quoi aucune théorie scientifique n’aurait la moindre valeur. Une bonne théorie scientifique est une théorie à partir de laquelle on peut produire des faits expérimentaux qui confirmeront ou infirmeront la théorie. Qu’on s’entende bien, sans la théorie de la relativité générale, on n’aurait pas eu l’idée de construire l’expérience par laquelle on a vérifié l’effet de lentille gravitationnelle (expédition d’Eddington en 1919) et en ce sens l’expérience est bien construite à partir de la théorie, mais la vérification expérimentale de la déviation de la lumière par la masse du soleil est un fait et non une construction. C’est du reste parce qu’il y a des faits qui ne collent pas avec la théorie (donc avec toutes les constructions antérieures) qu’on est parfois obligé de modifier les théories.

Il y a donc des vérités et en particulier des vérités scientifiques

On voit donc que chacun ne voit pas vraiment midi à sa porte. Il y a des vérités de faits triviales qu’aucun individu sensé ne remettrait en question. Que j’aie deux étages à descendre pour sortir dans la rue et que le boulanger le plus proche soit à gauche en sortant, cela n’intéresse peut-être pas grand-monde, mais c’est un fait indiscutable et toute personne sortant de mon appartement pourra la vérifier. Il y a aussi des vérités de faits qui sont universelles au sens où tout être de raison devrait les admettre. Pour une part, ce sont subjectivement des croyances : n’ayant jamais étudié sérieusement l’astronomie et n’ayant travaillé dans un observatoire, je me contente d’accorder ma confiance à la communauté scientifique. Cette confiance n’est cependant pas aveugle. Tout d’abord je sais que j’aurai la possibilité même purement théorique de vérifier ce qui m’est présenté comme vérité scientifique. Ensuite, ayant une culture scientifique minimale (acquise au lycée) je sais en gros en quoi consiste une expérimentation scientifique et j’ai eu l’occasion d’en réaliser certaines, aujourd’hui très élémentaires mais qui furent en leur temps de grandes avancées. Enfin, une formation scientifique et épistémologique de base me permet d’avoir un jugement globalement bien pesé pour distinguer les résultats scientifiques crédibles de ceux qui ne le sont pas. J’ai, par exemple, d’excellentes raisons pour tenir l’intelligent design pour des billevesées ou des superstitions et non pour une véritable théorie scientifique.
Les recherches épistémologiques dans la ligne de Thomas Kuhn ou de Paul Feyerabend ont introduit de grandes confusions et rendu vraisemblable le relativisme et le scepticisme. J’ai eu l’occasion de procéder à un examen critique de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, un ouvrage dont, après coup, on ne voit pas en quoi il a pu tant frapper les esprits. Si on le limite à la thèse selon laquelle la connaissance ne procède par linéairement mais par ruptures et réorganisations, dialectiquement pourrait-on, on tombera vite d’accord, vu le niveau de généralités. Dans le détail, le livre de Kuhn révèle de grandes faiblesses en appliquant la notion de révolution scientifique à des bouleversements réellement révolutionnaires ou à des évolutions de détail à l’intérieur d’un cadre théorique assez stable. Pour reprendre une métaphore qu’il affectionne, il mélange les vraies révolutions qui transforment les structures sociales et politiques et les révolutions de palais qui ne changent rien au fond.
Aucune théorie scientifique n’est définitive et aucune ne peut prétendre : « Je suis la vérité ». Mais il y a des théories plus vraies que d’autres et on peut aisément admettre qu’il y a un progrès. Entre Galilée et Newton, et bien que Galilée ait jeté les bases de la science moderne, il y a un progrès considérable et Newton « en sait plus » que Galilée. Et Einstein en sait plus que Newton. La connaissance peut sembler faire des allers et des retours, reprendre des hypothèses réfutées jadis – la nature de la lumière, ondulatoire ou corpusculaire, est un exemple archétypal de ce mouvement – il reste que ces retours sont des reprises d’un vieux schéma mais tellement enrichi, tellement modifié qu’il n’a plus grand-chose de commun avec son modèle sinon un vague air de ressemblance. Les atomes de la chimie du XIXe siècle ressemblent vraiment de très loin aux atomes de Démocrite et Épicure ! Mais il y a, du point de vue de la connaissance de la nature, plus de vérité dans la chimie moderne que dans l’atomisme antique. Prétendre le contraire, c’est évidemment renoncer à tout sens commun.
On nous dira qu’il ne s’agit que de théories « locales », partielles, qui valent pour un certain domaine du réel et sous un certain jour seulement, ce qui est exact. On fera également valoir que les différentes théories scientifiques ont des portées véritatives variables. Des théories partielles sont souvent parfaitement robustes et des théories plus générales sont plus spéculatives. On doit aussi faire place à des théories multiples insérées dans un « programme de recherche » au sens de Lakatos. Par exemple la théorie de l’évolution est plus un programme de recherche qu’une théorie achevée. À l’intérieur du cadre général issu de Darwin on peut trouver des « sous-théories » comme la théorie standard de l’évolution de Mayr, la théorie des équilibres ponctués de SJ Gould et Richard Lewontin et d’autres encore qui critiquent le modèle standard (voir Fodor-Piatelli, What Darwin Got Wrong ?). On ne peut pas dire « la science est vraie » car il n’y a sans doute pas quelque chose comme « la science », mais des approches scientifiques différentes et parfois divergentes, certaines plus hypothétiques que d’autres. Mais il reste qu’il y a un objectif de convergence unitaire et que cet objectif est toujours présent dans la tête des savants. On n’a pas encore de grande théorie unifiée en physique, faisant de la théorie de la relativité et de la physique quantique une théorie unique, mais personne ne prend vraiment son parti de l’actuelle situation assez désagréable selon laquelle les lois de la nature à très petite échelle et les lois de la nature à très grande échelle pourraient ne pas être ramenées à un seul et même système de lois. Il n’y a pas de « théorie de tout », mais on voit mal comment on pourrait renoncer à en chercher une, du point de vue des intérêts de la science. Ce serait une sorte d’idée régulatrice de type kantien, dont on ne peut se faire un concept précis mais qui possède un intérêt pour la raison.

La vérité philosophique

Une fois qu’on a admis qu’il y a des vérités (de fait, plus ou moins triviales, ou scientifiques), que faire de l’affirmation selon laquelle la philosophie est recherche de la vérité, affirmation qui suppose que « la vérité » est quelque chose de défini et d’unique ? Comme on l’a dit plus haut, la vérité est indéfinissable car la définir demande qu’on sache déjà ce qu’est la vérité. Les différentes définitions qu’on en a données sont toutes défectueuses. La vérité comme correspondance de la pensée et du réel est une idée à la fois de bon sens et particulièrement obscure. De bon sens, disons-nous, car dire la vérité, c’est bien dire les choses comme elles sont, dire que ce qui est est et que ce qui n’est pas n’est pas, pour reprendre la célèbre définition d’Aristote. Ou encore, comme le dit Spinoza, on appelle vrai un discours qui raconte les faits comme ils se sont passés. Mais comment comparer un état mental (l’idée que l’on se fait des choses) et un état de choses existant en dehors de mon esprit ? Habituellement, on propose alors une autre théorie de la vérité : est vraie toute proposition qui est cohérente avec l’ensemble de propositions tenues elles-mêmes pour vraies. Les propositions des mathématiques ne sont vraies que de leur cohérence interne et de l’acceptation d’un certain nombre d’axiomes et de postulats indémontrables mais que l’on accepte parce qu’ils n’entrainent pas de contradiction. Mais on a appris que des axiomes différents pouvaient permettre de construire des systèmes de propositions différents bien que tout aussi cohérents. Les géométries non-euclidiennes sont aussi cohérentes que les géométries euclidiennes bien que le postulat des parallèles n’y soit plus admis et que la somme des trois angles d’un triangle n’y vaille plus deux droits. On propose alors une troisième définition, celle des pragmatistes qui soutiennent que l’ultime critère de la vérité est la réussite pratique : une proposition est vraie si on en peut déduire une interaction réussie dans le « monde réel ». Dans les faits, nous usons suivant les circonstances de l’un des trois critères et le plus souvent de leur combinaison pour déterminer si une proposition est vraie.
En fait nous n’avons pas trouvé de définition, même syncrétique de la vérité, mais seulement des critères permettant d’affecter le qualificatif « vrai » à une proposition. Dire quand une proposition peut être tenue pour vraie, ce n’est pas dire ce qu’est la vérité. Et quand on est arrivé à ce point, on peut se dire que ces « chinoiseries » n’ont aucun intérêt, que seules comptent les vérités positives et que la recherche du sens global de la pensée, dans sa dimension individuelle comme dans sa définition historique n’a aucun sens, que ces nodosités que nous nous faisons nous-mêmes ne viennent que de questions mal posées qu’une bonne thérapie du langage suffira à éliminer. On peut mettre définitivement une croix sur la philosophie pour ne laisser place qu’aux sciences positives, c'est-à-dire les sciences de la nature, qui s’étendent maintenant à tout le domaine des sciences de l’homme grâce à la neurobiologie et à la psychologie évolutionniste.
Nous avons de bonnes raisons de ne pas accepter l’enterrement de première classe de la philosophie et de protester contre les prétentions du scientisme à réduire la vérité aux théories scientifiques. On peut penser, et les scientistes ne s’en privent pas, que les sciences de la nature nous donnent la vérité sur la nature, qu’elles nous disent ce qu’est le réel en lui-même. Mais c’est une prétention extravagante. Une théorie scientifique est un modèle, c'est-à-dire une représentation qui permet d’imaginer des hypothèses et de les tester. On pourrait encore dire qu’elle est une sorte de carte qui nous donne prise sur le réel, en fonction d’ailleurs de nos objectifs pratiques. Mais on le sait bien, la carte n’est pas le territoire. Parcourir avec le doigt la carte de France entre Paris et Marseille, ce n’est pas aller de Paris à Marseille ! De même une cartographie du cerveau ne dit rien de la pensée. Il y a dans l’idée que la théorie scientifique nous dit ce qu’est le réel en lui-même une prétention purement idéaliste, une réduction du réel à sa représentation qui n’a rien à voir avec la méthode scientifique. Il faudrait s’interroger sur les raisons de cette prégnance du scientisme et ses liens avec le stade actuel du développement du capitalisme. Par conséquent, s’impose une théorie critique du positivisme scientifique et il ne reste plus d’autre solution que de sortir du formalisme mort dans lequel s’est perdue une bonne partie de la philosophie du siècle dernier, principalement la philosophie dite « analytique », pour faire retour à la grande tradition de la philosophie, celle de Hegel, par exemple, en tant qu’elle constitue une synthèse de toute la philosophie jusqu’à son époque. On verra alors que la reprise à nouveaux frais des interrogations et des problématiques de la philosophie classique est particulièrement féconde.
Le 7 mai 2019 – Denis Collin



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